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03/06/2014 | CEDH | N°001-144349

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKTEPE ET KAHRIMAN c. TURQUIE, 2014, 001-144349


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKTEPE ET KAHRİMAN c. TURQUIE

(Requête no 18524/07)

ARRÊT

STRASBOURG

3 juin 2014

DÉFINITIF

03/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aktepe et Kahriman c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,

András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Hel

en Keller,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 201...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKTEPE ET KAHRİMAN c. TURQUIE

(Requête no 18524/07)

ARRÊT

STRASBOURG

3 juin 2014

DÉFINITIF

03/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aktepe et Kahriman c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,

András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18524/07) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État, MM. Hasan Aktepe, Ferhat Aktepe, Ferdi Aktepe, Nimet Kahriman, Mmes Yadigar Aktepe et Fatma Kahriman (« les requérants »), ont saisi la Cour le 16 avril 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me O. Günakın, avocat à Ağrı. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 22 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. La liste des six requérants, ressortissants turcs résidant à Ağrı, figure en annexe.

5. Les requérants sont les proches de Ferit Aktepe (ci-après, « Ferit »), décédé le 1er mars 2005 alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire.

A. La genèse de l’affaire

6. Le recensement du contingent dont le proche des requérants faisait partie eut lieu en 2004.

7. Le 31 mai 2004, il rejoignit l’unité de formation militaire initiale des appelés. Le 14 août 2004, après un congé de sept jours, il rejoignit son lieu d’affectation au commandement de gendarmerie de Güneysu (Rize).

8. Selon les documents versés au dossier, Ferit fut considéré par les médecins comme apte à accomplir son service militaire ; il n’avait informé les autorités d’aucun problème particulier.

9. Au cours de son service militaire, Ferit commença à souffrir de troubles d’anxiété.

10. Le 10 décembre 2004, Ferit passa des tests : trois inventaires furent établis au moyen de questionnaires.

11. Au questionnaire BECK sur les symptômes de dépression, Ferit donna les réponses suivantes :

« Je suis si triste ou si découragé que je ne peux plus le supporter / Il me semble que je n’ai rien à attendre de l’avenir / Lorsque je pense à ma vie passée, je ne vois que des échecs / Tout m’ennuie, rien ne me satisfait / Je me sens coupable de temps en temps / Je sens parfaitement que je suis puni / Je ne suis pas très content de moi-même / Je me blâme constamment de mes défauts. »

12. Dans le questionnaire BECK sur les symptômes d’anxiété, il indiqua les éléments suivants :

« Jambes molles, tremblements dans les jambes / Crainte que le pire ne survienne / Étourdissements ou vertiges, désorientation / Sensation de perte de l’équilibre / Nervosité / Sensation d’étouffement / Tremblement des mains / Tremblements / Crainte de perdre le contrôle de soi / Difficultés respiratoires / Peur de mourir / Sensation de peur / Transpiration (non associée à la chaleur). »

13. Dans l’inventaire bref des symptômes (Kısa Semptom Envanteri), il signala les éléments suivants :

« Anxiété et état de tremblement / Difficulté à se souvenir des faits / Se mettre en colère très facilement / Idées de mettre fin à sa vie / Sensation de ne pas faire confiance à la plupart des gens / Peurs soudaines sans raison / Éruptions incontrôlables des émotions / Se sentir seul même accompagné / Se sentir seul / Se sentir triste, mélancolique / S’offenser facilement (...) / Croire que les gens ne vous aiment pas, qu’ils vous traitent mal / Se sentir inférieur / Sensation d’être un objet pour autrui, d’être suivi / Insomnie. »

14. À la suite des inventaires, le même jour, un compte-rendu de consultation fut établi par C.C.A. Le compte-rendu se lit comme suit :

« D’après les tests (l’inventaire d’anxiété BECK et l’inventaire de dépression BECK) appliqués au soldat, il est constaté que celui-ci souffre d’une dépression et qu’en conséquence il a des idées de suicide et de meurtre.

Ce point ayant été pris en considération, les suggestions nécessaires lui ont été faites et les exercices nécessaires lui ont été donnés. Aussi, pour qu’il puisse surmonter cette période, il est utile qu’il soit surveillé par ses commandants et que son arme lui soit retirée (...) par ailleurs, avec ceux qui ont des problèmes comportementaux et psychologiques, il vaut mieux se comporter en ami.

N.B. Le soldat est dépendant aux substances inhalées (colle, solvants) et il en prend toujours. »

15. À partir du 15 décembre 2004, l’arme de Ferit lui fut retirée.

16. Le 8 février 2005, Ferit eut un entretien avec le psychologue de la caserne, B.B., qui constata dans son rapport : — que son état dépressif persistait ; — que, comme il avait en même temps une dépendance aux substances volatiles (colle), il ne pouvait pas contrôler ses comportements ; — qu’il éprouvait une anxiété aiguë. Il proposa le transfert médical de Ferit vers l’hôpital militaire pour le traitement de sa dépendance aux substances volatiles.

17. Le 22 février 2005, Ferit fit une tentative de suicide en prenant des somnifères en grande quantité.

18. Le 23 février 2005, İ.K., le commandant de la gendarmerie du district établit un rapport dans lequel il nota que Ferit avait été hospitalisé et qu’il avait été constaté qu’il avait pris de la drogue. Dans la partie « avis de l’auteur du rapport », il mit la note suivante :

« a une dépendance aux substances ; discipline faible ; doit être suivi et mis sous contrôle. »

19. Le 23 février 2005, la psychiatre de l’hôpital d’État de Rize, E.K., établit un rapport, dans lequel elle proposa le transfert de Ferit à l’hôpital militaire de Samsun, avec le diagnostic « abus d’utilisation de substances inhalées » (uçucu madde kötüye kullanma).

20. Le 24 février 2005, Ferit fut interrogé en tant que suspect par İ.K., le commandant de la gendarmerie du district, et O.A., le sous-officier chargé, entre autres, du personnel, dans le cadre d’une enquête disciplinaire. À la question de savoir pourquoi il ne s’était pas présenté à sa garde sans arme de la nuit du 22 février 2005, il répondit comme suit :

« (...) le 22.02.2005, vers 19 h 30, j’avais pris des somnifères. Je ne savais pas que j’étais de garde. [Apparemment] le sergent de garde a essayé de me réveiller, mais comme j’avais pris des somnifères, je ne me souviens de rien. »

21. Le même jour, il fut interrogé en tant que suspect par les mêmes supérieurs, en raison du fait que le matin il avait continué à dormir, qu’ensuite il avait été hospitalisé, et qu’il avait alors été constaté qu’il avait pris de la drogue. Les passages pertinents de sa déposition se lisent comme suit :

« Le 23.02.2005 quand je me suis réveillé, j’étais à l’hôpital d’État de Rize. Le mardi 22.02.2005, j’avais reçu l’ordre de transfert au PDRM [Psikolojik Danışma ve Rehberlik Merkezi : Centre d’orientation et de consultation psychologique] qui se trouve au commandement départemental de la gendarmerie de Rize. Je suis passé au PDRM. Le docteur n’est pas venu, je me suis entretenu avec le personnel présent. J’en suis parti pour aller au centre-ville de Rize. J’ai acheté des somnifères, pour 1,8 TRY, dans une pharmacie dont je ne me rappelle pas le nom. Ensuite, je me suis rendu à ma garnison. Vers 19 h 30, dans les toilettes de l’escadron, j’ai pris 40 gélules de somnifères, pour me suicider. J’ai jeté la boîte aux toilettes. Et puis, je suis allé me coucher dans mon lit. »

22. Le 27 février 2005 il partit de sa garnison pour se rendre au service psychiatrique de l’hôpital militaire de Samsun, où il avait une consultation

23. Le 28 février 2005, il se rendit à l’hôpital militaire de Samsun. Les médecins l’examinèrent et lui prescrivirent un traitement médicamenteux.

24. Le 1er mars 2005, il rentra à sa garnison vers 10 heures, et se présenta au sous-officier O.A., chargé de la logistique et du personnel, pour l’informer. Dès son retour à la caserne, Ferit apprit qu’il allait faire l’objet d’une procédure disciplinaire pour insoumission et usage de stupéfiants dans l’enceinte du commandement. Vers 14 heures, il demanda au commandant de la gendarmerie Ş.S. la permission de se rendre au centre-ville pour téléphoner.

Vers 15 heures, il fut trouvé gravement blessé dans le dortoir no 2, avec le fusil de son camarade S.K. Il fut d’abord conduit à l’hôpital de Güneysu, où il reçut les premiers soins. Aussitôt après, il fut transféré à l’hôpital de Rize, puis orienté vers l’hôpital universitaire de Trabzon ; il décéda de ses blessures au cours de ce dernier transfert, vers 17 heures.

B. La procédure pénale concernant le suicide de Ferit Aktepe

25. Après l’incident, à partir de 15 h 15, le procureur de Rize et une équipe de la gendarmerie se rendirent sur les lieux afin de procéder à des examens et de recueillir les éléments de preuve.

26. Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé, un croquis de l’état des lieux fut réalisé et des clichés du lieu de l’incident furent pris.

27. Un fusil de type G-3 appartenant au soldat S.K., deux douilles de balle, une cartouche intacte et dix-sept balles furent trouvés sur les lieux de l’incident.

28. Le commandant de la gendarmerie Ş.S. et l’appelé B.D. furent entendus par le procureur de Rize.

29. Une recherche de résidus de tir sur les mains de Ferit fut réalisée. Les douilles, la cartouche intacte et les dix-sept balles retrouvées, ainsi que le fusil et les vêtements que le défunt portait lors de l’incident furent saisis pour expertise balistique et analyse des empreintes digitales.

30. L’examen externe détaillé du corps du défunt fut effectué en présence du procureur militaire et du procureur militaire adjoint.

31. Une autopsie classique fut effectuée par l’institut de médecine légale de Trabzon. Elle permit de conclure que Ferit était décédé d’une balle tirée presque à bout touchant. L’orifice d’entrée était situé sur l’œil gauche. Le rapport établit comme causes du décès la fracture crânienne et l’hémorragie dues à la blessure de l’intéressé par une balle d’arme à feu.

32. Le 2 mars 2005, le procureur militaire se rendit sur les lieux de l’incident et ouvrit une enquête pénale. Parallèlement, une enquête administrative fut ordonnée.

33. Le 3 avril 2005, le procureur de Rize rendit une décision d’incompétence, en raison du fait que l’incident s’était déroulé sur un lieu militaire.

34. Une expertise balistique fut réalisée. Les experts examinèrent le fusil G‑3 ayant causé la mort de Ferit et conclurent que l’arme en question était en bon état de fonctionnement. En raison de la déformation, les deux projectiles n’avaient pas pu faire l’objet d’un examen comparatif.

35. Dans le cadre de l’enquête pénale, le procureur militaire recueillit les dépositions des camarades et des supérieurs du défunt, ainsi que celles de ses proches. Les passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :

S.K., appelé : « Je connais Ferit AKTEPE, car nous sommes ensemble dans le même escadron depuis environ 3 mois. Comme nous avons un système de fonctionnement par binômes dans l’escadron, avec Ferit nous étions en binôme. Nous étions toujours ensemble. Dans le 2e dortoir, nous avions nos lits superposés. À ma connaissance, il n’avait aucun problème avec sa famille. Il recevait de l’argent aussi (...) Il y a un mois, Ferit m’a dit qu’il avait des problèmes psychologiques, qu’il voulait aller à l’hôpital pour prendre du repos, mais il se plaignait que le sous-officier O.A. ne l’y envoyât pas. Il y a 15 jours, K.Y. l’avait vu sniffer de la colle chez le tailleur d’habits, et il l’avait averti en lui prenant le sachet. À ma connaissance, Ferit l’avait fait encore une fois il y a une semaine, et la nuit, il n’avait pas pu se réveiller pour sa garde. Le matin, il avait été envoyé au dispensaire de la caserne. De là, on l’avait transféré à l’hôpital d’État de Rize. À son retour, il avait été transféré au service psychiatrique de l’hôpital militaire de Samsun (...) La dernière fois que je l’ai vu, dimanche dernier, il était heureux d’aller à l’hôpital. Il disait qu’il allait même prendre du repos. Pourtant, le mardi de son retour de l’hôpital, d’après ce que j’ai entendu des autres, il avait appris que son cas avait été déféré au tribunal en raison du problème de garde et de l’utilisation de substances volatiles, et il était allé voir le sous-officier O.A, qui lui avait confirmé que c’était exact. Il aurait demandé à O.A “mon commandant, vous m’avez donc inculpé ?”, et il lui aurait dit “oui, je l’ai fait, et alors ?!”, en riant. Et puis il serait allé faire la plonge à la cantine. Sur le chemin, I.G. l’avait croisé, en le voyant très démoralisé, il avait essayé de lui parler, sans succès. Il lui avait dit qu’il allait aux toilettes, et il s’est tué. »

Ş.S., commandant du poste central de la gendarmerie de Güneysu : « Ferit AKTEPE est dans notre caserne depuis 3 mois (...) Comme il avait des problèmes psychologiques, on l’a envoyé 4-5 fois au commandement départemental de Rize pour consultation psychologique (...) À ma connaissance, mercredi dernier après son retour du PDRM [Psikolojik Danışma ve Rehberlik Merkezi : Centre d’orientation et de consultation psychologique] de Rize, on n’avait pas pu le réveiller pour la garde de nuit. Le jour suivant, on avait fait venir le médecin du dispensaire de la caserne, qui l’avait examiné dans le dortoir. Et puis il a été transféré vers l’hôpital de Rize par ambulance. Le même jour il a eu son transfert médical pour l’hôpital militaire de Samsun, et il est revenu à la caserne. Moi, je ne l’ai pas vu pour cet incident. Mais j’ai entendu des autres soldats, dont je ne me souviens pas des noms : il leur aurait dit que, à son retour du PDRM, il aurait pris 40 somnifères pour se suicider. Je sais que notre commandant dans l’escadron, O.A., a parlé avec lui à ce sujet. Le dimanche, j’étais l’officier de garde, et c’est moi qui l’ai envoyé à l’hôpital de Samsun à 8 heures. À ce moment-là, il n’y avait rien d’anormal (...) Jusqu’alors, Ferit ne s’était plaint de rien. Au retour des congés, il m’a dit que le sergent spécial T.Ö. l’avait traité de “sans-honneur” et que cela l’avait blessé. Je lui ai dit de ne pas prendre cela pour lui, que je l’avertirais, que le [sergent] spécial T. n’était pas de mauvaise foi, que c’était une habitude chez lui, qu’il était comme ça (...) »

K.Y., caporal : « (...) En général, il se comportait bien avec tout le monde. J’étais un des amis proches. Quelques fois, il disait “quand donc ce service militaire va-t-il se terminer ? Je veux aller à Samsun et prendre du repos”. Hier [le jour de l’incident], il est venu à la caserne vers midi. Il a dit qu’il était démoralisé, car il n’avait pas pu prendre du repos. À la cafète, il a appris auprès d’autres soldats, dont je ne me rappelle pas les noms, qu’il avait été inculpé. Il n’a pas mangé son repas à midi : il l’a jeté à la poubelle. Il était devenu pensif. Vers 13 h 30, il est allé voir le sous-officier O.A. (...) Je l’ai vu avec d’autres soldats, il était plus gai que d’habitude, il riait, il rigolait avec ses amis. Comme je suis chauffagiste, je suis parti pour mon travail. Un peu plus tard, j’ai entendu deux coups, pendant que je m’occupais du chauffage (...) »

İ.B., appelé : « (...) On était proches, avec Ferit. Quand l’on se retrouvait, il me disait qu’il était ennuyé par le service militaire ; il se demandait comment cela allait se terminer (...) Je l’ai vu avant d’aller à l’hôpital, il disait qu’il allait prendre du repos, qu’il se reposerait un peu. Il disait qu’il était accablé. Hier [le jour de l’incident], on a mangé à la même table. Il était très pensif pendant le repas. Il n’a même pas mangé. Après nous avons pris du thé à la cafète. Il a dit qu’il n’avait pas pu prendre du repos, qu’on ne s’était pas occupé de lui, qu’il était chagriné (...) »

C.D., caporal : « (...) Hier [le jour de l’incident], vers 14 heures, il est venu me voir. Il m’a dit “le sous-officier O. m’a renvoyé devant le tribunal, c’est toi qui as envoyé le message ?”. Il était vraiment dépité. Je lui ai dit que ce n’était pas moi (...) Tout le monde peut entrer dans le dortoir. Il n’y a aucun contrôle des entrées et sorties. Moi, je suis affecté au central. Personne ne m’a demandé de contrôler les entrées et sorties du dortoir. Une semaine avant l’incident, Ferit m’a dit “O. m’a renvoyé devant le tribunal, il m’a dit que j’aurai au moins un an d’emprisonnement ; que vais-je faire maintenant ?” Je l’ai consolé en disant qu’il n’allait pas prendre autant. Quand Ferit a intégré notre escadron, il avait été désigné comme le secrétaire (yazɪcɪ) du sergent spécial İ.P., qui me demandait de me renseigner sur les menus de tous les restaurants avoisinants ; après quoi, il envoyait Ferit lui chercher à manger. De temps en temps, il le demandait même pour chez lui. Parfois, Ferit me disait “c’en est assez, je suis un esclave ou quoi ?”. Il y a environ 3 semaines, j’ai dit à Ferit que le sergent spécial voulait la même chose. Il a dit qu’il ne le ferait pas. À ma connaissance, Ferit a été retiré de son poste par le sergent spécial İ.P. Un soldat de court terme l’a remplacé. Il m’a dit que le sergent spécial İ.P. avait dit aux autres “laissez le tomber [en langage vulgaire], excluez ce soldat”. Par ailleurs, comme Ferit était affecté à la blanchisserie, et même si c’était interdit, le [sergent] spécial İ.P. lui donnait son linge dans un sachet pour qu’il le lave à la machine. Et le sergent spécial T.Ö. savait que Ferit était problématique, il lui mettait plus de pression (üstüne gidiyordu) et il le méprisait parce qu’il venait du commandement de la gendarmerie du district de Kalkandere. J’ai vu le sergent spécial T. dire à Ferit “je te b... la rate, connard”. Il y a environ 1 mois, lorsque Ferit était encore le secrétaire du [sergent] spécial İ.P. j’étais au central, vers 17 heures, et il [le sergent spécial T.] a demandé à Ferit, qui était au bureau, ce qu’il faisait. Ferit a dit qu’il préparait une page de couverture ; il a dit “tu mens, connard ; je me suis beaucoup occupé de gens comme toi : si je te laisse un souvenir, tu ne m’oublieras jamais de ta vie”. De façon générale, j’ai entendu le [sergent] spécial T. dire à tous les soldats des mots comme “sans-honneur”, ou “connard”. Il me l’a dit même à moi. Même l’ancien secrétaire du [sergent] spécial T., le sergent G.Y., a fait venir son père en raison de ses agissements, puis s’est fait muter au commandement de la gendarmerie départementale (...) »

T.Ö., sergent spécial : « (...) Ferit AKTEPE est au commandement de la gendarmerie du district depuis environ 2 mois et demi. D’abord, il a été à la division de la recherche criminelle sous les ordres du sergent spécial İ.P. Comme il se distrayait trop avec l’ordinateur et écoutait de la musique politique (Ahmet Kaya etc.), il a été transféré au quartier général, où il était chargé de la blanchisserie, sous les ordres du sous-officier O.A. À ma connaissance, il avait des problèmes psychologiques. Parfois, il était pensif, comme absent. Il faisait des gardes sans arme. Dernièrement, il avait des problèmes de présence pour ses gardes. Comme nous savions qu’il avait des problèmes psychologiques, nous avions un comportement tolérant à son égard pour qu’il s’habitue au service militaire. Il n’est jamais venu me voir pour se plaindre d’un quelconque problème. D’ailleurs, il avait aussi du mal à s’exprimer (...) »

İ.P., sergent spécial : « (...) je l’ai pris comme secrétaire sur ordre du commandant, parce qu’il s’y connaissait avec l’ordinateur, et qu’on ne lui confiait pas d’arme en raison de ses problèmes psychologiques. Il a travaillé comme secrétaire pendant un mois environ. Pendant cette période, quand je lui parlais, il me disait qu’il n’avait pas de problème, qu’il allait bien. Mais, comme les autres gradés lui confiaient constamment des tâches, et comme je pensais que son état psychologique ne lui permettait pas de le supporter et que je ne voulais pas qu’il [se sente] écrasé, j’ai engagé un nouvel appelé comme secrétaire, et Ferit a commencé à s’occuper de la blanchisserie. Quand il était chargé de la blanchisserie, j’y allais avec mon linge dans un sachet, je lui faisais ouvrir le couvercle de la machine à laver, et je les y mettais moi-même. En tout cas, en raison de mes fonctions, cela m’aurait gêné que les autres soldats voient mon linge sale. Je n’ai jamais fait laver mon linge à Ferit (...) Je n’ai pas vu le sergent spécial T. insulter Ferit. Mais il me disait que le sergent spécial T. lui donnait trop de travail pendant mon absence. J’en ai informé le [sergent] spécial T. ; il m’a dit qu’il n’avait pas de secrétaire, et que Ferit devait travailler pour lui aussi jusqu’à ce qu’il en ait un. »

O.A., sous-officier, chargé de la logistique et du personnel : « (...) Ferit avait été envoyé du commandement de la gendarmerie du district de Kalkandere pour être mis à la disposition de notre escadron en raison de ses problèmes psychologiques. (...) J’ai parlé avec lui en tête-à-tête plusieurs fois. Quand je lui posais des questions sur sa famille, il me disait “je ne veux pas en parler, mon commandant”. (...) Comme on peut le voir dans son dossier personnel, nous l’avons envoyé au centre d’orientation et de consultation psychologique au commandement départemental de la gendarmerie de Rize, à sa demande. Il y a environ 10 jours, il m’a dit qu’il voulait aller au service psychiatrique de l’hôpital de Rize, et qu’il voulait prendre du repos. Je me suis entretenu avec le commandant de l’escadron, et nous l’y avons envoyé. À son retour de l’hôpital, hier, vers 9 h 30, il est venu me voir pour m’informer de sa présence, et j’ai demandé ce qui s’était passé. Il m’a dit que le docteur ne s’était pas occupé de lui, qu’il lui avait prescrit des médicaments et l’avait renvoyé. À je ne sais plus quelle heure, il est revenu me voir et m’a demandé “avez-vous envoyé mon dossier criminel mon commandant ?”. Je lui ai demandé d’aller en parler au commandant de l’escadron, et il est parti (...)

Je n’ai pas vu, ni entendu un supérieur mal traiter Ferit. Seulement, comme tout le monde, il a pu être averti en raison de ses fautes. Je ne me souviens pas nettement d’un incident concernant Ferit. À ma connaissance, il n’avait aucun conflit avec les autres. En tant que personne ayant beaucoup parlé avec lui, je suis étonné qu’il se soit suicidé. C’est moi qui ai pris sa déposition au sujet de l’utilisation de la drogue. Dans sa déposition, il m’a dit “mon commandant, j’ai pris 40 somnifères pour me suicider” (...) Je ne lui ai pas demandé pourquoi il voulait se suicider. »

İ.K., sous-officier, commandant de la gendarmerie du district de Güneysu : « (...) j’ai constaté qu’il avait eu des problèmes psychologiques à Kalkandere, et qu’il avait été mis à la disposition de notre escadron. (...) Je ne lui ai pas donné d’arme. Je l’ai placé chez le sergent spécial İ. au quartier général pour qu’il soit sous ses yeux. Je l’ai envoyé 4-5 fois au centre d’orientation et de consultation psychologique. Je me suis entretenu avec lui plusieurs fois. Pendant ces entretiens, il ne m’a jamais fait part d’une plainte concrète (...) Il a été transféré au service psychiatrique de l’hôpital de Samsun, avec un diagnostic de dépendance à la drogue. Le dimanche, j’ai pris son rendez-vous, et je l’y ai envoyé. Hier, vers 10 heures, il est venu m’informer de son retour. Quand j’ai demandé ce qui s’était passé, il m’a dit “ils m’ont prescrit des médicaments, ils ne se sont pas occupés de moi”. Je lui ai dit de prendre ses médicaments (...)

(...) Comme les armes et les munitions sont dans les dortoirs, accrochés aux lits, pendant la journée, le responsable B.S. monte la garde après le nettoyage pour que personne n’entre. Hier, vers 14 heures, je l’avais envoyé pour un contrôle. Dans les situations pareilles, le responsable du central contrôle les entrées et les sorties. Ferit n’a pas d’arme à son nom. L’arme avec laquelle il s’est tué est un G3, appartenant à S.K. Ferit et S.K. ont des lits superposés, l’arme était accrochée au lit. »

36. Le 11 mars 2005, à l’issue de l’instruction administrative, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne, dont les parties pertinentes se lisent comme suit :

« LES CAUSES DE L’ACCIDENT ET DE L’INCIDENT :

a. Cause directe : [Le fait, pour l’appelé, de] ne pas avoir [obtenu] “une suspension de son service militaire (hava değişimi) ou une mise en repos”, lors de son transfert à l’hôpital militaire de Samsun, le 28 février 2005.

b. Cause indirecte : Le fait d’avoir appris que, le 24 février 2005, le commandement de la gendarmerie du district de Güneysu avait préparé deux dossiers d’inculpation pour “avoir agi en infraction au règlement de garde et avoir utilisé une substance volatile” et les a envoyés au commandement de la gendarmerie départementale.

CONSEILS POUR ÉVITER CES TYPES D’ACCIDENTS ET D’ÉVÉNEMENTS

Nous sommes d’avis que l’on peut éviter des accidents ou incidents similaires par un suivi et un contrôle régulier des soldats ayant des problèmes psychologiques, par la programmation à leur intention de visites au RDM [Centre d’orientation et de consultation], par une attention rigoureuse au caractère approprié des missions et des responsabilités qui leur sont confiées, par la prise en considération des rapports des conseillers du RDM par les supérieurs, et par les précautions, les contrôles et le suivi mis en place en conséquence.

L’APPRÉCIATION ET L’AVIS DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE QUANT À L’INCIDENT

Depuis son incorporation au commandement départemental de la gendarmerie de Rize, aucune arme n’a été donnée à l’appelé Ferit AKTEPE, en raison de ses problèmes psychologiques ; il a bénéficié de consultations, à raison de deux fois par semaine, avec un psychologue mis à disposition par la direction départementale de l’éducation. Après son hospitalisation à l’hôpital d’État de Rize le 22 septembre 2005 en raison de l’utilisation d’une substance volatile (colle), un ordre de transfert médical a été établi pour l’hôpital militaire de Rize par le (la) spécialiste en psychiatrie ; le 27 février 2005, il a quitté sa garnison et s’est rendu, le 28 février 2005, au service psychiatrique de l’hôpital militaire de Rize, où les médecins l’ont examiné, lui ont prescrit un traitement médicamenteux et l’ont renvoyé dans sa garnison. Il est établi que l’appelé Ferit AKTEPE, qui est revenu dans sa garnison le 1er mars 2005, est “dépendant aux substances volatiles”, et il a lui-même affirmé qu’il avait utilisé de la substance volatile (de la colle) avant son arrivée à l’armée. Par ailleurs, dans la vie civile, il a été mêlé à plusieurs incidents de vol ; et il a été recherché [à ce titre] par les unités de sécurité. L’appelé susmentionné, Ferit AKTEPE, s’est rendu à l’hôpital militaire en disant à ses amis qu’il y allait pour obtenir une suspension de son service militaire (hava değişimi). À l’hôpital militaire de Samsun, au lieu de lui donner une suspension de son service militaire (hava değişimi) ou du repos, on lui a prescrit un traitement médicamenteux. Je suis d’avis qu’il en a fait un problème – en pensant que l’on ne s’est pas occupé de lui –, [d’où] une crise, et son suicide le 1er mars 2005 à 15 h 10 avec une arme à feu. »

37. Le 24 mai 2005, la fondation Mehmetçik (fondation qui a pour but d’aider les familles des soldats blessés ou décédés pendant leur service militaire) octroya une aide d’un montant de 5 414 livres turques (soit environ 3 110 euros (EUR) à l’époque des faits) à la famille de Ferit.

38. À l’issue de l’instruction pénale, le 30 décembre 2005, le procureur militaire de Trabzon, concluant au suicide de Ferit et considérant qu’aucune négligence n’était attribuable aux autorités militaires, rendit un non-lieu. Il constata que Ferit avait été très touché parce qu’il n’avait pas pu avoir une suspension de son service militaire, et que cela avait engendré chez lui une crise psychologique soudaine, qui l’avait poussé à aller chercher le fusil confié à son camarade S.K. pour se suicider, en se tirant une balle dans l’œil gauche. Pour ce faire, il se fonda notamment sur le rapport d’investigation in situ, le croquis et les photos de l’état des lieux, le rapport d’expertise, les dépositions des témoins, les rapports médicaux, le rapport d’autopsie et le rapport d’expertise balistique.

39. Le 25 août 2006, les requérants formèrent opposition contre l’ordonnance de non-lieu, se plaignant d’une insuffisance de l’enquête menée sur les conditions et les responsables du décès de leur proche, et demandèrent l’élargissement de l’enquête. Ils exposaient notamment les thèses et interrogations suivantes :

— les autorités militaires étaient conscientes des problèmes graves et du risque de suicide de leur proche ;

— les autorités militaires n’avaient pas pris toutes les mesures pour empêcher la matérialisation du suicide ; bien au contraire, elles y avaient contribué, notamment en ouvrant, contre l’avis des spécialistes, des enquêtes disciplinaires contre leur proche, qui était déjà fragilisé par son état de santé ;

— à la suite de la consultation auprès de la psychiatre de l’hôpital d’État de Rize, le 8 février 2005, leur proche avait été transféré à l’hôpital militaire de Samsun tout seul, sans qu’on le fasse accompagner ;

— aucune recherche n’avait été menée quant à la question de savoir si le dossier de Ferit avait bien été envoyé à l’hôpital militaire de Samsun ; et dans l’affirmative, comment les médecins avaient-ils pu traiter un tel cas sans examens supplémentaires ni hospitalisation ?

— ni les autorités militaires ni les médecins, bien qu’ils fussent conscients des risques de suicide, n’avaient suspendu le service militaire de leur proche ; on ne l’avait même pas mis au repos ;

— continuer à faire monter des gardes à leur proche n’était pas une mesure appropriée, car les gardes de nuit étaient dangereuses pour quelqu’un dans son état, et les gardes sans arme étaient humiliantes ;

— laisser perdurer un accès aussi facile aux armes était une négligence grave ;

— aucune recherche n’avait été effectuée quant à la responsabilité des supérieurs, qui avaient presque « poussé » leur proche à se suicider.

40. Le 28 février 2006, le tribunal militaire d’Erzincan, concluant à l’absence de preuves susceptibles de révéler qu’un tiers ait provoqué le suicide ou incité ou aidé l’intéressé à se donner la mort, rejeta l’opposition formée par les requérants contre l’ordonnance de non-lieu.

C. La procédure en dommages et intérêts

41. Le 17 avril 2006, les requérants saisirent la Haute Cour administrative militaire d’un recours en dommages et intérêts, en soutenant :

– que Ferit avait subi une pression et des traitements dégradants lors de son service militaire ;

– que ses supérieurs lui avaient demandé des prestations qui n’étaient pas en rapport avec le service militaire ;

– qu’il avait injustement fait l’objet d’une procédure disciplinaire ;

– qu’il n’avait pas été correctement soigné, alors qu’il souffrait de troubles psychiques avérés.

42. Par un arrêt du 18 octobre 2006, la Haute Cour administrative militaire débouta les requérants de leur demande en se fondant principalement sur l’ordonnance de non-lieu du 30 décembre 2005. Elle conclut à l’absence de lien de causalité entre les faits à l’origine du suicide et une quelconque faute imputable à l’administration militaire.

43. Le 14 février 2007, la Haute Cour administrative militaire rejeta également le recours en rectification formé par les intéressés.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

44. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont exposés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32 et 35‑39, 17 juin 2008), et Yürekli c. Turquie (no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008).

45. L’article 5 du règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (règlement no 86/11092 du 24 novembre 1986, TSK Sağlık Yeteneği Yönetmeliği), en vigueur à l’époque des faits, disposait notamment :

« Avant de rejoindre l’armée, les appelés subissent un examen médical, effectué par deux médecins. La consultation est pratiquée de la manière suivante :

1) Inspection : observation de l’état physique et psychique du patient.

– constitution : taille, poids, périmètre thoracique en inspiration et en expiration du patient.

– examen physique : tension artérielle et fréquence du pouls du patient.

2) À l’issue de l’examen, ceux dont l’état nécessite qu’ils soient placés en observation médicale ainsi que ceux au sujet desquels aucune décision n’a pu être prise dans l’immédiat sont transférés à l’hôpital militaire le plus proche. »

46. Par ailleurs, selon ce même règlement, dans le cas où une maladie ou une invalidité était constatée chez un appelé, des mesures d’ajournement du service ou de mise en repos étaient prises. Les maladies ou invalidités en question étaient mentionnées dans une liste annexée au règlement (Hastalık ve Arızalar Listesi), dont les articles 15 à 18 visaient les différentes formes de défaillances psychologiques ou psychiatriques, y compris les troubles liés à une personnalité antisociale et les troubles névrotiques.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

47. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent du décès de Ferit Aktepe alors qu’il aurait effectué son service militaire obligatoire sous la responsabilité des autorités militaires ; selon eux, celles-ci aurait dû prendre des mesures appropriées afin de protéger l’intégrité physique et psychique de leur proche. Par ailleurs, ils se plaignent d’une insuffisance de l’enquête conduite au sujet du décès Ferit Aktepe.

48. Le Gouvernement combat les thèses des requérants.

49. La Cour estime qu’il convient d’examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention les griefs formulés par le requérant, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I). Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

A. Sur la recevabilité

50. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

51. La Cour constate que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

52. Les requérants se plaignent des circonstances dans lesquelles leur proche a trouvé la mort durant son service militaire obligatoire.

53. Le Gouvernement combat la thèse des requérants et nie toute responsabilité des autorités dans le suicide de Ferit. À cet égard, il indique que le mécanisme prévu pour la protection de l’intégrité physique et psychique des appelés se présente comme suit.

54. Avant d’intégrer un contingent, les appelés font l’objet d’examens médicaux permettant d’établir leurs aptitudes tant physiques que psychologiques au service militaire. Des mesures sont prises pour détecter les risques de problèmes médicaux. Les bureaux de conscription disposent d’un psychiatre, qui intervient lors des examens d’aptitude. En milieu rural, les maires des villages sont tenus de signaler aux autorités les antécédents et le caractère des intéressés et, si nécessaire, de chercher à déterminer si ceux‑ci souffrent de problèmes particuliers. En vertu d’un protocole existant entre le ministère de la Défense et celui de la Santé, les établissements hospitaliers doivent signaler aux bureaux de conscription les personnes âgées de plus de 17 ans dont le dossier atteste d’antécédents médicaux. Les appelés qui se disent victimes de problèmes psychologiques ou qui présentent un certificat médical dans ce sens sont dirigés vers les hôpitaux militaires en vue d’examens psychiatriques.

55. Quinze jours après leur arrivée dans les centres de formation, les appelés subissent un test d’analyse comportementale : ceux qui présentent des troubles sont transférés dans des centres médicaux et leur évolution est suivie. Les contacts des appelés avec l’extérieur sont encouragés et des moyens de communication sont offerts. Les problèmes familiaux et personnels rencontrés sont continuellement évalués, et leurs facteurs environnementaux améliorés au cas par cas. Lorsque les appelés sont chargés d’une mission, ils sont placés sous le contrôle de personnes capables d’anticiper leur état psychologique.

56. Après l’intégration des recrues dans le corps de l’armée, des consultations médicales et des contrôles psychologiques réguliers sont mis en place, et tout appelé a de plus le droit de demander à voir un médecin. Des services d’assistance psychologique ont été mis en place dans les garnisons et les casernes. Ces centres fournissent une assistance de manière permanente aux personnes souffrant de problèmes psychologiques. Une ligne téléphonique gratuite est installée pour faciliter l’accès des conscrits aux assistants de ces centres. Un dispositif de conseil a été introduit au sein des troupes afin de permettre aux appelés d’obtenir une assistance pour leurs problèmes et besoins personnels. Ce mécanisme vise à résoudre rapidement les problèmes avant qu’ils ne donnent lieu à des situations de crise. Les personnes qui, avant de rejoindre l’armée, se trouvaient rétablies d’une schizophrénie, d’une dépression ou d’une toxicomanie sont surveillées de près et font l’objet d’un suivi périodique, tout comme les personnes exposées à une pression particulière par le lourd fardeau des missions. Si besoin est, ces dernières sont envoyées dans des centres de réhabilitation psychologique pendant leur mission ou au terme de celle-ci. Les personnes atteintes de problèmes psychologiques avérés sont assistées dans la réalisation de leurs tâches. Le cas échéant, il est fait appel aux proches de l’appelé afin de déterminer l’aptitude psychique de l’intéressé à l’accomplissement de son service.

57. Par ailleurs, afin de sensibiliser le personnel permanent et les appelés, plusieurs brochures, comme « Le guide du personnel d’encadrement », « Sécurité et prévention des accidents » ou « Assistance judiciaire », sont mises à disposition. Les forces armées rédigent régulièrement des instructions concernant la procédure à suivre pour les appelés souffrant de problèmes psychologiques. Enfin, en vertu du règlement du 19 janvier 2005, les appelés dont les problèmes psychologiques ont été établis par des rapports médicaux ne portent pas d’arme et sont assignés à des postes administratifs ou similaires. Les officiers et sous-officiers de profession sont dûment formés en matière de prévention des accidents et incidents divers. Les commandants sont tenus d’assimiler les caractéristiques de leur effectif d’appelés et d’assurer un encadrement adéquat. Le dialogue et la coopération sont encouragés au sein des troupes et des mesures sont prises pour accroître le moral et la discipline des soldats, y compris par le recours à des récompenses. Des congés sont prévus et des activités récréatives sont offertes. Il est interdit d’insulter et de maltraiter les soldats et les agissements de cette nature sont punis. Les armes et les médicaments que les soldats pourraient utiliser pour se suicider sont gardés sous contrôle. Étant donné l’importance de la cohésion dans chaque unité, tout est fait pour prévenir les sentiments de solitude et de manque de soutien social.

58. Le Gouvernement est d’avis que, dans la présente affaire, aucune responsabilité dans le suicide de Ferit ne saurait être attribuée aux autorités. Se référant aux faits de l’espèce, il soutient que les autorités militaires ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour protéger la vie de Ferit.

59. Le Gouvernement évoque aussi l’enquête, et soutient que l’ensemble des démarches entreprises pour élucider les circonstances du décès de Ferit Aktepe et les circonstances dans lesquelles celui-ci a eu lieu exclut que l’on puisse dire qu’en l’espèce, les autorités nationales ont hâtivement conclu au suicide. Il soutient que l’enquête n’a présenté aucune défaillance de nature à empêcher l’établissement des circonstances exactes du décès.

60. Les requérants combattent la thèse du Gouvernement et réitèrent leurs allégations présentées devant les juridictions internes (paragraphe 38
ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

61. La Cour rappelle l’article 2 de la Convention met à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni [GC], 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998-VIII) ou même par ses propres agissements lorsque cette personne est à la charge des autorités (Keenan
c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001-III). Elle rappelle également que cette obligation, qui vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire, implique pour les États le devoir de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace des atteintes à la vie (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001, et Abdullah Yılmaz, précité, §§ 55-58). La Cour rappelle en outre que, dans les affaires similaires à la présente espèce, la protection procédurale du droit à la vie implique une forme d’enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré le décès ainsi qu’à établir les responsabilités y afférentes (Çiçek c. Turquie (déc.), no 67124/01, 18 janvier 2005, et Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 86, 20 février 2007).

62. S’agissant du domaine spécifique en cause, ce cadre doit de plus réserver une place singulière à une réglementation adaptée au niveau du risque pour la vie qui pourrait résulter du service militaire, non seulement du fait de la nature de certaines des activités et missions qu’il comprend, mais également en raison de l’élément humain qui entre en jeu lorsqu’un État décide d’appeler sous les drapeaux de simples citoyens. Pareille réglementation doit exiger l’adoption de mesures d’ordre pratique visant à une protection effective des appelés qui pourraient se voir exposés aux dangers inhérents à la vie militaire, et prévoir des procédures adéquates permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons. Dans ce contexte s’inscrit aussi la mise en place par les établissements sanitaires concernés de mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés, étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire dans le cadre des politiques de santé les concernant peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 (Kılınç et autres, précité, §§ 40-43).

63. Dans la présente affaire, s’agissant d’abord de l’obligation de protéger la vie de Ferit contre les agissements d’autrui, la Cour estime, eu égard aux circonstances du décès, aux éléments recueillis et à l’ensemble des circonstances ayant entouré l’incident, que rien ne permet de supposer que la vie de Ferit fût menacée par les agissements d’autrui. Toute affirmation selon laquelle l’appelé aurait été victime d’un homicide relèverait donc de la spéculation. Aussi la Cour ne voit-elle aucune raison de remettre en cause la thèse du suicide retenue par les autorités nationales.

64. S’agissant ensuite de l’obligation de protéger la vie de Ferit contre lui-même, la Cour doit vérifier si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que Ferit se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Kılınç et autres, précité, § 43, et Keenan, précité, §§ 93 et 132), eu égard à leur obligation de protéger contre lui-même tout individu placé sous leur contrôle.

65. À cet égard, la Cour constate qu’il n’existe aucun élément dans le dossier démontrant que Ferit n’a pas été soumis à la procédure habituelle d’examen médical avant de commencer son entraînement militaire. Ni les requérants ni le Gouvernement ne soutiennent le contraire.

66. En se référant aux éléments dont elle dispose, la Cour observe que Ferit a fait l’objet d’un suivi médical et psychologique à partir du 10 décembre 2004. Son cas a également été suivi par ses supérieurs hiérarchiques. Il a ainsi eu des examens et des entretiens à plusieurs reprises entre le 10 décembre 2004 et le 28 février 2005 ; les médecins ont constaté que Ferit avait des problèmes psychologiques, qu’il avait une dépendance aux substances volatiles, et qu’il souffrait d’une dépression, ce qui lui donnait des idées suicidaires et homicides ; en conséquence, ils ont indiqué de lui retirer son arme. Ses supérieurs ont également déclenché deux enquêtes disciplinaires, après que Ferit eût manqué à l’obligation de se présenter à son tour de garde, et après sa tentative de suicide. Selon le procès-verbal, il a dit clairement à son enquêteur qu’il avait voulu se suicider. Son arme lui a été retirée à partir du 15 décembre 2004 (paragraphes 10 à 24 ci-dessus). La Cour note toutefois que les supérieurs de Ferit ont continué à l’inscrire sur la liste des soldats amenés à monter la garde de nuit, mais sans arme (paragraphe 20 ci-dessus).

67. La Cour en conclut que les autorités militaires étaient conscientes des problèmes psychologiques de Ferit et de sa dépendance aux substances inhalées. Savaient-elles pour autant qu’il y avait un risque réel qu’il se suicidât ? Sur ce point, la Cour note que ses supérieurs, le médecin de la caserne et les spécialistes qui l’avaient vu en consultation avaient connaissance du fait qu’il souffrait d’une dépression, qu’il était dépendant aux substances volatiles et qu’il avait des envies de suicide et de meurtre. Toutes ces personnes avaient également connaissance qu’il avait déjà fait une tentative de suicide. Dans ces conditions, il convient alors de se demander si, outre s’abstenir de confier une arme à l’appelé, les autorités pouvaient faire plus pour prévenir le risque de suicide de Ferit. Sur ce point, la Cour observe que des éléments de réponse peuvent être trouvés dans les observations faites à la suite des tests ou par les supérieurs de Ferit : – dans le compte-rendu établi le 10 décembre 2004, C.C.A., ayant constaté clairement que Ferit avait des idées de suicide et de meurtre, ainsi qu’une dépendance aux substances inhalées, a suggéré à ses supérieurs de le surveiller, de lui retirer son arme, et aussi de « se comporter en ami » avec lui (paragraphe 14 ci-dessus) ; – après sa tentative de suicide, le 23 février 2005, son supérieur I.K. a noté dans un rapport sa dépendance aux substances volatiles, sa faible discipline, et la nécessité qu’il soit suivi et mis en observation (paragraphe 18 ci-dessus).

68. La Cour n’aperçoit aucun élément susceptible de remettre en cause ces constats de fait opérés par les autorités d’enquête nationales. Elle observe que les autorités militaires ont négligé l’un des aspects de l’élément humain qui est en jeu dans le contexte du service militaire obligatoire (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

Même si elles ont assuré une certaine surveillance dans le cas de Ferit en l’orientant vers les institutions concernées pour examens et suivi médical, les autorités militaires n’ont pas su fournir la protection requise. Ainsi, par exemple, elles l’ont inscrit sur la liste des gardes de nuit, même sans arme ; elles ont pris la voie de la sanction lors de ses défaillances en matière de gardes ; elles ont choisis la voie coercitive pour déclencher une enquête disciplinaire au lendemain de sa tentative de suicide. En revanche, elles n’ont pas mis en place un suivi psychologique et médical mieux encadré ; n’ont pas fait accompagner Ferit lorsqu’il eut à se rendre dans un hôpital militaire sis dans une autre ville, en assurant le transfert complet de son dossier médical ; et surtout n’ont pas mis en place une meilleure communication entre les services médicaux et les supérieurs militaires, afin que ces derniers lui réservent un traitement approprié.

Par ailleurs, elles ne l’ont pas non plus dispensé des tâches comportant le maniement d’armes, ni des gardes de nuit, et ne lui ont pas interdit tout accès à celles-ci (voir, mutatis mutandis, Lütfi Demirci et autres, précité, § 35 ; à comparer avec Ömer Aydın c. Turquie, no 34813/02, §§ 6-32, 25 novembre 2008). De surcroît, Ferit n’a pas pu bénéficier de mesures d’ajournement du service militaire ou de mesures de mise en congé, alors qu’il aurait pu en bénéficier, selon le droit interne applicable (paragraphe 46 ci-dessus) (Recep Kurt c. Turquie, no 23164/09, § 63, 22 novembre 2011).

69. Autrement dit, au regard des éléments du dossier, la Cour est convaincue que les autorités militaires savaient que l’engagement et le maintien de Ferit sous les drapeaux comportaient un risque réel pour l’intégrité physique et psychique de celui-ci et/ou celle d’autrui, et n’ont pas pris les mesures appropriées.

70. Elle considère que la défaillance du système de recrutement des conscrits et ses conséquences entraînent la responsabilité de l’État défendeur, sans que celui-ci puisse légitimement faire valoir, comme cause principale du décès en question, une imprévoyance ou une faute de la part de la victime (Kılınç et autres, précité, § 56).

71. En ce qui concerne l’obligation procédurale de mener une enquête effective, la Cour constate qu’aussitôt après l’incident, le procureur de Rize et une équipe de la gendarmerie se rendirent sur les lieux afin de procéder à des examens et de recueillir les éléments de preuve. Un procès-verbal de constat sur les lieux fut dressé, un croquis de l’état des lieux fut réalisé et des clichés du lieu de l’incident furent pris. Un fusil de type G-3 appartenant au soldat S.K., deux douilles de balle, une cartouche intacte et dix-sept balles furent trouvés sur les lieux de l’incident. Une recherche de résidus de tir sur les mains du défunt fut réalisée. Les douilles, la cartouche intacte et les dix-sept balles retrouvées, ainsi que le fusil et les vêtements que le défunt portait lors de l’incident furent saisis pour expertise balistique et analyse des empreintes digitales. L’examen externe détaillé du corps du défunt fut effectué en présence du procureur militaire et du procureur militaire adjoint. Une autopsie classique fut effectuée par l’institut de médecine légale. Elle permit de conclure que Ferit était décédé d’une balle tirée presque à bout touchant. Le rapport établit comme causes du décès la fracture crânienne et l’hémorragie dues à la blessure de l’intéressé par une balle d’arme à feu. Une expertise balistique fut réalisée. Les experts examinèrent le fusil G‑3 ayant causé la mort de Ferit et conclurent que l’arme en question était en bon état de fonctionnement. Par ailleurs, le procureur militaire se rendit sur les lieux de l’incident et ouvrit une enquête pénale. Dans le cadre de l’enquête pénale, le procureur militaire recueillit les dépositions des camarades et des supérieurs du défunt, ainsi que celles de ses proches. Parallèlement, une enquête administrative fut ordonnée (paragraphes 25 à 36 ci-dessus).

72. Si rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances d’enquête d’élucider le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que ni le procureur militaire, ni la commission d’enquête administrative n’ont pas cherché à déterminer véritablement la part de responsabilité de chacune des autorités médicales et militaires (voir paragraphe 68 ci-dessus), (voir, mutatis mutandis, Ömer Aydın, précité, § 62, et Ataman c. Turquie, no 46252/99, § 68, 27 avril 2006).

Par ailleurs, le tribunal militaire n’a donné aucune suite favorable à la demande des requérants pour ordonner un élargissement d’enquête (paragraphes 39 et 40 ci-dessus; à comparer avec Özavcı c. Turquie (déc.), no 37810/05, §§ 48-52, 19 mars 2013).

72. Dès lors, à la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION

73. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent également de n’avoir pas pu obtenir des dommages et intérêts devant la Haute Cour administrative militaire. Ils dénoncent à cet égard un manque d’impartialité et d’indépendance objective de cette juridiction, dont les décisions ne seraient pas susceptibles d’appel.

74. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour l’article 2 de la Convention, la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête (paragraphes 69 à 73
ci-dessus). Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause, elle considère qu’il ne s’impose de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé des griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention (Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

76. Au titre de l’article 41 de la Convention, les parents du défunt, Hasan et Yadigar Aktepe demandent chacun 15 000 livres turques (TRY) (environ 6 825 euros (EUR)), soit un total de 30 000 TRY (environ 13 650 EUR), pour le préjudice matériel qu’ils auraient subi. Le décès de Ferit les aurait privés de son soutien financier. À cet effet, ils versent au dossier un document signé par le maire du village attestant que le défunt travaillait dans l’agriculture et gagnait 500 TRY (environ 225 EUR par mois). Par ailleurs, le représentant des requérants expose un calcul selon lequel le défunt aurait versé à ses parents des sommes dont le total serait de l’ordre de 30 000 TRY (environ 13 650 EUR) s’il n’était pas décédé. Le requérant Hasan Aktepe produit une déclaration de revenus faisant état d’un revenu mensuel net d’impôt de 600 EUR, de la possession d’un véhicule utilisé comme taxi, et de l’absence d’autres biens mobiliers ou immobiliers.

Toujours pour le préjudice matériel, ils demandent 3 000 TRY (environ 1 365 EUR) pour les frais de transport et d’enterrement du défunt. À l’appui, ils versent au dossier un document signé par le maire du village.

Ils demandent également chacun 10 000 TRY (environ 4 550 EUR), soit un total de 20 000 TRY (environ 9 100 EUR), pour préjudice moral.

Les frères de Ferit Aktepe, Ferhat et Ferdi Aktepe, demandent chacun 7 500 TRY (environ 3 415 EUR) pour préjudice moral. Quant à Nimet et Fatma Kahriman, le grand-père et la grand-mère du défunt, ils demandent chacun 5 000 TRY (environ 2 275 EUR), également pour préjudice moral.

77. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il qualifie d’excessives, et prie la Cour de les rejeter.

78. S’agissant de la demande pour dommage matériel, la Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice allégué et la violation de la Convention et que la satisfaction équitable peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de soutien financier (Lütfi Demirci et autres, précité, § 41, et Kavak c. Turquie, no 53489/99, § 109, 6 juillet 2006). En l’occurrence, concernant le fait que le décès de Ferit les aurait privés de son soutien financier, elle observe que les requérants n’ont produit aucun justificatif ni explication plausible quant au soutien qui leur était apporté jusqu’alors par Ferit Aktepe. Elle rejette en conséquence la demande de réparation présentée à ce titre.

En revanche, quant à leur préjudice matériel subi en raison des frais de transport et d’enterrement du défunt, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour accorde 1 365 EUR aux requérants conjointement.

S’agissant du préjudice moral, la Cour a constaté que les autorités avaient manqué à leur obligation de prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie du proche des requérants. Ces derniers ont dû éprouver de la frustration, de la détresse et de l’angoisse ; il y a eu de ce fait un préjudice moral certain que le constat de violation de la Convention ne suffit pas à compenser (voir, entre autres, Kavak, précité, § 110). Par conséquent, la Cour, statuant en équité, accorde 9 000 EUR conjointement aux requérants Hasan et Yadigar Aktepe, le père et la mère du défunt, 6 500 EUR conjointement aux requérants Ferhat et Ferdi Aktepe, les frères du défunt, et 4 500 conjointement aux requérants Nimet et Fatma Kahriman, son grand-père et sa grand-mère.

B. Frais et dépens

79. Les requérants demandent également 6 600 EUR pour les honoraires de représentation devant les juridictions internes et devant la Cour. Cette somme se ventilerait comme suit : 2 100 EUR pour la procédure devant les juridictions internes et 4 500 EUR pour celle devant la Cour, au tarif de 100 EUR par heure de travail.

80. Le Gouvernement conteste ces prétentions, qu’il qualifie excessives, et prie la Cour de les rejeter.

81. S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle qu’un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs des requérants se rattachant à l’article 2 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé du restant des griefs des requérants ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie nationale, au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 365 EUR (mille trois cent soixante-cinq euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour dommage matériel, subi en raison des frais de transport et d’enterrement du défunt ;

ii. 9 000 EUR (neuf mille euros) conjointement aux requérants Hasan Aktepe et Yadigar Aktepe, le père et la mère du défunt, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

iii. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros) conjointement aux requérants Ferhat Aktepe et Ferdi Aktepe, les frères du défunt, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

iv. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) conjointement aux requérants Nimet Kahriman et Fatma Kahriman, le grand-père et la grand-mère du défunt, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

v. 2 000 EUR (deux mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 juin 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


ANNEXE

1. Ferdi AKTEPE est un ressortissant turc, résidant à AĞRI et représenté par O. GÜNAKIN
2. Ferhat AKTEPE né le 23/06/1994 est un ressortissant turc, résidant à AĞRI et représenté par O. GÜNAKIN
3. Hasan AKTEPE né le 15/01/1962 est un ressortissant turc, résidant à AĞRI et représenté par O. GÜNAKIN
4. Yadigar AKTEPE née le 02/04/1966 est une ressortissante turque, résidant à AĞRI et représentée par O. GÜNAKIN
5. Fatma KAHRİMAN est une ressortissante turque, résidant à AĞRI et représentée par O. GÜNAKIN
6. Nimet KAHRİMAN est un ressortissant turc, résidant à AĞRI et représenté par O. GÜNAKIN


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-144349
Date de la décision : 03/06/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : AKTEPE ET KAHRIMAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GUNAKIN O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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