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04/04/2017 | CEDH | N°001-172454

CEDH | CEDH, AFFAIRE TEK GIDA İŞ SENDIKASI c. TURQUIE, 2017, 001-172454


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TEK GIDA İŞ SENDİKASI c. TURQUIE

(Requête no 35009/05)

ARRÊT

STRASBOURG

4 avril 2017

DÉFINITIF

04/07/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tek Gıda İş Sendikası c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemm

ens,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en cha...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TEK GIDA İŞ SENDİKASI c. TURQUIE

(Requête no 35009/05)

ARRÊT

STRASBOURG

4 avril 2017

DÉFINITIF

04/07/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tek Gıda İş Sendikası c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil 7 mars 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35009/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un syndicat, Tek Gıda İş Sendikası (« le syndicat requérant »), a saisi la Cour le 16 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le syndicat requérant a été représenté par Me G. Dinç et Me İ. Bahçıvancılar, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Dans sa requête, le syndicat requérant se plaignait principalement de violations de l’article 11 de la Convention, aux motifs que, d’une part, les juridictions nationales auraient refusé de reconnaître sa représentativité, prérogative indispensable pour négocier des accords collectifs au sein d’une entreprise, et que, d’autre part, la législation et les tribunaux n’auraient pas empêché la même entreprise d’éradiquer les syndicats dans ses lieux de travail par le biais de licenciements abusifs.

4. Le 31 août 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

5. Le syndicat requérant, fondé en 1955 et ayant son siège à Istanbul, regroupait à l’époque des faits des salariés travaillant dans le secteur de l’industrie agroalimentaire.

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. En 2003, un certain nombre de salariés employés dans les trois usines, situées à Turgutlu (Manisa), à Torbalı (İzmir) et à Manyas, de la société anonyme Tukaş Gıda Sanayi ve Ticaret (« la société Tukaş »), dont l’associé principal était le holding Oyak (Ordu Yardumlasma Kurumu) (un organisme de fonds de pension des forces armées), adhérèrent au syndicat requérant.

7. Le 20 février 2004, arguant que le nombre de ses adhérents dans ces trois usines atteignait le minimum fixé par la loi no 2821 relative aux syndicats (voir la partie « Le droit interne pertinent » ci-dessous), le syndicat requérant demanda au ministère du Travail et de la Sécurité sociale (« le ministère ») que sa représentativité (yetki belgesi) fût établie afin qu’il pût conclure, au nom de ses adhérents, des conventions collectives de travail avec la société Tukaş.

8. Par une décision du 26 mai 2004, le ministère accueillit cette demande et valida la représentativité du syndicat requérant. Se basant sur le rapport préparé par les inspecteurs du travail relativement à la nature des activités et au type de main-d’œuvre de la société Tukaş, le ministère estimait que, eu égard au nombre de salariés affiliés au syndicat requérant et au nombre de salariés employés dans les trois usines actives dans le secteur de l’industrie agroalimentaire, les conditions requises par la loi no 2821 relative aux syndicats pour pouvoir conclure des conventions collectives étaient réunies. Il indiquait en outre que les salariés du siège social de Tukaş relevaient du secteur « commerce, bureautique, éducation et beaux-arts ».

9. Le 31 mai 2004, la société Tukaş saisit le 3e tribunal du travail d’İzmir d’un recours en annulation de la décision du ministère du 26 mai 2004, soutenant que le syndicat requérant ne remplissait pas les conditions requises pour pouvoir conclure des conventions collectives.

10. Le 17 septembre 2004, le 3e tribunal du travail désigna un expert chargé de déterminer si le nombre des adhérents du syndicat requérant atteignait le minimum fixé par la loi no 2821 relative aux syndicats.

11. Le 13 novembre 2004, l’expert présenta son rapport au tribunal. Il y exposait que, dans une première hypothèse qui prenait en compte le nombre total des personnes employées par la société Tukaş tant à son siège que dans ses trois usines, le syndicat requérant ne disposait pas d’un nombre suffisant d’adhérents pour représenter les salariés dans les négociations collectives. Il précisait que la planification de la production des usines en fonction de la demande du marché, les contrôles et les analyses de laboratoire en matière d’hygiène, de goût et de qualité des produits, la commercialisation de ces produits et la gestion des ressources humaines étaient effectués au siège de la société, que les activités des trois usines et celles du siège social étaient « complémentaires » pour la société et qu’elles relevaient toutes de l’industrie agroalimentaire. Il en déduisait que, pour déterminer le nombre total des personnels de la société, il fallait prendre en compte les effectifs à la fois du siège social et des trois usines, et que, dès lors, le syndicat requérant ne disposait pas de la représentativité requise pour mener des négociations collectives avec la société Tukaş.

Dans son rapport, l’expert indiquait également que, dans une deuxième hypothèse excluant le personnel du siège social, le syndicat requérant disposait d’un nombre suffisant d’adhérents dans les trois usines de la société Tukaş pour prétendre à la représentativité en question.

12. Devant le tribunal, le syndicat requérant contesta le rapport d’expertise. Il argua que, selon le no 17 de l’article 60 de la loi no 2821 relative aux syndicats, les personnes employées au siège de la société Tukaş travaillaient dans un autre secteur d’activité, à savoir le secteur « commerce, bureautique, éducation et beaux-arts », et que dès lors elles ne pouvaient pas faire partie de ses adhérents. Aussi, aux dires du syndicat requérant, le rapport d’expertise n’aurait-il pas dû prendre en compte dans son calcul les salariés employés au siège social.

13. Devant le tribunal du travail, le ministère demanda le rejet du recours introduit par la société Tukaş, arguant que sa décision du 26 mai 2004 accordant au syndicat requérant le pouvoir de représenter les salariés pour mener des négociations collectives avec cette entreprise était conforme à la loi.

14. Par un jugement du 2 décembre 2004, le 3e tribunal du travail d’İzmir donna gain de cause à l’entreprise employeur et retira au syndicat requérant la représentativité en question. Il fonda sa décision sur l’argumentation développée dans la première hypothèse du rapport d’expertise du 13 novembre 2004. Il estima que les activités du siège de la société Tukaş allaient de pair avec les activités des usines de cette société, et qu’elles relevaient toutes du secteur de l’industrie agroalimentaire. Dès lors, d’après le 3e tribunal du travail, le nombre d’adhérents du syndicat requérant au sein de la société Tukaş n’était que de 152 sur 443, et il était donc trop faible pour que le syndicat requérant pût revendiquer la représentativité au regard du critère nécessitant l’adhésion de « la majorité des salariés d’une entreprise ».

15. Le 21 décembre 2004, le syndicat requérant se pourvut en cassation et réitéra les observations qu’il avait faites devant le tribunal du travail.

16. Par un arrêt du 22 mars 2005, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du syndicat requérant et confirma le jugement de première instance. Cet arrêt fut mis au net le 15 avril 2005.

17. Entre-temps, au début de 2004, la société Tukaş avait invité les salariés membres du syndicat requérant à résilier leur adhésion au syndicat sous peine de licenciement. Certains avaient obtempéré et quarante salariés avaient refusé.

18. Peu après, la société Tukaş avait licencié ces quarante salariés pour raisons économiques (fluctuations du marché) ou pour insuffisances professionnelles (insuffisance de résultats).

19. En mars 2004, les salariés licenciés de la société Tukaş avaient saisi les tribunaux de travail d’İzmir pour licenciement abusif et sollicité leur réintégration dans la société.

20. Par des jugements rendus entre juillet et décembre 2004, les divers tribunaux du travail d’İzmir (nos 1, 2, 3, 4 et 5) avaient donné gain de cause aux salariés licenciés. Ils avaient estimé que ces derniers avaient été licenciés en raison de leur adhésion à un syndicat. Ils avaient considéré que la société Tukaş n’avait pas prouvé devant eux l’existence de raisons économiques ou d’insuffisances professionnelles pouvant justifier les licenciements litigieux et que ceux-ci étaient dès lors abusifs. Ils avaient ordonné à la société Tukaş de réintégrer les personnes licenciées et que, à défaut, celle-ci devait verser à chaque salarié licencié une indemnité pour licenciement abusif d’un montant correspondant à un an de salaire.

21. Par des arrêts rendus entre décembre 2004 et juin 2005, la Cour de cassation avait confirmé les jugements des tribunaux du travail d’İzmir.

22. La société Tukaş ne réintégra aucune des personnes qu’elle avait licenciées et leur versa l’indemnité ordonnée par les tribunaux du travail. En 2005, le syndicat requérant ne comptait plus aucun adhérent au sein de la société Tukaş.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

23. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution de 1982 en ce qui concerne le droit d’adhérer à un syndicat et de conclure des conventions collectives sont décrites dans l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, § 34, CEDH 2008).

24. L’article 22 de la loi no 2821 relative aux syndicats, en vigueur au moment de faits, se lisait comme suit :

« Chacun est libre d’adhérer à un syndicat. Nul ne peut être contraint de s’affilier à un syndicat ou de le quitter. Les travailleurs ou les employeurs ne peuvent être membres de plusieurs syndicats à la fois au sein d’un même secteur d’activité. (...)

(...) les travailleurs ne peuvent adhérer qu’à un syndicat dont le champ professionnel couvre l’entreprise qui les emploie. »

L’article 60 de la loi no 2821 dispose :

« Des syndicats de travailleurs et d’employeurs peuvent être fondés dans les secteurs d’activité suivants :

1. agriculture, sylviculture, chasse, pêche ;

2. métallurgie ;

3. pétrole, chimie et plastique ;

4. industrie agroalimentaire ;

(...)

17. commerce, bureautique, éducation et beaux-arts ;

(...)

Les activités d’une entreprise qui sont complémentaires à son activité principale sont considérées comme relevant du même secteur d’activité que l’activité principale. »

25. Selon les articles 12 et 13 de la loi no 2822 régissant la convention collective, le droit de grève et le lock-out, qui étaient en vigueur à l’époque des faits, un syndicat devait remplir deux conditions pour pouvoir conclure une convention collective : en premier lieu, au moins 10 % des salariés du secteur concerné au niveau national devaient y être affiliés ; en second lieu, le syndicat devait représenter la majorité des salariés d’une entreprise pour pouvoir négocier une convention collective au sein de cette entreprise. L’article 15 de la même loi prévoyait que, en cas de litige résultant d’erreurs matérielles quant au nombre des adhérents et des salariés, les parties pouvaient saisir le tribunal du travail compétent. Celui-ci devait se prononcer dans un délai de six jours et sans tenir d’audience. En cas d’autres litiges quant au pouvoir de négocier une convention collective, le tribunal devait rendre sa décision après avoir tenu des audiences et la Cour de cassation, lorsqu’elle était saisie d’un pourvoi, devait se prononcer dans un délai de quinze jours.

Selon l’article 41 de la loi no 6356 régissant les syndicats et les conventions collectives de travail, entrée en vigueur le 7 novembre 2012, donc non applicable à la présente affaire, un syndicat doit remplir trois conditions pour pouvoir conclure une convention collective : en premier lieu, au moins 1 % des salariés du secteur concerné au niveau national doivent y être affiliés ; en deuxième lieu, le syndicat doit représenter la majorité des salariés des lieux de travail où la convention collective est susceptible d’être appliquée ; en troisième lieu, le syndicat doit représenter 40 % des salariés de l’entreprise propriétaire des lieux de travail.

26. Selon l’article 20 du code du travail, les actions intentées par les salariés s’estimant victimes d’un licenciement abusif en raison de leur affiliation à un syndicat devaient être tranchées dans un délai de deux mois par la première instance et, en cas de pourvoi, dans un délai d’un mois par la Cour de cassation.

27. Selon l’article 31 de la loi no 2821 relative aux syndicats, en vigueur à l’époque des faits, l’employeur qui refusait de réintégrer le salarié qu’il avait licencié en raison de son appartenance à un syndicat devait être condamné au versement d’une indemnité d’un montant correspondant au minimum à un an de salaire.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

28. Le syndicat requérant se plaint, d’une part, que les juridictions nationales aient refusé de lui reconnaître la représentativité indispensable pour pouvoir négocier des accords collectifs dans une entreprise, et ce en raison, selon lui, d’une approche erronée dans le comptage du nombre de ses adhérents parmi les salariés de la société Tukaş, et, d’autre part, que la législation et les tribunaux n’aient pas empêché la même entreprise d’éradiquer les syndicats dans ses lieux de travail par le biais de licenciements abusifs. Il invoque à cet égard l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Quant au refus de reconnaître au syndicat requérant la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs

29. Le syndicat requérant reproche aux tribunaux de lui avoir retiré la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs avec la société Tukaş au motif que ses adhérents ne représentaient pas la majorité des salariés des trois usines et du siège de la société Tukaş.

30. D’après le syndicat requérant, les juridictions nationales, lorsqu’elles ont examiné la légalité de la décision ministérielle reconnaissant sa représentativité, n’auraient pas dû prendre en compte, dans leur calcul du nombre total des salariés de Tukaş, les personnes travaillant au siège de la société : il soutient que, selon l’article 60 de la loi no 2821, ces dernières étaient des employés de bureau, qu’elles relevaient dès lors d’un autre secteur d’activité, à savoir le secteur « commerce, bureautique, éducation et beaux‑arts », et que, par conséquent, elles ne pouvaient pas adhérer au syndicat requérant.

31. Le Gouvernement soutient que, lorsqu’elles ont retiré au syndicat requérant la représentativité au sein de la société Tukaş, les juridictions nationales ont pris en compte l’ensemble de ses activités de production et de commercialisation de produits alimentaires élaborés, et qu’elles ont respecté tant le droit national que la Convention.

32. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 11 de la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, § 140, CEDH 2008). Le paragraphe 1 de cette disposition garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais il laisse à chaque État le choix des moyens à employer à cette fin. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités non contraires à l’article 11, de lutter pour défendre les intérêts de leurs membres (Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits)).

33. Au fil de sa jurisprudence, la Cour a dégagé une liste non exhaustive d’éléments constitutifs du droit syndical, parmi lesquels figurent le droit de former un syndicat ou de s’y affilier, l’interdiction des accords de monopole syndical, le droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres et, en principe, le droit de négocier des accords collectifs avec l’employeur. Quant au dernier de ces droits, il est entendu que les États demeurent libres d’organiser leur système de manière à reconnaître, le cas échéant, un statut spécial aux syndicats représentatifs pour mener lesdites négociations (Demir et Baykara, précité, §§ 145 et 154).

34. Pour qu’une ingérence dans l’exercice des droits et libertés garantis par l’article 11 puisse être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », il faut qu’il soit démontré qu’elle répond à un « besoin social impérieux », que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime visé. Dans de précédentes affaires concernant des syndicats, la Cour a déjà déclaré qu’il fallait tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité. Eu égard au caractère sensible des questions d’ordre social et politique liées à la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts respectifs des salariés et des employeurs et compte tenu du fort degré de divergence entre les systèmes nationaux à cet égard, les États contractants bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté syndicale et la possibilité pour les syndicats de protéger les intérêts professionnels de leurs membres (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 133).

35. L’étendue de la marge d’appréciation reste fonction des facteurs que la Cour a jugés pertinents dans sa jurisprudence, notamment la nature et la portée de la restriction au droit syndical en cause, le but visé par la restriction litigieuse et les droits et intérêts concurrents des autres membres de la société qui risquent de pâtir de l’exercice de ce droit s’il n’est pas limité. L’ampleur de la communauté de vues entre les États membres du Conseil de l’Europe au sujet de la question posée par l’affaire peut aussi constituer un élément pertinent, tout comme le consensus international que peuvent, le cas échéant, révéler les instruments internationaux applicables (Demir et Baykara, précité, § 85).

36. En effet, si une restriction prévue par la loi touche au cœur même de l’activité syndicale, il faut accorder une marge d’appréciation moins étendue au législateur national et exiger une justification plus étoffée s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence qui en est résultée, pour protéger l’intérêt général, dans l’exercice de la liberté syndicale. À l’inverse, si c’est un aspect non pas fondamental mais secondaire ou accessoire de l’activité syndicale qui est touché, la marge d’appréciation sera plus large et l’ingérence, par nature, sera plus vraisemblablement proportionnée dans ses conséquences sur l’exercice de la liberté syndicale (National Union of Rail, Maritime et Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 87, CEDH 2014).

37. En l’espèce, la Cour note que l’annulation par les juridictions civiles de la représentativité du syndicat requérant constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale de celui-ci, telle qu’elle est consacrée par l’article 11 de la Convention.

38. S’agissant de la conformité de l’ingérence litigieuse à la loi nationale, la Cour observe que le ministère du Travail et le syndicat requérant s’accordaient sur la méthode de calcul consistant à prendre en compte uniquement le nombre des salariés travaillant dans les usines de la société concernée, et non pas le nombre de ceux travaillant à son siège social. Les juridictions civiles ont, quant à elles, statué, sur recours de la société, que c’est le nombre total des salariés de la société qui devait être pris en compte dans l’appréciation de la représentativité du syndicat requérant.

39. La Cour considère que cette dernière interprétation de la loi faite par les juridictions civiles, selon laquelle les activités complémentaires à l’activité principale d’une entreprise – en l’espèce, l’administration et les activités de recherche et de commercialisation – relèvent du même secteur d’activité que l’activité principale – en l’espèce, l’industrie agroalimentaire – n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.

40. Dans ces circonstances, la Cour accepte que les conditions exigeant que, pour bénéficier de la représentativité dans une entreprise, un syndicat justifiât de l’adhésion d’au moins la moitié du nombre total des salariés de l’entreprise étaient prévues par la loi.

41. S’agissant du but de la restriction, la Cour n’est pas convaincue que les juridictions nationales, lorsqu’elles ont refusé la représentativité au syndicat requérant en attendant que ce dernier comptât un nombre plus important d’adhérents parmi les salariés dans l’ensemble de l’entreprise, aient eu un autre but que celui d’assurer la défense des droits des travailleurs par des syndicats puissants.

42. S’agissant de la nécessité de la mesure litigieuse dans une société démocratique, la Cour doit déterminer si le mode de calcul utilisé était dans les limites de la marge d’appréciation dont disposait l’État en la matière. Elle examinera d’abord la nature et la portée de la restriction appliquée au droit syndical en cause. Elle observe à cet égard que le refus de reconnaître la représentativité du syndicat requérant n’était pas définitif, et qu’il ne valait que tant que le nombre d’adhérents du syndicat requérant n’avait pas atteint la majorité simple des salariés de l’entreprise. Pareille majorité pouvait être atteinte si 72 salariés de plus sur les 291 non adhérents restants s’affiliaient au syndicat requérant.

43. Par ailleurs, la Cour note que les décisions judiciaires incriminées ne font pas obstacle, en principe, au droit pour le syndicat requérant de chercher à persuader l’employeur, par des moyens autres que les négociations collectives, d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres, tout en essayant d’atteindre un nombre plus important d’adhérents parmi les salariés dans l’ensemble de l’entreprise.

44. S’agissant des conséquences possibles sur les intérêts d’autrui de l’exercice sans restriction par le syndicat requérant de ses droits, la Cour note que la thèse du syndicat requérant, selon laquelle les salariés du siège social de Tukaş ne devaient pas être considérés comme relevant du secteur de l’industrie agroalimentaire, aurait pu avoir pour effet d’affaiblir considérablement la possibilité de ces salariés de se syndicaliser. On peut observer sur ce point qu’il ne ressort pas du dossier que les salariés du siège social bénéficiaient effectivement des accords collectifs conclus pour le secteur « commerce, bureautique, éducation et beaux-arts ».

45. La Cour constate aussi que le syndicat requérant ne met pas en cause, en tant que tels, les critères auxquels, selon la législation interne applicable à l’époque des faits, un syndicat devait satisfaire pour être considéré comme représentatif, mais qu’il conteste le mode de calcul utilisé par les juridictions nationales pour recenser « la majorité des salariés d’une entreprise ».

46. Dans ces circonstances, la Cour estime que le point incriminé par le syndicat requérant, à savoir la méthode de comptage pour déterminer le nombre de salariés représentant la majorité au sein d’une entreprise, ne touche pas le cœur même de l’activité syndicale, mais qu’il relève plutôt d’un aspect secondaire. Elle considère que les décisions judiciaires en cause avaient pour finalité de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de la collectivité et du syndicat requérant, et que, de ce fait, elles relèvent de la marge d’appréciation de l’État quant à la manière d’assurer tant la liberté syndicale en général que la possibilité pour le syndicat requérant de protéger les intérêts professionnels de ses membres.

47. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention sur ce point.

B. Quant à la désyndicalisation alléguée de la société par le biais d’un licenciement des membres du syndicat requérant

48. Le syndicat requérant soutient que des licenciements, massifs et abusifs selon lui, de ses adhérents par l’entreprise employeur ont entraîné l’éradication pure et simple du syndicalisme dans toute l’entreprise en moins d’un an. Sur ce point, il met en cause la responsabilité des juridictions internes, qui n’auraient pas examiné son recours dans les délais exigés par la loi, ce qui aurait laissé à l’employeur le temps de mettre un terme, par la voie de licenciements abusifs, à toute activité syndicale dans ses usines. Il soutient en outre que les juridictions internes ont accordé à l’employeur la possibilité de choisir entre la réintégration du personnel licencié et l’octroi d’une indemnité de licenciement, et que, ce faisant, elles ont ouvert la voie au licenciement des salariés souhaitant rester membres du syndicat. Selon le syndicat requérant, le système juridique national en vigueur à l’époque des faits ne protégeait pas le droit des syndicats de s’organiser au sein d’une entreprise lorsque celle-ci procédait au licenciement de tous les salariés syndiqués puis leur versait l’indemnité prévue par la loi pour licenciement abusif.

49. Le Gouvernement objecte que le licenciement des salariés de la société Tukaş n’a pas porté atteinte à la liberté syndicale telle que garantie par l’article 11 de la Convention. Il soutient que, à supposer qu’il y ait eu une telle atteinte, celle-ci a été réparée par les tribunaux du travail devant lesquels les personnes licenciées ont obtenu gain de cause. Il précise que chacune de celles-ci a perçu une indemnité pour licenciement abusif, dont le montant correspondrait à un an de salaire.

50. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 11 de la Convention présente la liberté syndicale comme un aspect particulier de la liberté d’association et que, si cet article a pour objectif essentiel de protéger l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice des droits qu’il consacre, il peut impliquer en outre l’obligation positive d’en assurer la jouissance effective (Demir et Baykara, précité, §§ 109 et 110, CEDH 2008). Elle a indiqué dans son arrêt Sindicatul « Păstorul cel Bun » que la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 11 de la Convention ne se prêtait pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État ou sous celui d’une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 132).

51. En l’espèce, la Cour doit examiner en premier lieu la thèse du Gouvernement selon laquelle une éventuelle ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant de la liberté syndicale a été réparée par les juridictions nationales. Après avoir rappelé que les membres du syndicat requérant qui ont été licenciés ne sont pas requérants devant elle, la Cour estime que leur licenciement a eu deux effets sur les activités du syndicat. Premièrement, le fait que les décisions judiciaires n’ont pas abouti à la réintégration des salariés licenciés ou, alternativement, à la condamnation de l’entreprise au versement d’indemnités pour licenciements abusifs effectivement dissuasives a eu pour conséquence la perte par le syndicat requérant de ses adhérents au sein de la société Tukaş. Deuxièmement, la non-réintégration des salariés licenciés et l’insuffisance des indemnités accordées par les juridictions aux salariés abusivement licenciés ont eu un effet décourageant sur les autres salariés quant à leur adhésion au syndicat requérant. Ce dernier a ainsi perdu ses chances de garder ses membres ou d’attirer de nouveaux membres et d’atteindre le seuil de représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs dans la société en question. On ne peut raisonnablement considérer que le préjudice causé par la mise au chômage des salariés syndiqués par la voie d’un licenciement abusif ait été complètement réparé et qu’il ait perdu son effet dissuasif par le seul fait que les personnes licenciées ont perçu une indemnité d’un montant correspondant à un an de salaire, et ce à l’issue d’une procédure judiciaire dont la durée a varié d’un an à un an et demi au lieu de ne pas dépasser les trois mois prévus par la loi. À la lumière de ces éléments, la Cour considère qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant, en tant qu’entité distincte de ses membres, de son droit à mener des activités syndicales et des négociations collectives.

52. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

53. En l’espèce, la Cour relève que l’ingérence litigieuse était conforme à la loi nationale telle qu’interprétée par les tribunaux du travail. Par ailleurs, la Cour peut accepter que, en reconnaissant à l’employeur la possibilité de choisir entre la réintégration des salariés abusivement licenciés ou le versement à ceux-ci d’une indemnité, la législation en cause et les décisions des tribunaux y relatives visaient à éviter des tensions sur les lieux de travail et à protéger ainsi les droits d’autrui et défendre l’ordre public.

54. Quant à la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, la Cour observe en premier lieu que la société Tukaş, en optant pour le versement d’indemnités prononcées par les juridictions pour licenciement abusif, a empêché le syndicat requérant de s’organiser en son sein. En effet, le choix de l’employeur de verser des indemnités plutôt que de réintégrer les salariés licenciés a eu pour conséquence la désyndicalisation de l’ensemble des salariés de la société Tukaş et la perte pour le syndicat requérant de tous ses adhérents au sein de celle‑ci.

55. La Cour estime que cette perte s’analysait pour le syndicat requérant en une restriction touchant le cœur même de son activité syndicale, ce qui impliquait que les autorités nationales disposaient d’une marge d’appréciation plus restreinte et nécessitait une justification plus étoffée s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence. Or, rien dans le dossier ne montre que les juridictions civiles impliquées dans l’affaire, lorsqu’elles ont accordé, comme indemnités pour licenciement abusif, les montants minimum autorisés par la loi, aient procédé à un examen attentif quant à l’effet dissuasif de pareilles indemnités, en prenant en compte par exemple le faible niveau des salaires des employés licenciés et/ou la grande puissance financière de l’entreprise employeur.

56. La Cour note que le refus de l’employeur de réintégrer les salariés licenciés et l’octroi d’indemnités insuffisantes pour dissuader l’employeur de procéder à des licenciements abusifs n’enfreignaient pas la loi, telle qu’elle a été interprétée par les décisions judiciaires intervenues en l’espèce. Elle en déduit que la loi y relative, telle qu’appliquée par les tribunaux, n’imposait pas de sanctions suffisamment dissuasives pour l’employeur, qui, en procédant à des licenciements massifs abusifs, a réduit à néant la liberté du syndicat requérant de tenter de convaincre des salariés de s’affilier. Par conséquent, ni le législateur ni les juridictions intervenues en l’espèce n’ont rempli leur obligation positive d’assurer au syndicat requérant la jouissance effective de son droit de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres et, en principe, de son droit de mener des négociations collectives avec lui. Il s’ensuit que le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents du syndicat requérant et de la société dans son ensemble n’a pas été respecté dans la présente affaire.

Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention sur ce point.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

57. Invoquant l’article 6 de la Convention, le syndicat requérant soutient qu’une application erronée de la législation interne par les juridictions nationales consécutivement à un rapport d’expertise défavorable à la reconnaissance de sa représentativité a porté atteinte à son droit à un procès équitable. Invoquant la même disposition de la Convention, il se plaint en outre d’une durée excessive de la procédure au motif que les juridictions concernées auraient négligé de statuer sur son affaire dans les délais prévus par la loi et auraient ainsi laissé à l’employeur le temps de licencier tous les salariés affiliés à son syndicat.

58. Eu égard à ses conclusions sur le terrain de l’article 11 de la Convention, la Cour juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ni la recevabilité ni le fond de ces griefs séparément.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

60. Le 24 février 2012, le syndicat requérant a réclamé une indemnité de 60 000 livres turques (TRY) (soit 26 000 euros (EUR) environ à cette date) pour dommage moral. Il indique que tout constat de violation par la Cour sur les points qu’il a soulevés devant elle constituerait une réparation pour dommage matériel, estimant qu’un tel constat ouvrirait la voie à l’amélioration de la législation nationale concernée.

61. Le Gouvernement conteste les prétentions du syndicat requérant. Il les estime exagérées et indique par ailleurs qu’elles ne sont accompagnées d’aucun document justificatif.

62. En rappelant le degré de gravité de la violation de la Convention constatée par le présent arrêt (paragraphe 55 ci-dessus), la Cour, statuant en équité, accorde 10 000 EUR pour préjudice moral au syndicat requérant.

B. Frais et dépens

63. Le syndicat requérant réclame également 9 500 EUR (soit 22 000 TRY environ à la date de la demande) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour. Ce montant comprend les frais d’avocat afférents à la procédure devant la Cour (20 000 TRY) et les frais administratifs (2 000 TRY). Le syndicat requérant produit à l’appui de ces demandes un contrat d’avocat qui a été conclu le 1er février 2012 avec son conseil et selon lequel le syndicat requérant s’engage à payer 20 000 TRY (8 500 EUR environ à l’époque des faits) de frais d’avocat pour la procédure devant la Cour, les travaux de secrétariat étant effectués par le syndicat requérant lui-même.

64. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents dont elle dispose et aux critères rappelés ci‑dessus, la Cour estime raisonnable d’octroyer au syndicat requérant 8 500 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention en raison du refus de reconnaître le pouvoir de représentativité du syndicat requérant aussi longtemps que celui-ci ne remplit pas les conditions légales telles qu’interprétées par les juridictions nationales ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention en raison de manquements à l’obligation positive de l’État d’empêcher l’employeur d’exclure tous les salariés affiliés au syndicat requérant par des licenciements abusifs ;

4. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément ni la recevabilité ni le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au syndicat requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune des juges Lemmens et Turković.

J.L.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE DES JUGES LEMMENS ET TURKOVIĆ

1. Nous avons voté avec nos collègues en ce qui concerne les conclusions figurant au dispositif de l’arrêt. Nous avons toutefois quelques réserves au sujet du raisonnement qui a conduit à ces conclusions.

Quant au refus de reconnaître au syndicat requérant la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs

2. Selon la majorité, l’annulation par les juridictions civiles de la représentativité du syndicat requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale de celui-ci (paragraphe 37 de l’arrêt).

À notre avis, la qualification d’ingérence n’est pas évidente. Il s’agit du refus de reconnaître au syndicat requérant la représentativité indispensable pour qu’il puisse négocier des accords collectifs. Il nous semble que ce refus peut également s’analyser sous l’angle d’un manquement de la part de l’État défendeur à l’obligation positive qu’il avait d’assurer au syndicat requérant la jouissance de ses droits découlant de l’article 11 de la Convention.

Dans ces circonstances, la Cour aurait pu suivre l’approche qui a été adoptée dans l’affaire Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, § 116, CEDH 2008) au sujet d’un grief similaire. La Cour y a reconnu que le grief pouvait s’analyser aussi bien sous l’angle d’une ingérence que sous l’angle d’un manquement à une obligation positive, et elle a alors déclaré qu’elle « choisissait » d’examiner le grief sous l’angle d’une ingérence, tout en tenant compte des obligations positives de l’État sur ce terrain.

3. Quant à la question de savoir si l’ingérence en cause était justifiée, nous nous rallions au raisonnement développé aux paragraphes 38 à 47 de l’arrêt, et nous souscrivons donc à la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention sur ce point.

Quant à la désyndicalisation alléguée de la société par le biais d’un licenciement des membres du syndicat requérant

4. Au sujet de l’autre grief soulevé par le syndicat requérant, à savoir l’insuffisance de la protection accordée par le droit interne contre des licenciements massifs et abusifs de ses adhérents par l’entreprise employeur, un problème inverse se pose.

Après avoir mentionné que l’article 11 de la Convention peut imposer à l’État des obligations tant négatives que positives (paragraphe 50 de l’arrêt), la majorité considère qu’il y a eu en l’espèce une ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant de son droit à mener des activités syndicales et des négociations collectives (paragraphe 51 de l’arrêt).[1]

À notre regret, nous ne pouvons pas suivre la majorité sur ce point. Il n’y a eu, à notre avis, aucune intervention directe de l’État dans les faits dénoncés par le syndicat requérant, à savoir les licenciements de ses membres par l’employeur, une société privée.

Il s’ensuit que la seule question qui se pose au sujet de ce grief est celle de savoir si l’État a offert une protection suffisante contre les actes de l’employeur, afin d’assurer le respect effectif des droits du syndicat requérant (voir, mutatis mutandis, Sørensen et Rasmussen c. Danemark [GC], nos 52562/99 et 52620/99, § 57, CEDH 2006‑I). Cette question concerne les seules obligations positives de l’État.

5. Pour les raisons données par la majorité sous l’angle de la nécessité de l’« ingérence » (paragraphes 54-56 de l’arrêt), nous sommes d’avis que le système juridique en vigueur, tel qu’il a été mis en œuvre dans le cas du syndicat requérant, n’a pas ménagé un juste équilibre entre les droits de ce dernier et ceux de l’employeur (voir, en particulier, le paragraphe 56 de l’arrêt). Sur cette base, nous nous rallions à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention en ce qui concerne ce grief.

* * *

[1]. Curieusement, au paragraphe 56, l’arrêt conclut que « ni le législateur ni les juridictions intervenues en l’espèce n’ont rempli leur obligation positive d’assurer au syndicat requérant la jouissance effective de certains de ses droits » (souligné par les soussignés).


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