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20/06/2017 | CEDH | N°001-174421

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALİ ÇETİN c. TURQUIE, 2017, 001-174421


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİ ÇETİN c. TURQUIE

(Requête no 30905/09)

ARRÊT

STRASBOURG

20 juin 2017

DÉFINITIF

20/09/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ali Çetin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
J

on Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mai 2017,
...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALİ ÇETİN c. TURQUIE

(Requête no 30905/09)

ARRÊT

STRASBOURG

20 juin 2017

DÉFINITIF

20/09/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ali Çetin c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30905/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ali Çetin (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Dirican, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaignait en particulier d’une violation des articles 6 et 10 de la Convention.

4. Le 15 décembre 2014, les griefs tirés des articles 6 (impossibilité de former un recours contre la décision de première instance) et 10 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1954 et réside à Ankara.

6. En 2003, alors que le requérant travaillait comme expert-comptable de la Fondation turque pour la protection de l’environnement (Türkiye Ҫevre Koruma Vakfı)[1], cette fondation fit l’objet d’un contrôle fiscal.

7. Le 15 septembre 2003, l’inspecteur chargé de ce contrôle, D.R.Ö., rendit un rapport sur la situation comptable et fiscale de la fondation faisant état d’irrégularités dans la gestion comptable de celle-ci.

8. À la suite de ce rapport, la fondation résilia le contrat qui la liait au requérant.

9. Le 21 novembre 2003, par une lettre adressée à la direction générale des fondations, le requérant contesta les conclusions du rapport. Il alléguait notamment que celui-ci avait été rédigé de manière subjective et qu’il contenait des erreurs de droit. Il demandait en conséquence l’annulation de certains passages qui, à ses dires, risquaient de nuire à sa carrière. Le requérant joignait à son envoi la copie d’une lettre qu’il avait préalablement adressée à la Fondation turque pour la protection de l’environnement. Dans cette lettre, il soutenait notamment que le rapport litigieux n’était ni conforme au droit ni fondé sur des critères objectifs et légaux, mais qu’il reflétait les opinions personnelles de l’inspecteur, alors même, disait-il, que le domaine concerné ne relevait pas des compétences de ce dernier. Enfin, il reprochait à l’inspecteur en question d’avoir agi comme s’il avait lancé une « fatwa »[2] à son encontre, tout en le comparant indirectement à Bekçi Murtaza[3], un personnage fictif issu de la littérature turque.

10. Le 26 janvier 2004, la direction générale des fondations répondit au requérant que seule la Fondation turque pour la protection de l’environnement pouvait demander l’annulation ou la suppression de certains passages du rapport litigieux. Elle estimait par ailleurs que les allégations du requérant étaient dénuées de fondement.

11. En février 2004, D.R.Ö. porta plainte contre le requérant auprès du procureur de la République d’Ankara (« le procureur de la République ») pour injure à un fonctionnaire d’État.

12. Le 10 mars 2004, le requérant soumit un mémoire en défense au procureur de la République, dans lequel il soutenait n’avoir eu aucune intention d’insulter qui que ce fût. Il indiquait qu’il s’était borné à demander la rectification de certains passages du rapport litigieux, qui étaient selon lui contraires aux lois et à la procédure. Il arguait que les propos qui lui étaient reprochés avaient été extraits et isolés de leur contexte. Il précisait notamment qu’il avait placé les expressions « Bekçi Murtaza » et « fatwa » entre guillemets pour souligner que, à ses yeux, certaines fonctions étaient exercées de manière singulière, mais qu’il ne visait personne en particulier.

13. Le 19 mars 2004, le procureur de la République inculpa le requérant pour injure à un fonctionnaire d’État et requit sa condamnation sur le fondement de l’article 266 de la loi pénale no 765. Le procureur estima que les phrases suivantes, écrites par le requérant, dépassaient les limites de la critique et recelaient une intention injurieuse :

« (...)

L’argument selon lequel les actes ont été accomplis en l’absence de documents pour les étayer découle du manque de connaissances de Monsieur l’inspecteur, celui-ci n’ayant jamais travaillé dans les services bancaires.

[Il faudrait] apprendre à Monsieur l’inspecteur le fonctionnement des comptes figurant dans le plan comptable (...)

Est incompatible avec le sérieux du poste qu’ils occupent et l’impartialité [requise] (...) le fait, pour ceux dont ce n’est pas la compétence, de lancer une « fatwa » avec la mentalité d’un « Bekçi Murtaza » (...) »

14. Le requérant fut poursuivi devant le tribunal correctionnel d’Ankara.

15. Le 1er décembre 2005, il soumit un mémoire en défense au tribunal correctionnel. Il y plaidait que les critiques contenues dans sa lettre étaient uniquement dirigées contre un rapport d’inspection et qu’il n’avait pas eu l’intention d’injurier l’auteur de celui-ci. Il demandait par ailleurs au tribunal de rechercher les raisons pour lesquelles la Fondation avait fait l’objet d’un contrôle fiscal.

16. Le 19 décembre 2005, à la demande du tribunal correctionnel, l’Institut de la langue turque rendit une expertise relative aux expressions faisant l’objet des poursuites menées à l’encontre du requérant. D’après ce rapport, certaines expressions employées tendaient à dénigrer D.R.Ö. et à souligner ses insuffisances, notamment lorsque le requérant mettait en doute les connaissances de l’inspecteur et disait s’être chargé des tâches qui auraient dû être accomplies par celui-ci. En outre, selon les conclusions de cette expertise la phrase : « (...) Est incompatible avec le sérieux du poste qu’ils occupent et l’impartialité [requise] (...) le fait, pour ceux dont ce n’est pas la compétence, de lancer une « fatwa » avec la mentalité d’un « Bekçi Murtaza » (...) », dépassait les limites de la critique admissible car, en comparant la mentalité de l’inspecteur avec celle de « Bekçi Murtaza », le requérant avait cherché à le décrire comme quelqu’un qui pensait avoir le devoir de se mêler de tout.

17. Le 23 décembre 2005, le tribunal correctionnel reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de deux mois et à une amende judiciaire de 346 livres turques[4] (TRY) en vertu de l’article 266 de la loi pénale no 765. Eu égard aux modalités de commission de l’infraction et à la personnalité du requérant, le tribunal correctionnel commua la peine d’emprisonnement en une amende judiciaire de 660 TRY[5]. Le requérant fut donc condamné au total à une amende judiciaire de 1 006 TRY[6]. Dans sa motivation, le tribunal correctionnel jugeait, à la lumière du rapport de l’Institut de la langue turque (paragraphe 16) et du contenu du dossier, que les termes employés par le requérant relevaient de l’insulte.

18. Le requérant se pourvut en cassation.

19. Par un arrêt du 11 décembre 2007, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance. À l’appui de sa décision, elle relevait que la lettre contenant les expressions reprochées au requérant n’avait pas été adressée au plaignant, de sorte qu’était en cause l’infraction d’injure à fonctionnaire, prévue aux articles 273 et 482 § 1 du code pénal, commise en l’absence de la personne injuriée. Elle prit également en compte la circonstance que l’infraction en cause impliquait qu’une conciliation soit préalablement envisagée et, en cas d’échec de celle‑ci, que la possibilité de surseoir au prononcé du jugement soit appréciée. Elle relevait que cela n’avait pas été le cas en l’espèce.

20. L’affaire fut renvoyée devant le tribunal correctionnel.

21. Le 24 décembre 2008, après avoir constaté que le plaignant refusait toute conciliation, le tribunal correctionnel reconnut le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à une peine de sept jours de prison et à une amende judiciaire de 343 TRY[7] en vertu de l’article 482 de la loi no 765. Compte tenu notamment de la personnalité du requérant, le tribunal correctionnel commua sa peine de prison en une amende judiciaire de 63 TRY, et condamna l’intéressé finalement à une amende totale de 406 TRY[8]. Dans sa motivation, le tribunal correctionnel se référait aux conclusions du rapport d’expertise du 19 décembre 2005 (paragraphe 16 ci‑dessus). Il jugeait, au vu des preuves rassemblées et de l’ensemble du dossier que, en employant des expressions telles que « mentalité d’un Bekçi Murtaza », l’accusé avait injurié le plaignant, en l’absence de ce dernier. Le jugement fut prononcé à titre définitif.

22. Le 19 février 2009, il fut notifié au requérant.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23. L’article 266 de la loi pénale no 765 du 1er mars 1926 énonçait, en ses passages pertinents en l’espèce, notamment ce qui suit :

« Quiconque, par des paroles ou par des actes, porte atteinte à l’honneur, à la réputation ou à la dignité d’un fonctionnaire, en sa présence et à l’occasion de ses fonctions, sera puni de la manière suivante :

1. de deux à huit mois d’emprisonnement et d’une amende lourde de 250 à 500 livres turques, si l’offense ou l’attaque a été dirigée (...) ou contre un fonctionnaire autre que ceux mentionnés aux deuxième et troisième paragraphes ;

2. (...)

3. (...)

Si l’offense mentionnée au premier alinéa consiste à imputer à quelqu’un un fait déterminé :

Dans le cas prévu au premier paragraphe, la peine sera de cinq mois à trois ans d’emprisonnement et d’une amende lourde de 500 livres turques à 3000 livres (...)

(...) »

24. L’article 273 de cette loi énonçait en outre :

« (...) quiconque commet une infraction contre l’un des membres de la Grande Assemblée nationale (...) ou contre un fonctionnaire de l’État, et ce en raison de son titre ou de ses services, sera puni par l’aggravation du sixième au tiers de la peine prévue par la loi pour cette infraction. »

25. L’article 482 de cette même loi disposait, en ses passages pertinents en l’espèce :

« Quiconque, en se mettant en rapport avec un groupe de plus de deux personnes assemblées ou dispersées, attaque de quelque manière que ce soit, l’honneur, la réputation ou la dignité d’une personne sera puni d’une peine allant jusqu’à trois mois de prison et à une amende lourde de 50 000 à 500 000 livres.

Si l’acte a été commis en présence de la personne offensée, même si elle se trouve seule, ou au moyen d’une lettre, d’un message téléphonique, d’un dessin, qui lui sont adressés directement ou de tout autre écrit, la peine sera de quinze jours à quatre mois d’emprisonnement et d’une amende lourde de 100 000 à un million de livres.

(...). »

Cette loi fut abrogée par l’adoption de la loi pénale no 5237 du 26 septembre 2004, publiée au journal officiel le 12 octobre 2004 et entrée en vigueur le 1er juin 2005.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

26. Le requérant soutient que sa condamnation pour injure à un fonctionnaire a méconnu son droit à la liberté d’expression en violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

27. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur l’exception du Gouvernement

28. Le Gouvernement argue que le requérant a soumis ses observations en dehors des délais requis, et seulement après avoir reçu une lettre du greffe l’avertissant que la Cour pouvait rayer une requête du rôle lorsque les circonstances donnaient à penser que la partie requérante n’entendait pas la maintenir. Il reproche au requérant de ne pas avoir fourni d’explication raisonnable au sujet de ce retard. Il invite en conséquence la Cour à rayer la requête du rôle ou à exclure ces observations du dossier.

29. La Cour souligne, tout d’abord, que les observations du requérant ont été versées au dossier de l’affaire conformément à l’article 38 § 1 du règlement de la Cour, ce dont le Gouvernement a été informé par courrier du 27 janvier 2016. Il ne s’impose donc pas de se prononcer à nouveau sur ce point. Elle observe en outre que, en répondant au courrier du greffe, l’avocat du requérant a clairement exprimé son intention de poursuivre la requête de sorte qu’il convient de rejeter la demande de radiation du rôle présentée par le Gouvernement.

30. Constatant par ailleurs que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

31. Le requérant soutient qu’il n’avait pas l’intention d’injurier l’auteur du rapport litigieux, mais simplement celle de contester certains passages de ce rapport contenant des constatations selon lui erronées. Il indique en outre que son utilisation du qualificatif « Bekçi Murtaza » renvoyait à un personnage de fiction.

32. Le Gouvernement s’appuie quant à lui sur le rapport d’expertise établi par l’Institut de la langue turque, selon lequel l’allusion à ce personnage de fiction avait outrepassé les limites de la critique admissible. Il ajoute que le rapport a également conclu que le qualificatif de « Bekçi Murtaza » avait un caractère dégradant. Il considère par ailleurs que les juridictions internes ont dûment apprécié le contexte dans lequel la lettre du requérant avait été rédigée ainsi que la qualité de fonctionnaire de la personne qui s’estimait diffamée. Enfin, il est d’avis que la sanction infligée au requérant était proportionnée aux buts visés et que les motifs retenus par la juridiction pénale étaient pertinents et suffisants.

2. Appréciation de la Cour

33. La Cour renvoie d’emblée aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999‑I, Siryk c. Ukraine, no 6428/07, § 46, 31 mars 2011, et Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124-125, 23 avril 2015).

34. À cet égard, la Cour note que les parties n’ont contesté ni que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention, ni que cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

35. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent « pertinents » et « suffisants » à cette fin (voir, parmi beaucoup d’autres, Özçelebi c. Turquie, no 34823/05, § 48, 23 juin 2015, et Erdener c. Turquie, no 23497/05, § 30 février 2016). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Dorota Kania c. Pologne, no 49132/11, § 26, 19 juillet 2016).

36. La Cour rappelle en outre qu’il y a lieu de distinguer entre faits et jugements de valeur et que, si la matérialité des faits peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (voir, entre autres, Morice précité, § 126). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (ibidem).

37. La Cour rappelle également que les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés, et qu’il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger particulièrement contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service ; cela vaut aussi s’agissant de l’imputation diffamatoire de faits se rattachant à l’accomplissement de leurs missions (Janowski c. Pologne précité, § 33). Toutefois, dans certains cas, les limites de la critique admissible à l’égard des fonctionnaires, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, peuvent être plus larges que pour les simples particuliers (Lešník c. Slovaquie, no 35640/97, § 53, CEDH 2003‑IV).

38. En l’espèce, le requérant a été condamné au motif notamment qu’il s’était exprimé dans les termes suivants, dans une lettre adressée à une fondation pour laquelle il avait travaillé, et qu’il avait jointe à un recours administratif : « (...) Est incompatible avec le sérieux du poste qu’ils occupent et l’impartialité [requise] (...) le fait, pour ceux dont ce n’est pas la compétence, de lancer une « fatwa » avec la mentalité d’un « Bekçi Murtaza » ». Il ressort des termes de ce courrier que le requérant cherchait à exprimer ses opinions personnelles. Ses déclarations s’apparentaient donc, non à des allégations de fait, mais à des jugements de valeur.

39. Les propos incriminés s’inscrivaient en outre dans le contexte particulier d’un conflit d’ordre professionnel opposant le requérant à un inspecteur au sujet d’un rapport rédigé par ce dernier en sa qualité de fonctionnaire à l’issue d’un contrôle comptable et fiscal, dont certains passages avaient entraîné la résiliation du contrat du requérant. Dans sa réclamation, le requérant sollicitait la suppression de certains passages du rapport, à ses yeux susceptibles de nuire à sa carrière. Il y comparait la mentalité du rédacteur du rapport avec celle d’un personnage de fiction de la littérature turque (paragraphe 9 ci-dessus). Ces propos ne s’inscrivaient donc pas dans un débat ouvert concernant une question d’intérêt général ; mais, étaient des critiques émises en réaction à un rapport ayant causé un préjudice direct et certain au requérant.

40. La Cour admet par ailleurs que la comparaison de D.R.Ö. avec un tel personnage de fiction pouvait être perçue comme vexatoire. Elle observe également que la condamnation du requérant était fondée sur les termes qu’il avait employés pour qualifier D.R.Ö., termes qui avaient été jugés injurieux, et non sur les opinions critiques de nature professionnelle qu’il avait formulées à l’encontre de l’inspecteur.

41. La Cour considère néanmoins que la condamnation du requérant doit s’analyser à la lumière du contexte dans lequel les propos litigieux ont été diffusés. À cet égard, elle observe que ces propos étaient mentionnés dans une lettre jointe à un recours, lequel avait pour objet de contester un rapport ayant eu de lourdes conséquences professionnelles pour le requérant (paragraphes 7-8 ci-dessus). Ils n’étaient donc pas destinés à être accessibles au public, mais uniquement aux autorités internes concernées, à savoir la direction générale des fondations et la fondation pour laquelle le requérant travaillait.

42. La Cour souligne à cet égard l’importance de prendre en compte l’absence de publicité pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, §§ 141-142, CEDH 2003‑XII (extraits)).

43. En l’espèce, considérant la nature des propos litigieux et le contexte dans lequel ils ont été diffusés, la Cour n’est pas convaincue que les motifs invoqués par les autorités nationales pour condamner le requérant puissent passer pour « pertinents et suffisants » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

44. La Cour prend note également de l’argument du Gouvernement selon lequel la sanction prononcée à l’encontre du requérant, peine de sept jours de prison commuée en une amende de 406 TRY[9], représentait une ingérence proportionnée dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Elle rappelle cependant à cet égard que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, elle n’en constitue pas moins une peine au sens pénal du terme et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant. Elle a ainsi maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (Morice, précité, § 176), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne peut suffire à faire disparaître.

45. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant a constitué une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

47. Le requérant s’appuie sur l’article 6 de la Convention pour reprocher, en termes généraux, au tribunal correctionnel d’avoir prononcé un jugement définitif, non susceptible d’être réexaminé par une juridiction supérieure.

48. Le Gouvernement conteste cette thèse.

49. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour l’article 10 de la Convention (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 6 de la Convention (Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

51. La Cour note que le requérant a indiqué dans son formulaire de requête qu’il souhaitait obtenir une réparation pécuniaire au titre des préjudices matériel et moral qu’il disait avoir subis pour les violations de la Convention. Dans la lettre qu’elle a adressée à la représentante du requérant au stade de la communication, la Cour a clairement rappelé que l’indication, donnée à un stade antérieur de la procédure, des souhaits du requérant au titre de la satisfaction équitable ne compense pas l’omission de formuler une « demande » à cet effet dans les observations. À la lumière des principes généraux et de sa pratique établie en la matière, la Cour estime que l’indication d’un souhait du requérant d’obtenir une éventuelle réparation pécuniaire, tel qu’exprimé dès 2009, au stade initial et non contentieux de la procédure devant la Cour, ne s’analyse pas en une « demande » au sens de l’article 60 du règlement de la Cour combiné en l’espèce avec l’article 71 § 1 du règlement de la Cour (voir les principes généraux cités à l’arrêt Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, §§ 57- 61, 30 mars 2017). De plus, la Cour note qu’il n’est pas contesté qu’aucune « demande » de satisfaction équitable n’a été formulée au stade de la communication, dans le cadre de la procédure devant la Chambre en 2015. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer au requérant de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit qu’il ne s’impose plus de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le fond du grief tiré de l’article 6 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

* * *

[1] Personne morale de droit privé.

[2] D’après le dictionnaire de l’Institut de la langue turque, la “fatwa” est une décision rendue par une autorité religieuse compétente qui explique la solution apportée à une question relative au droit islamique en application des règles juridiques religieuses.

[3] Murtaza est un roman de l’écrivain turc Orhan Kemal, paru en 1952. Il raconte les aventures de Bekçi Murtaza, personnage de fiction, considéré comme plaçant ses principes et ses vérités au-dessus de tout, cherchant à les imposer aux autres en intervenant dans leurs vies.

[4] Environ 216 euros (EUR).

[5] Environ 412 EUR.

[6] Environ 627 EUR.

[7] Environ 164 EUR.

[8] Environ 195 EUR.

[9] Environ 195 EUR.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-174421
Date de la décision : 20/06/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ALİ ÇETİN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DIRICAN A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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