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19/02/2019 | CEDH | N°001-190021

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÇATALTEPE c. TURQUIE, 2019, 001-190021


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇATALTEPE c. TURQUIE

(Requête no 51292/07)

ARRÊT

STRASBOURG

19 février 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Çataltepe c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mou

rou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÇATALTEPE c. TURQUIE

(Requête no 51292/07)

ARRÊT

STRASBOURG

19 février 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Çataltepe c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 janvier 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 51292/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. İlimdar Çataltepe (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Ü. Kalaycı, avocat exerçant à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit de propriété en raison de l’annulation, sans indemnisation, de son titre de propriété.

4. Le 6 avril 2017, le grief concernant le droit de propriété a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1949 et réside à Ankara.

6. Le requérant était le propriétaire indivis d’une parcelle d’une superficie totale de 1 146 m2, désignée sous le no 5, située à Balgat (Ankara). Il détenait des parts correspondant à 312 m2 de ce terrain. Les autres indivisaires, F.Ü., A.Ş. et le dénommé Tiftikçi Dede, détenaient respectivement des parts correspondant à 183 m2, à 219 m2 et à 432 m2. Le 28 mai 1998, à la suite d’un remembrement urbain, la parcelle no 5 fut scindée en deux : la nouvelle parcelle no 5 se retrouva avec une superficie de 84 m2 et une autre parcelle, d’une superficie de 1 062 m2, fut créée et désignée sous le no 10.

A. Action en dissolution de l’indivision

7. En 1995, le requérant et les indivisaires F.Ü. et A.Ş., représentés par Me E. Şengelen, saisirent le tribunal d’instance d’une action en dissolution de l’indivision, arguant d’une impossibilité de déterminer l’identité exacte et l’adresse du dernier indivisaire, Tiftikçi Dede. La procédure se déroula devant le 10e tribunal d’instance d’Ankara (affaire no 1996/103).

8. En parallèle, ces trois indivisaires demandèrent à ce que fût désigné un tuteur (kayyum) aux fins de la représentation du dénommé Tiftikçi Dede dans le cadre de la procédure en dissolution de l’indivision (affaire no 1996/826). Ils requirent la désignation d’un agent de la trésorerie principale d’Ankara comme tuteur, pour la défense des intérêts du propriétaire indivis absent. L’administration proposa la désignation du trésorier principal à cette fin. Le 24 décembre 1996, le 16e tribunal d’instance d’Ankara estima qu’il n’y avait pas lieu de désigner un tuteur, au motif qu’un certain Kazım Tiftikçi s’était manifesté, après la publication d’une annonce dans un quotidien, en tant qu’héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede et qu’il avait fait part de son intention d’intervenir dans la procédure en dissolution de l’indivision dès l’obtention par lui d’un certificat d’héritier.

9. À une date non précisée, la direction générale des fondations intervint également dans la procédure devant le 10e tribunal d’instance, arguant avoir la qualité d’héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede. Elle alléguait que Tiftikçi Dede était en réalité une fondation et estimait qu’il y avait lieu de rectifier le registre foncier en ce sens (affaire no 1996/724). Le 11 décembre 1997, le 9e tribunal de grande instance d’Ankara écarta les prétentions de la direction générale des fondations. Son jugement fut confirmé le 4 mai 1998 par la Cour de cassation.

10. Le 7 mai 1998, le Trésor public demanda la désignation du trésorier principal comme tuteur dans le cadre de la procédure en dissolution de l’indivision. Le 9 décembre 1998, le 16e tribunal d’instance d’Ankara rejeta cette demande.

11. Le 18 mai 1999, le certificat d’héritier obtenu par Kazım Tiftikçi devant le tribunal d’instance de Beypazarı (paragraphe 20 ci-dessous) fut versé au dossier devant le 10e tribunal d’instance.

12. Le 27 janvier 2000, le 10e tribunal d’instance d’Ankara prononça la dissolution de l’indivision et la mise en vente aux enchères du terrain. Il décida que la vente serait réalisée par le service des ventes des biens immeubles de la direction de l’exécution forcée (« le service de l’exécution forcée ») et que les restrictions inscrites sur le registre foncier seraient opposables à l’acheteur (satışın tapudaki takyidlerle yükümlü olarak yapılmasına). Lors de l’audience tenue le même jour devant le tribunal, le Trésor public, indiquant qu’il avait introduit une action en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi (paragraphe 21 ci‑dessous), demanda au tribunal de surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de cette action. Les demandeurs, dont le requérant, plaidèrent que l’affaire était en état et qu’il y avait donc lieu de statuer sur le fond. Ils précisèrent que le Trésor public avait la possibilité d’obtenir l’inscription d’une saisie conservatoire sur le prix de vente du terrain. Le tribunal estima qu’il n’était pas nécessaire d’attendre l’issue de l’action en annulation du certificat d’héritier.

13. Le 24 avril 2000, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le Trésor public contre le jugement de dissolution de l’indivision, au motif que celui-ci n’avait pas qualité à agir.

14. Le service de l’exécution forcée organisa la vente aux enchères du bien. Il fit évaluer le terrain par des experts désignés par lui, fixa la date de la première adjudication au 23 janvier 2001 et celle de la seconde au 2 février 2001, et fit publier une annonce. Lors de la première adjudication, la parcelle no 5 ne trouva pas acquéreur et la parcelle no 10 fut vendue à un certain B.Y. Lors de la seconde adjudication, le requérant acheta les parts de la parcelle no 5 pour un prix de 1 979 840 000 anciennes livres turques (TRL)[1] (augmenté de la TVA, d’un montant de 336 600 000 TRL). Le 9 février 2001, après le désistement de l’acquéreur B.Y., il acheta également les parts de la parcelle no 10 pour un prix de 98 386 560 000 TRL (augmenté de la TVA, d’un montant de 16 728 000 000 TRL).

15. Le 13 février 2001, le service de l’exécution forcée clôtura la vente et envoya le dossier devant le 10e tribunal d’instance d’Ankara.

16. L’inscription au registre foncier fut réalisée le 11 janvier 2002.

B. Actions introduites par Kazım Tiftikçi en vue de l’obtention d’un certificat d’héritier

17. À une date non précisée, Kazım Tiftikçi, représenté par Me E. Şengelen, saisit le tribunal d’instance de Beypazarı d’une action tendant à la reconnaissance de sa qualité d’héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede (affaire no 1998/197). La première action engagée en ce sens avait été déclarée non introduite le 31 mars 1998, faute de suivi.

18. Le tribunal d’instance de Beypazarı releva que l’identité du père de Kazım Tiftikçi n’était pas renseignée sur le registre d’état civil, en conséquence de quoi il invita l’intéressé à saisir le tribunal de grande instance de la même ville, afin que le registre d’état civil fût complété, et décida de surseoir à statuer sur l’action.

19. Par un jugement du 4 février 1999, devenu définitif le 1er avril 1999, le tribunal de grande instance de Beypazarı admit que le père de Kazım Tiftikçi s’appelait Abdullah Tiftikçi, et que ce dernier et l’indivisaire Tiftikçi Dede ne faisaient en réalité qu’un (affaire no 1998/517). Pour statuer ainsi, le tribunal s’appuya sur les déclarations de témoins, après avoir relevé que les registres d’état civil avaient été détruits. Ni le service d’état civil, partie à la procédure, ni le procureur ne formulèrent d’objections.

20. Le 30 avril 1999, le tribunal d’instance de Beypazarı désigna Kazım Tiftikçi comme l’unique héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede et lui délivra un certificat d’héritier en ce sens. Le tribunal s’appuya sur le changement d’état civil et les déclarations de deux témoins.

C. Action en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi introduite par le Trésor public

21. Le 24 novembre 1999, alors que l’action en dissolution de l’indivision était pendante devant le 10e tribunal d’instance d’Ankara (paragraphe 7 ci-dessus), le Trésor public introduisit une action en annulation du certificat d’héritier délivré à Kazım Tiftikçi et demanda à être désigné comme unique héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede. Il affirma que Tiftikçi Dede et Abdullah Tiftikçi, le père de Kazım Tiftikçi, n’étaient pas la même personne.

22. Le 25 mai 2000, le 11e tribunal d’instance rejeta l’action en annulation du certificat d’héritier introduite par le Trésor public.

23. Le 30 avril 2001, la Cour de cassation cassa le jugement de cette juridiction. Elle estima qu’il y avait lieu de demander la production de certains dossiers ainsi que du registre d’état civil de Kazım Tiftikçi, et de procéder à l’audition des témoins cités dans le procès-verbal relatif aux travaux cadastraux.

24. Le 26 décembre 2001, le 11e tribunal d’instance accéda à la demande du Trésor public, et annula le certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi en désignant le Trésor public comme unique héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede. Pour décider ainsi, le tribunal indiqua avoir pris connaissance du contenu de différents dossiers. Il releva aussi que les témoins mentionnés sur le procès-verbal relatif aux travaux cadastraux étaient soit décédés soit introuvables. Il nota également que, selon la réponse du service d’état civil, le registre d’état civil d’origine du père de Kazım Tiftikçi n’était pas connu. Le tribunal indiqua en outre que la décision du tribunal d’instance de Beypazarı n’avait pas de caractère contraignant pour le Trésor public, celui‑ci n’ayant pas été partie à la procédure en question.

25. Le 19 mars 2002, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de Kazım Tiftikçi et confirma le jugement de première instance. Le 20 mai 2002, elle rejeta le recours en rectification formé par l’intéressé.

26. En parallèle à la procédure en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi, le Trésor public avait saisi le 22e tribunal de grande instance d’Ankara d’une action en invalidation du lien de filiation entre Kazım Tiftikçi et l’indivisaire Tiftikçi Dede tel qu’établi dans le jugement du 4 février 1999 (paragraphe 19 ci-dessus). Le 20 juin 2002, le tribunal de grande instance accéda à la demande du Trésor public et décida que Abdullah Tiftikçi, le père de Kazım Tiftikçi, et Tiftikçi Dede n’étaient pas la même personne, contrairement à ce qui avait été décidé par le tribunal de grande instance de Beypazarı dans le jugement susmentionné (paragraphe 19 ci-dessus).

27. Le 30 janvier 2003, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de Kazım Tiftikçi et confirma le jugement de première instance. Le 26 mai 2003, elle rejeta la demande en rectification d’arrêt formulée par l’intéressé.

D. Action en annulation du titre de propriété du requérant et inscription du terrain au nom du Trésor public

28. Le 17 décembre 2002, le Trésor public introduisit une action en vue d’obtenir l’annulation de l’inscription sur le registre foncier du droit de propriété du requérant et l’inscription du bien litigieux à son propre nom. Dans sa demande, il exposait que le requérant avait acheté ce bien en connaissance de cause, qu’il était au courant des contestations et des inscriptions au registre foncier, et qu’il n’avait donc pas agi de bonne foi. Le Trésor public demanda en outre l’inscription au registre foncier d’une mesure conservatoire au regard de ce bien. Cette demande fut accueillie le 20 décembre 2002 par le 3e tribunal de grande instance. Une mesure conservatoire fut ainsi inscrite au registre foncier sur l’ensemble des parts du requérant, tant sur celles que ce dernier avait achetées à l’indivisaire Tiftikçi Dede que sur celles qu’il détenait à l’origine.

29. Dans son mémoire en réponse sur le fond de l’affaire adressé au tribunal, le requérant affirma qu’il n’était aucunement question d’une inscription irrégulière au registre foncier, comme allégué par le Trésor public. Il déclara que, ayant acheté les parts en question lors de la vente aux enchères réalisée par le service de l’exécution forcée, en application de la décision de justice relative à la dissolution de l’indivision, il avait fait une acquisition parfaitement légale. Il ajouta que sa demande de blocage de l’argent de la vente au profit du Trésor public n’avait pas été prise en considération.

30. Le 11 mai 2004, le 3e tribunal de grande instance d’Ankara rejeta la demande du Trésor public. Il nota que le 10e tribunal d’instance avait décidé de ne pas attendre l’issue de l’action en annulation du certificat d’héritier introduite par le Trésor public et qu’il avait prononcé la dissolution de l’indivision et la mise en vente du bien, et que cette décision était devenue définitive après avoir été confirmée par la Cour de cassation. Il nota aussi que le dossier avait ensuite été envoyé au service de l’exécution forcée, qui avait procédé à l’adjudication conformément aux règles et procédures. Il constata que c’était ainsi que le requérant avait acheté le bien litigieux. D’après le tribunal, bien qu’il eût été établi par la suite que le Trésor public était l’héritier de l’indivisaire Tiftikçi Dede, force était de constater que le requérant avait acquis ce bien de façon parfaitement régulière et qu’il était impossible d’annuler l’inscription en cause. Le tribunal ajouta que le Trésor public avait néanmoins la possibilité de demander à Kazım Tiftikçi la restitution du prix de vente, et qu’il lui incombait d’introduire une action en ce sens.

31. Le 1er février 2005, la Cour de cassation infirma le jugement du 11 mai 2004. Elle nota que le Trésor public était intervenu dans la procédure devant le 10e tribunal d’instance relative à la dissolution de l’indivision, et qu’il avait demandé le sursis à statuer en raison de l’introduction par lui d’une demande en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi. Elle nota ensuite que le 10e tribunal d’instance n’avait pas accédé à cette demande et qu’il avait décidé la dissolution de l’indivision. Elle releva également que cette dernière décision était devenue définitive, que le terrain avait été acheté par le requérant lors de l’adjudication et que, après la vente, le 11e tribunal d’instance avait décidé que le Trésor public était l’unique héritier de Tiftikçi Dede. La Cour de cassation en conclut qu’il s’agissait d’une inscription irrégulière au registre foncier (yolsuz tescil). Elle estima qu’il n’y avait aucun doute sur le fait que le requérant devait être au courant de l’action en annulation introduite par Trésor public au moment où il avait acheté le terrain aux enchères. Elle releva que le Trésor public avait du reste soulevé ce point lors de la procédure en dissolution de l’indivision. Aussi, aux yeux de la Cour de cassation, l’on ne pouvait admettre que le requérant avait agi de bonne foi lors de l’acquisition de ce bien.

32. Le 30 juin 2005, le 3e tribunal de grande instance d’Ankara annula le titre de propriété du requérant pour l’ensemble des parts détenues par celui-ci, tant les parts que l’intéressé avaient achetées à Kazım Tiftikçi que les parts dont il disposait dès l’origine, et décida l’inscription de ces parts sur le registre foncier au nom du Trésor public.

33. Le 29 novembre 2005, la Cour de cassation accueillit partiellement le pourvoi en cassation du requérant, après avoir relevé que le tribunal avait annulé son titre de propriété dans son intégralité, y compris en sa partie concernant les parts dont celui-ci disposait à l’origine, alors qu’il y avait lieu d’annuler uniquement la propriété concernant les parts que l’intéressé avait achetées.

34. Le 14 septembre 2006, le 3e tribunal de grande instance se conforma à l’arrêt de cassation.

35. Le requérant se pourvut en cassation. Dans son pourvoi, il plaidait que le Trésor public avait été informé de la procédure devant le 10e tribunal d’instance dès 1996, et qu’il avait attendu plus de trois ans avant d’intenter l’action en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi. Il ajoutait que le 10e tribunal d’instance avait rejeté la demande de sursis à statuer formulée par le Trésor public, et qu’il avait décidé la dissolution de l’indivision en toute connaissance de cause. Il précisait qu’il n’avait dissimulé aucune information ni aucun élément aux autorités. Selon lui, la considération des juridictions selon laquelle il avait agi de mauvaise foi était contraire à la loi, à la Constitution, et plus spécifiquement au droit de propriété. Le requérant contestait aussi l’irrégularité alléguée de l’inscription : à ses dires, pour pouvoir parler d’irrégularité sur ce point, il eût fallu que l’acte juridique sur lequel reposait le transfert de propriété fût entaché d’irrégularité. Or, selon lui, cela n’était pas le cas puisqu’il avait acquis la propriété des parts en cause à la suite de la décision de justice définitive relative à la dissolution de l’indivision, lors de l’adjudication organisée en application de cette même décision.

36. Le 28 février 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation du requérant et confirma le jugement de première instance. Par un arrêt du 10 mai 2007, notifié le 14 juin 2007 au requérant, elle rejeta le recours en rectification d’arrêt.

37. Le 22 juin 2009, le Trésor public vendit les parts de la parcelle no 10 dont il avait hérité, correspondant à une superficie de 400,32 m2, à une société privée, pour un montant de 830 000 livres turques (TRY).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

38. Le nouveau code civil (adopté par la loi no 4721 du 22 novembre 2001) est entré en vigueur le 1er janvier 2002.

39. Selon l’article 1013 de ce code, les inscriptions au registre foncier s’opèrent sur la déclaration écrite du propriétaire de l’immeuble auquel se rapporte leur objet. Cette déclaration n’est pas nécessaire lorsque l’acquéreur se fonde sur la loi, ou lorsqu’il produit un jugement passé en force de chose jugée ou tout autre acte équivalent.

40. L’article 1015 dudit code dispose que les opérations du registre foncier telles que l’inscription, la modification ou la radiation ne peuvent avoir lieu sans légitimation préalable du demandeur quant à son droit de disposition et quant au titre sur lequel se fonde l’opération. Le demandeur établit son droit de disposition en prouvant qu’il est la personne légitimée au sens du registre, ou qu’il a la qualité de représentant de cette dernière. Il justifie de son titre en prouvant que les formes auxquelles la validité de celui-ci est subordonnée ont été observées.

41. Selon l’article 1023 du même code, celui qui acquiert la propriété ou d’autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier est maintenu dans son acquisition.

42. Enfin, d’après l’article 1024 du code civil, lorsqu’un droit réel a été inscrit indûment, les tiers qui ont eu connaissance des vices ou qui ont dû en avoir connaissance ne peuvent se prévaloir de l’inscription. L’inscription est réputée irrégulière lorsqu’elle a été opérée sans droit ou en vertu d’un acte juridique non obligatoire. La personne qui a été lésée dans ses droits réels peut se prévaloir directement contre les tiers de mauvaise foi de l’irrégularité de l’inscription.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

43. Le requérant allègue que l’annulation, sans contrepartie, de son titre de propriété, ainsi que les limitations apportées à son droit de propriété concernant l’ensemble de ses parts ont enfreint son droit au respect de ses biens tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

44. Le Gouvernement soutient que le requérant ne dispose pas d’une propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et il invite la Cour à rejeter la requête pour incompatibilité ratione materiae. Selon lui, il a été établi que l’inscription au registre foncier était irrégulière, que le requérant avait agi de mauvaise foi et que le certificat d’héritier ayant servi de fondement à l’inscription n’était pas valide. Toujours selon lui, il a aussi été établi que le père de Kazım Tiftikçi n’était pas Tiftikçi Dede, contrairement à ce qui avait été décidé par le tribunal de grande instance de Beypazarı.

45. Le Gouvernement soulève également une exception tirée du non‑épuisement des voies de recours internes, présentée en deux branches. Il dit que, après l’arrêt de cassation du 29 novembre 2005 et le renvoi de l’affaire en première instance, l’avocat du requérant a, lors de l’audience du 14 septembre 2006, demandé au tribunal de se conformer à l’arrêt de cassation. Il ajoute que, les juridictions civiles étant liées par la demande des parties, le tribunal de grande instance ne pouvait pas résister à l’arrêt de cassation. Le Gouvernement soutient ensuite que le requérant pouvait intervenir dans la procédure engagée par le Trésor public devant le 11e tribunal d’instance aux fins de l’annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi, aux côtés de ce dernier, et qu’il aurait pu ainsi soumettre ses commentaires et demander la rectification de l’arrêt de cassation.

46. La Cour note que l’allégation selon laquelle l’avocat du requérant a, lors de l’audience du 14 septembre 2006, demandé au tribunal de se conformer à l’arrêt de cassation n’est pas fondée. Le procès-verbal d’audience ne permet pas d’étayer une telle assertion. Aussi la Cour rejette‑t-elle cette exception du Gouvernement.

47. Quant aux autres exceptions présentées par le Gouvernement, la Cour estime qu’elles sont étroitement liées à la substance du grief que le requérant fonde sur l’article 1 du Protocole no 1, de sorte qu’il y a lieu de les joindre au fond.

48. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

49. Le requérant indique qu’il s’est retrouvé indivisaire de la parcelle litigieuse avec trois autres personnes, inconnues de lui, à la suite d’un remembrement urbain réalisé par les autorités. Il indique ensuite qu’il a acheté les parts de ces personnes sur ce bien lors d’une vente aux enchères réalisée en application d’une décision de justice définitive portant dissolution de l’indivision, et que l’inscription de son droit de propriété au registre foncier reposait donc sur une décision de justice définitive.

50. Le requérant ajoute que le Trésor public est intervenu dans la procédure relative à la dissolution de l’indivision et qu’il a eu la possibilité de défendre ses intérêts. Il dit que le tribunal d’instance ayant décidé la dissolution de l’indivision, en l’occurrence le 10e tribunal d’instance d’Ankara, n’a pas jugé utile d’accéder à la demande de sursis à statuer présentée par le Trésor public. Le requérant reproche à ce dernier d’avoir attendu près de quatre ans avant d’introduire une action en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi. Il estime que le Trésor public aurait dû engager une action en indemnisation contre Kazım Tiftikçi au lieu d’introduire une action en annulation de son titre de propriété.

51. Le requérant soutient qu’il n’était pas question d’une inscription irrégulière de son droit de propriété au registre foncier, et il argue que la Cour de cassation est allée au-delà de sa pratique et qu’elle a jugé qu’il devait payer pour des erreurs commises par le Trésor public et les juges du fond. Il dit que, à supposer que l’inscription eût été irrégulière, pour décider l’annulation de son titre de propriété, il aurait fallu établir sa mauvaise foi – ce qui d’après lui n’a pas été le cas. Le requérant affirme qu’il s’est retrouvé in fine privé de sa propriété, sans aucune contrepartie.

52. Le Gouvernement réplique que les modalités d’inscription au registre foncier sont prévues par les articles 1013 et 1015 du code civil. Il déclare que l’inscription du droit de propriété du requérant au registre foncier était irrégulière au regard de ces dispositions, et il indique que le 11e tribunal d’instance a établi que le certificat d’héritier ayant fondé l’inscription au registre foncier du bien en cause ne reflétait pas la réalité. De plus, le Gouvernement allègue que le requérant n’était pas de bonne foi au moment de l’acquisition de ce bien. Il dit, à ce sujet, que, bien qu’ayant eu connaissance de l’action en annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi, l’intéressé a poursuivi la procédure en dissolution de l’indivision et requis la vente aux enchères dudit bien. En outre, il estime que, étant donné qu’il était représenté par la même avocate que Kazım Tiftikçi, le requérant ne peut affirmer qu’il n’était pas au courant de la procédure en annulation du certificat d’héritier. Selon le Gouvernement, à la lumière de ces éléments, l’on ne peut admettre que le requérant avait acquis ce bien de bonne foi.

53. Le Gouvernement ajoute que la requête peut éventuellement être considérée à la lumière de l’article 17 de la Convention.

54. Par ailleurs, le Gouvernement présente des arrêts de la Cour de cassation, relatifs à l’annulation d’inscriptions au registre foncier, pour inscription irrégulière (arrêts rendus par la 1re chambre civile de la Cour de cassation le 21 janvier 2008 (E.2007/10250 - K.2008/480), le 23 octobre 2007 (E.2007/6202 - K.2007/9991) et le 24 octobre 2007 (E.2007/9072 . K.2007/10082)). Dans ces arrêts, la Cour de cassation a considéré que, lorsqu’une personne vendait à une tierce personne un terrain acquis par elle sur la base d’un certificat d’héritier irrégulier, l’acquéreur en situation d’avoir connaissance de cette irrégularité ne pouvait pas être considéré comme étant de bonne foi. Dans le dernier arrêt, la Cour de cassation a considéré que l’inscription d’un bien sur le registre foncier au nom du Trésor public était irrégulière au motif que le certificat d’héritier ayant fondé cette inscription avait été annulé.

55. D’après le Gouvernement, l’intéressé ne peut affirmer avoir une espérance légitime s’agissant des parts qu’il a achetées. À titre subsidiaire, le Gouvernent indique que l’ingérence avait pour base légale les articles 1013 et 1015 du code civil, qu’elle visait à assurer la bonne tenue du registre foncier et le respect du principe de confiance en le registre foncier, et qu’il s’agit là d’un but légitime. Enfin, il estime que l’ingérence était proportionnée au motif que seules les parts de Tiftikçi Dede ont été visées par l’annulation.

2. Appréciation de la Cour

56. L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général et d’assurer le paiement des amendes. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et plus récemment, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 289, 28 juin 2018).

57. La Cour note que le requérant a acheté les parts litigieuses lors d’une vente aux enchères ordonnée par une décision de justice, et réalisée d’une manière strictement encadrée par les autorités. Ensuite, l’intéressé a fait inscrire son droit de propriété au registre foncier. Bien que ce titre de propriété ait été annulé par la suite, la Cour considère que le requérant disposait d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, en ce sens, Ahmet Nuri Tan et autres c. Turquie, no 18949/05, § 23, 31 mai 2011, et Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 69, 6 décembre 2011).

58. La Cour estime que l’annulation de l’inscription au registre foncier du droit de propriété du requérant a bien constitué une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens, et s’analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. En ce qui concerne la légalité de cette ingérence, ladite ingérence ayant résulté d’une décision judiciaire, la Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne a été interprété et appliqué par les juridictions internes a produit des effets conformes aux principes de la Convention. Pour déterminer si l’ingérence contestée cadrait avec le principe de légalité, elle doit se situer essentiellement par rapport à la motivation donnée à cet égard par les juridictions nationales pour conclure que l’inscription foncière était irrégulière et que le requérant était de mauvaise foi, en gardant à l’esprit que c’est aux juridictions nationales que l’interprétation de la législation interne incombe au premier chef (voir, par exemple, Wittek c. Allemagne, no 37290/97, § 49, CEDH 2002‑X).

59. En l’espèce, la Cour ne peut que constater l’insuffisance de la motivation de l’arrêt de la Cour de cassation du 1er février 2005, de sorte que cet arrêt ne permet guère d’identifier ni la disposition de loi ayant servi de fondement à la haute juridiction ni la jurisprudence appliquée au cas du requérant. Sans faire aucune mention à un texte de loi ou à une jurisprudence, et après un exposé lapidaire des procédures, la Cour de cassation a conclu à la hâte à l’irrégularité de l’inscription foncière et à la mauvaise foi du requérant, sans aucune explication (paragraphe 31 ci‑dessus).

60. La Cour éprouve des difficultés à suivre la Cour de cassation dans son raisonnement. Elle estime nécessaire de rappeler ici le contexte de la présente affaire. En 1995, le requérant et deux autres indivisaires ont introduit une action en dissolution de l’indivision, étant donné que le quatrième et dernier indivisaire, Tiftikçi Dede, demeurait introuvable. Dans le cadre de la procédure ainsi engagée, un dénommé Kazım Tiftikçi s’est manifesté, affirmant qu’il était l’héritier de Tiftikçi Dede. L’intéressé a produit un certificat d’héritier que le tribunal d’instance de Beypazarı lui avait délivré à la suite de la rectification de son registre d’état civil par une autre décision de justice. La qualité d’héritier de Kazım Tiftikçi a ainsi été reconnue par les juridictions nationales. Le 27 janvier 2000, le 10e tribunal d’instance, s’appuyant aussi sur ce certificat héritier, a prononcé la dissolution de l’indivision et la mise en vente du terrain par voie d’adjudication. Le tribunal n’a pas jugé utile d’attendre l’issue de l’action en annulation du certificat d’héritier introduite par le Trésor public, écartant ainsi la demande expresse de sursis à statuer formulée par ce dernier. La procédure d’adjudication a été menée par le service de l’exécution forcée, conformément à la décision de justice. Le requérant a acheté les parts litigieuses par le biais de la vente aux enchères réalisée sous le contrôle des autorités, et il a fait inscrire son droit de propriété dans le registre foncier.

61. La Cour note que l’examen des éléments du dossier ne révèle aucune irrégularité imputable au requérant. Rien ne permet de penser que celui-ci ait été, dans une quelconque mesure, à l’origine de l’annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi ou de son titre de propriété. À cet égard, l’on ne saurait reprocher au requérant, comme le fait le Gouvernement, de n’être pas intervenu dans la procédure introduite par le Trésor public devant le 11e tribunal d’instance aux fins de l’annulation du certificat d’héritier de Kazım Tiftikçi, aux côtés de ce dernier. La Cour ne voit pas en quoi une telle intervention – à supposer qu’elle eût été acceptée – aurait permis de changer l’issue de cette procédure. Elle note du reste que le requérant n’a pas été assigné en intervention forcée dans cette procédure.

62. Dès le début de la procédure en dissolution de l’indivision, le requérant a demandé la désignation d’un agent de la trésorerie principale comme tuteur, pour la défense des intérêts du propriétaire indivis absent (paragraphe 8 ci-dessus). Lors de la dernière audience, en date du 27 janvier 2000, il a demandé le blocage de l’argent de la vente sur un compte bancaire, dans l’éventualité de la désignation du Trésor public comme héritier (paragraphe 12 ci-dessus). Pour la Cour, l’on ne saurait déduire la mauvaise foi du requérant du seul fait que celui-ci était représenté par la même avocate que Kazım Tiftikçi.

63. La Cour considère au contraire que l’annulation du titre de propriété du requérant a été exclusivement justifiée par des faits imputables aux autorités. Elle note ici que le 10e tribunal d’instance d’Ankara, alors qu’il était parfaitement au courant de l’action en annulation du certificat d’héritier introduite par le Trésor public, et malgré la demande expresse de sursis à statuer formulée par ce dernier, n’a pas jugé nécessaire d’attendre l’issue de l’action en question. Ce tribunal a prononcé la dissolution de l’indivision et la vente aux enchères du bien, alors qu’il lui était parfaitement loisible d’attendre l’issue de l’action introduite par le Trésor public.

64. La Cour note également que le 3e tribunal de grande instance a décidé d’inscrire une mesure conservatoire au registre foncier concernant l’ensemble des parts du requérant, tant sur celles que ce dernier avait achetées à l’indivisaire Tiftikçi Dede que sur celles qu’il détenait à l’origine, alors même que seules les parts achetées étaient objet de l’affaire. De même, le 30 juin 2005, ce même tribunal a annulé le titre de propriété du requérant dans son intégralité.

65. Quant au Trésor public, la Cour constate que celui-ci, bien qu’informé de la procédure en dissolution de l’indivision dès le début, a attendu plusieurs années avant de demander à être désigné comme héritier. Elle note également qu’il n’est pas intervenu dans la procédure introduite par Kazım Tiftikçi devant le tribunal d’instance de Beypazarı, alors qu’une telle intervention lui aurait permis de contester à temps la qualité d’héritier de celui-ci. Par ailleurs, comme le requérant le fait remarquer, le Trésor public aurait aussi pu demander l’application d’une saisie conservatoire sur l’argent de la vente.

66. Pour la Cour, l’approche de la Cour de cassation dans la présente affaire dénote une volonté de protéger l’intérêt du Trésor public au détriment de celui du requérant, cette haute juridiction ayant essayé de faire supporter à ce dernier l’entière responsabilité de faits imputables exclusivement aux autorités.

67. La Cour note en outre que la présente affaire diffère sensiblement des affaires citées par le Gouvernement quant à la matière concernée. Dans les affaires en question, des héritiers avaient fait inscrire des terrains à leur nom au registre foncier en tant que propriétaires de première main grâce à des certificats d’héritiers frauduleux, en ce sens qu’ils avaient sciemment tenu à l’écart d’autres héritiers, puis ils avaient vendu ces biens à d’autres personnes qui étaient en mesure d’avoir connaissance de cette irrégularité. Les affaires citées par le Gouvernement ne sauraient donc être pertinentes dans l’examen de la présente affaire.

68. Aussi la Cour considère-t-elle que de sérieux doutes surgissent quant à la prévisibilité pour le requérant de l’annulation de son titre de propriété. Toutefois, elle juge qu’il ne s’impose pas ici de trancher cette question, l’ingérence litigieuse n’étant de toute façon pas proportionnée, pour les raisons exposées ci-après.

69. S’agissant donc de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle à cet égard qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 93, CEDH 2006‑V).

70. La Cour rappelle aussi avoir déjà examiné dans d’autres affaires la question de l’annulation par les tribunaux internes, après plusieurs années, de titres de propriété délivrés par les autorités ou de contrats de vente conclus avec celles-ci. Elle a toujours pris en compte, en tant que critères essentiels dans l’examen de la proportionnalité de la privation, la question de la responsabilité des parties dans l’irrégularité sanctionnée par l’annulation du titre et le caractère essentiel ou au contraire plutôt mineur de cette irrégularité (voir, entre autres, Ion Constantin c. Roumanie, no 38515/03, § 43, 27 mai 2010, et les références qui y figurent).

71. La Cour rappelle également le principe selon lequel les erreurs commises par les autorités publiques doivent profiter à la personne concernée, spécialement quand aucun autre intérêt privé n’est en jeu. En d’autres termes, le risque de toute erreur de la part d’une autorité publique doit être supporté par l’État et aucune erreur ne doit être réparée au détriment de la personne concernée (Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Gladysheva, précité, § 80).

72. Or, en l’espèce, la Cour relève que l’annulation du titre de propriété du requérant a été exclusivement justifiée par des faits imputables aux autorités, et que l’intéressé ne s’est pas vu verser une quelconque indemnité ou proposer un terrain équivalent. Partant, elle estime que le juste équilibre a été rompu et que le requérant a supporté une charge spéciale et exorbitante par le fait d’avoir été privé de son droit de propriété sans contrepartie. Pour la Cour, cette charge a été aggravée par l’impossibilité pour le requérant de disposer librement, pendant plusieurs années, des parts qu’il détenait à l’origine.

73. Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

74. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

75. Le requérant réclame 481 928 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi en raison de la perte de propriété du terrain en question, et 361 445 EUR au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi en raison d’un manque à gagner en matière de loyers. Il demande aussi 20 000 EUR pour dommage moral.

76. Le requérant s’appuie sur un rapport d’estimation de la valeur marchande du bien établi le 29 décembre 2010 par une société privée d’expertise immobilière, dans lequel les experts ont estimé la valeur marchande de la superficie de 432 m2 à 920 000 TRY.

77. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice matériel réclamé. De plus, il estime que les prétentions du requérant formulées au titre du préjudice moral sont excessives.

78. En l’absence d’une demande de restitution des parts litigieuses ou de mise en possession d’un terrain équivalent à celui dont le requérant a été privé, la Cour estime que l’État défendeur devra verser à ce dernier, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur marchande des parts en question à la date de perte définitive de propriété.

79. Compte tenu des éléments fournis par les parties, dont notamment le rapport d’estimation de la valeur marchande du bien établi par un cabinet d’expertise immobilière, et prenant également en compte le prix d’acquisition de ce bien par le requérant, le prix de vente par le Trésor public à un tiers, ainsi que les effets de l’inflation et étant donné l’impossibilité pour le requérant de disposer pendant un long laps de temps des parts qu’il détenait à l’origine, la Cour alloue à celui-ci, tous préjudices matériels confondus, la somme de 295 000 EUR.

80. Quant aux prétentions du requérant pour dommage moral, la Cour, prenant en considération les désagréments et l’incertitude que la situation litigieuse a pu provoquer chez celui-ci, et statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, décide d’allouer à l’intéressé 5 000 EUR.

B. Frais et dépens

81. Le requérant demande également 15 472 TRY (8 928 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes.

82. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant.

83. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

84. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond les exceptions du Gouvernement et les rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 295 000 EUR (deux cent quatre-vingt-quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

iii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-190021
Date de la décision : 19/02/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété)

Parties
Demandeurs : ÇATALTEPE
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KALAYCI U.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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