La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

18/02/2014 | CEDH | N°001-140926

CEDH | CEDH, AFFAIRE TÜM BEL-SEN c. TURQUIE, 2014, 001-140926


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TÜM BEL-SEN c. TURQUIE

(Requêtes nos 38927/10, 47475/10 et 47476/10)

ARRÊT

STRASBOURG

18 février 2014

DÉFINITIF

18/05/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tüm Bel-Sen c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popo

vić,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TÜM BEL-SEN c. TURQUIE

(Requêtes nos 38927/10, 47475/10 et 47476/10)

ARRÊT

STRASBOURG

18 février 2014

DÉFINITIF

18/05/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tüm Bel-Sen c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 38927/10, 47475/10 et 47476/10) dirigées contre la République de Turquie et dont un syndicat, Tüm Bel-Sen (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 mai 2010 (pour la première requête) et le 31 mai 2010 (pour les deux autres) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes S. Karaduman et S. Şahin Kılınç, avocates à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Le requérant allègue que les décisions par lesquelles la Cour des comptes a refusé de reconnaître sa capacité de négocier des conventions collectives ont violé ses droits garantis par l’article 11 de la Convention.

4. Le 7 février 2011, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la Chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est un syndicat, Tüm Bel-Sen (« Tüm Belediye ve Yerel Yönetim Hizmetleri Emekçileri Sendikası »), fondé en 1990 par des fonctionnaires appartenant à des diverses municipalités et qui sont soumis à la loi no 657 sur les fonctionnaires d’État. Son siège se trouve à Istanbul.

6. À des dates non précisées, le requérant conclut avec les municipalités d’Ordu (requête no 38927/10) et de Bademli (requêtes nos 47475/10 et 47476/10) des conventions collectives. Ces conventions concernaient tous les aspects des conditions de travail dans les services des municipalités concernées, notamment les salaires, les allocations et les services d’action sociale. En application de ces conventions, les municipalités versèrent à leurs fonctionnaires, membres du syndicat requérant, certaines allocations supplémentaires vis-à-vis des salaires fixés par la loi.

7. Ces conventions firent l’objet d’un examen de la Cour des comptes qui, par des décisions devenues définitives les 24 mars 2009 (requête no 38927/10) et 16 juin 2009 (requêtes nos 47475/10 et 47476/10), estima que les comptables ayant autorisé et effectué le paiement des allocations supplémentaires en cause devaient les rembourser au budget de l’État.

8. La Cour des comptes rappela à cet égard que le statut des fonctionnaires, y compris le salaire et les allocations auxquels ils avaient droit, était fixé par la loi no 657, à laquelle les fonctionnaires des municipalités étaient également soumis, et que les fonctionnaires ne pouvaient pas percevoir de revenus autres que ceux prévus par la loi. Elle considéra que, depuis la modification de l’article 53 de la Constitution en date du 23 juillet 1995 et l’adoption de la loi no 4688 sur les syndicats des fonctionnaires en date du 25 juin 2001, ces syndicats avaient certes le droit d’engager des négociations collectives sous certaines conditions de représentativité, mais non le droit de conclure directement avec les administrations concernées des conventions collectives valides, contrairement à ce que pouvaient faire les syndicats de salariés de droit commun avec leurs employeurs.

9. Les arrêts définitifs rendus le 24 mars 2009 par la Cour des comptes furent notifiés aux comptables mis en cause de la municipalité d’Ordu le 6 novembre 2009.

10. Quant à la municipalité de Bademli, les arrêts définitifs rendus le 16 juin 2009 par la Cour des comptes furent notifiés aux comptables mis en cause le 22 février 2010.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

11. Pour le droit interne et international pertinent, voir l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, §§ 34-51, 12 novembre 2008).

12. Selon l’article additionnel 8 de la loi no 6009 entrée en vigueur le 27 juillet 2010, les comptables ayant autorisé et effectué le paiement des allocations sous le nom d’aides sociales des fonctionnaires ne sont plus dans l’obligation de rembourser au budget de l’État le surplus des allocations perçues en application des conventions collectives conclues par les syndicats requérants.

13. Par une modification apportée le 4 avril 2012 à la loi 4688, le droit de négocier des conventions collectives et de les conclure en cas d’accord avec l’Administration a été clairement reconnu pour les syndicats des fonctionnaires.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

14. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

15. Le requérant allègue que les décisions par lesquelles la Cour des comptes a refusé de reconnaître sa capacité de négocier des conventions collectives ont violé le droit pour les fonctionnaires municipaux de fonder des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de leurs intérêts, tel que prévue par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Sur la recevabilité

16. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, l’une tirée de l’inapplicabilité ratione materiae de l’article 11 de la Convention aux fonctionnaires, l’autre tirée de la perte de statut de victime du requérant.

17. Le requérant conteste ces exceptions présentées par le Gouvernement.

18. S’agissant de l’exception tirée du champ d’application ratione materiae de la Convention, la Cour rappelle qu’elle avait joint cette exception au fond dans l’affaire Demir et Baykara c. Turquie (no 34503/97, 12 novembre 2008). Elle ne voit aucun élément justifiant une conclusion différente dans la présente affaire.

19. Quant à l’exception tirée de la perte de la qualité de victime, le Gouvernement allègue que dans la mesure où selon l’article additionnel 8 de la loi no 6009 entrée en vigueur le 27 juillet 2010, les comptables ayant autorisé et effectué le paiement des allocations sous le nom d’aides sociales des fonctionnaires ne sont plus dans l’obligation de rembourser au budget de l’État le surplus des allocations perçues en application des conventions collectives conclues par les syndicats des fonctionnaires, le requérant et les fonctionnaires qu’il représentent ont perdu leur qualité de victime.

20. La Cour considère que l’objection du Gouvernement concerne plutôt l’examen des questions de fond posées par l’affaire et sera traitée dans ce contexte. Elle joint cette exception aussi au fond de l’affaire.

21. La Cour relève par ailleurs que les requêtes ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

22. Le requérant soutient que les décisions par lesquelles la Cour des comptes a refusé de reconnaître sa capacité de négocier des conventions collectives et de les conclure en cas d’accord avec l’organe étatique employeur ont violé ses droits garantis par l’article 11 de la Convention.

23. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que l’affaire concerne non pas le droit de fonder un syndicat et de conclure des conventions collectives, question traitée dans l’affaire Demir et Baykara c. Turquie, mais le paiement de certaines allocations versées sous le nom d’aide sociale et non-prévues dans la loi en vigueur qui régit la matière.

24. La Cour rappelle que dans l’affaire Demir et Baykara c. Turquie (no 34503/97, 12 novembre 2008), elle avait conclu à la violation de l’article 11 de la Convention en raison de l’annulation rétroactive, par la Cour de cassation, de la convention collective conclue par le syndicat requérant à l’issue de négociations collectives avec l’administration. Le fait que les membres du syndicat requérant avaient dû rendre les suppléments d’allocations à l’administration dont les comptables avaient été poursuivis par la Cour de comptes n’était que l’une des conséquences de cette absence de la validité des conventions négociées et conclues par les requérants.

25. La Cour considère donc que les problèmes juridiques posés dans la présente affaire ne se différencient pas de ceux qu’elle a examinées dans le cadre de l’affaire Demir et Baykara, dans la mesure où la Cour des comptes a continué à considérer les conventions collectives conclues par le syndicat requérant avec l’administration et les allocations supplémentaires prévues par ces conventions comme nulles et non avenues.

26. La Cour note que les comptables des municipalités ayant autorisé et effectué le paiement des allocations supplémentaires en application des conventions collectives en cause n’étaient plus, sur modification de la législation en juillet 2010, dans l’obligation de les rembourser au budget de l’État, puisqu’ils ne faisaient plus l’objet des poursuites sur ce point. Cependant, la modification législative mentionnée ne reconnaissait pas la validité des conventions collectives conclues par les syndicats des fonctionnaires, mais se limitait à suspendre l’un des effets négatifs de cette absence de reconnaissance. Le droit des syndicats des fonctionnaires à négocier et à conclure les conventions collectives en cas d’accord avec l’administration n’étant reconnu que par une modification législative effectuée en 2012, le syndicat requérant restait dépourvu, au moment des faits, des moyens de faire exécuter les dispositions des conventions collectives qu’il avait négociées et conclues avec l’administration.

27. A la lumière de ces considérations, la Cour conclut que les arrêts en cause de la Cour des comptes considérant comme nulles et non avenues les conventions collectives conclues par le syndicat requérant à l’issue de négociations collectives avec l’administration constituaient une ingérence non justifiée à son droit de mener des activités syndicales garanti audit syndicat par l’article 11 de la Convention (dans le même sens, Demir et Baykara c. Turquie, no 34503/97, 12 novembre 2008, §§ 159-170).

28. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement et conclut qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

30. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

31. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

32. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR pour chacune des conventions collectives annulées, au titre du préjudice moral. Elle alloue donc au requérant 15 000 EUR au total à ce titre.

B. Frais et dépens

33. Le requérant demande également 4 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il ne fournit aucun justificatif à ce titre.

34. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

35. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens faute de justificatif.

C. Intérêts moratoires

36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Décide de joindre au fond les exceptions préliminaires du Gouvernement et les rejette ;

3. Déclare les requêtes recevables ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement) ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-140926
Date de la décision : 18/02/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté d'association)

Parties
Demandeurs : TÜM BEL-SEN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KARADUMAN S. ; SAHIN KILINC S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award