DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ALTINKAYNAK ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 12541/06)
ARRÊT
STRASBOURG
15 janvier 2019
DÉFINITIF
09/09/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Altınkaynak et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12541/06) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour le 22 mars 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Ces requérants sont M. Erkin Altınkaynak, né en 1963, Mme Meral Altınkaynak, né en 1965, Mme Sibel Sahlimov, né en 1978, M. Hüsnü Bostan, né en 1978, M. Volkan Ataalp, né en 1969 et Mme Sahire Melek Jones, née en 1958. Le requérant M. Erkin Altınkaynak étant décédé le 8 juin 2016, Mme Meral Altınkaynak, son épouse et deuxième requérante, poursuit la procédure devant la Cour au nom de son défunt époux.
2. Les requérants ont été représentés par Mes R. Kiska et R. Clarke, avocats à Vienne, et Me M. Cano, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Devant la Cour, les requérants alléguaient en particulier que, en rejetant leur demande d’enregistrement de leur fondation sur le registre officiel, les juridictions internes avaient enfreint les articles 9, 11, 17, 18 et 14 de la Convention.
4. Le 20 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Par un acte authentique du 29 septembre 2004, les requérants M. Erkin Altınkaynak, de profession libérale, Mme Meral Altınkaynak, architecte, Mme Sibel Sahlimov, agent général d’assurances, M. Hüsnü Bostan, de profession libérale, M. Volkan Ataalp, traducteur, et Mme Sahire Melek Jones, agent de tourisme, créèrent une fondation qu’ils dénommèrent Türkiye Yedincigün Adventistleri Vakfı (« Fondation des adventistes du septième jour de Turquie ») (« la fondation ») et dont le siège fut établi à Istanbul.
6. L’article 3 des statuts de la fondation énonçait que la fondation avait pour but de répondre aux besoins religieux des citoyens turcs ou étrangers ‑ résidant en Turquie de manière permanente ou temporaire ‑ qui adhéraient à la croyance des adventistes du septième jour. L’article 4 des statuts énumérait les buts spécifiques de la fondation, à savoir, notamment, construire des bâtiments servant de « maisons de prière » et les maintenir en état, concevoir les modalités de la pratique religieuse dans les maisons de prière et, le cas échéant, assurer la formation du personnel religieux, créer une bibliothèque au sein de la maison de prière, informer les croyants et l’opinion publique par la tenue de réunions d’information ou de conférences, par l’édition de quotidiens, de revues, de CD audio ou de CD vidéo, et par la diffusion d’émissions de radio ou de télévision.
7. Le 1er octobre 2004, les requérants demandèrent au tribunal de première instance de Beyoğlu (« le tribunal ») d’inscrire la fondation sur son registre. Ils invoquaient à cet égard les dispositions pertinentes des statuts des Nations unies, les droits et libertés garantis par la Convention, la Constitution et la législation nationale, ainsi que le principe de laïcité. Les statuts de la fondation étaient joints à leur demande.
8. Dans le cadre de son intervention dans la procédure en qualité d’autorité d’inspection des fondations en Turquie, la Direction générale des fondations indiqua que « l’article 101 § 4 du code civil faisait obstacle à ce qu’une fondation s’institutionnalise dans le domaine religieux » et demanda au tribunal de rejeter la demande d’enregistrement de la fondation.
9. Par un jugement du 25 novembre 2004, le tribunal rejeta la demande en question, estimant que le but de la fondation, tel qu’il ressortait de ses statuts fondateurs, était de répondre aux besoins religieux des personnes adhérant à la croyance des adventistes du septième jour et que, en cela, il contrevenait aux dispositions de l’article 101 § 4 du code civil interdisant la création de fondations dont le but était de soutenir les membres d’une communauté déterminée.
10. Le 24 décembre 2004, les requérants se pourvurent en cassation. Lors d’une audience publique, ils développèrent devant la Cour de cassation leurs arguments en faveur de l’enregistrement de la fondation, en s’appuyant sur l’exemple de la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul (İstanbul Protestan Kilisesi Vakfı).
11. Par un arrêt du 5 avril 2005, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué. Dans les attendus de son arrêt, elle s’exprima notamment comme suit :
« (...) Dans le cadre des normes posées par la Constitution, chacun est égal devant la loi sans aucune discrimination et indépendamment de sa race, de sa couleur, de son sexe, de sa pensée politique, de ses idées philosophiques, de sa religion, de sa communauté [d’appartenance] et de [tous] autres motifs semblables (article 10), et dispose de la liberté de conscience, de religion et de pensée [article 24]. En l’occurrence, la liberté de créer une fondation ne peut être limitée qu’au nom de la protection de la sécurité publique, de l’ordre public, de la prévention des crimes, de la protection de la santé et de la morale publiques ainsi que de la protection des droits et des libertés d’autrui, et uniquement par la loi (article 33). Par conséquent, les dispositions de l’article 101 § 4 du code civil turc doivent être interprétées à la lumière des limitations apportées par la Constitution (article 14). Ainsi, il n’existe aucune interdiction légale, pour les personnes vivant en Turquie qui adhèrent à la croyance des adventistes du septième jour, de faire usage de leurs droits et libertés de croyance religieuse et de culte placés sous la protection de la Constitution – le cas échéant en créant une fondation –, de construire ou de faire construire des lieux de culte (en l’occurrence des maisons de prière), de faire les travaux et d’entreprendre les actions [qu’elles estiment] nécessaires en matière éducative, sociale et culturelle dans le cadre de la liberté de religion et de conscience. D’ailleurs, les buts proclamés dans les statuts fondateurs de la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul, qui, ayant été créée antérieurement, est invoquée comme exemple par la partie demanderesse, cadrent parfaitement avec tout ce qui vient d’être rappelé ci-dessus ; ainsi, cette fondation a été enregistrée par le tribunal et a acquis la personnalité juridique.
Or le but inscrit dans les statuts fondateurs de la Fondation des adventistes du septième jour [de Turquie], dont l’enregistrement est actuellement demandé au tribunal, diffère [de l’exemple cité] ci-dessus ; il va en effet dans le sens d’un soutien aux membres de la communauté des adventistes du septième jour exclusivement. Comme il a été dit plus haut, il est indiqué dans l’article 3 des statuts, sous le titre « But de la fondation », que [le but de la fondation] « est de répondre aux besoins religieux des citoyens turcs adhérant à la croyance des adventistes du septième jour et des étrangers de même croyance résidant temporairement en Turquie ». [Cet article] met clairement en avant que le but de la fondation est de soutenir une communauté déterminée (à savoir exclusivement les personnes dont la croyance est celle des adventistes du septième jour).
Il ressort clairement et définitivement des dispositions de l’article 101 § 4 du code civil turc, ainsi que de celles de l’article 6 du règlement relatif aux fondations créées en vertu des dispositions du code civil turc, que l’enregistrement d’une fondation ne peut être accepté qu’en l’absence de tous les éléments interdits par ces dispositions. En effet, ayant été adoptées pour la protection de l’ordre public et de l’intérêt général, ces dispositions sont impératives. (...) »
12. Par un arrêt du 15 septembre 2005, notifié aux requérants le 7 octobre 2005, la Cour de cassation rejeta la demande en rectification d’arrêt formée par les intéressés.
13. Le 2 décembre 2005, les requérants saisirent la Cour de cassation d’une demande d’harmonisation de sa jurisprudence (içtihadları birleştirme) en matière d’enregistrement des fondations. À l’appui de leur demande, ils indiquaient que, par un arrêt du 16 mai 2000, la Cour de cassation avait confirmé le jugement du tribunal de première instance accueillant la demande d’enregistrement de la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul. Ils soutenaient que le refus d’enregistrer leur fondation était clairement en contradiction avec cet arrêt de la Cour de cassation, dans la mesure où les buts et les activités prévues pour atteindre ces buts, tels qu’ils ressortaient des articles 3 et 4 des statuts de leur fondation et de ceux de la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul, étaient à leurs yeux très similaires.
14. Le 13 février 2006, la Cour de cassation décida qu’il n’y avait pas lieu de procéder à une harmonisation de sa jurisprudence en la matière. Le 25 février 2006, cette décision fut notifiée aux requérants.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Pour un aperçu historique des fondations (vakıflar) dans le système juridique de l’empire ottoman et, en 1923, de la République de Turquie, la Cour se réfère à l’arrêt Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie (no 34478/97, §§ 23-30, 9 janvier 2007 (extraits)).
16. En droit turc, une fondation est une affectation de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. Une personne morale est créée à cette fin et [les statuts](http://www.associatis.com/asp/as_modele2.asp?np=obl10statut_ass&nv=20040203170711) de la fondation doivent être approuvés dès lors que ces biens, droits ou ressources sont gérés directement par la fondation (articles 101 ‑ 117 du code civil).
17. Après un an d’exercice, une fondation peut être exonérée du paiement de l’impôt uniquement si elle a un objectif d’utilité publique ou de réalisation d’une œuvre d’intérêt général au nom et à la place de l’État.
18. Selon l’article 101 § 4 du code civil, ne peut être créée aucune fondation qui serait contraire aux valeurs de la République telles qu’indiquées dans la Constitution, aux principes de la Constitution, à la loi, à la moralité, à l’unité nationale et aux intérêts de la nation, ou qui aurait pour but de soutenir les membres d’une race déterminée ou d’une communauté déterminée.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
19. Les requérants dénoncent une violation de l’article 11 de la Convention ainsi que des articles 9, 14, 17 et 18. La Cour observe que tous les griefs des requérants peuvent être considérés comme étant absorbés par le grief principal tiré de l’article 11 de la Convention. En effet, les intéressés se plaignent d’une atteinte à leur liberté d’association en raison du refus opposé par les juridictions internes à l’enregistrement de leur fondation. La Cour décide d’examiner la requête sous l’angle du seul article 11, qui est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...)
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la sûreté publique, à la défense de l’ordre (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
A. Sur la recevabilité
20. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
21. Les requérants estiment que leur liberté d’association ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive, dans la mesure où elle serait liée à leur liberté de conviction religieuse. Ils considèrent que les autorités nationales, en leur refusant l’enregistrement de la fondation, ont privé les croyants adventistes du septième jour des moyens de pratiquer leur religion d’une façon collective, ce qui ne serait pas le cas des croyants musulmans et des croyants non musulmans minoritaires reconnus par le Traité de Lausanne. Or, selon les requérants, l’Église adventiste du septième jour est une « dénomination chrétienne » respectable, fondée au 19e siècle, forte de plus de 16 millions d’adhérents dans le monde et active dans les domaines de l’éducation (avec 58 universités) et de la santé (avec 120 hôpitaux). Les requérants soutiennent en outre que la législation nationale manquait de prévisibilité eu égard à l’incohérence existant selon eux entre l’autorisation d’enregistrement accordée à la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul et le rejet opposé à la demande d’enregistrement de la Fondation des adventistes du septième jour de Turquie, et ce alors que, d’après leurs statuts rédigés en termes identiques, les deux fondations auraient poursuivi des buts complètement identiques vis-à-vis de leur croyance respective. Ils n’admettent pas non plus l’existence d’un quelconque but légitime qui aurait fondé le rejet de leur demande d’enregistrement, dès lors que, selon eux, l’Église adventiste est loin de tout fondamentalisme. Ils maintiennent que le rejet de leur demande d’enregistrement de leur fondation n’était pas nécessaire dans une société démocratique, et ce pour des motifs identiques à ceux qui auraient conduit la Cour à conclure à la violation de l’article 11 dans l’affaire Özbek et autres c. Turquie (no 35570/02, 6 octobre 2009).
22. Le Gouvernement soutient que le rejet de la demande d’enregistrement de la fondation était prévu par l’article 101 § 4 du code civil interdisant la création de fondations dont le but est de soutenir les membres d’une communauté déterminée. Selon le Gouvernement, cette mesure poursuivait des buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. Le Gouvernement indique en outre que le rejet de la demande en cause n’était pas une mesure générale et absolue dirigée contre l’ensemble des buts que la fondation souhaitait poursuivre. Il précise ainsi que la fondation aurait pu être enregistrée si elle avait modifié l’article litigieux de ses statuts, mais que les requérants n’ont pas demandé aux juridictions nationales de leur donner la possibilité de modifier l’article en question avant qu’elles se prononcent sur l’affaire. Il ajoute que, en vertu de l’article 107 du code civil, les juridictions internes ne peuvent faire corriger que des manquements secondaires au cours de la procédure engagée pour l’enregistrement de la fondation. Il argue qu’une irrégularité observée dans les statuts de la fondation quant au respect de la législation ne constitue pas un manquement secondaire et que, dès lors, les juridictions nationales ne pouvaient pas la faire corriger au cours de la procédure engagée aux fins de l’enregistrement de la fondation. Enfin, selon le Gouvernement, en refusant l’enregistrement de la fondation au motif que celle-ci avait pour but de soutenir une communauté déterminée, à savoir exclusivement les croyants adventistes du septième jour, les juridictions nationales n’ont pas dépassé la marge d’appréciation qui serait la leur pour déterminer ce qui est nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 11 § 2 de la Convention combiné avec son article 14.
2. Appréciation de la Cour
a) Y a-t-il eu une ingérence ?
23. La Cour considère, à l’instar des parties, que le rejet de la demande des requérants tendant à l’enregistrement de la fondation constitue une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association, au sens du paragraphe 2 de l’article 11. Même si les requérants auraient pu fonder une association pour soutenir les activités religieuses de l’Église adventiste en Turquie, celle-ci ne disposerait pas d’autant de moyens et d’outils qu’une fondation pour gérer un patrimoine au service d’un intérêt public.
La Cour a déjà noté que, en droit national, le statut juridique d’une fondation était différent de celui d’une association et s’accompagnait de droits et d’obligations différents (Özbek, précité, § 38). En effet, une fondation peut procéder à toutes sortes d’activités économiques dans le but de faire fructifier le patrimoine dont l’ont pourvue ses fondateurs, alors qu’une association ne peut collecter des dons qu’exceptionnellement et pour un but précis.
b) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?
24. La Cour note que les parties sont en désaccord sur ce point. Elle rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre ‑ en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
25. En l’espèce, la Cour note que l’article 101 § 4 du code civil qui, selon les autorités, était applicable à la situation en cause, était accessible aux requérants. Se pose alors la question de savoir si la portée de l’interdiction de soutenir les membres d’une communauté déterminée, telle qu’interprétée par les juridictions civiles nationales dans la présente affaire, a pu réduire, comme l’allèguent les requérants, la prévisibilité des normes juridiques en cause.
26. Compte tenu aussi de la différence de traitement entre l’autorisation d’enregistrement accordée à la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul et le rejet opposé à la demande d’enregistrement de la Fondation des adventistes du septième jour de Turquie en dépit de leurs statuts rédigés en des termes quasi identiques, la Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de ce rejet. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 41 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.
b) « But légitime » de l’ingérence
27. La Cour peut accepter que les dispositions légales interdisant toutes discriminations dans les aides sociales et humanitaires aux personnes dans le besoin poursuivent les buts légitimes que sont la défense de l’ordre et la protection d’autrui. Cependant, la question de savoir si cela était le cas en l’espèce sera examinée ci-dessous dans la partie concernant la nécessité d’une telle mesure dans une société démocratique.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
28. Tout en se référant à sa jurisprudence pertinente en l’espèce concernant la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 92-93, CEDH 2004‑I, avec la jurisprudence qui y est citée), la Cour rappelle que le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention inclut celui de créer une fondation (Özbek et autres, précité, § 34). La possibilité pour les citoyens de créer une personne morale, dotée d’un patrimoine à son service dans le cas d’une fondation, afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de tout sens (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).
– Démocratie pluraliste et formations protégées par l’article 11
29. La Cour rappelle une nouvelle fois que la démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen, et qu’elle se présente comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et le seul qui soit compatible avec elle. C’est pourquoi les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique » (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil 1998-I, et Gorzelik et autres, précité, § 89).
30. Parmi les caractéristiques d’une « société démocratique », la Cour attache une importance particulière au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture. Elle réaffirme dans le contexte de l’article 11 que, à l’instar des partis politiques, les associations et les fondations créées à des fins diverses, notamment la protection du patrimoine culturel ou spirituel, la poursuite de divers buts sociaux ou économiques, la proclamation et l’enseignement d’une religion, la recherche d’une identité ethnique ou l’affirmation d’une conscience minoritaire, sont importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie. En effet, le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions culturelles, des identités ethniques et culturelles, des convictions religieuses, et des idées et concepts artistiques, littéraires et socio-économiques. Il est tout naturel, lorsqu’une société civile fonctionne correctement, que les citoyens participent dans une large mesure au processus démocratique par le biais d’associations au sein desquelles ils peuvent se rassembler avec d’autres et poursuivre de concert des buts communs (Gorzelik et autres, précité, §§ 90‑92).
– La possibilité d’apporter des restrictions et le contrôle de la Cour
31. Sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation, notamment les règles qui visent à empêcher une formation politique ou sociale, y compris une fondation, de concentrer ses efforts sur la réalisation d’un objectif sapant les valeurs protégées par la Convention.
32. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour. En outre, les exceptions prévues à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).
ii. Application des principes susmentionnés à l’espèce
33. En l’espèce, la Cour examinera si l’on peut considérer que la mesure incriminée – à savoir le rejet de la demande des requérants tendant à faire enregistrer la fondation – répondait à un « besoin social impérieux » et si elle était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
34. La Cour observe tout d’abord que les statuts de la fondation en cause énuméraient, dans leur article 4, les buts spécifiques de celle-ci, incluant toutes les activités religieuses des adventistes, à savoir, notamment, construire des locaux pour la prière et les maintenir en état, déterminer les modalités de la pratique religieuse, organiser des formations, créer une bibliothèque, éditer des livres et réaliser des émissions radiophoniques ou télévisées. Elle note qu’aucune autre activité, en dehors de celles mentionnées à l’article 4 des statuts, n’était prévue par la fondation, fût-ce sous une forme implicite. Pour la Cour, il ressort clairement de la lecture des statuts que l’article 3 mentionne les termes de « besoins religieux » des croyants adventistes comme un titre commun ou comme une qualification générale abstraite des buts spécifiques expressément cités à l’article 4.
35. Or les constats des juridictions internes quant au but litigieux de la fondation présentent à la fois une contradiction et une ambiguïté. En effet, premièrement, il est contradictoire de considérer, d’une part, que les adeptes d’une croyance religieuse ont la liberté d’organiser la pratique collective de leur croyance, le cas échéant en créant des fondations, et, d’autre part, qu’une fondation ne peut avoir pour but de répondre aux besoins religieux de ses adeptes.
36. Deuxièmement, quant au caractère ambigu des constats en question, la Cour relève que les juridictions nationales ont assimilé les termes « besoins religieux » des personnes adhérant à la croyance des adventistes aux « intérêts d’une communauté déterminée » qu’une fondation ne peut servir exclusivement au regard de l’interdiction légale de discrimination. Une telle assimilation entraîne une confusion entre, d’une part, répondre aux besoins liés à la pratique collective des adeptes d’une croyance précise et, d’autre part, exercer une discrimination en aidant ou non des personnes nécessiteuses en fonction des communautés auxquelles elles appartiennent.
37. La Cour estime qu’en réalité une fondation ayant pour but de financer les activités religieuses d’une Église spécifique ne peut, par définition, avoir pour but de répondre aux besoins religieux des croyants d’autres religions ou d’autres croyances. Interpréter les dispositions de la législation interne, comme cela semble avoir été le cas en l’espèce, pour parvenir à un résultat contraire, reviendrait à interdire purement et simplement les fondations ayant pour objectif de financer la pratique collective d’une croyance précise.
38. La Cour note que le principe énoncé par la disposition de la loi interne concernée, à savoir l’article 101 § 4 du code civil, ne pose, en tant que tel, aucun problème vis-à-vis des articles 11 et 14 de la Convention : il est tout à fait légitime que dans un État contractant, les services d’utilité publique ou les aides sociales ou humanitaires ne peuvent être refusés à des personnes dans le besoin au motif que celles-ci n’appartiennent pas à une communauté déterminée. En revanche, la Cour estime qu’on ne saurait raisonnablement déduire de ce principe que les personnes dans le besoin ne peuvent bénéficier de ces services ou aides, au motif qu’elles sont considérées comme faisant partie d’une communauté déterminée. Or, comme les conclusions auxquelles sont parvenues les autorités internes dans la présente affaire se basent sur une telle déduction, elles ne constituent donc ni des motifs pertinents ni des motifs suffisants pour refuser d’octroyer à la fondation la personnalité juridique.
39. Par ailleurs, la Cour note que la Cour de cassation n’a pas accordé de délai aux requérants pour leur permettre de modifier les statuts de la fondation afin de les mettre en conformité avec l’interprétation qu’elle en avait faite. Cela dit, elle observe que, même si les requérants avaient expressément formulé une telle demande, celle-ci aurait dû être rejetée, comme l’indique le Gouvernement, au motif que, n’étant pas de nature secondaire, l’irrégularité en cause ne pouvait être corrigée. Quoi qu’il en soit, il suffit à la Cour de constater que la fondation que les requérants tentaient de créer afin de contribuer au financement de leur pratique religieuse collective n’a pas été autorisée à acquérir la personnalité juridique (voir, mutatis mutandis, Özbek et autres, précité, § 37).
40. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait à aucun besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
41. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
42. Les requérants réclament au total 2 724 euros (EUR) pour préjudice matériel, essentiellement pour les frais de notaire découlant de la création de la fondation. Par ailleurs, ils sollicitent chacun 500 EUR pour préjudice moral.
43. Le Gouvernement conteste ces montants.
44. Compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants 2 724 EUR au total au titre du préjudice matériel, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
Par ailleurs, compte tenu de la nature de la violation constatée, la Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 3 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
45. Les requérants demandent également 28 272 EUR pour les frais et dépens qu’ils auraient engagés lors des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour.
46. Le Gouvernement conteste ce montant.
47. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.
C. Intérêts moratoires
48. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 2 724 EUR (deux mille sept cent vingt-quatre euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel,
ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,
iii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident