La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/02/2016 | CEDH | N°001-161049

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖZEN ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-161049


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZEN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 29272/08)

ARRÊT

STRASBOURG

23 février 2016

DÉFINITIF

23/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Özen et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon F

ridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖZEN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 29272/08)

ARRÊT

STRASBOURG

23 février 2016

DÉFINITIF

23/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Özen et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29272/08) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de cet État, MM. Orhan Özen, Şerafettin Özen, Kaya Özen, Ayhan Özen, Savaş Tok, Şahin Özen et Taha Ergül (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me K. Emre, avocat à Ankara. Les formulaires de pouvoir dûment signés par les requérants et leur avocat sont parvenus à la Cour le 8 avril 2013 et ont été communiqués au Gouvernement par une lettre du greffe datée du 7 mai 2013.

3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

4. Les requérants alléguaient en particulier avoir fait l’objet de mauvais traitements de la part de policiers.

5. Le 8 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Les faits et les procédures concernant les allégations de mauvais traitements

6. Les requérants sont nés respectivement en 1969, 1980, 1989, 1966, 1994, 1976 et 1983 et résident à Ankara.

7. À la suite d’une querelle survenue le 5 avril 2007 entre plusieurs lycéens, M.K., le père de V.K., l’un des élèves, déposa une plainte pénale contre V. Özen, également lycéen et fils du requérant Ayhan Özen. Il lui reprochait, ainsi qu’à ses camarades, d’avoir extorqué à son fils de l’argent et son téléphone portable, de l’avoir menacé avec un canif et de lui avoir brûlé le visage avec une cigarette.

8. Certaines pièces du dossier indiquent que des enseignants avaient déjà déposé plainte contre les parents de V. Özen pour menaces et agressions. Ces incidents se seraient produits à l’occasion d’un entretien entre la direction de l’école et les parents du lycéen, entretien qui avait pour objet les actes d’indiscipline de V. Özen et à l’issue duquel la direction de l’école avait appelé la police. Les actes d’intimidation des proches de V. Özen envers les enseignants se seraient poursuivis les semaines suivantes.

9. Le 6 avril 2007, sur une convocation de la police, le requérant Ayhan Özen, accompagné de son fils V., ainsi que le requérant Savaş Tok, S.S., O.B., trois autres élèves qui étaient impliqués dans la querelle ou qui en avaient été les témoins, se rendirent au poste de police d’Ufuktepe, à Ankara.

10. Cette partie des faits est décrite par les requérants comme suit : dès leur entrée dans le bâtiment, les lycéens ont été injuriés et frappés par le commissaire Ü.U. ; ce dernier ainsi que d’autres policiers se sont ensuite dirigés vers Ayhan Özen, qui contestait les mauvais traitements infligés aux élèves, et l’ont battu ; ils ont aussi appréhendé Orhan Özen, Kaya Özen, Şerafettin Özen, Şahin Özen et Taha Ergül. Ces derniers allèguent s’être rendus au commissariat pour s’enquérir du sort de leurs proches et y avoir été injuriés et battus par des policiers.

11. D’après le procès-verbal signé par huit policiers le 6 avril 2007, Ayhan Özen a agressé et injurié V.K. ainsi que le père et l’oncle de celui-ci pour avoir déposé plainte contre son fils ; une altercation a ensuite eu lieu à l’arrivée d’autres personnes ; les requérants, accompagnés d’une vingtaine d’individus, ont attaqué le commissariat afin de faire sortir leurs proches du bâtiment, agressé les policiers en fonction et endommagé le mobilier du commissariat ; l’un des requérants a brisé, d’un coup de tête, la porte vitrée du commissariat ; Şerafettin Özen et Taha Ergül ont crié aux policiers qui les sommaient de se disperser qu’ils ne partiraient pas sans Ayhan Özen ; les policiers ont alors fait appel à des renforts ; les requérants ont été maîtrisés et placés en garde à vue dans les cellules du commissariat pour menaces, coups et blessures, agressions sur des agents en fonction et atteinte à des biens publics ; ils se sont alors blessés intentionnellement en se frappant eux-mêmes contre les murs et les barreaux de leur cellule.

12. Les policiers saisirent deux pistolets à balles à blanc et 15 munitions sur Ayhan Özen et Taha Ergül et des couteaux sur Kaya Özen, Şerafettin Özen et Savaş Tok. Deux des suspects, V. Özen et S.S., s’enfuirent dans la confusion générale.

13. Une équipe de la sous-direction de l’examen des lieux et de l’identification rattachée à la direction de la sûreté d’Ankara (Ankara Emniyet Müdürlüğü, Olay yeri inceleme ve kimlik tespit şube müdürlüğü) se rendit au commissariat à 15 h 35. Elle releva les empreintes digitales sur la machine à écrire jetée au sol et sur d’autres meubles brisés, prit des photographies et réalisa des enregistrements vidéo pour conserver une trace des dégâts et des taches de sang au sol.

14. Le même jour, la victime, V.K., son père et son oncle déposèrent plainte contre les requérants pour agressions et menaces.

15. Vers 19 heures, le procureur de la République ordonna le transfert des requérants à l’institut médicolégal. Ils y furent examinés par les médecins qui firent les constats suivants :

– Orhan Özen présentait un hématome sur l’os zygomatique gauche et une lacération sur la partie gauche de la lèvre inférieure ; il souffrait d’une douleur et d’une sensibilité de la partie gauche de l’abdomen et d’une diminution de la motricité de l’épaule gauche (Sol zigomatik bölgede hematom, alt dudak sol kısımda laserasyon, sol kolik bölgede ağrı ve hassasiyet, sol omuzda hareket kısıtlılığı) ;

– Şerafettin Özen avait des égratignures de 2 à 3 centimètres au milieu du front et sur la partie antérieure de la tempe droite (Frontal bölge orta kısımda ve sağ tenporel önde 2-3 cm’lik birer cildî sıyrık) ;

– Kaya Özen souffrait d’une contusion de 1,5 centimètre au vertex, d’un hématome sur la partie supérieure du nez, d’une ecchymose sous l’œil gauche, d’une sensibilité et d’une douleur sur le côté droit au niveau de la taille (Verteksde 1,5 cm’lik raddi yara, burun sırtında hematom, sol göz altında ekimoz, sağ koltuk altı bel düzeyinde ağrı ve hassasiyet) ;

– Ayhan Özen se plaignait d’une douleur sous l’omoplate droite et présentait une légère hyperémie à l’abdomen, autour du nombril (Sağ skapula alt kısmında subjektif ağrı şikayeti, batın ön yüzde umlikus çevresinde hafif hiperemi) ;

– Savaş Tok présentait une lésion ecchymotique d’un centimètre de diamètre sur la partie gauche du front, une coupure de 1,5 centimètre dans la paume de la main gauche et souffrait d’une sensibilité et d’une douleur au niveau du psoas droit (Frontal bölge solda 1 cm çapında ekimotik lezyon, sol avuç içinde 1,5 cm’lik cildi kesi, sağ psoas üzerinde ağrı ve hassasiyet).

16. Aucune lésion ne fut constatée sur Şahin Özen et Taha Ergül.

17. Les médecins de l’institut recommandèrent également le transfert des requérants Savaş Tok, Orhan Özen et Kaya Özen à l’hôpital de l’université d’Ankara pour une consultation en chirurgie générale.

18. Le même jour, vers 23 heures, les médecins des services orthopédique, thoracique et de chirurgie générale de l’hôpital universitaire d’Ankara effectuèrent des actes de radiologie sur ces trois requérants et les examinèrent avant de confirmer les rapports médicaux précédemment établis.

19. Les rapports des médecins de l’hôpital universitaire d’Ankara indiquaient aussi que les lésions constatées nécessitaient des interventions simples et n’engageaient pas le pronostic vital des intéressés.

20. Les requérants refusèrent de faire leur déposition lors de leur interrogatoire par la police.

21. Le 7 avril 2007, à leur sortie de garde à vue, les requérants furent réexaminés à l’institut médicolégal. Le rapport établi à 15 h 05 fait référence aux rapports médicaux de la veille et indique qu’aucune blessure supplémentaire n’avait été relevée sur les requérants, à l’exception d’Orhan Özen. En effet, concernant ce dernier, le rapport mentionne des égratignures ecchymotiques de 2 et 4 cm à la lisière du cuir chevelu, du côté gauche, ainsi qu’un hématome de 3 cm par 5 cm sur la face extérieure de la hanche droite (Sol servikal saçlı deri sınırında 2 ve 4 cm’lik birer ekimotik sıyrık, sağ uyluk dış yüzde 3 x 5 cm’lik hematom). Il y est aussi indiqué que ces lésions, légères, nécessitaient de simples interventions et n’engageaient pas son pronostic vital.

22. Le même jour, le procureur de la République recueillit les dépositions des requérants qui, accompagnés de leur avocat, expliquèrent avoir été battus par les policiers. Tous nièrent avoir détenu une arme quelconque, à l’exception de Şerafettin Özen, qui déclara avoir été en possession d’un couteau car il est maraîcher. Celui-ci indiqua également que le commissaire avait empoigné Savaş Tok, qui tentait de s’enfuir, et lui avait tapé la tête contre la porte vitrée.

23. Taha Ergül affirma que Savaş Tok avait donné un coup de pied dans la porte en tentant de s’enfuir mais sans briser la vitre. Il précisa qu’il n’avait pas vu de ses propres yeux le commissaire projeter Savaş Tok contre la vitre mais pensait que c’était ainsi que les faits s’étaient déroulés.

24. Tous les requérants alléguèrent avoir été battus par les policiers.

25. Le même jour, ils furent placés en détention provisoire par le tribunal d’instance pénal d’Ankara, notamment pour agression, menaces et voies de fait sur des agents en fonction.

26. Les 16 et 17 avril 2007, un inspecteur de police (soruşturmacı) recueillit les dépositions du commissaire et de l’un des policiers, qui déclarèrent ce qui suit : alors qu’ils entendaient les parties, Ayhan Özen a menacé la victime et ses proches ; ils ont ensuite rédigé un procès-verbal de cet incident ; c’est alors qu’ils ont entendu Ayhan Özen parler au téléphone dans le couloir ; peu après, ses proches sont arrivés au commissariat ; les policiers ont vu par la fenêtre qu’un groupe de 20 à 30 personnes s’était massé devant le poste de police ; le groupe ne s’étant pas dispersé malgré leurs sommations, ils ont procédé à des arrestations et la situation s’est aggravée ; deux des suspects, V. Özen et S.S., ont profité de la confusion générale pour s’enfuir ; Savaş Tok a lui aussi tenté de fuir et a brisé la vitre de la porte d’un coup de poing ; toutes les personnes qui avaient endommagé le commissariat ont été arrêtées à l’arrivée des renforts ; des armes à feu et des couteaux ont été saisis ; les requérants ont continué à se comporter de façon agressive dans les locaux de garde à vue et ont frappé ou se sont cognées contre les barreaux de leur cellule ; le téléphone portable saisi sur Savaş Tok a été identifié par la victime de l’extorsion ; ce téléphone lui a été ultérieurement restitué, ce qui a donné lieu à la rédaction d’un procès-verbal.

27. Le 18 avril 2007, le procureur de la République recueillit le témoignage de V.K., la victime de l’extorsion, ceux de son père et de son oncle, présents lors des incidents, ainsi que celui d’O.B. Ce dernier avait été conduit au poste de police le jour des événements par Ayhan Özen, le père de V. Özen, le lycéen accusé d’extorsion, pour témoigner au sujet de cette accusation (paragraphe 9 ci-dessus).

28. Ces personnes affirmèrent qu’Ayhan Özen avait d’abord agressé verbalement la victime et son oncle alors qu’ils se trouvaient tous dans le bureau du commissaire, puis que des gens s’étaient rassemblés devant le commissariat. La situation avait alors dégénéré : certaines personnes avaient pénétré dans le commissariat, endommagé le mobilier et l’une d’entre elles avait brisé une vitre d’un coup de tête.

29. Le témoignage de deux enseignants, présents au commissariat, fut également recueilli. Ils y avaient été appelés pour témoigner à propos des accusations d’extorsion. Ils affirmèrent que la situation avait dégénéré, que des policiers les avaient emmenés dans un bureau pour les protéger et qu’ils n’avaient pas vu les faits de leurs propres yeux.

30. Le 25 avril 2007, le procureur de la République recueillit les témoignages de cinq personnes qui se trouvaient devant le commissariat au moment des faits. Ces personnes, qui étaient des proches ou des connaissances des requérants, affirmèrent qu’aucun individu n’avait attaqué le commissariat mais que le commissaire Ü.U. était sorti du bâtiment, les avait injuriés et avait ordonné l’arrestation de certains membres du groupe.

31. Les policiers furent aussi entendus par le procureur de la République en tant que suspects ; ceux-ci confirmèrent le procès-verbal du 6 avril 2007.

32. Le 4 mai 2007, au vu des éléments susmentionnés, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu, concluant qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves pour mettre les policiers en accusation.

33. Le 6 novembre 2007, la cour d’assises de Sincan rejeta l’opposition formée par les requérants contre l’ordonnance de non-lieu. Le 11 décembre 2007, cette décision fut notifiée aux requérants.

34. L’inspecteur de police mena également une enquête disciplinaire (paragraphe 26 ci-dessus). Les dépositions qu’il recueillit de la part des policiers, des plaignants et des témoins correspondent à celles résumées ci-dessus. Dans le cadre de cette enquête, un témoin, E.K., qui fit ses dépositions le 6 avril 2007 et le 10 mars 2008, expliqua qu’il se rendait au commissariat pour déposer plainte concernant un autre sujet et qu’il se trouvait à l’extérieur du bâtiment au moment des incidents. Il déclara avoir vu une personne « de taille moyenne, portant des vêtements noirs, briser la vitre de la porte du commissariat d’un coup de tête ». Il précisa que les policiers avaient par la suite maîtrisé les personnes agressives qui se trouvaient sur les lieux.

35. Par une décision du 28 mai 2008, le conseil disciplinaire de la police d’Ankara décida de ne pas sanctionner le commissaire Ü.U. et l’officier M.G. pour les faits de mauvais traitements qui leur étaient reprochés, en raison, notamment, de l’absence de preuves et des incohérences dans le récit des requérants. Cette décision fut notifiée à l’avocat des requérants le 23 juin 2008.

B. Autres procédures

36. Dans l’intervalle, alléguant que le procès-verbal relatif à la saisie du téléphone portable sur Savaş Tok était un faux, les requérants déposèrent plainte contre les policiers pour fabrication de preuves et abus de pouvoir. Le 31 mai 2011, la cour d’assises d’Ankara décida d’acquitter les policiers du chef d’abus de pouvoir, faute de preuves. Elle requalifia les faits pour le reste et demanda au parquet de mener une enquête sur le délit de faux en écritures. Les requérants déposèrent aussi plainte contre M.K. pour fausse déclaration quant au vol du téléphone portable de son fils.

37. Par ailleurs, s’agissant de la procédure menée pour extorsion et coups sur les élèves plaignants et pour agression, menaces et voies de fait sur des agents en fonction, les requérants furent libérés lors de l’audience du 19 juin 2007 devant la cour d’assises d’Ankara. L’issue de cette procédure ne figure pas dans le dossier. La dernière audience eut lieu le 25 juin 2015.

38. Les documents versés au dossier de la requête permettent aussi de comprendre que la procédure concernant Savaş Tok et S.S. pour extorsion et menaces fut disjointe, au vu de leur jeune âge, et menée devant la cour d’assises pour enfants à Ankara. Un document du 11 juillet 2012 indique que cette affaire était en attente de l’examen de la décision de la cour d’assises du 31 mai 2011 susmentionnée, laquelle était pendante devant la cour de cassation. Le 2 juin 2015, la cour d’assises pour enfants ordonna la jonction des affaires menées devant elle et devant la cour d’assises d’Ankara, puis transmit son dossier à cette dernière instance.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

39. Les requérants se plaignent d’avoir été battus au commissariat, et de ce que les autorités judiciaires se sont fondées sur la version des faits présentée par les policiers impliqués aux incidents. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

40. Le Gouvernement soutient que la requête doit être rejetée car elle n’est pas en conformité avec l’article 47 du règlement de la Cour : les formulaires de pouvoir n’ont pas été signés par le représentant des requérants, et les formulaires de requête n’indiquent ni si les faits ont été présentés à une autre organisation internationale ni le sexe des requérants.

41. Les requérants ne se prononcent pas sur ces sujets.

42. D’emblée, la Cour note que la présente requête a été introduite avant l’amendement du 6 mai 2013 de l’article 47 du règlement, lequel est entré en vigueur le 1er janvier 2014.

43. S’agissant de la question de la représentation des requérants, la Cour rappelle que l’absence du formulaire de pouvoir peut entraîner l’irrecevabilité d’une requête (Post c. Pays-Bas, (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009, et K.M. et autres c. Russie (déc.), no 46086/07, 29 avril 2010). Toutefois, en l’espèce, elle observe qu’il s’agissait uniquement de l’absence de la signature du représentant des requérants sur ce formulaire, situation qui ne produit pas le même effet que l’absence du document en question lui-même (Alican Demir c. Turquie, no 41444/09, §§ 55-67, 25 février 2014).

44. Au demeurant, la Cour note que de nouveaux formulaires de pouvoir dûment signés par les requérants et leur avocat lui sont parvenus, et que ceux-ci ont été communiqués au Gouvernement par une lettre du greffe du 7 mai 2013 (paragraphe 2 ci-dessus). Par conséquent, l’exception formulée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

45. S’agissant des deux autres allégations d’irrégularité portant sur les formulaires de requête, la Cour rappelle qu’au sujet de la régularité de l’introduction d’une requête, elle doit tenir dûment compte du contexte, à savoir du mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. En particulier, la Cour doit, lors de l’examen de la recevabilité d’une requête, tenir compte de la finalité des obligations imposées au requérant, à savoir du bon déroulement de la procédure devant elle. À moins qu’il ne s’agisse d’une règle dont le non-respect doit, le cas échéant, être soulevé d’office, telle que le respect du délai de six mois, le manquement à des règles de procédure n’affectant aucunement l’identification des éléments essentiels de la requête ne peut, dans le régime en vigueur sous l’ancien article 47 du règlement, entraîner d’une façon automatique l’irrecevabilité de celle-ci ; il peut cependant donner lieu, le cas échéant, à la prise de mesures moins drastiques, comme le refus de prendre en compte des documents non fournis en bonne et due forme dès lors que la partie ne soumettrait pas un document rectifié (consulter Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 36, 8 juillet 2014).

46. En l’espèce, la Cour estime que les omissions susmentionnées ne sont pas de nature à empêcher l’examen de la requête. Il y a donc lieu d’écarter les arguments du Gouvernement sur ces points.

47. Le Gouvernement considère aussi que les lésions constatées sur les requérants, infligées au cours de leur arrestation pour obstruction aux fonctions de la police, sont minimes, et demeurent ainsi en dehors du champ d’application de l’article 3.

48. La Cour se base sur les éléments du dossier pour relever d’abord que les rapports médicaux ne font état d’aucune lésion sur deux des requérants, MM. Şahin Özen et Taha Ergül (paragraphe 16 ci-dessus). Par conséquent, elle déclare les griefs introduits par ces derniers irrecevables pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

49. Pour le restant des requérants, à savoir MM. Orhan Özen, Şerafettin Özen, Kaya Özen, Ayhan Özen et Savaş Tok, la Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité pour faire entrer en jeu l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative. Il dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, et de l’état de santé de la victime (voir, notamment, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25, Jalloh, précité, § 67, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 86, CEDH 2015). En l’occurrence, bien que les rapports médicaux qualifient les lésions relevées sur les requérants comme n’étant pas de nature à nécessiter des interventions élaborées, au vu de la multiplicité des lésions en question sur la plupart de ces personnes, la Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il argue de la non-applicabilité de l’article 3 de la Convention.

50. Ainsi, la Cour considère que les griefs introduits par MM. Orhan Özen, Şerafettin Özen, Kaya Özen, Ayhan Özen et Savaş Tok ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Par conséquent, elle les déclare recevables.

B. Sur le fond

51. Les requérants allèguent avoir été battus au poste de police alors que, à l’exception d’Ayhan Özen et Savaş Tok qui s’y trouvaient déjà pour faire une déposition, ils s’y étaient rendus simplement pour s’enquérir du sort de leurs proches. Se référant aux blessures mentionnées dans les rapports d’expertise médicale, ils reprochent aux autorités judiciaires de s’être principalement fondées sur la version des faits présentée par les policiers pour rejeter leur plainte pénale, alors que ces derniers étaient selon eux les auteurs des mauvais traitements allégués.

52. Le Gouvernement fait référence au dossier et notamment aux différents témoignages recueillis pour conclure que les policiers ont recouru à la force de manière proportionnée au but recherché, à savoir arrêter les requérants déchaînés alors que ceux-ci s’étaient rendus au poste de police à la suite de l’appel téléphonique passé par Ayhan Özen. Il en veut pour preuve la déposition de deux témoins totalement neutres, dont l’un a affirmé avoir vu l’un des requérants briser la vitre de la porte du commissariat d’un coup de tête. Il défend aussi le choix des autorités judiciaires de ne pas accorder un poids décisif à la version présentée par les requérants et par leurs proches interrogés en tant que témoins, rappelant que ces derniers affirment de concert s’être rendus au commissariat pacifiquement alors que les incidents auraient eu lieu après leur arrivée et qu’ils auraient adopté un comportement agressif à l’encontre d’agents en fonction.

53. Avant de rechercher si le recours à la force contre MM. Orhan Özen, Şerafettin Özen, Kaya Özen, Ayhan Özen et Savaş Tok était justifié sous l’angle de l’article 3 de la Convention, la Cour examinera d’abord si l’enquête menée à ce propos était adéquat.

1. Aspect procédural de l’article 3 de la Convention

a) Principes généraux

54. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts El-Masri c. l’ex-République Yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid, précité, §§ 114-123).

55. Il en ressort que, pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains (Bouyid, précité, §§ 115).

56. Ainsi, compte tenu notamment du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Bouyid, précité, § 116).

57. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Bouyid, précité, § 117).

58. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, les institutions et les personnes qui en sont chargées doivent être indépendantes des personnes visées par ladite enquête. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (voir aussi, mutatis mutandis, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 177 et 222-234, 14 avril 2015, et les références qui y figurent, et Bouyid, précité, § 118).

59. Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment large pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés (Bouyid, précité, § 119).

60. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Bouyid, précité, § 120).

61. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Bouyid, précité, § 121).

62. La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122).

63. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123).

b) Application en l’espèce des principes précités

64. Les requérants allèguent en particulier que les documents officiels ont été établis par les policiers qui étaient impliqués dans les incidents et que ceux-ci ont été pris en considération par les autorités judiciaires.

65. Quant aux critères concernant les enquêtes sur des événements similaires, la Cour rappelle que les fonctionnaires qui effectuent le travail d’enquête sur le terrain doivent être indépendants de ceux impliqués dans l’usage de la force par l’autorité publique (paragraphe 58 ci-dessus).

66. En l’espèce, la Cour observe que l’enquête a été directement menée par le procureur de la République. Celui-ci a rapidement eu accès à tous les éléments de l’affaire et a pris, le jour de l’événement, l’initiative de transférer les requérants à l’institut médicolégal puis à l’hôpital universitaire d’Ankara pour un examen médical plus approfondi. Les intéressés ont refusé de rendre leur déposition à la police et ont comparu devant le procureur le lendemain des faits. Le procureur a aussi recueilli les dépositions de multiples témoins et interrogé les policiers en tant que suspects (paragraphes 15, 22, 27, 30 et 31 ci-dessus). Sur base des éléments du dossier, le procureur de la République a conclu à un non-lieu, au motif que les éléments ne permettaient pas de dire que les policiers avaient maltraité les intéressés. La procédure s’est terminée dans un délai d’environ neuf mois.

67. En résumé, la Cour considère que les autorités judiciaires ont eu une réaction prompte et adéquate face aux allégations de mauvais traitements. Elle souligne également que les autorités judiciaires nationales étaient les mieux placées pour apprécier le degré de crédibilité des déclarations des suspects, des témoins et finalement des requérants (Aksin et autres c. Turquie, no 4447/05, §§ 38-40, 1er octobre 2013), ainsi que le poids des rapports médicaux vu les particularités de l’affaire. Rien ne permet de remettre en cause les constats auxquels sont parvenues ces autorités ou de dire que l’enquête n’a pas été suffisamment approfondie.

68. S’agissant plus spécifiquement du grief des requérants concernant le rôle joué dans l’enquête par les policiers mis en cause, la Cour note que le procès-verbal de l’incident signé par les huit policiers en fonction au commissariat se limitait à une simple constatation. Elle relève en outre qu’une équipe d’enquêteurs s’était rendue sur les lieux pour constituer les pièces du dossier (paragraphe 13 ci-dessus), et qu’un inspecteur de police avait interrogé les agents de police impliqués dans l’affaire, dont le commissaire (paragraphe 26 ci-dessus) et des témoins (paragraphe 34 ci-dessus).

69. Certes, la décision de non-lieu prise par le procureur de la République et celle de la cour d’assises qui l’a confirmée n’ont pas été plus explicites tant sur l’exposé des faits que sur l’analyse juridique de ceux-ci. Néanmoins, au vu de l’ensemble du dossier, cet élément ne suffit pas à lui seul pour parvenir, dans les circonstances de l’espèce, à la conclusion que les obligations procédurales découlant de l’article 3 de la Convention n’ont pas été respectées.

70. En conclusion, les autorités ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour faire la lumière sur les allégations de mauvais traitements. Au vu de ce qui précède, la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect procédural.

2. Aspect matériel de l’article 3 de la Convention

a) Principes généraux

71. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés dans l’arrêt Bouyid précité (§§ 81-90).

72. L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010, El-Masri, précité, § 195, et Mocanu et autres, précité, § 315). En effet, l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine (Bouyid, précité, § 81).

73. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Labita, Gäfgen et El-Masri, précités, mêmes références, ainsi que Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 192, 3 juillet 2014, Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, 17 juillet 2014, et Bouyid, précité, § 81).

74. Les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (paragraphe 48 ci-dessus, et Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161 in fine, Labita, précité § 121, Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006‑IX, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, Gäfgen, précité, § 92, et Bouyid, précité § 82).

75. Sur ce dernier point, la Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, et Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004, ainsi que, notamment, Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2012, Gäfgen, précité, § 92, et El-Masri, précité, § 152). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (voir, notamment, El-Masri, précité, § 152). En effet, les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger (Salman, précité, § 99, et Bouyid, précité, § 83).

76. La Cour a également indiqué dans l’arrêt El-Masri (précité, § 155) que, si elle reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (McKerr c. Royaume‑Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000), elle doit se livrer à un examen particulièrement attentif lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A no 336, et Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 51, 14 octobre 2010), quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 65, 26 juillet 2007). En d’autres termes, la Cour est disposée, dans un tel contexte, à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Denissenko et Bogdantchikov c. Russie, no 3811/02, § 83, 12 février 2009, et Bouyid, précité, § 85).

b) Application en l’espèce des principes précités

77. La Cour observe que les faits à l’origine de la requête font l’objet d’une controverse entre les parties. Les requérants allèguent s’être rendus pacifiquement au commissariat pour s’enquérir du sort de leurs proches, tandis que le Gouvernement soutient qu’ils ont agressé des agents en fonction.

78. La Cour considère qu’elle ne peut déterminer avec exactitude la façon dont les faits se sont déroulés ce jour-là au commissariat. Selon elle, il est toutefois évident que les requérants, accompagnés de proches, étaient nombreux à se rendre au commissariat alors que V. Özen, Savaş Tok et S.S., contre lesquels une plainte pour extorsion avait été déposée, étaient déjà accompagnés d’un adulte, Ayhan Özen.

79. Au vu non seulement des blessures constatées sur les requérants, mais aussi, en particulier, des dégâts causés au commissariat, la Cour tient pour établi qu’une altercation a eu lieu entre les requérants et les policiers.

80. La Cour souhaite d’abord s’exprimer sur les blessures supplémentaires mentionnées dans le rapport du 7 avril 2007 établi à la sortie de garde à vue du requérant Orhan Özen (paragraphe 21 ci-dessus). Elle rappelle à cet égard qu’il appartient au Gouvernement d’expliquer de manière satisfaisante et convaincante l’origine des nouvelles lésions, aussi minimes soient-elles, notées dans ledit rapport (paragraphe 75 ci-dessus et les références qui y figurent). Néanmoins, en l’espèce, le requérant ne se plaint pas d’avoir fait à nouveau l’objet de mauvais traitements en garde à vue après le premier rapport médical établi la veille. La Cour ne s’attardera donc pas sur ce point séparément et le prendra en considération en l’intégrant dans son examen des griefs relatifs aux blessures mentionnées déjà dans le premier rapport médical concernant Orhan Özen.

81. Ainsi, la Cour doit déterminer si l’intervention des policiers a été rendue nécessaire par le comportement des intéressés et, dans l’affirmative, si elle a été proportionnée à leurs agissements dans le but de les arrêter. À cet égard, la Cour prend en considération les différents témoignages, qui permettent de conclure que les requérants étaient aussi accompagnés de plusieurs personnes qui se sont rassemblées devant le commissariat (voir les paragraphes 11 et 26 ci-dessus). Par ailleurs, les trois suspects, V. Özen, Savaş Tok (requérant), et S.S., étaient accompagnés du témoin O.B. et d’Ayhan Özen (requérant), venus faire une déposition. Avec les cinq autres requérants, le nombre total de personnes à l’intérieur du commissariat était donc de dix (voir les paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

82. Dans ce contexte, la Cour estime que le motif invoqué par les requérants, à savoir s’enquérir du sort de leurs proches, ne saurait suffire à expliquer de manière plausible un tel rassemblement. En effet, leur présence n’était pas requise par les autorités ni nécessaire en si grand nombre pour quelque but que ce fut. La Cour note aussi que le groupe semble s’être rassemblé après la rédaction par les policiers d’un procès-verbal concernant les menaces proférées envers les plaignants et l’appel téléphonique d’Ayhan Özen qui s’en est suivi (paragraphe 26 ci-dessus). Aucun élément ne permet donc de réfuter la thèse du Gouvernement selon laquelle ce groupe de personnes a tenté d’empêcher les agents de police de remplir leurs fonctions, tant dans le cadre de la plainte déposée à l’encontre de V. Özen que dans le cadre des éventuelles agressions verbales d’Ayhan Özen envers les plaignants.

83. La Cour tient aussi compte du fait que les policiers avaient dû faire appel à des renforts et que deux des suspects s’étaient enfuis durant les incidents. Elle note également qu’au moins une arme de poing avait été saisie sur les requérants (paragraphes 12 et 22 ci-dessus).

84. Au vu de ce qui précède, la Cour constate que l’arrivée non sollicitée des requérants au commissariat a été suivie d’une grande bagarre. Ces éléments lui permettent de conclure que l’intervention des policiers a été rendue nécessaire par les agissements des intéressés.

85. Concernant la proportionnalité du recours à la force, la Cour observe que les blessures relevées sur les requérants consistent notamment en un hématome sur l’os malaire gauche, une lacération de la lèvre, des égratignures à la lisière du cuir chevelu et un hématome sur la hanche pour Orhan Özen, des égratignures pour Şerafettin Özen, une contusion de 1,5 cm au vertex, un hématome au nez, une ecchymose sous l’œil gauche pour Kaya Özen, une légère hyperémie pour Ayhan Özen, une ecchymose de 1 cm de diamètre et une coupure épidermique de 1,5 cm pour Savaş Tok (paragraphes 15 et 21 ci-dessus).

86. Pour mieux évaluer l’ampleur des événements et la proportionnalité du recours à la force, la Cour doit à nouveau se référer au nombre de personnes impliquées. Elle ne peut en effet ignorer qu’il s’agissait d’un groupe de personnes assez nombreux, dont la maîtrise ou l’arrestation pouvait par conséquent s’avérer compliquée.

87. Bien que le nombre total de policiers présents dans le commissariat ne figure pas dans le dossier, au vu du nombre d’agents qui ont signé le procès-verbal des incidents, la Cour constate qu’il y avait huit agents en fonction au poste de police (paragraphe 11 ci-dessus) avant l’arrivée des renforts.

88. La Cour note aussi que les événements se sont déroulés d’une manière imprévisible et ne peuvent pas se comparer à une opération policière ou des arrestations planifiées à l’avance (voir, a contrario, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 72, CEDH 2000‑XII, et Karagiannopoulos c. Grèce, no 27850/03, § 62, 21 juin 2007, s’agissant du recours aux armes à feu).

89. La Cour prend aussi en considération, en ce qui concerne le degré de force utilisé par les policiers, le fait que, selon les rapports médicaux, les blessures relevées sur les requérants ne nécessitaient que des interventions simples. Le fait que deux des requérants ne présentent aucune lésion (paragraphe 16 ci-dessus) permet aussi de penser qu’il ne s’agissait pas d’un passage à tabac ou d’un abus de l’autorité publique (comparer avec Cestaro c. Italie, no 6884/11, §§ 182-183, 7 avril 2015).

90. Compte tenu des constatations susmentionnées, et notamment des circonstances particulières de la cause, des dégâts causés à l’intérieur du poste de police, et de l’absence d’une explication plausible de la part des requérants pour justifier leur présence en si grand nombre au commissariat, la Cour n’est pas en mesure de dire que les lésions, qui d’après les rapports médicaux n’étaient pas trop importantes, ne correspondaient pas à un recours à la force nécessaire et proportionné destiné à arrêter les requérants pour obstruction aux fonctions de la police. Par conséquent, il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect matériel.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête irrecevable dans le chef des requérants Şahin Özen et Taha Ergül, et recevable dans le chef des requérants Orhan Özen, Şerafettin Özen, Kaya Özen, Ayhan Özen et Savaş Tok ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect procédural;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect matériel.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-161049
Date de la décision : 23/02/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Volet matériel);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ÖZEN ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : EMRE K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award