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17/11/2015 | CEDH | N°001-158747

CEDH | CEDH, AFFAIRE SEFER YILMAZ ET MERYEM YILMAZ c. TURQUIE, 2015, 001-158747


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SEFER YILMAZ ET MERYEM YILMAZ c. TURQUIE

(Requête no 611/12)

ARRÊT

STRASBOURG

17 novembre 2015

DÉFINITIF

17/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Sefer Yılmaz et Meryem Yılmaz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,
Ksenija

Turković,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en cham...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SEFER YILMAZ ET MERYEM YILMAZ c. TURQUIE

(Requête no 611/12)

ARRÊT

STRASBOURG

17 novembre 2015

DÉFINITIF

17/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sefer Yılmaz et Meryem Yılmaz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 611/12) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Sefer Yılmaz et Mme Meryem Yılmaz (« les requérants »), ont saisi la Cour le 21 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me C. Koç, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 21 mai 2014, les griefs concernant les articles 2 et 6 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1964 et en 1960. Ils résident à Ordu.

5. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Le décès du fils des requérants et l’enquête pénale

6. Les requérants sont les parents de Muhammet Yılmaz, décédé à l’âge de 21 ans alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire.

7. Le recensement du contingent dont le fils des requérants faisait partie eut lieu en 2008.

8. Le jeune homme se fit inscrire au bureau des appelés et fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical préalable à toute incorporation, comprenant entre autres un examen psychologique.

9. Il fut considéré par les médecins comme apte à accomplir son service militaire.

10. À l’issue de sa formation militaire initiale, il fut affecté au poste de gendarmerie de Bitlis Yenice.

11. Le 9 septembre 2008, Muhammet Yılmaz et K.D., accompagnés d’un chien, se virent confier la garde de la tranchée ouverte no 5 du poste de gendarmerie de Doğruyol.

12. Entre 5 heures et 5 h 30, alors que K.D. ramenait le chien à sa niche, le bruit d’une explosion retentit dans la tranchée.

13. Croyant à une attaque, K.D. et d’autres soldats firent feu dans la direction de la déflagration jusqu’à ce que leur commandant leur eût donné l’ordre d’arrêter de tirer.

14. Muhammet Yılmaz fut découvert grièvement blessé par l’explosion d’une grenade qui se trouvait dans la tranchée.

15. Il fut transporté à l’hôpital. Le jour même, il y succomba à ses blessures.

16. Le parquet militaire de Van fut immédiatement informé et une enquête pénale fut ouverte d’office.

17. Le procureur entendit l’appelé K.D. Celui-ci déclara que, pendant leur garde, Muhammet Yılmaz lui avait raconté son mariage avec une femme de huit ans son aînée et les démêlés qui auraient surgi, en son absence, entre son épouse et ses parents.

18. K.D. ajouta qu’il avait été informé du suicide de son camarade après l’arrêt des tirs, à son retour dans la tranchée.

19. Le sergent B.B., qui était en faction au même poste de gendarmerie, déclara que Muhammet Yılmaz avait intégré la gendarmerie un mois auparavant. Il indiqua que, lors d’une conversation, Muhammet Yılmaz lui avait fait part de désaccords qui seraient apparus entre ses parents et sa femme et de difficultés financières dont celle-ci aurait souffert.

20. B.B. précisa que, dans la voiture qui l’emmenait à l’hôpital, Muhammet Yılmaz respirait encore, mais qu’il n’avait pas été en mesure de prononcer un seul mot.

21. Par la suite, les appelés R.E., M.A. et H.Ö. furent interrogés. Tous pensaient que Muhammet Yılmaz s’était donné la mort.

22. Le commandant A.Ö., également interrogé, déclara notamment ce qui suit :

« Le commandant du poste de gendarmerie de Yenice m’avait dit que Muhammet Yılmaz était un soldat qui avait des problèmes. Il avait ajouté que l’appelé avait des soucis familiaux et qu’il fallait le surveiller de près. Comme j’avais été averti, au début je ne lui ai pas demandé de faire des gardes. Je lui demandais seulement d’accomplir certaines tâches dans la journée. Au bout d’un certain temps, Muhammet Yılmaz est venu me demander d’être autorisé à monter la garde. Comme certains soldats étaient partis en congé et qu’il y avait un besoin, j’ai accepté et lui ai ordonné de prendre la garde pour la nuit. »

23. Conformément à la pratique habituelle, une enquête administrative fut diligentée sur l’ordre du commandant départemental de la gendarmerie pour faire la lumière sur l’incident et en tirer toutes les conclusions afin que semblable incident ne se reproduisît pas.

24. Dans son rapport sur l’incident, le commandant H.Y. indiquait :

« Il ressort des éléments de l’enquête administrative que l’appelé Muhammet Yılmaz s’est suicidé dans un moment où il était désemparé en raison de ses soucis familiaux. »

25. L’autopsie classique effectuée sous la direction du parquet de Bitlis permit d’établir que Muhammet Yılmaz, dont la main avait été presque arrachée, était décédé des suites de blessures et fractures multiples causées par un engin explosif. Par ailleurs, d’après le rapport rendu par l’institut médicolégal de Malatya, les analyses n’avaient révélé aucune trace d’alcool ou de stupéfiants dans le corps.

26. Le 15 décembre 2009, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers dans le décès de Muhammet Yılmaz, le procureur militaire rendit une ordonnance de non-lieu. Il y indiquait que Muhammet Yılmaz, profitant de l’absence de K.D., avait empoigné la grenade avec la main droite puis amorcé celle-ci pour se donner la mort. Il nota également que l’appelé avait été formé au maniement de ce type d’arme et qu’il avait intentionnellement amorcé la grenade dans l’intention de se suicider.

27. Pour prendre cette décision, le procureur se fonda notamment sur le rapport d’investigation sur les lieux de l’incident, le croquis de l’état des lieux, le rapport d’autopsie et les dépositions des témoins, selon lesquelles Muhammet Yılmaz avait des problèmes psychologiques liés à divers soucis familiaux et financiers.

28. À une date non précisée, cette décision fut notifiée aux requérants, qui avaient demandé à participer à l’enquête par l’intermédiaire de leur avocat.

29. Le 7 janvier 2010, par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants formèrent opposition contre l’ordonnance de non-lieu.

30. Ils alléguaient que l’enquête avait d’emblée admis l’hypothèse du suicide et négligé les autres pistes.

31. Selon les requérants, à supposer même que la thèse de suicide pût finalement être retenue, les autorités militaires, en lui confiant la garde d’une tranchée la nuit alors qu’il aurait été avéré qu’il souffrait de troubles psychologiques, n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour protéger le droit à la vie de leur fils, qui avait perdu la vie en amorçant une grenade pendant qu’il montait la garde.

32. Le 5 mars 2010, le tribunal militaire de Ağrı fit droit à l’opposition des requérants et ordonna au parquet de procéder à un complément d’enquête. Il souleva notamment les manquements suivants dans l’instruction :

« – Le dossier médical de l’appelé Muhammet Yılmaz n’a pas été examiné. Or cet examen est essentiel pour savoir si l’intéressé était ou non suivi et traité pour ses problèmes psychologiques ;

– il ressort du témoignage de la mère de Muhammet Yılmaz qu’un appelé dénommé Kemal lui aurait dit qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. Il convient d’éclaircir ce point et d’auditionner ce soldat ;

– les relevés téléphoniques de l’appelé et de son épouse doivent être vérifiés ;

– le soldat K.D., qui est le témoin direct de l’incident, doit être une nouvelle fois entendu ;

– les témoignages de tous les commandants qui ont travaillé avec Muhammet Yılmaz doivent être recueillis afin d’éclaircir le point de savoir si l’appelé souffrait ou non de problèmes psychologiques et familiaux ;

– il convient de faire appel à un expert pour savoir si les blessures relevées sur le corps de Muhammet Yılmaz pouvaient avoir été causées par l’explosion d’une grenade et pour établir avec exactitude les circonstances de l’incident. »

33. À une date non précisée, le procureur mit un terme aux investigations et renvoya le dossier au tribunal militaire, accompagné d’un rapport relatif au complément d’enquête demandé, dans lequel il présentait les mesures prises et répondait aux insuffisances relevées par le tribunal :

« – Les témoins cités par le tribunal militaire d’Ağrı furent entendus ;

– il fut confirmé que Muhammet Yılmaz avait des problèmes financiers et familiaux ;

– il fut établi qu’il avait suivi une formation sur le maniement des armes ;

– il fut observé que son décès avait été causé par l’explosion d’une grenade qui avait été amorcée intentionnellement dans l’intention de se donner la mort. »

34. Le 10 janvier 2011, considérant que les lacunes avaient été comblées par le parquet, le tribunal militaire rejeta l’opposition des requérants.

B. La procédure administrative d’indemnisation

35. Parallèlement à cette instruction pénale, les requérants, se fondant sur l’article 125 de la Constitution et sur l’article 43 de la loi no 1602 sur la Haute Cour administrative militaire, avaient saisi le 27 août 2010 le ministère de l’Intérieur d’une demande préalable d’indemnisation.

36. Ils réclamaient 100 000 livres turques (TRY) (soit environ 50 000 EUR à l’époque des faits) pour dommage matériel et 50 000 TRY (soit environ 25 000 EUR à l’époque des faits) pour préjudice moral.

37. Ils soutenaient que rien dans le dossier d’instruction ne permettait d’établir avec certitude que leur fils se fût suicidé ; d’après eux, Muhammet Yılmaz avait été victime d’une grenade défaillante. À cet égard, ils posaient la question de savoir si la présence d’une grenade dans une tranchée de garde était réglementaire.

38. Le 2 novembre 2010, n’ayant reçu aucune nouvelle de l’administration après un laps de temps de plus de deux mois, ce qui valait rejet implicite, les requérants avaient introduit un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire. Ils réclamaient 110 000 TRY (55 000 EUR) au total pour préjudices tant moral que matériel.

39. Le 6 janvier 2011, le secrétariat de la Haute Cour administrative militaire avait attribué l’affaire à la deuxième chambre, composée de trois juges de profession et de deux officiers.

40. Par un arrêt du 12 janvier 2011, la Haute Cour administrative militaire débouta les requérants pour non-respect du délai d’un an imparti pour le dépôt de la demande préalable de dédommagement.

41. Elle considérait que le dies a quo dudit délai était la date du décès de Muhammet Yılmaz, soit le 9 septembre 2008, et que la demande en question, formulée le 27 août 2010, était par conséquent tardive. Dans ses attendus, la Haute Cour administrative militaire s’exprimait notamment comme suit :

« (...) l’enquête menée en l’espèce a permis d’établir que la mort a été provoquée par le proche de la partie demanderesse lui-même, lequel a fait exploser une grenade dans l’intention de se suicider, et que cette circonstance n’a en rien influé sur ce que les intéressés savaient déjà auparavant quant à la cause du décès. »

42. Par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants introduisirent un recours en rectification d’arrêt, qui constituait la seule voie ouverte contre les décisions de la Haute Cour administrative militaire.

43. Le 25 mai 2011, ce recours fut rejeté par la Haute Cour administrative militaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire

44. Aux termes de l’article 43 de la loi no 1602 relative à la Haute Cour administrative militaire :

« Les personnes souhaitant saisir la Haute Cour administrative militaire doivent au préalable former un recours administratif contre l’acte faisant grief dans un délai d’un an commençant à courir à la date de la notification de l’acte ou à la date à laquelle elles ont appris l’existence de l’acte et, dans tous les cas, dans les cinq années suivant l’acte. »

B. Éléments jurisprudentiels pertinents relatifs à la détermination du dies a quo dans les affaires de décès au sein de l’armée

45. Dans un arrêt du 3 décembre 2003 (E.2003/98 – K.2003/897) concernant le meurtre du proche des demandeurs, la Haute Cour administrative militaire a rejeté le recours au motif que celui-ci avait été introduit tardivement. En effet, les demandeurs n’avaient pas saisi les autorités compétentes dans le délai d’un an commençant à courir au plus tard à la date de mise en accusation des meurtriers par le parquet, date à laquelle ils avaient pu prendre connaissance des circonstances du décès.

46. Dans un arrêt du 2 avril 2003 (E.2002/190 – K.2003/264) concernant le décès du proche des demandeurs à la suite de l’explosion d’une arme hors inventaire qui lui avait été donnée par un autre soldat, la Haute Cour a fait débuter le délai d’un an à la date du décès.

47. Dans un arrêt du 16 février 2000 (E.2000/114 – K.2000/120) concernant le décès du proche des demandeurs des suites d’une négligence commise par un autre soldat et du non-respect par celui-ci des instructions, la haute juridiction a retenu comme dies a quo la date à laquelle les demandeurs s’étaient portés partie intervenante à la procédure pénale.

48. Dans une affaire (arrêt du 25 décembre 1991 (E.1990/249 – K.1990/446)) concernant le décès du proche du demandeur, l’administration militaire avait informé le demandeur le 27 février 1986 que son fils, qui effectuait son service militaire obligatoire, était décédé le 17 février 1986 de mort naturelle. Ce n’est qu’après avoir été invité comme témoin à une audience, tenue le 19 janvier 1990 dans le cadre de la procédure pénale qui avait été diligentée contre un sous-officier et qui n’avait pas été portée à la connaissance du demandeur auparavant, que celui-ci avait découvert que son fils était mort sous les coups d’un autre militaire. Dès lors, la haute juridiction a conclu que le délai d’un an ne devait commencer à courir qu’à la date de cette audience, puisque c’était au cours de celle-ci que le demandeur avait appris que le décès de son fils était dû à une faute commise par un agent de l’administration.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 6 § 1 DE LA CONVENTION

49. Les requérants se plaignent d’une violation des articles 2 et 6 de la Convention.

L’article 2 se lit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. ... »

Dans sa partie pertinente, l’article 6 § 1 est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

50. En premier lieu, les requérants voient dans le rejet pour tardiveté de leur action de pleine juridiction une atteinte à leur droit à un procès équitable. À ce sujet, ils se réfèrent à la jurisprudence de la Haute Cour administrative militaire quant à la détermination du dies a quo dans les affaires de décès au sein de l’armée. Ils estiment que, d’après cette jurisprudence, le délai d’un an prévu pour l’introduction de telles actions commence à courir à la date à laquelle le plaignant a pris connaissance du préjudice et de la cause de celui-ci. Dans ce contexte, ils soutiennent que leur conviction selon laquelle il ne s’agissait pas d’un suicide est née seulement après l’examen de l’ordonnance de non-lieu qui leur aurait été notifiée au cours de la deuxième quinzaine du mois de décembre 2009. Dès lors, ils considèrent que leur demande préalable d’indemnisation, déposée près de huit mois plus tard, ne peut passer pour tardive.

51. En deuxième lieu, les requérants soutiennent que la chambre de la Haute Cour administrative militaire qui a connu de leur affaire ne présentait pas toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité requises, au motif que deux des membres qui y siégeaient n’auraient pas été des juges de profession.

52. En troisième et dernier lieu, les requérants soutiennent que le parquet s’est fondé, pour conclure à un suicide, sur des investigations aussi insuffisantes qu’expéditives. À cet égard, ils critiquent l’absence de témoignage direct ou de toute autre preuve concrète susceptible de corroborer la thèse du suicide : les éléments utilisés par le procureur militaire pour rendre sa décision se sont, à leurs dires, limités aux opinions de quelques soldats et à des ouï-dire à propos de problèmes familiaux. Ils ajoutent que, à supposer que leur fils se fût réellement suicidé, les autorités militaires auraient alors dû expliquer pourquoi elles n’ont pas dûment protégé – contre lui-même – un appelé qui, d’après eux, ne pouvait que présenter des problèmes psychiques et, plus particulièrement, pourquoi elles lui avaient confié la garde d’un poste dans lequel des grenades auraient été entreposées, ce qui l’aurait exposé à un risque certain.

53. Le Gouvernement combat ces thèses.

A. Sur la recevabilité

54. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Sur les violations alléguées de l’article 6 § 1 de la Convention

a) Sur la violation alléguée du droit d’accès à un tribunal à raison du calcul du dies a quo de l’action

55. Les requérants se plaignent du rejet de leur recours administratif pour non-respect du délai imparti. Ils voient dans cette décision une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal.

56. Le Gouvernement estime qu’il n’y a eu aucune atteinte au droit d’accès des requérants à un tribunal dans l’appréciation faite par la juridiction nationale du point de départ du délai légal pour intenter une action en indemnisation.

57. La Cour examinera sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention les allégations formulées par les requérants.

58. Elle rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer des droits civils (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX). Chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès – à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile – ne constitue qu’un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001-VIII).

59. La Cour rappelle ensuite que le « droit à un tribunal » n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-11, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998-V).

60. La Cour rappelle également que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour l’introduction des recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, et Mottola et autres c. Italie, no 29932/07, § 29, 4 février 2014). Les règles relatives aux délais à respecter pour recourir visent à assurer une bonne administration de la justice. Cela étant, l’application qui est faite des règles en question ne devrait pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible. Par ailleurs, il convient dans chaque cas que la Cour procède à une appréciation à la lumière des particularités de la procédure dont il s’agit et en fonction du but et de l’objet de l’article 6 § 1 de la Convention (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 36, CEDH 2000‑I).

61. La Cour rappelle enfin qu’il résulte de ces principes que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Walchli c. France, no 35787/03, § 29, 26 juillet 2007). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Efstathiou et autres c. Grèce, no 36998/02, § 24, 27 juillet 2006).

62. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas allégué que les délais de prescription étaient trop courts ou qu’ils portaient en soi atteinte au droit d’accès des requérants à un tribunal, les intéressés ne contestant pas le délai d’un an imparti par l’article 43 de la loi sur la Haute Cour administrative militaire pour l’introduction de leur recours administratif préalable.

63. C’est la détermination du dies a quo du délai d’un an à l’expiration duquel l’action est réputée prescrite qui se trouve au cœur de l’affaire.

64. À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, dans les cas où une action en indemnisation est basée sur une faute ou une négligence alléguée, c’est à partir de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du fait constitutif de cette faute ou de cette négligence qu’il a une raison d’agir (Miragall Escolano et autres, précité, § 37, et Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, § 40, CEDH 2002-VIII).

65. En l’espèce, la Cour note que les requérants savaient que leur fils était décédé le 9 septembre 2008. Cependant, ils ne connaissaient pas les circonstances exactes de son décès. Jusqu’à la notification de l’ordonnance de non-lieu, ils ne savaient pas avec certitude s’il s’agissait d’un accident, d’un homicide ou d’un suicide. Or ces éléments étaient déterminants pour l’introduction d’un recours devant la Haute Cour administrative militaire.

66. De plus, dans les circonstances de la cause, il appartenait aux requérants d’apporter non seulement la preuve du lien de causalité entre le dommage subi et le service militaire effectué par leur fils, mais aussi la preuve de la faute ou de la négligence de l’administration.

67. Le lien de causalité ne pouvait être établi qu’à une double condition : il était nécessaire que l’accident fût survenu à un moment et en un lieu où l’appelé était requis par les nécessités du service et à l’occasion d’un fait en relation avec sa mission. La Cour constate que ce critère était rempli en l’espèce dès la survenance de l’incident.

68. En revanche, le critère relatif à l’éventuelle faute ou négligence de l’administration faisait défaut à la date de l’incident. Force est d’admettre que, avant la notification de l’ordonnance de non-lieu, les requérants ignoraient que les autorités militaires avaient chargé leur fils de monter une garde la nuit en ayant à disposition une grenade à main. Or cet élément était essentiel pour les requérants qui pouvaient juridiquement se fonder sur celui‑ci dans le cadre de leur action en responsabilité intentée devant la Haute Cour administrative militaire.

69. C’est donc à la date de la prise de connaissance de l’ordonnance de non-lieu que les requérants ont eu véritablement accès aux éléments de l’enquête, et qu’ils ont pu être informés d’une éventuelle faute ou négligence de l’administration et d’actionner celle-ci en justice.

70. À cet égard, la Cour réaffirme qu’un délai de recours ne peut courir qu’à compter du jour où celui qui l’invoque est en mesure d’agir valablement, c’est-à-dire à compter de la date à laquelle il a eu ou pouvait avoir connaissance de l’acte ou de la décision susceptible d’avoir porté atteinte à ses droits et contre lequel ou laquelle il souhaite agir (Yeşilkaya c. Turquie (déc.), no 47157/10, § 39, 26 mai 2015).

71. Par ailleurs, eu égard aux éléments jurisprudentiels relatifs à la détermination du dies a quo dans les affaires de décès au sein de l’armée (paragraphes 45 à 48 ci-dessus), la Cour note l’approche adoptée par la Haute Cour administrative militaire. En effet, si certains arrêts retiennent comme point de départ du délai la date du préjudice, d’autres font débuter ce délai à la date de la prise de connaissance de la faute administrative à l’origine du préjudice.

72. Dans ces conditions, on ne peut reprocher aux requérants d’avoir agi avec négligence ni d’avoir commis une erreur, étant donné qu’ils ont présenté leur réclamation à l’administration le 27 août 2010 (paragraphe 35 ci-dessus), soit moins d’un an après s’être vu notifier l’ordonnance de non‑lieu entre le 15 décembre 1999 et le 7 janvier 2010 (paragraphes 26 et 29 ci‑dessus).

73. Aussi, en rejetant le recours comme tardif dans ces circonstances, au motif que la réclamation administrative n’avait pas été introduite dans un délai qui courait à partir de la date de l’incident et non de celle de la prise de connaissance d’une éventuelle négligence fautive de l’administration, la Haute Cour administrative militaire a privé les requérants de leur droit d’accès à un tribunal (voir, dans le même sens, Eşim c. Turquie, no 59601/09, 17 septembre 2013 et Yabansu et autres c. Turquie, no 43903/09, 12 novembre 2013).

74. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

b) Sur le manque allégué d’indépendance et d’impartialité des juges de la Haute Cour administrative militaire

75. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue au sujet du droit d’accès à un tribunal, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief séparément.

76. En effet, la Haute Cour administrative militaire n’ayant pas statué sur le fond de l’affaire, l’examen en l’espèce de ce grief n’apparaît pas nécessaire.

2. Sur les violations alléguées de l’article 2 de la Convention

77. Les requérants dénoncent une atteinte au droit à la vie de leur fils et à leur droit à une enquête effective à cet égard.

78. Le Gouvernement indique qu’une enquête a été ouverte immédiatement après l’incident et que tous les actes d’instruction utiles pour faire la lumière sur les circonstances du décès ont été adoptés. Les conditions de la mort de Muhammet Yılmaz ont selon lui été établies avec exactitude. L’enquête aurait permis d’établir que l’appelé n’avait manifesté aucun signe avant-coureur de suicide et que la responsabilité de son acte ne pouvait être attribuée aux autorités militaires.

À la question posée par la Cour lors de la communication de l’affaire, le Gouvernement répond que, selon la législation en vigueur, une grenade à main pouvait être présente dans la tranchée à des fins défensives.

Il précise enfin que les requérants ont eu la possibilité de participer à l’enquête et de contester l’ordonnance de non-lieu devant le tribunal militaire.

79. Les requérants combattent la thèse du Gouvernement et réitèrent leurs allégations. Ils soutiennent notamment que les autorités n’ont pas sérieusement envisagé l’hypothèse d’un accident. En tout état de cause, à supposer que leur fils se soit réellement donné la mort, ils estiment que les autorités militaires ont failli à leur obligation positive de protéger son droit à la vie et qu’elles sont coupables de carences au niveau préventif au sens de l’article 2 de la Convention.

a) Volet matériel de l’article 2 de la Convention

80. S’agissant de l’obligation de protéger la vie de Muhammet Yılmaz contre les agissements d’autrui, la Cour rappelle que l’article 2 de la Convention met à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni [GC], 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII).

81. Dans la présente affaire, les requérants ne soutiennent pas que leur fils a été victime d’un homicide. Dès lors, aucune question ne se pose sous cet angle.

82. S’agissant de l’obligation de protéger la vie de Muhammet Yılmaz contre lui-même, la Cour rappelle que, lorsqu’une personne se trouve sous la responsabilité des autorités, l’article 2 de la Convention met également à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par ses propres agissements (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001‑III).

83. Dans la mesure où aucun élément du dossier d’instruction ne fait état d’un quelconque dysfonctionnement de la grenade et qu’il a été établi que le fils des requérants avait bien suivi une formation sur le maniement des armes, il reste à la Cour d’examiner la question de savoir si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir que Muhammet Yılmaz présentait un risque réel et immédiat de suicide et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 72, 16 novembre 2000, Keenan, précité, § 93, et Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 43, 7 juin 2005).

84. Dans cette recherche, la Cour se doit de vérifier que l’éventuelle faute imputable aux professionnels de l’armée va bien au-delà d’une simple erreur de jugement ou d’une imprudence (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 57, 17 juin 2008).

85. En effet, dans pareille affaire, il ne faut pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain et il faut interpréter l’obligation positive de l’État de manière à ne pas lui imposer un fardeau insupportable ou excessif (Keenan, précité, § 90).

86. En l’espèce, la Cour note que rien n’indique que le fils des requérants ait souffert, avant de rejoindre l’armée, de troubles psychiques qui auraient pu laisser supposer un risque de suicide.

87. Elle constate d’ailleurs que l’aptitude psychique de Muhammet Yılmaz à faire son service militaire n’a jamais été mise en cause par les requérants.

88. Pour la Cour, tout donne à penser que le fils des requérants, à part le fait qu’il se plaignait de difficultés financières et de soucis familiaux, n’a pas fait montre, jusqu’à l’incident, d’un comportement anormal susceptible de dénoter un risque réel et immédiat de suicide.

89. Aux yeux de la Cour, les prétendus soucis de Muhammet Yılmaz liés à des démêlés familiaux et à des problèmes financiers ne pouvaient être regardés comme des signes avant-coureurs d’un risque imminent de suicide que sa hiérarchie aurait dû percevoir.

90. Autrement dit, il ressort des éléments du dossier que l’appelé n’avait pas manifesté de trouble du comportement de nature à suggérer que ses problèmes avaient pris une ampleur telle qu’il risquait de se donner la mort. Aussi les autorités n’ont-elles pas eu la possibilité de se rendre compte qu’il y avait un tel risque.

91. Par conséquent, la Cour estime que reprocher aux autorités militaires de n’avoir pas pu prévenir l’incident reviendrait à leur imposer un fardeau excessif au regard de leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

92. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 sous son volet matériel.

b) Volet procédural de l’article 2 de la Convention

93. S’agissant ensuite du volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle que, dans les affaires similaires à la présente espèce, la protection procédurale du droit à la vie implique une forme d’enquête indépendante propre à faire la lumière sur les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu’à en établir les responsabilités (Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005). Les principes en matière d’effectivité de l’enquête au sens de l’article 2 de la Convention sont rappelés dans l’arrêt Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169‑182, 14 avril 2015).

94. L’enquête doit notamment être effective et adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

95. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables qui étaient à leur disposition pour recueillir les preuves relatives aux faits en question, qu’il s’agisse par exemple de dépositions de témoins oculaires, d’expertises ou, le cas échéant, d’une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment quant à la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011 (extraits)).

96. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

97. La nature et la profondeur des examens nécessaires pour que le minimum d’effectivité requis de l’enquête soit atteint dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

98. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur elle, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, 4 mai 2001). Cela dit, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III).

99. Enfin, l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazǎre, précité, § 113).

100. En l’espèce, il convient d’emblée de noter que les griefs des requérants sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention ne sont nullement étayés. En effet, les intéressés se bornent à affirmer qu’il s’agit non pas d’un suicide, mais d’un probable accident lié à un dysfonctionnement de la grenade à main.

101. La Cour observe d’abord que l’incident ayant conduit au décès du proche des requérants a eu lieu le 9 septembre 2008, que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même et que le parquet a clôturé les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu le 15 décembre 2009. Une copie de cette décision a été adressée aux requérants, lesquels ont fait opposition contre celle-ci devant le tribunal militaire par l’intermédiaire de leur avocat. Le 5 mars 2010, le tribunal militaire a fait droit à l’opposition des requérants et a ordonné au parquet d’élargir l’enquête afin de procéder à un complément d’instruction pénale pour pallier aux manquements dans l’instruction et d’éprouver la crédibilité de la thèse du suicide. Le procureur militaire a accompli les actes complémentaires d’enquête requis par le tribunal. C’est en se fondant sur ces nouveaux éléments que le tribunal a finalement rejeté l’opposition des requérants le 10 janvier 2011. Dans ces circonstances, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la diligence requise et qu’aucun retard excessif n’a entaché l’enquête.

102. La Cour note ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir les éléments de preuve relatifs aux faits en question.

103. Une autopsie classique a ainsi été pratiquée sous la supervision du procureur militaire. Elle a conduit à l’établissement d’un rapport comportant la description des blessures ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques relatives à la cause du décès.

104. Enfin, les autorités ont recueilli plusieurs dépositions, et ce immédiatement après les faits. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée. La Cour n’aperçoit en effet pas de contradictions entre les dépositions et constate que celles-ci sont concordantes.

105. Partant, on ne saurait affirmer que le parquet n’a pas envisagé d’autre thèse que celle qu’il a finalement retenue. La circonstance que le tribunal militaire a estimé que toutes les mesures d’enquête nécessaires à la manifestation de la vérité avaient été prises principalement sur le fondement des témoignages concordants et qu’il n’existait pas d’éléments suffisants pour justifier l’ouverture d’un procès ne peut en aucun cas être vue comme la marque d’un défaut d’instruction effective.

106. Ainsi, au regard des éléments du dossier, la Cour estime que rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances d’enquête d’élucider les faits. Elle n’aperçoit aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances judiciaires internes.

107. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 2 sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

108. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

109. Les requérants demandent 200 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 100 000 EUR pour préjudice moral. Ils réclament en outre 15 000 EUR pour frais et dépens.

110. Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

111. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 6 000 EUR au titre du préjudice moral.

112. S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle que, au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais d’un montant raisonnable dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). Elle rappelle de plus que l’article 60 § 2 de son règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi elle peut rejeter la demande en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999). Or elle observe qu’il n’a été produit en l’espèce aucun document susceptible d’étayer la demande de remboursement des frais et dépens à l’aide, par exemple, de factures, contrat d’avocat ou notes d’honoraires. Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer aux requérants de somme de ce chef.

113. Par ailleurs, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention au motif que les requérants ont été privés de leur droit d’accès à un tribunal ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relatif au défaut d’indépendance alléguée de la Haute Cour administrative militaire ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel et sous son volet procédural ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, au titre du dommage moral, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithPaul Lemmens
GreffierPrésident


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