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25/09/2014 | CEDH | N°001-146400

CEDH | CEDH, AFFAIRE VIAROPOULOU ET AUTRES c. GRÈCE, 2014, 001-146400


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE VIAROPOULOU ET AUTRES c. GRÈCE

(Requêtes nos 570/11 et 737/11)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2014

DÉFINITIF

25/12/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Viaropoulou et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
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Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Søren Nielsen, greffier d...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE VIAROPOULOU ET AUTRES c. GRÈCE

(Requêtes nos 570/11 et 737/11)

ARRÊT

STRASBOURG

25 septembre 2014

DÉFINITIF

25/12/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Viaropoulou et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 septembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 570/11 et 737/11) dirigées contre la République hellénique et dont cinq ressortissants de cet État, Mmes Eleni Viaropoulou, Eirini Viaropoulou, MM. Panayotis Viaropoulos et Lambros Viaropoulos, ainsi que Mme Eleni Malama (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me I. Horomidis, avocat à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agent, Mmes K. Paraskevopoulou, assesseure auprès du Conseil juridique de l’État, et M. Skorila, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants allèguent en particulier une violation de l’article 1 du Protocole no 1.

4. Le 6 mars 2013, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1952, 1988, 1984, 1958 et 1943 et résident à Athènes.

6. Par une décision commune du 25 janvier 2001, les ministres de l’Économie, de la Culture et des Sports décidèrent l’expropriation d’un ensemble foncier d’une superficie de 91 101 m² sis à Galatsi, dont une partie appartenait aux requérants, en vue de la construction d’un stade pour les Jeux olympiques de 2004.

7. Par un jugement du 31 mai 2001, le tribunal de première instance d’Athènes fixa le montant unitaire provisoire de l’indemnité d’expropriation, laquelle fut consignée auprès de la Caisse des dépôts et consignations le 11 septembre 2001.

Le 12 juillet 2002, la cour d’appel d’Athènes fixa le montant unitaire définitif de l’indemnité à une somme supérieure à celle du montant provisoire. La différence qui en résultait entre l’indemnité provisoire et l’indemnité définitive s’élevait à 1 226 034,46 euros pour la première requérante, à 1 838 086,98 euros pour la deuxième requérante, 1 838 086,98 euros pour le troisième requérant, 1 211 092,85 euros pour le quatrième requérant et 10 293 146,64 euros pour la cinquième requérante.

8. L’arrêt de la cour d’appel fut notifié à l’État le 14 novembre 2002.

9. Par un jugement no 353/2003, le tribunal de grande instance reconnut les requérants comme ayant droit à l’indemnité d’expropriation.

10. Comme six mois s’écoulèrent après la notification de l’arrêt de la cour d’appel à l’État sans que celui-ci verse le restant de l’indemnité fixée par la cour d’appel, les requérants saisirent le 27 mai 2003 le tribunal de première instance d’une action tendant à obliger l’État à verser les sommes précitées augmentées des intérêts.

S’agissant du calcul des intérêts, les requérants demandèrent à titre principal qu’il soit effectué selon le taux fixé en application de l’article 15 § 5 de la loi no 876/1979 (selon lequel le taux des intérêts moratoires est déterminé par décision prise en conseil des ministres) ou, à titre subsidiaire, au taux de 6 % en vigueur pour l’État (article 21 du décret législatif du 26 juin/10 juillet 1944)).

11. Le 25 février 2005, l’État consigna diverses sommes correspondant à la différence entre l’indemnité provisoire et l’indemnité définitive.

Constatant que les nouvelles sommes consignées ne correspondaient pas à leurs attentes, les requérants maintinrent leur action du 27 mai 2003 pour un montant de 246 346,29 euros pour la première requérante, 369 519,44 euros pour la deuxième requérante, 369 519,44 pour le troisième requérant, 242 761,44 pour le quatrième requérant et 2 071 593,32 pour la cinquième requérante, plus les intérêts à compter du 26 février 2005 jusqu’au paiement (au taux en vigueur en application de l’article 15 § 5 de la loi no 876/1979 ou, à titre subsidiaire, au taux de 6 % en vigueur pour l’État).

12. Par deux jugements no 5847 et no 5848 du 23 septembre 2005, le tribunal de première instance d’Athènes fit partiellement droit à l’action du 27 mai 2003 et ordonna à l’État de verser des intérêts moratoires à compter de la notification de l’action (le 27 juin 2003 pour la cinquième requérante et le 8 juillet 2003 pour les autres) jusqu’au 25 février 2005 sur les montants suivants : 1 224 105,02 pour la première requérante, 1 836 157,55 pour la deuxième requérante, 1 836 157,55 pour le troisième requérant, 1 209 163,42 pour le quatrième requérant et 10 293 146,64 pour la cinquième requérante.

13. Dans ses motifs, le tribunal de première instance d’Athènes se référa à l’article 15 § 5 de la loi no 876/1979 et constata que le taux d’intérêt s’élevait pour la période du 27 mars 2003 au 5 juin 2003 à 10,5 % et pour la période du 6 juin 2003 au 25 février 2005 à 10 %. Il considéra que l’écart entre le taux légal et le taux en vigueur pour l’État était important, qu’il limitait la responsabilité civile de l’État et qu’il diminuait le montant de l’indemnité due, sans aucun motif d’intérêt public. Il conclut que l’article 21 du décret de 1944 introduisait au profit de l’État un privilège injustifié et était ainsi contraire aux articles 4, 17, 20 et 25 de la Constitution, ainsi qu’aux articles 6 et 14 de la Convention.

14. Le 8 décembre 2005 (dans le cas de la cinquième requérante) et le 19 janvier 2006 (dans le cas des quatre autres), l’État interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel d’Athènes. Il soutenait que les intérêts moratoires auraient dû être calculés, pour des raisons d’intérêt général, sur la base du taux de 6 % applicable à l’État.

15. Par deux arrêts no 5294 et no 3944 du 6 juillet 2006, la cour d’appel donna gain de cause à l’État.

16. Les 20 et 22 décembre 2006, les quatre premiers requérants et la cinquième requérante respectivement se pourvurent en cassation.

17. Par deux arrêts no 1127 et no 1128 du 15 juin 2010, la Cour de cassation rejeta les pourvois par le motif suivant :

« Cette réglementation qui reconnaît à l’État le droit de verser en sa qualité de débiteur des intérêts moratoires à un taux de 6 %, inférieur à celui des débiteurs personnes privées, constitue une exception acceptable au bénéfice de l’État, (...) et est compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 (...) car la protection du patrimoine de l’État est indispensable afin que celui-ci soit en mesure de (...) servir les citoyens (...).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La législation

18. L’article 21 du décret législatif du 26 juin/10 juillet 1944 « sur la codification des lois relatives aux litiges de l’État » prévoit :

Intérêts moratoires

« Le taux des intérêts légaux et des intérêts moratoires sur toute dette de l’État est fixé à 6 % par an (...). Lesdits intérêts sont dus à compter de la date de notification du recours. »

19. Le décret législatif no 496 du 19 juillet 1974 a étendu le bénéfice de cette disposition à toutes les personnes publiques dans les termes suivants :

Article 7

« Le taux d’intérêt légal et moratoire pour toutes les dettes des personnes morales de droit public est fixé à 6 % l’an, sauf si un contrat ou une loi spéciale en disposent autrement, et court à partir de la notification du recours. »

20. L’article 20 § 9 de la loi no 2882/2001 (code des expropriations) se lit ainsi :

« Si l’arrêt de la cour d’appel [fixant le montant unitaire définitif de l’indemnité] est rendu après la réalisation de l’expropriation, l’indemnité supplémentaire éventuellement accordée est versée au bénéficiaire ou est consignée dans un délai de six mois à compter du prononcé de l’arrêt. Si la consignation de l’indemnité a lieu en dehors de ce délai, celle-ci est augmentée de l’intérêt légal en vigueur. »

B. La jurisprudence

1. La jurisprudence du Conseil d’État

21. Par une décision no 2748/2006, la seizième chambre de la cour administrative d’appel d’Athènes a jugé, à l’unanimité, que l’application du décret législatif no 496/1974 était contraire au principe de l’égalité des armes et au droit au respect des biens.

22. Le 19 mars 2007, la première chambre du Conseil d’État, dans une formation à sept juges, a jugé, à l’unanimité, que la différenciation dans la détermination du taux des intérêts moratoires en fonction du débiteur n’était justifiée par aucun but d’intérêt public ; elle a renvoyé alors l’affaire dont elle était saisie devant la formation plénière pour que celle-ci se prononce sur la conformité du décret législatif no 496/1974 avec la Constitution et la Convention (arrêt no 802/2007).

23. Par un arrêt no 1663/2009, le Conseil d’État, siégeant en formation plénière, s’est référé à l’arrêt Meïdanis c. Grèce (no 33977/06, 22 mai 2008) et a considéré que l’article 21 précité du décret de 1944 était contraire au principe d’égalité.

24. Toutefois, le 11 mai 2011, la VIe chambre du Conseil d’État a jugé que la fixation d’un taux d’intérêt différent pour l’État de celui appliqué aux dettes des particuliers pouvait se justifier par un motif sérieux d’intérêt public ou d’intérêt général, en l’occurrence « l’équilibre budgétaire de l’État » et le souci d’éviter l’effondrement économique du pays. Le Conseil d’État a souligné que cet équilibre avait été gravement ébranlé en Grèce, que le déficit et la dette publics étaient énormes et s’élevaient à un taux sans précédent dans l’histoire des finances publiques du pays. Dans ces conditions, la différenciation des taux au profit de l’État était justifiée au moins depuis 2004, année où le Conseil européen avait constaté un déficit excessif mettant en danger l’équilibre budgétaire de la Grèce (arrêt no 1260/2011).

25. En raison de la contradiction de cet arrêt avec l’arrêt susmentionné de la formation plénière, l’affaire a été renvoyée de nouveau à la formation plénière du Conseil d’État pour que celui-ci se prononce sur la compatibilité de l’article 21 avec l’article 4 § 1 de la Constitution (égalité devant la loi) et l’article 1 du Protocole no 1. L’audience a eu lieu le 15 février 2013 et l’affaire est encore pendante.

2. La jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour des comptes

26. Dans deux arrêts no 1127/2010 et 1128/2010 (rendus dans l’affaire des présents requérants), la Cour de cassation a jugé que l’article 21 était commandé par un intérêt public et était donc conforme à l’article 4 § 1 de la Constitution et à la Convention.

27. En revanche, dans un arrêt no 2812 du 2 novembre 2011, la Cour des comptes est parvenue à la conclusion contraire.

3. L’arrêt no 25/2012 de la Cour suprême spéciale

28. Par un arrêt du 13 décembre 2012, la Cour suprême spéciale a levé la contradiction entre la jurisprudence de la Cour des comptes et celle de la Cour de cassation en affirmant que l’article 21 n’était pas contraire aux articles 4 (principe d’égalité), 17 (droit de propriété), 20 § 1 (droit d’accès aux tribunaux) et 25 § 1 (garantie par l’État de la libre jouissance des droits de l’homme) de la Constitution.

29. La Cour suprême spéciale a considéré que l’introduction et le maintien en vigueur pour une si longue période (concrètement, depuis 1877) d’une réglementation selon laquelle le taux d’intérêt applicable à l’État est inférieur à celui applicable aux personnes privées trouvaient leur justification dans le fait qu’au cours de cette période l’État a traversé des crises budgétaires successives graves et longues et dont les conséquences se sont répercutées sur des périodes où la conjoncture était devenue plus favorable.

30. La Cour suprême spéciale a ajouté que la réglementation litigieuse, qui visait à éviter l’augmentation de la dette publique, était commandée par le besoin de protéger l’équilibre des finances publiques et le patrimoine de l’État, auquel contribuaient les citoyens par le paiement des impôts et au service desquels ce patrimoine devait être. Selon la Cour suprême spéciale, il était nécessaire d’assurer la possibilité pour l’État de calculer à l’avance, d’une part, le montant des intérêts qu’il devait payer pour ses dettes et de prévoir, d’autre part, les recettes nécessaires pour leur paiement lors de l’établissement du budget annuel. L’article 21 n’était donc pas contraire, selon elle, au principe de proportionnalité.

31. La Cour suprême spéciale a précisé que la réglementation litigieuse n’était pas non plus contraire à l’article 4 § 5 de la Constitution, selon lequel « les citoyens grecs contribuent indistinctement aux charges publiques selon leurs moyens ». Elle a observé en effet que, pour faire face aux problèmes budgétaires apparus à telle ou telle période, diverses mesures avaient été imposées à de grandes catégories de citoyens, comme des réductions, éventuellement rétroactives, des salaires ou des pensions, l’augmentation de certains impôts ou l’introduction de nouveaux impôts ou de contributions extraordinaires. Partant, à ses yeux, la fixation d’un taux d’intérêt spécial favorable à l’État ne pouvait être regardée comme une violation de cette disposition de la Constitution.

32. La Cour suprême spéciale a également affirmé que l’article 21 du décret législatif de 1944 n’était pas non plus contraire à l’article 17 de la Constitution car il tendait à protéger un intérêt public, à savoir l’équilibre budgétaire et le patrimoine de l’État. En outre, cet article n’entraînait ni privation ni limitation du droit de propriété, car prévoir pour les dettes de particuliers un taux d’intérêt supérieur à celui appliqué aux dettes de l’État ne créait pas dans le chef des créanciers de l’État un droit patrimonial à recevoir des intérêts sur le fondement de ce taux plus élevé.

C. Le taux d’intérêt moratoire appliqué aux dettes de particuliers à partir de 2003

33. Selon les informations fournies par le Gouvernement (document no 5402, du 21 mai 2013, de la Banque de Grèce), au cours de la période du 6 juin 2003 au 5 décembre 2005 (soit la période pertinente pour les intérêts litigieux dans la présente affaire), le taux d’intérêt appliqué pour les dettes de particuliers s’élevait à 10 %. Actuellement, ce taux s’élève à 8 %.

D. L’état des finances publiques de la Grèce à partir de 2003

34. Se fondant sur un rapport établi en application de la procédure prévue par l’article 104 § 3 du Traité instituant la Communauté européenne, la Commission européenne a invité le Conseil européen, le 24 juin 2004, à soumettre la Grèce à la « procédure de déficit excessif ». Le 5 juillet 2004, le Conseil européen a constaté que le déficit public en Grèce s’élevait à 3,2 % du PIB pour 2003, excédant ainsi la valeur de référence prévue par le Traité (3 %), et que la dette publique brute était de 103 % du PIB, bien supérieure à la valeur de référence prévue par le Traité (60 %). Le Conseil européen a mis fin à cette « procédure de déficit excessif » le 5 juin 2007, mais pour en ouvrir une nouvelle le 16 février 2010 (décision no 2010/182/UE).

35. Par cette dernière décision, le Conseil européen a invité la Grèce à mettre fin au déficit excessif le plus rapidement possible et en 2012 au plus tard. Pour s’y conformer la Grèce a adopté en 2010 et 2011 les lois no 3833/2010, 3845/2010, 3986/2010 et 4021/2011.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

36. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et au problème de fond qu’elles posent, la Cour estime nécessaire de les joindre et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

37. Les requérants se plaignent que la fixation du taux des intérêts moratoires appliqué à l’État à 6 % a diminué la valeur de leurs créances, sans que cela soit justifié, selon eux, par un quelconque but d’intérêt public. Ils allèguent une violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

38. La Cour constate que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

39. Se prévalant de l’arrêt de la Cour suprême spéciale, le Gouvernement soutient que la réglementation litigieuse, selon laquelle le taux d’intérêt moratoire applicable à l’État-débiteur est inférieur à celui applicable à un particulier débiteur, se justifie par les crises budgétaires successives qu’a traversées l’État grec. De plus, la crise financière qui a commencé en 2003 et s’est aggravée en 2009 a pris un caractère de crise nationale car elle a été associée au risque d’une faillite de l’État. Aux yeux du Gouvernement, cette situation constitue un motif objectif « d’intérêt public suprême » qui rend nécessaire le maintien à 6 % du taux d’intérêt applicable à l’État.

40. Dans ce contexte, le Gouvernement considère qu’en voyant appliquer à leur créance ce taux de 6 % au lieu du taux légal applicable lorsque le débiteur est une personne privée, qui s’élevait à l’époque à 10 %, les requérants n’ont pas eu à subir une charge disproportionnée.

41. Il souligne que, dans le cadre des expropriations pour la préparation des Jeux olympiques, l’État devait pouvoir prévoir le coût des opérations et se fonder sur un taux stable. La fixation d’un tel taux spécial se justifie aussi à ses yeux par une autre considération : il est naturel que le taux d’intérêt varie en fonction de la solvabilité du débiteur ; or, explique le Gouvernement, les particuliers débiteurs n’offrent pas en la matière les mêmes garanties que l’État en termes de continuité et de durée.

42. Les requérants affirment que non seulement le taux d’intérêt privilégié au profit de l’État a toujours été maintenu depuis 1877 par diverses lois, quelle qu’ait été la situation économique du pays, sans que les tribunaux n’y trouvent à redire. Bien que la Grèce ait connu aussi des périodes de prospérité économique, à partir notamment de 1974, le taux d’intérêt applicable à l’État n’a jamais été aligné sur celui applicable aux personnes privées, pas même pendant la période de 1979 à 2000, lorsque ce dernier variait entre 21 % et 44 % l’an pour tenir compte de l’inflation. Maintenir le taux à 6 % permettait à l’État de spéculer en tardant à s’acquitter de ses obligations car le taux qui lui était applicable était considérablement inférieur au taux d’emprunt utilisé sur le marché bancaire.

43. Les requérants affirment aussi que pendant 140 ans, les pouvoirs législatif et judiciaire ont été incapables de mettre un terme aux privilèges discriminatoires de l’État car leurs liens avec le pouvoir exécutif ont toujours été particulièrement étroits. Selon eux, les décisions du Conseil des ministres de l’Union européenne citées par le Gouvernement montreraient par ailleurs que le déraillement budgétaire de l’État n’est pas dû au poids du taux d’intérêt supporté par l’État en cas de retard dans ses paiements, mais à l’hypertrophie du secteur public, à l’évasion fiscale, à la corruption et à l’absence de transparence dans la gestion des finances publiques. Enfin, le maintien du taux à 6 % crée des problèmes lorsque l’État et un particulier ont des prétentions mutuelles qui ne peuvent pas se compenser : si un particulier ne parvient pas, pour des raisons de difficultés économiques, à payer à l’État des impôts ou des contributions sociales et si l’État, pour les mêmes raisons, tarde à verser à ce même particulier, par exemple, une indemnité d’expropriation ou une ristourne de TVA, l’injustice de l’obligation pour le particulier de verser à l’État des intérêts moratoires à un taux plus élevé devient à leurs yeux particulièrement évidente.

2. L’appréciation de la Cour

a) Principes généraux

44. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale et poursuive un but légitime « d’utilité publique ». Une telle ingérence doit aussi être proportionnée au but légitime poursuivi, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Un tel équilibre n’est pas respecté si la personne concernée a dû subir une charge individuelle excessive (Khoniakina c. Géorgie, no 17767/08, § 70, 19 juin 2012).

45. La Cour rappelle aussi qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98 ; National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

46. En outre, l’adoption des lois appelées à fixer l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État impliquant d’ordinaire un examen de questions politiques, économiques et sociales, la Cour considère que les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées qu’un tribunal international pour choisir les moyens les plus appropriés à cette fin et elle respecte leurs choix, sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable (Terazzi S.r.l. c. Italie, no 27265/95, 17 octobre 2002 ; Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, 8 décembre 2009 ; Jahn et autres c. Allemagne [GC], no 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005-VI ; Mihaieş et Senteş c. Roumanie, (déc.), nos 44232/11 et 44605/11, 6 décembre 2011 et Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40, 7 février 2012, Ramos Ferreira et autres c. Portugal, nos 23321/11, 71007/11 et 71014/11, § 40, 16 juillet 2013).

47. Cette marge d’appréciation des autorités nationales est d’autant plus ample lorsque les questions en litige impliquent la fixation des priorités pour ce qui est de l’affectation des ressources limitées de l’État (O’Reilly et autres c. Irlande (déc.), no 54725/00, 28 février 2002 ; Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, 4 janvier 2005 et Huc c. Roumanie et Allemagne (déc.), no 7269/05, § 64, 1er décembre 2009).

b) Application des principes au cas d’espèce

48. Avec l’arrêt Meïdanis c. Grèce (no 33977/06, 22 mai 2008), la Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur le problème du traitement préférentiel consenti aux personnes morales de droit public, en l’occurrence un hôpital public, à propos de la fixation du taux des intérêts moratoires : en particulier, si la personne morale de droit public avait une dette vis-à-vis d’un particulier, ce taux était fixé à 6 % l’an, tandis que dans le cas inverse – à savoir si un particulier avait une dette vis-à-vis d’une personne morale de droit public – ce taux était fixé selon l’inflation et la conjoncture économique.

49. Dans cet arrêt, la Cour a noté que l’hôpital contre lequel s’était retourné le requérant – un médecin y ayant travaillé sur la base d’un contrat à durée déterminée – n’était pas appelé à agir comme détenteur de la puissance publique, mais était assimilé à un employeur privé car le litige était né dans le cadre d’un contrat de travail de droit privé. Notant que l’hôpital avait invoqué son statut de personne morale de droit public pour bénéficier d’un taux quatre fois inférieur à celui appliqué aux particuliers pour la même période, elle a conclu que la fixation des intérêts moratoires dus par l’hôpital à un tel taux portait atteinte au droit du requérant au respect de ses biens.

50. À la différence du cas de l’affaire Meïdanis, dans la présente affaire la relation ayant fait naître la dette de l’État à l’égard des requérants n’était pas une transaction entre particuliers selon les règles du marché – ce qui pourrait, le cas échéant, justifier une assimilation de l’État-débiteur à un particulier débiteur. Bien au contraire, la dette de l’État était la conséquence d’une expropriation forcée pour cause d’utilité publique, en l’occurrence la construction d’ouvrages pour les Jeux olympiques. Or, dans ce contexte, l’État agit en tant que détenteur de la puissance publique.

51. La Cour convient avec les requérants que la modération du taux des intérêts moratoires que l’État est appelé à verser en cas de retard dans ses paiements ne saurait être raisonnablement invoquée comme remède aux phénomènes de crise budgétaire et financière invoqués par le Gouvernement et qui ont durement touché le pays lors des cinq dernières années. Toutefois, il s’agit plutôt de déterminer si l’application à l’État-débiteur du taux de 6 % fixé par la loi constitue un traitement discriminatoire par rapport aux particuliers débiteurs de manière générale, et des requérants plus particulièrement en tant que bénéficiaires de l’indemnité d’expropriation qui leur avait été accordée par les juridictions internes.

52. À cet égard, la Cour relève aussi une différence fondamentale entre l’affaire Meïdanis précitée et la présente affaire. Dans la première, la Cour avait constaté qu’à l’époque des faits, le taux appliqué aux particuliers oscillait entre 23 % et 27 %, soit environ quatre fois, voire même plus, celui appliqué à l’État. Dans la présente, il ressort du document no 5402 de la Banque de Grèce, fourni par le Gouvernement (voir paragraphe 33 ci-dessus), qu’entre le 6 juin 2003 et le 5 décembre 2005 (période pertinente pour le calcul des intérêts litigieux), le taux d’intérêt appliqué pour les dettes des particuliers s’élevait à 10 %.

53. La Cour estime que les motifs de l’arrêt no 25/2012 de la Cour suprême spéciale qui a mis fin à la divergence entre la jurisprudence de la Cour de cassation et celle de la Cour des comptes ne sont pas dénués de pertinence. La Cour suprême spéciale a énoncé que la réglementation établie par l’article 21 précité du décret de 1944 afin d’éviter l’augmentation de la dette publique à cause des intérêts dus pour les dettes échues répondait au besoin de protéger l’équilibre des finances publiques et le patrimoine de l’État, et était nécessaire pour permettre à l’État de calculer à l’avance le montant des intérêts de ses dettes et de prévoir les recettes nécessaires pour leur paiement lors de l’établissement du budget annuel.

54. Par ailleurs, la Cour constate que les requérants n’avancent aucun élément de nature à démontrer qu’ils auraient subi un préjudice disproportionné du fait qu’un taux de 6 % au lieu de 10 % a été appliqué à leurs créances envers l’État.

55. Perçues dans le contexte de la présente affaire, liée à l’exercice de la souveraineté de l’État pour servir une cause d’utilité publique, ces considérations constituent un motif raisonnable et objectif de nature à justifier une distinction par rapport à l’affaire Meïdanis au regard des exigences de l’article 1 du Protocole no 1, compte tenu en outre du faible écart entre les taux appliqués aux deux catégories de débiteurs au moment des faits.

56. La Cour conclut donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

57. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent d’une violation du principe de l’égalité des armes.

58. La Cour note que les requérants ont pu présenter sans entraves tous les arguments qu’ils jugeaient pertinents pour la défense de leurs intérêts. Leurs droits procéduraux ont été respectés au même titre que ceux de l’État et ils ne se sont vu refuser aucun avantage de procédure dont aurait joui ce dernier. En effet, les allégations des requérants portent exclusivement sur le fond du litige et ne sont pas de nature à faire entrer en jeu le principe de l’égalité des armes (Meïdanis, précité, § 35).

59. Il s’ensuit que le présent grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes et de les examiner conjointement dans un seul arrêt ;

2. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-146400
Date de la décision : 25/09/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : VIAROPOULOU ET AUTRES
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : HOROMIDIS I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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