La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/06/2019 | CEDH | N°001-193606

CEDH | CEDH, AFFAIRE KOUTSOKOSTAS c. GRÈCE, 2019, 001-193606


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KOUTSOKOSTAS c. GRÈCE

(Requête no 64732/12)

ARRÊT


STRASBOURG

13 juin 2019

DÉFINITIF

13/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Koutsokostas c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Armen Harutyunyan

,
Pere Pastor Vilanova,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KOUTSOKOSTAS c. GRÈCE

(Requête no 64732/12)

ARRÊT

STRASBOURG

13 juin 2019

DÉFINITIF

13/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Koutsokostas c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente,
Krzysztof Wojtyczek,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mai 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 64732/12) dirigée contre la République hellénique et dont deux ressortissants de cet État, M. Georgios Koutsokostas (« le premier requérant ») et M. Andreas Koutsokostas (« le deuxième requérant ») (« les requérants »), ont saisi la Cour le 8 octobre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes G. Gesoulis et I. Makris, avocats à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme G. Papadaki, assesseure au Conseil juridique de l’État.

3. Le 12 mars 2018, le grief concernant le refus des juridictions nationales d’examiner la demande de recouvrement de l’indemnité d’expropriation en même temps que la fixation du montant définitif de celle-ci (article 1 du Protocole no 1) a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

4. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un Comité.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1945 et 1976 et résident à Pella.

6. Le premier requérant est propriétaire d’un terrain de 6 393,48 m² à Pella et le deuxième d’un terrain de 12 325,53 m² sis dans la même ville. Ils les acquirent en 1999, le premier pour installer une entreprise de montage des machines agricoles et des constructions métalliques. Le 27 octobre 2004, le Secrétaire général de la Région de la Macédoine centrale approuva une demande du premier requérant tendant à obtenir une subvention de 100 000 euros pour la création de l’entreprise.

7. Le 12 novembre 2003, le Secrétaire général de la Région de la Macédoine centrale pris la décision d’exproprier deux parties d’une superficie de 231 m² et 3 977 m² des propriétés des requérants dans le cadre de la construction d’une route nationale.

8. Le 18 avril 2006, le tribunal de première instance de Yannitsa fixa le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation à 4 euros/m² pour le premier requérant.

9. Le 29 juin 2006, une somme de 3 479 euros fut déposée au bénéfice du premier requérant à la Caisse des dépôts et des prêts. Une somme supplémentaire de 2 660 euros fut par la suite déposée le 26 juin 2007.

10. Le deuxième requérant ne demanda pas la fixation de l’indemnité provisoire d’expropriation pour son bien, mais saisit directement la cour d’appel pour la fixation de l’indemnité définitive.

11. Le 13 octobre 2006, les deux requérants saisirent la cour d’appel de Thessalonique d’une action tendant à la fixation du montant définitif de l’indemnité. Ils demandaient que la cour d’appel se prononce par une seule décision sur les points suivants :

a) l’indemnité à accorder pour les parties expropriées de leurs biens ;

b) l’indemnité à accorder pour les parties non-expropriées de ceux-ci, y compris une indemnité pour le préjudice causée par l’annulation du fonctionnement de l’entreprise ;

c) la reconnaissance des requérants comme propriétaires des terrains litigieux ;

d) la reconnaissance que les terrains litigieux n’étaient pas soumis à auto-indemnisation ;

e) le recouvrement (καταψήφιση) de l’indemnité fixée à l’ayant-droit.

12. L’audience devant la cour d’appel eut lieu le 10 décembre 2007.

13. Le 31 mars 2008, la cour d’appel accueillit en partie l’action des requérants, notamment sur les points a), c) et d). Plus particulièrement, la cour d’appel considéra que le premier requérant était un propriétaire qui tirait profit de l’expropriation et qu’ainsi il n’avait pas droit à se voir indemniser pour 192 m² des 231m² expropriés, ni de recevoir une indemnité spéciale pour la partie restante des 6 193 m². Elle fixa l’indemnité à 468 euros (12euros/m² pour 39 m²). Quant au deuxième requérant, la cour d’appel considéra qu’il était un propriétaire tirant profit de l’expropriation à hauteur de 20% et qu’il avait droit à se voir indemniser pour l’ensemble des 3 977 m², plus certaines autres indemnités. Elle fixa l’indemnité à 72 694 euros pour ce requérant. Enfin, elle leur accorda la somme de 5 474,80 euros pour honoraires d’avocat.

14. En revanche, la cour d’appel rejeta la demande concernant le recouvrement de l’indemnité qui était formulée par les deux requérants.

15. En premier lieu, la cour d’appel se déclara incompétente pour examiner cette demande dans le cadre de la fixation de l’indemnité définitive de l’expropriation et la déclara irrecevable. Elle souligna que celui qui avait été reconnu comme ayant-droit de l’indemnité d’expropriation qui a été fixée de manière définitive pouvait demander que celle-ci lui soit versée au moyen d’une action en recouvrement (καταψηφιστική αγωγή) introduite conformément à la procédure ordinaire devant la juridiction compétente. L’introduction d’une telle action était recevable après la publication de la décision fixant l’indemnité et c’était en ce moment que la prétention du propriétaire du bien exproprié prenait naissance et devenait exigible.

16. En deuxième lieu, la cour d’appel rejeta la demande d’indemnisation de la valeur de l’entreprise du premier requérant en soulignant que la notion d’indemnité intégrale n’incluait pas une indemnité pour la valeur de l’entreprise qui fonctionne sur le bien.

17. En application de l’article 7 du code des expropriations (paragraphe ci-dessous), l’expropriation fut considérée comme ayant eu lieu le 20 mai 2008, date du dépôt de la somme de 73 162 euros accordée aux deux requérants à la Caisse des dépôts et des prêts de Yannitsa. La notification du dépôt fut publiée au Journal Officiel du 29 mai 2008.

18. Le 30 mars 2009, les requérants se pourvurent en cassation. Ils invoquaient, entre autres, une violation des articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention.

19. Par un arrêt du 27 janvier 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

20. La Cour de cassation confirma les motifs de la cour d’appel en ce qui concernait le moyen tiré de recouvrement de l’indemnité. Elle réitéra que l’ayant-droit de l’indemnité devait introduire une action en recouvrement afin de demander au débiteur le versement de l’indemnité augmentée des intérêts légaux. L’action en recouvrement était recevable seulement après le prononcé de la décision fixant l’indemnité définitive d’expropriation et ne faisait pas partie des matières qui étaient décidées dans le cadre de la « procédure unique ». Ceci s’expliquait par le fait que le droit de l’ayant-droit de l’indemnité devenait réel avec la décision définitive fixant celle-ci et la question du recouvrement ne pouvait donc pas être introduite devant la cour d’appel dans le cadre de la « procédure unique ».

21. La Cour de cassation souligna que cette approche n’était pas contraire aux articles 17 de la Constitution, 1 du Protocole no 1 et 6 de la Convention sur lesquels se fondait le principe de la « procédure unique ». La Convention européenne des droits de l’homme ne pouvait pas se substituer à la législation nationale pour fixer des règles de procédure applicables en la matière. En outre, il n’y avait pas non plus atteinte au principe de l’examen des conséquences de l’expropriation dans un délai raisonnable car il ne s’agissait pas d’une sorte de renvoi qui serait le résultat des disfonctionnements de la procédure prévue, mais de la conséquence des choix législatifs en la matière.

22. Enfin, la Cour de cassation accueillit un moyen en cassation des requérants qui portait sur le montant de l’indemnité des biens expropriés et de l’indemnité spéciale accordée pour compenser la perte de la valeur de la partie restante des biens. Plus particulièrement, elle considéra que la cour d’appel avait erré en admettant que le fait que les parties expropriées et restantes des biens étaient situés dans un secteur classé « archéologique » justifiait une limitation de leur valeur. Elle renvoya cet aspect de l’affaire à la cour d’appel de Thessalonique pour qu’elle décide à nouveau. Toutefois, les requérants ne prirent aucune initiative pour faire démarrer la procédure devant la cour d’appel.

2. LE DROIT INTERNE PERTINENT

23. L’article 17 de la Constitution dispose :

« 1. La propriété est placée sous la protection de l’État. Les droits qui en dérivent ne peuvent toutefois s’exercer au détriment de l’intérêt général.

2. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminée par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur de la propriété expropriée à la date de l’audience sur l’affaire concernant la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur de la propriété expropriée au jour de l’audience du tribunal sur cette demande.

(...)

4. Une loi prévoit l’établissement d’une juridiction unique, nonobstant l’article 94, pour tous les litiges et les affaires d’expropriation, ainsi que pour le traitement des procédures y relatives devant les tribunaux comme une question de priorité. La manière dont les procédures en instance se déroulent devant les tribunaux, est réglée par la même loi.

(...) »

24. Les articles pertinents du code des expropriations des biens immobiliers (loi no 2882/2001) sont ainsi libellés :

Article 7

« 1. L’expropriation est considérée comme ayant eu lieu avec le versement de l’indemnité provisoire ou définitive à l’ayant-droit de celle-ci (...) ou avec la publication au Journal Officiel d’une notification attestant que l’indemnité, les frais de justice (...) et les honoraires d’avocat ont été déposées à la Caisse des dépôts et des prêts conformément à l’article 8. Si c’est l’État qui est redevable du versement de l’indemnité, l’expropriation est considérée comme ayant eu lieu avec l’édiction d’un ordre de paiement au profit de l’ayant-droit de l’indemnité (...) »

Article 8

« 1. Celui qui est redevable du paiement de l’indemnité, des frais de justice (...) et des honoraires d’avocat, qui ont été fixés par voie judiciaire, dépose à la Caisse des dépôts et des prêts, d’une part, l’indemnité d’expropriation au profit de l’ayant-droit et, d’autre part, les frais de justice et les honoraires d’avocat au profit de barreau local (...).

2. La Caisse des dépôts et des prêts rend à l’ayant-droit la somme déposée après que ce dernier soumette à la Caisse une décision déclaratoire définitive et au barreau local le montant des frais de justice et d’honoraires d’avocat (...) »

Article 13

« 1. L’indemnisation doit être pleine et correspondre à la valeur du terrain exproprié à la date de l’audience sur l’affaire concernant la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur de la propriété expropriée au jour de l’audience du tribunal sur cette demande.

(...)

Les profits tirés de l’exploitation du terrain exproprié ainsi que la valeur vénale des terrains voisins et similaires à celui-ci, telle qu’elle ressort de leur valeur objective et des prix apparaissant dans des contrats de vente des biens immobiliers rédigés au temps de l’annonce de l’expropriation, sont considérés tout particulièrement comme critères pour l’appréciation de la valeur du bien exproprié.

(...)

4. En cas d’expropriation d’une partie d’un bien et lorsque la partie restant au propriétaire subit une dépréciation substantielle de sa valeur ou devient inutilisable, le jugement qui fixe l’indemnité détermine aussi l’indemnité spéciale pour cette partie. Cette indemnité spéciale est versée au propriétaire avec celle pour la partie expropriée. »

Article 19 (fixation de l’indemnité provisoire)

« 6. L’ajournement de l’audience est permis une seule fois et pour un motif sérieux, notamment lorsqu’une des parties n’a pas été convoquée ou n’a pas été présente à l’audience. Le tribunal fixe une nouvelle audience dans un délai de quinze jours (...) »

Article 20 (fixation de l’indemnité définitive)

« (...)

3. (...) Le président de la cour d’appel fixe l’audience dans un délai qui n’est pas inférieur à trente jours et pas supérieur à quarante jours à compter de l’introduction de la demande (...).

8. La cour appel apprécie librement les éléments de preuve produits par les parties et doit rendre sa décision définitive dans un délai de trente jours à compter de la dernière date de l’audience.

9. Si l’arrêt de la cour d’appel st rendu après la réalisation de l’expropriation et s’il y a lieu de verser une indemnité complémentaire celle-ci est versée à l’ayant-droit ou est déposée dans un délai des six mois à compter de la notification de l’arrêt. (...) »

25. Les articles pertinents du code de procédure civile relatifs à l’ordre de paiement prévoient :

Article 623

« L’intéressé peut demander l’édiction d’un ordre de paiement, conformément à la procédure spéciale des articles 624-634 pour des créances monétaires (...), lorsque la créance et la somme due sont établies par un document public ou privé. »

Article 625

« Celui qui est compétent pour édicter un ordre de paiement est le juge de paix, si la créance relève de la compétence de ce juge, ou le juge unique du tribunal de première instance pour toute autre créance. Il n’y a pas d’audience pour l’édiction d’un ordre de paiement. »

Article 627

« Le juge décide aussitôt que possible sur la demande [d’édiction d’un ordre de paiement], sans convoquer le débiteur (...) »

26. L’action en recouvrement ne fait pas l’objet d’une disposition spécifique en droit grec. Son fondement juridique était déduit de l’article 25 du code des expropriations (loi no 1731/1939), telle que remplacée par l’article 5 de la loi no 162/1967. Après l’entrée en vigueur de la loi no797/1971, elle est fondée sur les articles 7 § 1, 9 § 3, 10 §§ 1 et 2, 17 § 1, 26 et 27 de cette loi.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

27. Les requérants se plaignent du refus des juridictions nationales d’examiner la demande de recouvrement de l’indemnité d’expropriation qui a été fixée dans le cadre de la même procédure que celle qui a fixé le montant définitif de cette indemnité et de l’obligation qui leur est ainsi faite de saisir à nouveau les juridictions compétentes d’une action en recouvrement de l’indemnité. Ils allèguent une violation de l’article 1 du Protocole no 1 ainsi que de l’article 6 § 1 de la Convention.

28. Maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations de la requérante sous l’angle du seul article 1 du Protocole no1 (Radomilja et autres c. Croatie [GC], no 37685/10 et 22768/12, § 124, 20 mars 2018, et Şerife Yiğit c.Turquie [GC], no 3976/05, § 52, CEDH 2010, et les références de jurisprudence citées). Cet article est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

29. En premier lieu, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête comme étant manifestement mal fondée. Il souligne que le refus des autorités d’accueillir la demande des requérants relative au recouvrement de l’indemnité n’a pas violé l’article 1 du Protocole no 1 car cette demande ne tendait pas à ajuster une indemnité dévaluée en raison de l’écoulement d’un laps de temps entre la fixation de l’indemnité définitive et le versement effectif ou en raison du renvoi de l’affaire à un autre ordre de juridiction qui pourrait affecter le caractère adéquat de l’indemnité. Le Gouvernement soutient qu’à supposer même qu’il y ait eu retard pour le dépôt de l’indemnité, cela n’a pas dépassé 49 jours et les intérêts moratoires s’élèveraient à seulement 597 euros.

30. La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’exception du Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 qu’il y a lieu de la joindre au fond.

31. Constatant que la requête ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

32. Les requérants soutiennent que la date à laquelle leurs biens ont été transférés à l’État, en application de la décision d’expropriation de 2003, est celle du 26 juin 2007, lorsque l’administration a déposé le montant provisoire de l’indemnité d’expropriation (3 479 euros) à la Caisse des dépôts et des prêts. Ce montant était insuffisant car le montant définitif de l’indemnité s’est élevé par la suite à 73 162 euros. En outre, la cour d’appel n’a pas respecté les délais dans lesquels elle aurait dû statuer selon les articles 19 et 20 du code des expropriations : comme la demande pour la fixation de l’indemnité définitive avait été introduite le 13 octobre 2006, la cour d’appel aurait dû rendre son arrêt au maximum 85 jours plus tard, soit au 9 janvier 2007.

33. Les requérants affirment que le montant qu’ils ont reçu le 20 mai 2008, date du dépôt de l’indemnité définitive à la Caisse des dépôts et des prêts n’était pas significatif. Pour que l’indemnisation soit complète selon la jurisprudence de la Cour, l’État aurait dû en effet leur verser des intérêts, soit à compter de la date de la déclaration d’expropriation (12 novembre 2003), auquel cas le montant d’intérêts, en appliquant le taux de 6% l’an applicable à l’État, s’élèverait à 19 753,74 euros, soit à compter du 9 janvier 2007, auquel cas le montant d’intérêts s’élèverait à 5 852,96 euros.

34. Les requérants affirment que, dans l’ordre juridique grec, cette duplication des procédures aux fins du recouvrement des intérêts greffés à une indemnité, qui est imposée par la jurisprudence de la Cour de cassation, existe seulement en matière d’expropriation. Toutefois, cette question relative aux intérêts concerne directement l’expropriation et devait être traitée dans le cadre d’une procédure unique, conformément à la jurisprudence Azas c. Grèce (no 50824/99, 19 septembre 2002).

35. Le Gouvernement soutient que la procédure unique instituée en Grèce après l’arrêt Azas précité et l’arrêt no 10-11/2004 de la formation plénière de la Cour de cassation, rendu en exécution de l’arrêt Azas, ne s’étend pas à toute question relative à l’expropriation, surtout lorsque celle-ci est soulevée en dehors des limites de la fixation de l’indemnité définitive. La créance du propriétaire du bien exproprié est exigible immédiatement après la publication de l’arrêt qui fixe l’indemnité définitive et l’ayant-droit de celle-ci peut demander au débiteur de la lui verser au moyen soit d’une action en recouvrement soit d’une demande d’édiction d’un ordre de paiement. Ces deux possibilités de recours ne créent aucune charge excessive pour l’ayant-droit de l’indemnité : l’ordre de paiement peut être édicté à la suite d’une procédure très rapide et « automatisée » et l’action en recouvrement est un recours simplifié pour l’introduction duquel il n’est pas nécessaire d’avoir introduit au préalable une action en reconnaissance des ayants-droit de l’indemnité.

36. Le Gouvernement affirme que la fixation de l’indemnité est devenue définitive avec l’arrêt de la cour d’appel, rendu le 31 mars 2008. C’est cette date que devrait constituer le départ de la période pour calculer les intérêts dus le cas échéant avec l’indemnité. La date de la déclaration de l’indemnité ne peut pas être pris en considération, car l’article 7 du code des expropriations prévoit que l’expropriation est considérée comme ayant eu lieu au moment du dépôt de l’indemnité à la Caisse des dépôts et des prêts. Quant aux délais prévus aux articles 19 et 20 du même code et invoqués par les requérants, ils n’ont aucune incidence sur le montant de l’indemnité.

37. Le Gouvernement souligne que l’État a déposé tout de suite, le 20 mai 2008, l’indemnité d’expropriation accordée aux requérants à la Caisse des dépôts et des prêts, soit 49 jours après la fixation définitive de celle-ci. Il ne peut donc pas être question de retard de la part du débiteur qui justifierait le paiement d’intérêts moratoires. Les intérêts dus pour la période précitée de 49 jours s’élèvent à 597 euros, somme qui ne permet pas de conclure qu’il a été porté atteinte au caractère adéquat de l’indemnisation.

2. Appréciation de la Cour

38. La Cour estime à titre liminaire opportun de rappeler le libellé précis du grief des requérants devant elle : ceux-ci se plaignent du refus des juridictions nationales d’examiner la demande de recouvrement de l’indemnité d’expropriation qui a été fixée dans le cadre de la même procédure que celle qui a fixé le montant définitif de cette indemnité. Comme les requérants le reconnaissent eux-mêmes dans leurs observations à la Cour, le problème que pose la présente affaire n’est pas celui du temps écoulé entre la perte de leur propriété et l’évaluation de l’indemnité, mais l’exigence d’introduire deux procédures distinctes.

39. En l’espèce, la Cour considère que la situation litigieuse relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, qui énonce, de manière générale, le principe du respect des biens. Dès lors, elle doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 31, 15 juillet 2005).

40. La Cour note que selon le droit interne pertinent, l’arrêt fixant l’indemnité d’expropriation est déclaratoire et ne comporte pas de clause exécutoire de recouvrement. Afin de se voir verser l’indemnité qui a été fixée par la juridiction compétente, qui pourrait, le cas échéant, être augmentée d’intérêts moratoires, l’intéressé doit introduire une action en recouvrement à l’encontre du débiteur de celle-ci. Lors de la procédure relative à l’action de recouvrement, la juridiction compétente se prononce aussi sur la question de la reconnaissance de l’ayant-droit de l’indemnité, ce qui dispense l’intéressé de l’obligation d’introduire la procédure spéciale à cet égard.

41. La Cour note que le Gouvernement confirme cet état du droit interne pertinent et souligne que pour toucher l’indemnité et les intérêts qu’ils réclamaient, les requérants avaient le choix entre l’action en recouvrement ou la demande d’édiction d’un ordre de paiement.

42. En l’espèce, la cour d’appel a rejeté la demande concernant le recouvrement de l’indemnité qui était formulée par les deux requérants dans leur action tendant à la fixation de l’indemnité définitive.

43. Plus précisément, la cour d’appel s’est déclarée incompétente pour examiner cette demande et a souligné que celui qui avait été reconnu comme ayant-droit de l’indemnité définitive d’expropriation pouvait demander que celle-ci lui soit versée au moyen d’une action en recouvrement introduite conformément à la procédure ordinaire devant la juridiction compétente. L’introduction d’une telle action était recevable après la publication de la décision fixant l’indemnité définitive et c’était en ce moment que la prétention du propriétaire du bien exproprié prenait naissance et devenait exigible.

44. Saisie par les requérants la Cour de cassation a confirmé les motifs de la cour d’appel à ce sujet. Elle a affirmé que l’action en recouvrement était recevable seulement après le prononcé de la décision fixant l’indemnité définitive d’expropriation et ne faisait pas partie des matières qui étaient décidées dans le cadre de la « procédure unique ». Ceci s’expliquait par le fait que le droit de l’ayant-droit de l’indemnité devenait réel avec la décision définitive fixant celle-ci et la question du recouvrement ne pouvait donc pas être introduite devant la cour d’appel dans le cadre de la « procédure unique ».

45. La Cour rappelle que dans l’arrêt Azas précité, elle a considéré que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation, y compris les frais de procédure.

46. La Cour a aussi souligné, dans l’arrêt Bibi c. Grèce (no 15643/10, § 77, 13 novembre 2014), que la procédure appelée à assurer, au sens de l’arrêt Azas, l’appréciation globale des conséquences de l’expropriation ne saurait se limiter à la reconnaissance des titulaires du droit à indemnité, à la détermination de l’indemnité spéciale, à l’appréciation de l’existence d’un avantage tiré par le propriétaire et à la fixation des frais de justice. Elle doit aussi englober d’autres questions, comme, par exemple, celles relevant de la réévaluation éventuelle de l’indemnité.

47. La Cour réitère que le fait que la loi mentionnée au paragraphe 4 de l’article 17 de la Constitution (paragraphe 23 ci-dessus) n’ait pas encore été adoptée depuis 2001, année de la réforme constitutionnelle ayant ajouté cette disposition à l’article 17, ne saurait permettre aux autorités de multiplier, sous un prétexte procédural, les voies de droit concourant en substance à la fixation d’une même indemnité d’expropriation, globalement parlant. À cet égard, la Cour attache beaucoup de poids à la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui, depuis les arrêts no 10/2004 et 11/2004 de sa formation plénière, considère que la procédure de la fixation de l’indemnité doit couvrir la question de l’indemnisation dans sa globalité, c’est-à-dire l’octroi d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien exproprié, l’existence éventuelle d’un bénéfice pour le propriétaire lié à l’expropriation (et qui pourrait avoir une incidence sur les prétentions de celui-ci), ainsi qu’à toute autre question connexe relative à l’expropriation et les frais de justice (Bibi, précité, §§ 77-78).

48. Eu égard à l’arrêt Azas précité, ainsi qu’au revirement de jurisprudence opéré par les arrêts no 10/2004 et 11/2004 de la formation plénière de la Cour de cassation, la Cour estime que la question du recouvrement de l’indemnité, augmentée, le cas échéant, d’intérêts légaux, est une question qui est connexe à celle de la fixation de l’indemnité et fait donc partie des conséquences globales de l’expropriation et devait faire l’objet d’une seule procédure, au sens de la jurisprudence Azas. Tant l’action en recouvrement que la demande d’édiction d’un ordre de paiement donne lieu à de nouvelles procédures qui sont sujettes à l’exercice des voies de recours, ce qui risque de retarder l’achèvement de la procédure d’expropriation et d’exposer les particuliers dont les biens ont été expropriés à des frais supplémentaires.

49. La Cour estime en conséquence que le refus d’examiner l’action en recouvrement des requérants introduite devant la juridiction qui allait se prononcer sur le montant de l’indemnité d’expropriation définitive et la sollicitation faite aux requérants de saisir à nouveau les juridictions civiles ont porté atteinte aux principes de l’économie et de la célérité de la procédure ainsi qu’au principe de la procédure unique consacré par l’arrêt Azas précité, et ont ainsi rompu le juste équilibre qui doit exister entre l’intérêt général et l’intérêt de l’individu.

50. Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

52. Les requérants soutiennent d’abord qu’ils ont subi un préjudice matériel, d’un montant de 19 753,74, qui résulte du non-paiement d’intérêts du 12 novembre 2003 au 20 mai 2008. S’ils n’ont pas demandé devant les juridictions internes des intérêts correspondant à cette période, c’est parce qu’en 2006 ils ne pouvaient pas s’attendre que des garanties procédurales seraient violées ou que leurs biens leur seraient enlevés en 2007 avec une indemnité symbolique. À titre subsidiaire, les intérêts dus du 9 janvier 2007 au 20 mai 2008, s’élèvent à 5 852,96 EUR. Enfin, du 21 mai 2008 et jusqu’à la date du dépôt de leurs prétentions au titre de la satisfaction équitable les intérêts s’élèvent à 11 852,24 EUR et 3 511,77 EUR (10 ans au taux d’intérêt légal de 6% l’an).

53. En outre, les requérants réclament conjointement 4 000 EUR pour préjudice moral.

54. Quant au dommage matériel, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas subi un tel dommage au sens du non-versement d’une indemnité complète. Par ailleurs, on ne saurait reprocher à l’État d’avoir tardé le versement. Enfin, les requérants ont mal calculé les montants des intérêts réclamés et les périodes pertinentes. Quant au dommage moral, les requérants n’ont droit à aucune indemnité à ce titre car ils ont fait preuve de négligence : d’une part, ils demandent le versement d’intérêts dont le montant est négligeable par rapport à celle de l’indemnité perçue et, d’autre part, ils ont omis de demander une indemnité d’expropriation plus élevée après que la Cour de cassation ait partiellement accueilli leur pourvoi (paragraphe 22 ci-dessus). Si la Cour constatait une violation de la Convention, ce constat constituerait une satisfaction suffisante à ce titre.

55. La Cour souligne que la violation constatée en l’espèce consiste en une violation de l’article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où les procédures existantes compliquent plus que de raison la possibilité pour les propriétaires affectés par des mesures d’expropriation de revendiquer certaines sommes afférentes à l’indemnité d’expropriation. La Cour ne saurait spéculer sur le montant d’intérêts que les juridictions internes auraient accordé aux requérants si elles avaient statué sur cet aspect des prétentions des requérants. Elle rejette donc la demande concernant le dommage matériel.

56. La Cour estime, en revanche, que les requérants ont subi un dommage moral que le seul constat de violation ne saurait suffire à réparer. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour alloue conjointement aux requérants 4 000 euros pour dommage moral.

2. Frais et dépens

57. Les requérants demandent également 4 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, somme qui serait le résultat de 50 heures de travail multipliées par 80 EUR l’heure. Ils admettent cependant qu’ils n’ont pas encore versé une somme à leurs avocats car les honoraires de ceux-ci sont fonction de la somme que la Cour accorderait au titre des préjudices matériel et moral.

58. Le Gouvernement souligne que les requérants ne produisent aucune facture et que la Cour n’est pas liée par un accord éventuel qu’ils ont pu conclure avec leurs avocats. Leur affirmation que ces derniers ont consacré 50 heures à la préparation de l’affaire est vague et la somme réclamée est excessive.

59. La Cour ne doute pas qu’en introduisant la requête et en présentant des observations, le conseil des requérants leur a fourni l’assistance juridique nécessaire. Elle estime donc raisonnable de leur accorder conjointement 850 EUR à ce titre (voir, parmi d’autres, Adiele et autres c. Grèce, no 29769/13, 25 février 2016).

3. Intérêts moratoires

60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du défaut manifeste de la requête et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :

1. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 850 EUR (huit cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposKsenija Turković
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-193606
Date de la décision : 13/06/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : KOUTSOKOSTAS
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GESOULIS G. ; MAKRIS I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award