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15/11/2016 | CEDH | N°001-168962

CEDH | CEDH, AFFAIRE KERİMAN TEKİN ET AUTRES c. TURQUIE, 2016, 001-168962


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KERİMAN TEKİN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 22035/10)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2016

DÉFINITIF

15/02/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Keriman Tekin et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Gri

co,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chamb...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KERİMAN TEKİN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 22035/10)

ARRÊT

STRASBOURG

15 novembre 2016

DÉFINITIF

15/02/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Keriman Tekin et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 octobre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22035/10) dirigée contre la République de Turquie et dont neuf ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour le 12 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes T. Elçi et S. Acar, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en particulier que leur droit au respect de leur bien a été violé.

4. Le 28 août 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La liste des requérants figure en annexe.

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ressortent des observations et documents présentés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7. À une date non précisée, les requérants, tous membres d’une même famille, acquirent un terrain de 129,40 m², situé au centre de la ville de Kulp, sur lequel ils firent construire, en 1997, une maison en pierre (kagir ev).

8. À la suite de travaux cadastraux, un acte de propriété fut établi par les autorités le 5 novembre 1999. Le terrain fut répertorié au cadastre comme « îlot 218, parcelle 3 ». La maison fut elle aussi mentionnée sur le registre foncier et, par conséquent, sur l’acte de propriété.

9. Les requérants habitèrent cette maison jusqu’en 2004.

10. À une date non précisée, les autorités décidèrent de démolir l’école se trouvant sur la parcelle mitoyenne et de construire à cet endroit un nouvel établissement scolaire.

11. Une étude de sol fut réalisée à la demande de l’administration. Le rapport correspondant, daté du 3 septembre 2003, conclut que la construction envisagée risquait de provoquer un glissement de terrain et qu’il était préférable de choisir un autre site.

12. Les offres obtenues à la suite de la procédure de passation de marché public n’ayant pas été jugées satisfaisantes d’un point de vue financier, les autorités décidèrent de ne pas poursuivre la procédure.

13. Sur demande de l’une des sociétés ayant répondu à l’appel d’offres, le tribunal administratif de Diyarbakır ordonna, le 13 janvier 2004, de surseoir à l’exécution de cette décision.

14. En août 2004, une nouvelle étude de sol fut réalisée. Celle-ci conclut que les risques d’éboulement et de glissement de terrain pouvaient être neutralisés par des techniques de construction adaptées, dont la création d’un système de drainage et la mise en place d’un mur de soutènement avant les travaux de fouilles (creusement du sol).

15. Le 20 septembre 2004, un contrat fut passé avec une société privée et les travaux démarrèrent.

16. Dès le début des travaux de fouilles, les bâtiments se trouvant aux alentours immédiats du chantier, dont la maison occupée par les requérants, subirent des dégâts matériels (fissures sur les murs, les sols et les plafonds).

17. À une date non précisée, les requérants demandèrent au tribunal de grande instance de Kulp de faire constater les dégâts consécutifs aux travaux de construction de l’école puis de faire évaluer leur préjudice.

18. Toujours à une date non précisée, les requérants durent quitter leur maison, devenue inhabitable en raison des fissures. Selon eux, les autorités leur ont versé une aide au relogement.

19. Une première expertise, datée du 22 novembre 2004, évalua le coût des réparations à 8 534 livres turques (TRY), soit environ 4 590 euros (EUR) à cette date.

20. Selon le rapport d’une seconde expertise, daté du 1er mai 2005, les dommages subis par le bien des requérants s’élevaient à 25 446 TRY (environ 14 380 EUR à cette date), après application de l’abattement pour vétusté.

21. Le 22 août 2005, les requérants sollicitèrent auprès de la préfecture de Diyarbakır le paiement d’une indemnité. Leur demande ayant été implicitement rejetée, les requérants introduisirent devant le tribunal administratif de Diyarbakır un recours de plein contentieux (tam yargı davası). Ils réclamèrent la somme de 28 682 TRY (environ 17 280 EUR à cette date), assortie d’intérêts au taux légal à partir du 1er novembre 2004.

22. Les juges administratifs ordonnèrent une expertise qui conclut que, si la construction de l’école était bien la principale source des dégâts ayant affecté l’habitation des requérants, les défauts de construction de celle-ci avaient eux aussi contribué au dommage, et ce à hauteur de 15 à 20 %. Prenant en compte l’abattement pour vétusté ainsi que la part imputable aux défauts de construction, les experts évaluèrent le préjudice subi à 13 067 TRY (environ 7 260 EUR) sur la base des prix de la construction de 2004, année de la réalisation des dommages matériels.

23. En réponse à une ordonnance du tribunal, la mairie de Kulp indiqua que la maison des requérants avait été érigée sans permis de construire, que les requérants n’avaient jamais déposé de demande d’amnistie immobilière (imar affı) et que la situation de leur bien n’était pas régularisable pour des raisons tenant à la fois au plan d’urbanisme en vigueur et aux qualités mécaniques de la construction.

Elle ajouta que, en vertu du plan d’urbanisme en vigueur à cette date et adopté après la construction de la maison des requérants, le statut de la zone où se trouvait l’immeuble litigieux devait faire l’objet d’une décision après une étude de la Direction générale des catastrophes naturelles.

24. Par un jugement du 24 mars 2008, le tribunal administratif débouta les requérants. Il indiqua d’abord que, si la construction de l’école avait causé des dommages au bien des requérants, il n’en demeurait pas moins que ces derniers avaient érigé leur maison sur un terrain présentant un risque de glissement, sans tenir compte des contraintes techniques que cela impliquait. Il ajouta que les requérants n’avaient jamais obtenu de permis de construire, ni avant, ni pendant, ni même après les travaux, et qu’ils ne disposaient pas non plus d’un permis d’habiter. Il conclut que leur maison faisait partie des bâtiments dont la législation en vigueur nécessitait la démolition et que, eu égard à l’absence de permis, les requérants ne disposaient pas d’un intérêt légalement protégé.

25. Les requérants formèrent un pourvoi contre ce jugement. Ils arguaient qu’il était établi que le préjudice subi par leur maison résultait de la construction de l’école. Ils estimaient que la circonstance que leur bien avait été édifié sans permis de construire ne pouvait avoir d’incidence sur la responsabilité de l’administration. À cet égard, ils soutenaient qu’aucune construction, pas même l’école en cause, ne disposait de permis de construire dans la sous-préfecture de Kulp. Ils ajoutaient que, pour construire cette école ainsi qu’une zone industrielle, la mairie et l’administration défenderesse avaient exproprié des biens qui auraient eux aussi été construits sans permis. Ils plaidaient par ailleurs que la zone où se trouvait la maison était un quartier d’habitation que la mairie aurait décidé de réhabiliter. Cette dernière aurait envisagé d’exproprier les habitants en vue de transformer le quartier en zone commerciale, mais aurait renoncé à son projet par manque de fonds. Enfin, les requérants soutenaient que la sous‑préfecture avait implicitement admis sa responsabilité en ce qu’elle aurait versé aux victimes une aide au relogement d’un montant de 75 TRY (environ 43 EUR).

26. Le 17 décembre 2008, le Conseil d’État rejeta le pourvoi.

27. Le 26 juin 2009, la haute juridiction rejeta de même la demande de rectification d’arrêt présentée par les requérants.

28. Selon les requérants, ce dernier arrêt a été notifié à la partie demanderesse le 13 novembre 2009.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. Selon l’article 32 de la loi no 3194 sur l’aménagement du territoire, la démolition des ouvrages réalisés sans permis, dans les zones où son obtention est obligatoire, peut être ordonnée par le maire ou le préfet sur décision du conseil municipal ou du conseil départemental

30. La loi no 2981 du 24 février 1984, dite d’amnistie d’urbanisme, offre la possibilité d’obtenir la régularisation de certaines constructions réalisées sans permis et en violation des règles d’urbanisme. Plus particulièrement, l’article 12 de cette loi permet d’obtenir un permis de construire pour tout ouvrage achevé ou en cours de construction à condition que celui-ci n’empiète pas sur une voie publique ou sur la propriété d’un tiers.

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION D’IRRECEVABILITÉ CONCERNANT M. VEHBI TEKIN

31. Le Gouvernement conteste la qualité de victime de M. Vehbi Tekin. Il indique que celui-ci est décédé le 19 août 2009, soit avant l’introduction de la requête. Il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour autant qu’elle le concerne.

32. Les requérants n’ont pas répondu à l’exception ainsi soulevée par le Gouvernement.

33. La Cour rappelle qu’une requête ne peut être présentée que par des personnes vivantes ou en leur nom (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 111, CEDH 2009, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014). Ainsi, dans un certain nombre d’affaires où la victime directe était décédée avant l’introduction de la requête, la Cour a refusé de reconnaître à cette victime directe, fût-elle représentée, un locus standi aux fins de l’article 34 de la Convention (Kaya et Polat c. Turquie (déc.), nos 2794/05 et 40345/05, 21 octobre 2008, Dvořáček et Dvořáčková c. Slovaquie, no 30754/04, § 41, 28 juillet 2009, et Aizpurua Ortiz et autres c. Espagne, no 42430/05, § 30, 2 février 2010).

34. Dès lors, M. Vehbi Tekin étant décédé avant l’introduction de la requête, la Cour considère que dans la mesure où la requête est introduite en son nom, elle doit être rejetée pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de son article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

35. Dans ces conditions, la Cour considère que la requête, pour autant qu’elle concerne M. Vehbi Tekin, est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de son article 35 § 3 a) et qu’elle doit être rejetée, en application de son article 35 § 4.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

36. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leur bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellée :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

37. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Les arguments des parties

38. Le Gouvernement estime que les requérants ne peuvent, en ce qui concerne la construction endommagée, se prévaloir d’un bien ou d’une « espérance légitime » au sens de la Convention. À cet égard, il indique que la maison en cause a été érigée en contravention à la réglementation et au plan d’urbanisme, que les requérants ne disposent ni d’un permis de construire ni d’un permis d’habiter et que la situation juridique de leur bien n’est pas régularisable.

39. Les requérants renvoient aux arguments qu’ils ont exposés devant les juridictions nationales.

2. L’appréciation de la Cour

40. La question à trancher par la Cour est celle de savoir si la maison des requérants peut être considérée comme un bien au sens de la Convention.

41. À cet égard, la Cour rappelle que la notion de « biens » évoquée dans la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004‑XII). La notion de « biens » ne se limite pas non plus aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une espérance légitime et raisonnable d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, par exemple, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 83, CEDH 2001-VIII). Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 62, CEDH 2010, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II).

42. En l’espèce, la Cour observe que la maison des requérants a été érigée, sans permis de construire, sur un terrain qui leur appartenait, en violation du droit de l’urbanisme, et que les intéressés ne disposaient pas non plus d’un permis d’habiter.

43. Elle note que les requérants n’ont cependant jamais été inquiétés en raison de cette illégalité et qu’ils ont pu jouir de leur bien de façon tout à fait normale entre 1997, date de la construction, et 2004. Rien n’indique que les autorités aient envisagé à un moment ou à un autre de faire usage des prérogatives que leur conférait l’article 32 de la loi sur l’urbanisme.

44. Par ailleurs, la Cour relève que le Gouvernement n’a jamais contredit l’affirmation des requérants d’après laquelle aucune construction dans la sous-préfecture de Kulp ne dispose de permis.

45. Enfin, la Cour observe que la maison est répertoriée au registre foncier, qu’elle est expressément mentionnée dans le titre de propriété délivré aux requérants et que cette dernière mention n’est accompagnée d’aucune autre précision.

46. À la lumière de ces éléments, la Cour estime que les requérants disposaient d’un intérêt patrimonial à jouir de leur maison, lequel était suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est donc applicable quant au grief examiné (Depalle, précité, § 68).

47. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

48. Les requérants se plaignent de ne pas avoir été indemnisés du préjudice qu’ils estiment avoir été causé à leur bien par les travaux de construction d’une école sur la parcelle voisine de la leur. Ils soutiennent que le fait qu’ils ne disposent pas d’un permis de construire ne peut dispenser l’administration de les indemniser pour le préjudice dont elle est l’auteur à leurs yeux. De plus, selon eux, presque aucune construction dans la sous-préfecture de Kulp ne disposerait de permis, situation dont les autorités auraient parfaitement connaissance et qu’elles toléreraient, puisque, selon les requérants, elles auraient exproprié des maisons ne disposant d’aucun permis.

49. Le Gouvernement considère que, même en supposant que l’espérance des requérants d’obtenir une indemnité puisse être considérée comme raisonnable, l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime relevant de l’intérêt général.

50. Il indique que l’école a été construite à l’emplacement prévu dans le plan d’urbanisme, que cet emplacement était celui de l’ancienne école, et que la nouvelle construction était parfaitement conforme à la législation en matière d’urbanisme et dépourvue de toute malfaçon.

51. Faisant référence à l’affaire Hamer c. Belgique (no 21861/03, CEDH 2007‑V (extraits)), le Gouvernement estime que la démolition d’une maison érigée sans permis de construire ne constitue pas une atteinte disproportionnée au droit du propriétaire. Il invoque également le raisonnement que la Cour a suivi dans l’affaire Depalle (précitée), où le non-renouvellement d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine public y a été considéré comme ne rompant pas le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1.

2. L’appréciation de la Cour

52. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004-V).

53. La Cour rappelle en outre que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens doit être légale et dépourvue d’arbitraire. Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 63, 16 novembre 2010).

54. En l’espèce, la Cour observe que le grief des requérants concerne l’absence d’indemnisation en raison de dégâts matériels ayant affecté leur maison et qu’il n’y a aucune ingérence dans le droit des requérants sur le terrain sur lequel ladite maison est érigée.

55. Étant donné que les requérants ne peuvent plus utiliser leur maison, qui est vouée à la démolition, la Cour estime que l’ingérence litigieuse doit être examinée à la lumière de la norme générale (Tiryakioğlu c. Turquie (déc.), no 24404/02, 13 mai 2008).

56. La Cour relève que le refus des juridictions nationales d’indemniser les requérants pour le préjudice matériel qu’ils ont subi tient au fait que leur maison avait été érigée sans permis de construire, que les intéressés n’avaient jamais déposé de demande d’amnistie d’urbanisme et que la situation de leur bien n’était pas régularisable pour des raisons tenant à la fois au plan d’urbanisme en vigueur et aux qualités techniques de la construction.

57. Elle rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur des affaires concernant la démolition de maisons édifiées de manière illégale.

58. Ainsi, dans l’arrêt Hamer (précité), elle a jugé que l’atteinte portée au droit de propriété des requérants par la décision de démolition sans indemnisation de leur maison érigée de manière illégale dans une zone forestière non constructible était proportionnée au but légitime de protection de l’environnement.

59. Dans l’affaire Tiryakioğlu (décision précitée), elle a estimé que la décision de démolition d’une maison, qui avait été érigée sans permis de construire et dont l’illégalité avait été constatée et signalée au requérant dès le début des travaux, ne rompait pas le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1.

60. En revanche, dans l’arrêt Öneryıldız (précité), qui concernait la destruction, à la suite de l’explosion d’un site industriel public, du taudis construit sans permis et occupé sans titre par le requérant, la Cour a conclu à la violation du droit au respect des biens en prenant en compte la tolérance des autorités face à la construction illégale et la circonstance que l’incertitude créée par ces dernières au sein de la société turque quant à l’application des lois réprimant les agglomérations illégales n’était pas un élément susceptible d’amener le requérant à penser que la situation concernant son habitation risquait de basculer d’un jour à l’autre.

61. En l’espèce, la Cour relève que les requérants ont érigé leur maison en 1997, à une date où aucun plan d’urbanisme n’avait encore été adopté par la mairie, et qu’ils en ont fait usage pendant plusieurs années avant que les travaux de fouilles en vue de la construction d’une école sur le terrain voisin du leur n’abîment leur bien au point de le rendre inhabitable.

62. Certes, ledit bien avait été construit sans titre, et le droit interne permettait aux autorités d’en ordonner la démolition pour sanctionner le non-respect de l’obligation d’obtention préalable d’un permis de construire et ainsi faire respecter la législation en matière d’urbanisme.

63. Toutefois, force est de constater que le dommage subi par le bien des requérants a été causé de manière fortuite et que les autorités n’ont jamais adopté de décision de démolition, point qui distingue la présente espèce des affaires Tiryakioğlu et Hamer précitées.

64. Au contraire, la question du permis a été soulevée pour la première fois par l’administration au cours de la procédure relative à la demande d’indemnisation, et ce pour échapper à sa responsabilité (voir, a contrario, Tiryakioğlu, décision précitée, où les autorités avaient signifié au requérant l’illégalité de sa construction au cours des travaux).

65. Aux yeux de la Cour, il semble difficile d’affirmer que l’ingérence en question participait du souci des autorités de faire appliquer la réglementation en vigueur. Il semble plutôt que ladite réglementation ait servi de prétexte pour ne pas indemniser les requérants pour le préjudice subi et qu’elle ait ainsi été invoquée dans un seul but financier.

66. En effet, rien ne démontre que les autorités turques aient mené une politique cohérente de lutte contre les constructions illégales et qu’elles aient décidé de faire démolir toutes les habitations se trouvant dans une situation similaire à celle des requérants, du moins dans la sous-préfecture de Kulp (voir, a contrario, Depalle, précité, § 89).

67. Sur ce point, la Cour relève que les requérants ont toujours affirmé, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour, que presque aucune construction de la sous-préfecture de Kulp ne disposait de permis, et que l’administration défenderesse n’a pas, à sa connaissance, contesté cette allégation. Quant au Gouvernement, il n’a formulé aucune observation sur ce point qui confirmerait ou infirmerait celle-ci.

68. À cet égard, l’existence la législation relative aux amnisties d’urbanisme semble démontrer l’ampleur du phénomène de construction sans permis, la tolérance des autorités face à celui-ci et leur volonté de régulariser la situation juridique des ouvrages concernés.

69. S’agissant toujours du motif invoqué pour refuser l’indemnisation, la Cour observe en outre que celui-ci ne repose pas sur des considérations liées à la protection de l’environnement, laquelle constitue une valeur dont la défense suscite dans l’opinion publique, et par conséquent auprès des pouvoirs publics, un intérêt constant et soutenu (Hamer, précité, § 79, et Depalle, précité, § 89).

70. Prenant en compte l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le refus des autorités d’indemniser les requérants pour le préjudice matériel qu’elles leur ont causé a fait peser sur ces derniers une charge spéciale et exorbitante, si bien que le juste équilibre devant régner entre les intérêts des requérants et ceux de la communauté a été rompu.

71. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

72. Les requérants soutiennent également que la circonstance qu’ils ont dû quitter leur maison en raison des dégâts causés à celle-ci par la construction d’une école constitue une atteinte à leur droit au respect de leur domicile au sens de l’article 8 de la Convention. Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale [et] de son domicile (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

73. Le Gouvernement conteste cette thèse.

74. Relevant que ce grief repose sur les mêmes faits que ceux qu’elle a examinés sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour estime que le grief est recevable. Néanmoins, compte tenu de ses conclusions sur le terrain de cette dernière disposition, elle considère que le grief ne soulève pas de question distincte sur le terrain de l’article 8. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

75. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

76. Les requérants réclament 90 000 livres turques (TRY - environ 30 000 euros (EUR)) pour préjudice moral et 135 000 TRY (environ 45 000 EUR) pour préjudice matériel.

77. Le Gouvernement conteste ces montants, qu’il juge excessifs.

78. La Cour observe que le préjudice matériel subi par les requérants a fait l’objet de trois expertises au niveau national.

79. Étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301‑B), le montant du préjudice subi devra être actualisée pour compenser les effets de l’inflation (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 258, CEDH 2006‑V).

80. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime appropriée la somme de 11 000 EUR et l’accorde conjointement aux requérants au titre du dommage matériel.

81. S’agissant du dommage moral, elle alloue conjointement aux intéressés la somme de 5 000 EUR.

B. Frais et dépens

82. Les requérants demandent également 3 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

83. À cet égard, ils indiquent qu’ils ont dû acquitter 413,60 TRY (environ 130 EUR) de frais de procédure à l’issue de la procédure judiciaire interne et que ce montant figure dans le jugement du tribunal administratif.

84. Quant aux frais de représentation, ils renvoient à la grille tarifaire de l’Union nationale des barreaux s’agissant des prestations fournies au cours de la procédure interne. S’agissant de la procédure devant la Cour, ils précisent que leur avocat a consacré seize heures à leur affaire et que son taux horaire est de 100 EUR. Ils ne présentent toutefois ni décompte horaire ni autre justificatif.

85. Le Gouvernement conteste cette prétention.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 200 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.

C. Intérêts moratoires

87. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête irrecevable pour autant qu’elle concerne M. Vehbi Tekin et recevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 11 000 EUR (onze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

iii. 1 200 EUR (mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente

Annexe

Liste des requérants :

1. Keriman TEKİN née en 1957 est une ressortissante turque, résidant à KULP. Elle a été représentée par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR.
2. Ersin TEKİN née en 1990 est une ressortissante turque, résidant à KULP. Elle a été représentée par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
3. Gürgin TEKİN née en 1983 est une ressortissante turque, résidant à KULP. Elle a été représentée par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
4. Metin TEKİN né en 1974 est un ressortissant turc, résidant à KULP. Il a été représenté par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
5. Nedim TEKİN né en 1993 est un ressortissant turc, résidant à KULP. Il a été représenté par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
6. Nimet TEKİN née en 1991 est une ressortissante turque, résidant à KULP. Elle a été représentée par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
7. Orhan TEKİN né en 1984 est un ressortissant turc, résidant à KULP. Il a été représenté par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
8. Suryet TEKİN née en 1986 est une ressortissante turque, résidant à KULP. Elle a été représentée par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR
9. Vehbi TEKİN né en 1979 est un ressortissant turc, résidant à KULP. il a été représenté par Me T.ELÇİ et Me S.ACAR


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