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04/03/2014 | CEDH | N°001-141367

CEDH | CEDH, AFFAIRE DİLİPAK ET KARAKAYA c. TURQUIE, 2014, 001-141367


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DİLİPAK ET KARAKAYA c. TURQUIE

(Requêtes nos 7942/05 et 24838/05)

ARRÊT

STRASBOURG

4 mars 2014

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dilipak et Karakaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de secti

on,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’af...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DİLİPAK ET KARAKAYA c. TURQUIE

(Requêtes nos 7942/05 et 24838/05)

ARRÊT

STRASBOURG

4 mars 2014

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dilipak et Karakaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 février 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 7942/05 et 24838/05) dirigées contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Abdurrahman Dilipak et Hasan Karakaya (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement le 28 janvier 2005 et le 16 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. M. Dilipak a été représenté par Me S. Döğücü, avocat à Istanbul. M. Karakaya a quant à lui été représenté par Me A. Paccı, également avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier avoir subi une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal ainsi qu’une atteinte à leur droit à la liberté d’expression.

4. Le 16 juin 2009, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1949 et 1953 et résident à Istanbul. Tous deux journalistes, ils travaillaient à l’époque des faits pour le quotidien Akit.

A. La genèse de l’affaire

6. Le 25 juin 2000, à l’occasion des funérailles de l’amiral Güven Erkaya, ancien commandant en chef des forces navales et membre du Conseil national de sécurité, M. Karakaya publia un article dans le quotidien Akit, lequel titrait en première page « Nous ne renonçons pas à nos droits ». Dans cet article, il critiquait le défunt en raison du rôle qu’il avait joué dans le processus politique enclenché par la réunion du Conseil national de sécurité du 28 février 1997, couramment qualifié par certains observateurs de « coup d’État postmoderne ».

7. Le 26 juin 2000, M. Dilipak publia lui aussi dans le même journal un article consacré à l’amiral Erkaya et critiquant son action.

B. La procédure devant le tribunal de grande instance

8. Le 29 septembre 2000, la famille du défunt saisit le tribunal de grande instance d’Ankara (« le TGI ») d’une action civile en dommages et intérêts à l’encontre des requérants et de la société propriétaire du quotidien. Par ailleurs, elle déposa une plainte auprès du parquet d’Istanbul.

9. Lors de l’introduction de leur action civile, les consorts Erkaya indiquèrent l’adresse des locaux du quotidien comme domicile des défendeurs.

10. Toutefois, les services postaux ne parvinrent pas à notifier aux requérants la citation en justice et l’acte introductif d’instance à cette adresse, les intéressés n’ayant pu y être trouvés. Ce point fut confirmé par l’élu du quartier (muhtar) qui contresigna le procès-verbal mentionnant l’impossibilité de notifier.

11. Le TGI demanda alors aux services de police de rechercher les adresses des requérants.

12. D’après le TGI, à la suite de leurs recherches, les services de police lui indiquèrent deux adresses à Istanbul : dans le quartier d’Aksaray (Küçüklanga Caddesi no :103) pour M. Karakaya et dans le quartier de Mecidiyeköy (Mecidiye Caddesi no : 7/50 Çavuşoğlu İş Merkezi) pour M. Dilipak.

13. C’est à ces adresses qu’il fut décidé d’envoyer de nouvelles citations.

14. Le procès-verbal de notification de la citation destinée à M. Karakaya indique que celle-ci a été délivrée à un certain N.G., qualifié d’« employé habilité » (yetkili personel).

15. S’agissant de M. Dilipak, la notification ne put être faite au motif que l’intéressé n’était pas connu à l’adresse indiquée.

16. Le TGI d’Ankara décida de procéder à une notification par voie de publication dans la presse, au motif qu’il était impossible de déterminer l’adresse de M. Dilipak.

17. Le 21 janvier 2003, le TGI rendit, en l’absence des défendeurs, qui ne s’étaient jamais présentés aux audiences, un jugement les condamnant solidairement au paiement, pour préjudice moral, de la somme de 30 000 livres turques (TRY), soit environ 17 000 euros (EUR), assortie d’intérêts moratoires courant à partir du 25 juin 2000.

18. Le TGI estima que, dans son article, M. Dilipak avait insinué que le défunt paierait pour ses fautes et que la justice serait rendue, et il nota qu’il avait utilisé la formule « que ta terre soit abondante » réservée aux non-musulmans. Il releva le passage suivant :

« Ne me rappelez surtout pas la prescription « souvenez-vous des morts en bien ». Cette prescription ne vaut pas pour Hitler, Mussolini et Staline. Sinon le Coran ne dirait pas ce qu’il dit à propos de Nemrod et de Pharaon. Il ne fait aucun doute que Güven Erkaya n’est pas Hitler, néanmoins il occupe une place particulière dans la conscience de notre peuple. »

19. S’agissant de M. Karakaya, le TGI considéra que ce dernier avait quant à lui insinué que les circonstances de la mort de l’amiral – et particulièrement le cancer dont il avait été atteint – n’étaient que la juste conséquence des souffrances qu’il avait infligées au peuple. Il nota que le journaliste avait par ailleurs écrit que ce décès ne l’avait pas attristé, qu’il n’irait pas à l’enterrement de l’amiral et qu’il ne renoncerait pas à ses droits sur lui[1]. Il releva également le passage suivant :

« Il a fait pleurer le peuple mais aujourd’hui ce sont ses proches qui pleurent (...) Il a inventé le mensonge selon lequel les élèves des cours d’enseignement coranique prêteraient un serment en faveur de la lutte contre le régime laïque et contre Atatürk. Aujourd’hui, les cours d’enseignement coranique sont certes fermés, mais les yeux d’Erkaya aussi. ».

20. Le TGI conclut que les requérants avaient « outrepassé les limites de la critique en attaquant personnellement le défunt en raison de ses fonctions », d’autant plus que ce dernier avait été « un valeureux commandant d’armée ayant servi la nation ».

21. En outre, il précisa que la situation économique et sociale des défendeurs avait fait l’objet d’une recherche et que le bilan d’activité de la société détentrice du quotidien Akit avait été obtenu auprès des services fiscaux.

22. Le jugement ne put être notifié à M. Karakaya, celui-ci ne se trouvant pas à la dernière adresse connue par le greffe (Küçüklanga Caddesi). L’intéressé n’ayant pas informé le tribunal de son changement d’adresse, la notification fut présumée faite conformément à l’article 35 de la loi sur les notifications (paragraphes 57-66 ci-dessous).

23. Le procès-verbal établi par l’agent de notification indique qu’un habitant du quartier, R.Ö., a été interrogé pour déterminer la nouvelle adresse de M. Karakaya mais que cette démarche a été infructueuse. Un cachet de l’élu du quartier indique que l’adresse de notification est un lieu de travail et qu’elle n’est pas enregistrée dans ses fichiers.

24. S’agissant de M. Dilipak, le jugement fut notifié par voie de publication dans un journal le 14 avril 2003. Il devint définitif le 29 mai 2003.

25. Le 3 juin 2003, le TGI porta en marge de son jugement la mention relative au caractère définitif de ce dernier (kesinleşme şerhi).

26. Le 9 juin 2003, les consorts Erkaya présentèrent une copie du jugement définitif au service de l’exécution d’Ankara et engagèrent une procédure d’exécution forcée. Le même jour, des injonctions de payer furent établies et postées à l’attention des requérants (paragraphes 50 à 53 ci-dessous).

27. M. Dilipak reçut l’injonction le concernant à son domicile, situé dans le quartier d’Acıbadem à Kadıköy (Istanbul). Quant à M. Karakaya, il reçut lui aussi à son domicile, situé à Beylikdüzü (Istanbul), l’injonction établie à son égard.

28. À une date non précisée, les requérants présentèrent au TGI une demande de pourvoi en cassation contre le jugement du 21 janvier 2003, indiquant qu’ils en avaient pris connaissance par la réception des injonctions de payer.

29. Le 17 juin 2003, le TGI rejeta le formulaire de pourvoi (temyiz dilekçesinin reddi) des requérants au motif que le jugement était devenu définitif.

C. La procédure devant la Cour de cassation

30. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation contre la décision du 17 juin 2003.

31. M. Dilipak contestait la légalité du recours à une notification par voie de publication, laquelle ne pouvait selon lui être utilisée qu’après que l’usage d’autres moyens se fut révélé infructueux. Précisant qu’il résidait au même endroit depuis plus de vingt ans, il estimait que les démarches nécessaires n’avaient pas été entreprises pour trouver son adresse. Selon lui, celle-ci aurait très facilement pu être déterminée à l’aide d’une simple lettre envoyée au Cercle des journalistes (Gazeteciler Cemiyeti) ou à la direction générale de la presse, des publications et de l’information (administration rattachée au Premier ministre et chargée de la délivrance des cartes de presse).

32. Il indiquait que le jugement était devenu exécutoire le 3 juin 2003 et que l’injonction de payer avait été établie et envoyée à son domicile dans la semaine. Il ajoutait que l’adresse avait été fournie au service de l’exécution par l’avocat des consorts Erkaya. Il précisait que ce dernier disposait de son adresse depuis longtemps et que, agissant de mauvaise foi, il s’était gardé de le dire jusqu’à ce que le jugement soit devenu définitif.

33. Il concluait que ni la citation ni le jugement ne lui avaient été valablement notifiés.

34. Quant à M. Karakaya, il se plaignait que la notification avait été faite à l’adresse d’un tiers et non à son domicile.

35. Il indiquait que, selon la loi, lorsque la notification était faite sur un lieu de travail, elle pouvait être délivrée à un employé permanent du destinataire si et seulement si celui-ci était absent. Il soutenait que, en l’espèce, la notification avait été faite sur un lieu de travail mais que la personne désignée dans l’acte n’était aucunement son employé. Il ajoutait par ailleurs que le procès-verbal n’indiquait pas le motif pour lequel la notification ne lui avait pas été délivrée directement.

36. Enfin, il trouvait surprenant que les demandeurs aient considéré tout au long de la procédure que son adresse était « Küçüklanga Caddesi no : 103 – Aksaray/Istanbul » et que, moins d’une semaine après que le jugement fut devenu définitif, ils aient subitement trouvé sa véritable adresse pour la fournir au service de l’exécution.

37. Le 24 décembre 2003, la Cour de cassation rejeta au fond le pourvoi formé contre le jugement déféré au motif que celui-ci était « conforme au droit et à la procédure ».

38. Le 13 septembre 2004, M. Dilipak présenta une demande en rectification d’arrêt.

39. Il soutenait que le TGI n’avait procédé à aucune démarche sérieuse pour rechercher son adresse.

40. Il indiquait que le tribunal avait bien adressé une demande aux services de police, que le rapport fourni au tribunal indiquait une adresse pour chacun des deux autres défendeurs, mais qu’aucune ne le concernait. Il précisait que le document figurant dans le dossier comportait la mention manuscrite « Mutakil San Is. Ad.Dem, M.Köy » à côté de son nom, que l’auteur de cette mention n’était pas connu, et que le juge avait curieusement considéré qu’il s’agissait de l’adresse « Mecidiye Cad. no : 7/50 Cavuşoğlu Iş Merkezi Mecidiyeköy Istanbul » et avait décidé d’y envoyer la citation le concernant.

41. Précisant que la loi et la jurisprudence de la Cour de cassation contraignaient le tribunal à faire des demandes auprès des administrations et institutions publiques pertinentes et à ne pas se limiter à des recherches policières, il reprochait au tribunal de ne pas avoir procédé aux démarches nécessaires. À cet égard, il présentait des lettres émanant des services de l’état civil, du conseil de la presse (Basın Konseyi), de la société des journalistes, de la direction générale de la presse, des publications et de l’information, ainsi que d’une organisation patronale (MÜSIAD) indiquant que, d’après leurs fichiers, l’intéressé résidait de longue date à Acıbadem/Istanbul. Il présentait également un document émanant de l’élu du quartier d’Acıbadem et déclarant qu’il résidait à la même adresse, dans le quartier susmentionné, depuis le 22 juillet 1989.

42. M. Dilipak présentait également un courrier de la préfecture d’Istanbul confirmant qu’un garde du corps avait été affecté à sa protection. Il fallait, selon lui, en déduire que son adresse était connue des services de police.

43. Il précisait de plus que son adresse était connue de la sécurité sociale, des services du registre foncier et de la mairie.

44. Il soutenait en outre que les consorts Erkaya ne pouvaient ignorer son adresse étant donné que celle-ci apparaissait dans les documents de la procédure pénale à laquelle ils étaient partie intervenante, que la citation lui avait été envoyée à cette adresse et qu’il avait décliné cette même adresse devant le tribunal correctionnel d’Ankara lors de son audition.

45. Il fondait l’ensemble de ses arguments sur la jurisprudence de la Cour de cassation, et notamment sur un arrêt de son assemblée des chambres civiles du 29 septembre 1999 (1991/1-609 E – 1999/744 K). Il précisait que, dans cet arrêt, la haute juridiction avait souligné l’importance que revêtaient les actes de notification, lesquels étaient intimement liés aux droits de la défense. Elle avait estimé que la recherche d’adresse devait s’inscrire dans un cadre très vaste, qu’elle devait inclure des demandes auprès des administrations, telles que les mairies, les services de l’état civil et ceux du registre foncier ainsi que des organismes professionnels, et qu’elle ne pouvait se limiter aux investigations menées par la police.

46. À une date non précisée, M. Karakaya présenta lui aussi une demande en rectification d’arrêt.

47. Le 14 février 2005, la haute juridiction rejeta les recours des requérants au motif que les conditions d’une rectification de l’arrêt n’étaient pas réunies.

48. Le 5 février 2007, le ministère de la Justice invita le procureur général de la République près la Cour de cassation à former un pourvoi dans l’intérêt de la loi contre le jugement du 21 janvier 2003 au motif qu’il avait été porté atteinte aux règles régissant les notifications. Il invoqua à l’appui de son argumentation l’arrêt susmentionné adopté le 29 septembre 1999 par l’assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation.

49. Le 2 avril 2007, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du ministère public.

D. La procédure d’exécution

50. Le 27 juin 2003, l’avocat des consorts Erkaya et un agent du service de l’exécution, accompagnés de deux policiers, se rendirent au domicile de M. Dilipak, situé à Acıbadem.

51. D’après le procès-verbal dressé à cette occasion, ils procédèrent à la saisie d’un lave-linge, d’un réfrigérateur, d’un congélateur, de deux téléviseurs et d’une chaîne hi-fi pour une valeur totale estimée à 2 300 TRY (environ 1 400 EUR à cette date). Le montant total de la dette de M. Dilipak s’élevait alors à 106 946 TRY (environ 65 000 EUR à cette date).

52. À l’issue de la procédure d’exécution forcée, qui fut ponctuée de nombreux recours, le domicile de M. Dilipak – qui avait été estimé à 230 000 TRY (environ 110 000 EUR à cette date) – trouva preneur le 18 août 2009 pour la somme de 180 000 TRY (environ 86 000 EUR à cette date) au cours d’une adjudication forcée.

53. Toutefois, il ne ressort pas des pièces du dossier que la vente ait été finalisée (paragraphes 54 à 56 ci-dessous).

E. La demande de révision

54. Le 3 août 2012, les requérants demandèrent la révision de la procédure au TGI d’Ankara ainsi qu’un sursis à l’exécution du jugement du 21 janvier 2003. A l’appui de leur demande, ils invoquaient l’ouverture de poursuites pénales pour tentative de coup d’État à l’encontre des hauts dignitaires de l’armée qui étaient membres du Conseil national de sécurité en février 1997, ainsi que le placement en détention provisoire des intéressés. Selon les requérants, il s’agissait là d’un fait nouveau qui n’était pas connu du tribunal à l’époque du jugement. Les requérants indiquèrent que cet élément était de nature à remettre en cause, notamment, l’utilisation par le tribunal de formules élogieuses telles que « valeureux commandant ayant servi la nation » au profit du défunt. Par ailleurs, faisant également valoir que les requêtes qu’ils avaient introduites devant la Cour étaient en cours d’examen et qu’un constat de violation de la Convention était une cause de révision, ils invitèrent le tribunal à ordonner un sursis à l’exécution du jugement jusqu’à ce que la Cour statue sur lesdites requêtes.

55. Par une ordonnance du 16 août 2012, le TGI décida de surseoir à la procédure d’exécution sous la condition du versement d’une caution de 164 000 TRY (environ 74 500 EUR à cette date).

56. Les suites données à cette ordonnance ne sont pas connues.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions relatives à la notification

57. L’article 17 de la loi no 7201 relative aux notifications prévoit que la notification destinée aux personnes exerçant leur métier ou leur art de manière constante sur le même lieu peut se faire, en leur absence, à l’un de leurs employés permanents.

58. L’article 28 de cette même loi précise :

« L’adresse de la personne à qui une notification n’a pu être faite et dont la résidence, le domicile ou le lieu de travail n’ont pu être trouvés, conformément aux dispositions précédentes, est réputée inconnue.

Lorsque l’adresse du destinataire est inconnue, l’officier en charge de la notification fera constater la situation à l’élu du quartier ou du village, lequel portera une mention en ce sens sur l’acte de notification. En complément, l’autorité à l’origine de la notification devra s’enquérir de l’adresse du destinataire auprès des administrations et des établissements publics ou privés qu’elle estime [être] pertinents et demander une enquête à la police. »

59. La troisième phrase de cette disposition était libellée de la manière suivante jusqu’au 19 mars 2003 :

« En complément, l’autorité à l’origine de la notification pourra, si elle l’estime nécessaire, s’enquérir de l’adresse du destinataire auprès des administrations et des établissements publics ou privés et demander une enquête à la police. »

60. L’article 35 du même texte se lisait comme suit :

« Lorsqu’une personne qui s’est vu notifier un acte à personne ou à domicile, conformément aux procédures prévues par la loi, change d’adresse, elle est tenue de communiquer sans délai sa nouvelle adresse à l’autorité judiciaire qui a fait procéder à la notification. Dans ce cas, les notifications ultérieures sont faites à la nouvelle adresse.

Lorsque [cette] personne ne communique pas sa nouvelle adresse et que celle-ci n’a pu être déterminée par l’agent [en charge] de la notification, une copie du document à notifier est affichée à l’entrée de l’immeuble de l’ancienne adresse ; la date de [cet] affichage est considérée comme [étant] la date de la notification.

Les notifications ultérieures ainsi faites à l’ancienne adresse sont réputées avoir été faites au destinataire. »

61. Ce dispositif a été légèrement modifié en 2011 afin de prendre en compte la base de données appelée « système d’enregistrement d’adresses » nouvellement mise en place par la direction générale de l’état civil et de la citoyenneté du ministère de l’Intérieur, dans le but de faciliter les démarches administratives.

B. Le pourvoi dans l’intérêt de la loi en matière civile

62. Le pourvoi dans l’intérêt de la loi en matière civile était prévu à l’époque des faits à l’article 427 du code de procédure civile, dont les parties pertinentes en l’espèce se lisaient comme suit :

« Les décisions rendues en premier et dernier ressort ainsi que les décisions contraires au droit positif et devenues définitives sans avoir été examinées par la Cour de cassation peuvent faire l’objet d’un pourvoi formé par le procureur général près la Cour de cassation sur demande du ministère de la Justice.

Lorsqu’elle estime le pourvoi bien fondé, la Cour de cassation casse, dans l’intérêt de la loi, la décision ainsi déférée à sa censure. La décision cassée continue de produire ses effets juridiques. »

C. Le recours en révision

63. Une révision peut être demandée en vertu de l’article 375 du code de procédure civile lorsque :

– la composition du tribunal n’était pas conforme à la loi ;

– la décision a été rendue par un juge qui ne pouvait le faire ou à l’encontre duquel une demande de révocation avait été formulée et admise ou par une formation de jugement à laquelle un tel juge avait participé ;

– la décision a été rendue avec la participation de personnes qui n’avaient pas la qualité de représentant ou de tuteur ;

– la partie ayant perdu le procès a découvert un document qui ne pouvait être obtenu au cours de la procédure pour des raisons indépendantes de sa volonté ;

– un document ayant servi de fondement à la décision a été déclaré faux ou son caractère non authentique a été reconnu devant un tribunal ou une autorité officielle ;

– il a été établi qu’un témoin dont la déposition a servi de fondement à la décision a menti ;

– il a été établi que l’interprète ou l’expert a sciemment soumis des informations qui ne reflétaient pas la réalité et qui ont servi de fondement à la décision ;

– la partie ayant gagné le procès a admis que ses déclarations sous serment étaient mensongères ;

– un jugement ayant servi de fondement à la décision a été annulé par un autre jugement ;

– la partie ayant gagné le procès a eu recours à une fraude qui a eu une incidence sur la décision ;

– le jugement rendu à l’issue de la procédure présente une contradiction avec un jugement ultérieur devenu définitif et dont l’objet, la cause et les parties sont identiques ;

– la non-conformité de la décision à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a été constatée par un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme.

D. Autres éléments

64. L’article 49 du code des obligations est ainsi rédigé :

« Toute personne dont les droits de la personnalité ont été violés de manière illégale peut se porter partie civile afin de réclamer une somme d’argent à titre de dommages et intérêts pour les préjudices moraux subis.

Dans l’évaluation de la somme [attribuée pour] dommages et intérêts, le juge prend en considération, entre autres, le statut, la fonction et la situation socioéconomique des parties.

Le juge peut également décider d’une autre forme de réparation, ou cumuler deux indemnisations, ou bien se borner à punir d’un blâme l’auteur de la violation. Il peut également ordonner la publication de la décision. »

65. En outre, l’article 4 du code civil prévoit que :

« Dans les cas où la loi reconnaît un pouvoir d’appréciation au juge, ou lorsque les circonstances ou bien des motifs pertinents le requièrent, le juge doit rendre son jugement avec équité et mesure. »

66. Dans un arrêt de principe (no 1999/7822-11075) du 14 décembre 1999, la 4e chambre civile de la Cour de cassation se prononça ainsi :

« (...) Dans l’appréciation du montant [d’une indemnité octroyée à titre de dommage moral du fait d’une atteinte illégale aux droits de la personne], le juge prendra en considération les particularités de l’événement constitutif de la violation, la proportion des fautes imputables aux deux parties ainsi que le titre, la fonction et le statut socioéconomique de celles-ci. Le juge doit évaluer de manière objective et préciser dans sa motivation tous les éléments ayant influé sur son appréciation, conformément à l’article 4 du code civil. Le montant d’une réparation morale (...) ne doit pas revêtir la nature d’une sanction, ni viser à compenser un préjudice d’ordre patrimonial. Le plafond des indemnités doit être déterminé par rapport à leur finalité (...) ».

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES AFFAIRES

67. La Cour constate que les deux requêtes sont similaires quant aux faits, aux principaux griefs et aux problèmes de fond qu’elles soulèvent. En conséquence, elle juge approprié de les joindre, en vertu de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

68. Invoquant l’article 6 § 3 de la Convention, les requérants allèguent une violation de leur droit à un tribunal.

69. Le Gouvernement conteste cette thèse.

70. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les parties (voir, parmi d’autres, Remzi Aydın c. Turquie, no 30911/04, § 44, 20 février 2007). Elle estime en l’espèce devoir examiner les griefs des requérants sous l’angle de l’article 6 § 1, lequel dispose en ses passages pertinents :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

71. Constatant que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. S’agissant de M. Dilipak

a) Thèses des parties

72. Le requérant se plaint de ne pas avoir été informé de l’action intentée contre lui devant le TGI d’Ankara et de ne pas avoir pu participer au procès qui s’ensuivit. Il reproche au TGI ne pas avoir été suffisamment diligent dans la recherche de son adresse et d’avoir trop facilement recouru à la solution extrême que constitue la notification par voie de publication. Il estime que son adresse aurait très facilement pu être trouvée si le tribunal l’avait demandée aux administrations et aux organismes professionnels pertinents. Faisant valoir que sa qualité de journaliste était parfaitement connue, il fait grief au TGI de ne pas avoir, par exemple, entrepris de démarches auprès de la direction générale de la presse, des publications et de l’information, alors même que cette administration est en charge de la délivrance des cartes de presse.

73. Il estime en outre que son adresse était connue de la partie demanderesse et que celle-ci a agi de mauvaise foi aux motifs que les mêmes avocats la représentaient lors des procès civil et pénal et que son adresse était parfaitement connue dans le cadre de cette dernière procédure.

74. Il soutient qu’il y a eu un vaste complot destiné à lui nuire. Il présente à cet égard des documents qu’il dit provenir du dossier d’instruction de l’affaire Balyoz (pour un résumé de cette affaire, voir Doğan c. Turquie (déc.), no 28484/10, 10 avril 2012 ou Çakmak c. Turquie (déc.), no 58223/10, 19 février 2013) dans lequel il serait désigné comme « cible » au même titre que d’autres journalistes considérés comme défavorables à un coup d’État militaire.

75. Le Gouvernement estime que le droit de prendre part au procès n’est pas un droit absolu et qu’il peut se prêter à des limitations raisonnables dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Il considère que, en l’espèce, le TGI d’Ankara a usé de tous les moyens dont il disposait pour informer le requérant de l’action engagée contre lui : recherche sur le lieu supposé être son adresse, demande de recherche à la police, affichage dans le hall du tribunal et finalement publication dans un quotidien national.

b) Appréciation de la Cour

76. La Cour relève que la possibilité pour les parties de prendre part au procès découle de l’objet et du but de l’article 6 de la Convention, pris dans son ensemble. Du reste, les principes du contradictoire et de l’égalité des armes ne se conçoivent guère sans la participation des parties au procès (voir, mutatis mutandis, Colozza c. Italie, 12 février 1985, § 27, série A no 89).

77. La Cour rappelle que le système de la Convention requiert que les États contractants accomplissent des diligences pour assurer la jouissance effective des droits garantis à l’article 6 de la Convention (T. c. Italie, 12 octobre 1992, § 29, série A no 245‑C, et Vaudelle c. France, no 35683/97, § 52, CEDH 2001‑I). Cela implique avant tout que la personne contre laquelle une action en justice est introduite en soit avisée.

78. En outre, la Cour rappelle avoir déjà considéré, à l’occasion d’affaires concernant des procédures pénales (voir, par exemple, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 82, CEDH 2006‑II), que, si une procédure se déroulant en l’absence du prévenu n’est pas en soi incompatible avec l’article 6 de la Convention, il n’en demeure pas moins qu’un déni de justice est constitué lorsqu’un individu condamné in absentia ne peut obtenir ultérieurement qu’une juridiction statue à nouveau, après l’avoir entendu, sur le bien-fondé de l’accusation en fait comme en droit, alors qu’il n’est pas établi qu’il a renoncé à son droit de comparaître et de se défendre (Colozza, précité, § 29, Einhorn c. France (déc.), no 71555/01, § 33, CEDH 2001-XI) ou qu’il a eu l’intention de se soustraire à la justice (Medenica c. Suisse, no 20491/92, § 55, CEDH 2001‑VI).

79. La Cour rappelle également que, si ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré aux garanties d’un procès équitable de manière expresse ou tacite (Kwiatkowska c. Italie (déc.), no 52868/99, 30 novembre 2000), la renonciation au droit de prendre part à l’audience, pour entrer en ligne de compte sous l’angle de la Convention, doit se trouver établie de manière non équivoque et s’entourer d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité (Poitrimol c. France, 23 novembre 1993, § 31, série A no 277‑A), et elle ne doit se heurter à aucun intérêt public important (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 66, série A no 171-A).

80. La Cour considère qu’il est nécessaire, lors de l’examen de procédures relevant du volet civil de l’article 6, de s’inspirer de l’approche qu’elle applique en matière pénale (paragraphe 78 ci-dessus). En effet, elle n’aperçoit aucune raison justifiant qu’elle adopte une autre démarche. Par conséquent, elle devra en l’espèce d’abord déterminer si les autorités ont accompli les diligences nécessaires afin d’informer le requérant de l’existence de la procédure et si ce dernier avait renoncé à son droit. Dans la négative, elle vérifiera si le droit national offrait à l’intéressé la possibilité d’obtenir un procès nouveau et contradictoire.

81. Elle observe que le TGI a d’abord cherché à notifier l’acte introductif d’instance et la citation en justice à l’adresse fournie par la partie demanderesse et, comme le requérant ne se trouvait pas à cette adresse, qu’il a ensuite décidé d’ordonner une recherche à la police. Elle constate que c’est à l’adresse fournie par la police que le TGI a envoyé la nouvelle notification et que cette tentative fut elle aussi infructueuse étant donné que le requérant ne trouvait pas non plus à cette adresse.

82. La Cour relève qu’aucun élément du dossier ne permet d’établir comment la police a procédé pour trouver l’adresse censée être celle du requérant ou les démarches entreprises par elle. Elle constate par ailleurs que le Gouvernement est resté muet à ce sujet dans ses observations.

83. La Cour note que le TGI ne semble pas s’être s’interrogé sur les diligences accomplies par la police et sur l’opportunité d’en accomplir d’autres avant de recourir à la notification par voie de publication, alors même que celle-ci engendre des conséquences souvent fâcheuses pour son destinataire.

84. À ce titre, elle observe qu’aucune démarche ne semble avoir été entreprise auprès des services de l’état civil, des organismes professionnels ou de l’administration en charge de la délivrance des cartes de presse alors même que la qualité de journaliste du requérant ne pouvait être ignorée.

85. En résumé, la Cour considère que rien ne démontre que les diligences que l’on pouvait légitimement et raisonnablement attendre des autorités aient été accomplies ; tout porte même à croire le contraire. En effet, la Cour estime qu’il est tout à fait troublant que, dès lors qu’il s’est agi d’exécuter le jugement, la véritable adresse du requérant a été retrouvée sans difficulté moins d’une semaine après que ledit jugement fut devenu définitif.

86. Partant, la Cour considère que le requérant n’a donc pas été mis en mesure de participer à la procédure dirigée contre lui et de défendre ses intérêts.

87. Par ailleurs, elle relève que rien n’indique que l’intéressé ait renoncé à son droit à un procès équitable. En effet, il n’a pas été démontré ni même allégué que le requérant avait eu connaissance de la procédure par d’autres moyens. Or une renonciation à un droit suppose avant tout que la personne qui y renonce connaisse l’existence du droit concerné et, partant, celle de la procédure.

88. Il reste dès lors à vérifier si le droit interne offrait au requérant, à un degré suffisant de certitude, une possibilité d’obtenir un nouveau procès en sa présence.

89. En l’espèce, la Cour observe que trois recours ont été intentés pour atteindre cet objectif.

90. En premier lieu, le requérant a formé un pourvoi pour contester la validité de la notification en alléguant une carence dans les diligences accomplies pour rechercher son adresse et la mauvaise foi de la partie demanderesse, laquelle ne pouvait à son avis ignorer son adresse. La Cour observe que ce recours a été rejeté par les juridictions nationales qui ont considéré – au demeurant sans exposer de motifs circonstanciés – que la notification par voie de publication avait été valablement effectuée.

91. En second lieu, le ministère de la Justice a ordonné un pourvoi dans l’intérêt de la loi. Toutefois, ce recours, comme son nom l’indique, ne présente un intérêt que pour le droit, dans la mesure où son seul objectif est d’assurer la cohérence du droit en ne laissant pas subsister de décision illicite. En effet, une éventuelle cassation n’a pas d’effet sur la situation des parties au litige. En tout état de cause, la Cour note que ce recours a en l’espèce été rejeté par la Cour de cassation.

92. En troisième lieu, le requérant a récemment introduit un recours en révision. La Cour observe toutefois que celui-ci est pendant et que le tribunal saisi n’a pas encore statué sur sa recevabilité. Elle relève en outre que parmi les conditions d’exercice d’un tel recours ne figure pas la circonstance que l’une des parties n’ait pu participer à la procédure initiale en raison d’un défaut de notification ou de tout autre élément entachant la validité de la notification. Elle note d’ailleurs que le requérant a fondé son recours non pas sur cette circonstance mais sur la découverte de nouveaux éléments touchant au fond de l’affaire, à savoir l’ouverture d’une instruction pénale à l’encontre des membres du Conseil national de sécurité ayant participé aux décisions prises à la suite de la réunion du 28 février 1997.

93. Par conséquent, la Cour estime que le recours en révision ne garantit pas au requérant, avec un degré suffisant de certitude, la possibilité d’être présent et de défendre ses intérêts au cours d’un nouveau procès. Elle constate de surcroît que le Gouvernement n’a jamais soutenu le contraire.

94. En conclusion, la Cour considère que les diligences nécessaires n’ont pas été accomplies pour informer le requérant de la procédure le concernant et que celui-ci n’a pas disposé de la possibilité d’obtenir un nouveau procès en sa présence alors qu’il n’avait pas renoncé à son droit.

95. Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention.

2. S’agissant de M. Karakaya

a) Thèses des parties

96. Le requérant se plaint de ne pas avoir été informé de l’action engagée contre lui devant le TGI d’Ankara et de ne pas avoir pu participer au procès qui s’ensuivit. Il reproche au TGI ne pas avoir été suffisamment diligent dans la recherche de son adresse et d’avoir considéré comme valable une notification faite à une adresse qui n’était pas la sienne et à un individu qui n’était pas son employé. Il soutient en outre que son adresse aurait pu être trouvée auprès de certaines administrations ou du tribunal qui jugeait le volet pénal de l’affaire.

97. Le Gouvernement affirme qu’il n’y a pas eu d’atteinte aux droits du requérant car il estime qu’une notification l’informant de l’action lui a été valablement faite.

b) Appréciation de la Cour

98. La Cour réitère les principes qu’elle a rappelés plus haut (paragraphes 76 à 79 ci-dessus).

99. Elle observe que, à l’instar des démarches qu’il a accomplies dans le cas du premier requérant, le TGI a d’abord cherché à notifier l’acte introductif d’instance et la citation en justice à l’adresse fournie par la partie demanderesse et, comme le requérant ne se trouvait pas à cette adresse, qu’il a ensuite décidé d’ordonner une recherche à la police. Elle constate que c’est à l’adresse fournie par la police que le TGI a envoyé la seconde notification, que, celle-ci n’ayant pu atteindre le destinataire, elle a été remise à un dénommé N.G. désigné comme « employé habilité » du requérant, et que la notification ainsi accomplie a été considérée comme faite au requérant. Elle constate aussi que, lorsqu’il a fallu notifier le jugement au requérant à l’issue de la procédure, cette même adresse a été utilisée et que, le requérant ne se trouvant pas sur les lieux et n’ayant pas laissé d’autre adresse au TGI, la notification a été réputée faite à son destinataire conformément à la législation en vigueur.

100. La Cour note cependant que la législation, en l’occurrence l’article 35, deuxième alinéa, de la loi relative aux notifications, prévoit que l’agent en charge de la notification doit notamment afficher à l’ancienne adresse une copie du document à notifier. Elle observe que, en l’espèce, l’acte de notification du jugement ne fait nulle mention d’un affichage.

101. La Cour attache toutefois une importance mineure à ce point.

102. En effet, elle estime que, si la présomption de notification à personne prévue à l’article 35, deuxième alinéa, de la loi relative aux notifications n’est pas en soi incompatible avec la Convention, encore faut-il s’assurer que la dernière adresse connue était bien celle du requérant ou que celui-ci avait été informé de la procédure.

103. S’agissant précisément de ce point, la Cour note que, d’après le requérant, l’adresse fournie par la police et à laquelle les notifications ont été envoyées n’était pas la sienne.

104. Elle note que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir comment la police a procédé pour déterminer que cette adresse était celle du requérant ou les démarches entreprises par elle, et que le Gouvernement ne présente d’ailleurs aucune information à ce sujet.

105. À cet égard, elle estime que rien n’indique que des diligences sérieuses, notamment auprès des services de l’état civil, des organismes professionnels, de l’administration en charge de la délivrance des cartes de presse ou du tribunal en charge du volet pénal de l’affaire, aient été accomplies pour déterminer l’adresse du requérant.

106. Par ailleurs, la Cour réitère que rien ne permet d’affirmer que le requérant ait renoncé à son droit à un procès équitable. En effet, il n’a pas été démontré ni même allégué que le requérant avait eu connaissance de la procédure par d’autres moyens. Or une renonciation à un droit suppose avant tout que la personne qui y renonce connaisse l’existence du droit concerné et, partant, celle de la procédure.

107. Pour ce qui est de la possibilité d’obtenir une réouverture de la procédure, renvoyant aux éléments exposés plus haut au sujet du premier requérant, elle considère que celle-ci n’existait pas.

108. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 6 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

109. Les requérants dénoncent une violation de leur droit à la liberté d’expression. Ils invoquent les articles 9 et 10 de la Convention.

110. Le Gouvernement conteste cette thèse.

111. La Cour estime que le grief relève exclusivement de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

112. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

113. Les requérants soutiennent qu’il est de notoriété publique que l’amiral Erkaya était l’architecte du « coup d’État postmoderne » du 28 février 1997 et que leurs articles critiquant le rôle joué par ce dernier étaient légitimes. Par conséquent, ils considèrent leur condamnation à verser des indemnités à la famille du défunt comme une atteinte à leur liberté d’expression.

114. Le Gouvernement estime en premier lieu qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit garanti par l’article 10 de la Convention.

115. Il considère en second lieu, au cas où la Cour conclurait à l’existence d’une ingérence, que celle-ci était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

116. S’agissant d’abord de la base légale, il indique que les lois nationales relatives au calcul des dommages et intérêts dus pour atteinte à la réputation doivent permettre de tenir compte de l’infinie variété des situations factuelles qui peuvent se présenter. Il précise qu’un degré considérable de souplesse est nécessaire pour que les tribunaux puissent allouer des indemnités adaptées aux faits de chaque espèce. Il considère ainsi que l’absence de directives précises dans les dispositions légales gouvernant le chiffrage des dommages et intérêts doit passer pour un trait inhérent au droit en la matière. En conséquence, le Gouvernement est d’avis que l’on ne peut considérer que les termes « prévues par la loi » exigeaient que les requérants, même avec les conseils juridiques appropriés, pussent prévoir avec un quelconque degré de certitude le quantum des dommages et intérêts auquel ils risquaient d’être condamnés. Il s’appuie à cet égard sur l’arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni (13 juillet 1995, § 41, série A no 316‑B).

117. S’agissant ensuite du but de l’ingérence, il précise que la condamnation des requérants visait à protéger la réputation et des droits d’autrui.

118. En ce qui concerne enfin la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, il rappelle que les autorités jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour évaluer l’existence d’un besoin social impérieux rendant une ingérence nécessaire dans une société démocratique. En l’espèce, il considère que le jugement du TGI d’Ankara était proportionné au but légitime poursuivi et, partant, que l’ingérence était nécessaire au sens du deuxième alinéa de l’article 10 de la Convention. Il s’appuie notamment sur l’arrêt Wingrove c. Royaume-Uni (25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V), dont il cite le paragraphe 58.

119. Les requérants réitèrent leur griefs. Ils rétorquent en outre que leur condamnation civile était une forme d’intimidation visant le journal pour lequel ils travaillaient et qui, à leurs dires, a depuis été liquidé.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

120. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Stoll c. Suisse [GC], no [69698/01](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2269698/01%22%5D%7D), § 101, CEDH 2007‑V).

121. La Cour rappelle également que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une restriction à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. À cet effet, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. La Cour doit donc se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II).

122. Elle souligne le rôle éminent de la presse dans une société démocratique, qu’elle qualifie de rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En raison de ce rôle, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002‑II).

123. De plus, dans le contexte d’une procédure relative à une plainte pour diffamation ou injures, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée.

124. En premier lieu, s’agissant de l’objet des propos incriminés, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier. À la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, § 42, 8 juillet 1986, série A no 103). Ce principe ne s’applique pas uniquement dans le cas d’un homme politique mais vaut pour tout personnage public, à savoir toute personne qui fait partie de la sphère publique, que ce soit par ses actes (voir, en ce sens, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000‑I) ou par sa position même (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006).

125. En second lieu, la Cour considère que toute décision accordant des dommages et intérêts pour diffamation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité avec l’atteinte causée à la réputation (Tolstoy Miloslavsky, précité, § 49). De plus, afin d’apprécier l’importance des dommages et intérêts ou des amendes auxquels l’intéressé est condamné, la Cour prend en compte sa situation personnelle et notamment ses revenus et moyens tels qu’ils ressortent du dossier de l’affaire (Steel et Morris, précité, § 96, et Marônek c. Slovaquie, no 32686/96, § 58, CEDH 2001‑III).

126. Enfin, la Cour rappelle qu’il est essentiel pour protéger les intérêts concurrents que représentent la liberté d’expression et les droits d’autrui, qu’une procédure équitable et l’égalité des armes soient dans une certaine mesure assurées (Steel et Morris, précité, § 95).

b) Application à la présente espèce des principes susmentionnés

i. Sur l’existence d’une ingérence

127. La Cour observe d’emblée que le Gouvernement se borne à contester l’existence d’une ingérence sans fournir un quelconque argument à l’appui de sa contestation.

128. Elle relève que les requérants ont été condamnés au versement d’indemnités, au demeurant substantielles, en raison d’articles qu’ils avaient rédigés et qui avaient été publiés dans un quotidien national.

129. Elle estime par conséquent que les plaignants ont bien subi une ingérence dans le droit garanti par l’article 10 de la Convention.

ii. Sur la base légale et le but de l’ingérence

130. S’agissant de la base légale de l’ingérence et du but qu’elle poursuivait, la Cour relève que ces points ne font pas l’objet d’une controverse entre les parties, les requérants n’ayant pas contesté les arguments du Gouvernement.

131. Souscrivant aux arguments du Gouvernement, la Cour considère que l’ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime.

iii. Sur la nécessité dans une société démocratique

132. La Cour observe d’emblée que les articles litigieux s’inscrivaient dans le cadre d’un débat sur le rôle politique de l’armée et sur les conséquences politiques et sociales de la réunion du Conseil national de sécurité du 28 février 1997. Les requérants critiquaient dans ces articles les décisions prises à cette occasion, en les assimilant à un coup d’État, ainsi que le rôle attribué au défunt.

133. Elle note ainsi que les propos des requérants relevaient clairement d’un débat d’intérêt général portant non seulement sur un événement majeur survenu dans le passé récent, mais aussi sur l’actualité de l’époque.

134. Elle considère dès lors être en présence d’un sujet d’intérêt général, lequel implique un niveau de protection élevé au titre de l’article 10 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Marônek, précité, § 56, et Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 57, 15 février 2007).

135. S’agissant du contenu des textes litigieux, la Cour relève leur caractère accusatoire à l’encontre de l’amiral Erkaya. Ces articles sous-entendaient clairement que le processus enclenché par la réunion du 28 février 1997 avait été illégitime. Leurs auteurs employaient un ton acerbe et sarcastique qui avait certainement pu offenser les proches du défunt. Toutefois, la Cour réitère qu’ils portaient sur un débat d’intérêt général et estime qu’elles relevaient de la critique admissible (Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 48, 29 mars 2011, et Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 34, 27 mai 2003).

136. En outre, la Cour observe que le défunt avait occupé un poste extrêmement important au sein des forces militaires : il avait été commandant en chef de la marine et, à ce titre, membre de plein droit du Conseil national de sécurité. De par ses fonctions et les déclarations publiques qu’il avait pu faire, il avait été engagé dans la vie politique du pays. Partant, bien qu’il n’ait pas été un homme politique, le défunt ne pouvait pas être considéré comme un simple particulier mais plutôt comme un personnage public bien connu.

137. La Cour note que le moment choisi pour la publication des articles était certainement de nature à causer à la famille du défunt une souffrance qui venait s’ajouter à celle de la perte de leur proche. Cependant, les funérailles d’une personnalité publique peuvent être l’occasion de dresser le bilan de sa vie et de son action. Il n’est dès lors pas surprenant que les requérants aient choisi ce moment pour publier leurs articles. Pour la Cour, le choix du moment ne procède donc pas d’un désir de nuire gratuitement aux proches du défunt mais relève de nécessités journalistiques.

138. En tout état de cause, la Cour souligne que les articles litigieux avaient trait à un enjeu qui dépassait le cadre de l’expression d’une opinion personnelle allant à l’encontre d’un des intérêts légitimes prévus au deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention : les textes litigieux servaient fondamentalement à démontrer un dysfonctionnement du régime démocratique (Kayasu, précité, § 101). La Cour estime dès lors que cet enjeu doit avoir un poids considérable dans la mise en balance des intérêts en conflit au regard de la Convention.

139. En ce qui concerne le montant de l’indemnité que les requérants ont été condamnés à payer, la Cour note tout d’abord que si le jugement indique que la situation socioéconomique des requérants a fait l’objet d’une recherche, il ne précise pas la nature et les résultats de celle-ci et encore moins la manière dont le TGI les a pris en compte pour fixer ce montant. En outre, la Cour observe que le TGI s’est livré à une approche à tout le moins inhabituelle en condamnant solidairement les défendeurs alors que les articles de presse litigieux étaient distincts et en s’abstenant d’exposer un quelconque motif à cet égard.

140. La Cour observe de surcroît que l’indemnité en question est particulièrement lourde puisqu’elle a conduit à la saisie du domicile de l’un des requérants en vue d’une adjudication forcée. Le montant actuellement réclamé aux requérants pour désintéresser les proches du défunt est de plus de 164 000 TRY. La Cour estime qu’il s’agit là d’une sanction propre à avoir un effet extrêmement dissuasif non seulement sur les requérants mais aussi sur l’ensemble de la profession.

141. Enfin, la Cour réitère qu’il est essentiel, pour protéger les intérêts concurrents que sont la liberté d’expression et les droits d’autrui, qu’une procédure équitable et l’égalité des armes soient dans une certaine mesure assurées. Elle constate cependant qu’en l’espèce, la procédure n’a pas été équitable et contradictoire puisqu’elle ne s’est pas déroulée avec la participation des requérants, au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention.

142. A la lumière de ces éléments, la Cour considère que l’ingérence litigieuse n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi.

143. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

144. Les requérants reprochent aux juridictions nationales de les avoir condamnés solidairement au paiement d’une indemnité plutôt que de déterminer pour chacun d’eux, en fonction des articles litigieux, le montant indemnitaire à verser. À leurs yeux, cette condamnation in solidum revient à faire porter à chacun la responsabilité de l’autre. Plus précisément, M. Dilipak y voit une atteinte au principe de la personnalité des peines et invoque l’article 7 de la Convention, alors que M. Karakaya considère que cette situation porte atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

145. Pour autant que ces griefs soulèvent des questions distinctes de celles examinées plus haut et qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et des libertés garantis par la Convention.

146. Partant, elle déclare ces griefs irrecevables.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

147. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

148. M. Karakaya n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

149. M. Dilipak quant à lui réclame en tout 500 000 TRY au titre des préjudices moral et matériel qu’il dit avoir subis.

150. Le Gouvernement estime que la somme demandée par M. Dilipak repose sur des calculs spéculatifs et que sa demande n’est pas étayée par des justificatifs. En conséquence, il invite la Cour à rejeter les prétentions de ce requérant.

151. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés des articles 6 et 10 de la Convention et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

5. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention, en ce qui concerne M. Dilipak, ne se trouve pas en état ; en conséquence,

a) la réserve ;

b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter de la date de la notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Spano.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO

(Traduction)

1. Je suis d’accord avec la majorité pour conclure à la violation des articles 6 § 1 et 10 de la Convention.

2. Aux paragraphes 76 à 79 de l’arrêt, la Cour rappelle les principes relatifs à la condamnation in absentia qui découlent des arrêts Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, § 82, CEDH 2006‑II), Colozza c. Italie (12 février 1985, § 33, série A no 89) et Medenica c. Suisse (no 20491/92, § 55, CEDH 2001‑VI). Je voudrais souligner ici que la présente affaire est, semble-t-il, la première dans laquelle la Cour se trouve directement confrontée à la question de savoir si ces principes peuvent être transposés à une procédure relevant du volet civil de l’article 6 § 1. Elle y a répondu par l’affirmative de manière générale et abstraite (paragraphe 80 de l’arrêt).

3. À mon avis, elle aurait dû adopter une approche plus étroite et plus prudente face à cette question nouvelle, et limiter l’application de ces principes aux faits de la cause. En l’espèce, les requérants n’ont pas été dûment avertis du déroulement de la procédure interne conformément aux règles de procédure civile applicables. Ils ont été condamnés sans avoir eu la possibilité de répondre aux accusations dont ils faisaient l’objet, alors qu’était en cause leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (paragraphes 120 à 143 de l’arrêt).

4. Eu égard à ces circonstances particulières, et notamment au droit conventionnel en jeu, je suis d’accord avec mes collègues pour dire qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 en l’espèce. En revanche, il aurait fallu à mon avis laisser ouverte la question de savoir s’il y a lieu d’appliquer dans d’autres affaires relevant du volet civil de l’article 6 § 1 les principes relatifs à la condamnation in absentia, et trancher ce type d’affaires au cas par cas. Il est essentiel pour une juridiction internationale, qui est confrontée à tout un ensemble d’approches divergentes d’un système procédural à l’autre, de faire preuve de circonspection en matière de développement de la jurisprudence relative à la procédure civile.

* * *

[1]. Il s’agit d’une référence à la formule rituelle utilisée lors des cérémonies funéraires islamiques et par laquelle l’assistance renonce à tous droits sur le défunt.


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