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01/10/2013 | CEDH | N°001-126994

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKSİN ET AUTRES c. TURQUIE, 2013, 001-126994


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKSİN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 4447/05)

ARRÊT

STRASBOURG

1er octobre 2013

DÉFINITIF

01/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aksin et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işı

l Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du consei...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKSİN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 4447/05)

ARRÊT

STRASBOURG

1er octobre 2013

DÉFINITIF

01/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aksin et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4447/05) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. Serhan Aksin, Mehmet Başaran et Bülent Özcan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 novembre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Mes H. Cangir et E. Kuzu, avocats à Mardin et Mes M. Vargün et D. Bayır, avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Les requérants se plaignent d’avoir subi des mauvais traitements en garde à vue et de ne pas avoir été assistés par un avocat pendant la période de la garde à vue.

4. Le 25 février 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1973, 1985 et 1968 et résident à Mardin.

6. Le 23 novembre 2003, les requérants, suspectés d’avoir participé à un attentat contre des policiers du commissariat de Derik, furent placés en garde à vue. Ils y restèrent pendant 24 heures. Avant leur placement, ils furent examinés par un médecin. Le rapport médical établi ne fit état d’aucune trace de coups ou de blessures.

7. Il ressort des procès-verbaux que lors des interrogatoires, ils refusèrent l’assistance d’un avocat, souhaitant assurer leur défense eux-mêmes. Dans leurs dépositions, ils affirmèrent que des militants du PKK les avaient menacés et obligés à participer à un certain nombre d’activités, notamment à l’attentat commis contre trois policiers en leur transmettant des informations sur ces derniers. Ils signèrent leurs dépositions, qui comprenaient des aveux et informations concernant le PKK, une organisation illégale armée.

8. Le 24 novembre 2003, à l’issue de leur garde à vue, les requérants furent présentés à un médecin. Le rapport rendu par celui-ci ne fit état d’aucune trace de coups ou de blessures sur le corps des requérants. Le même jour, ils furent présentés à un procureur puis à un juge de paix qui les plaça en détention provisoire. Devant ces deux magistrats, ils refusèrent de nouveau l’assistance d’un avocat, déclarant vouloir se défendre eux-mêmes. Ils affirmèrent que leurs dépositions avaient été recueillies par les policiers sans aucune contrainte et en confirmèrent le contenu. Ils donnèrent des informations concernant leur engagement au sein du PKK, et ne se plaignirent d’aucun mauvais traitement. Ils affirmèrent que toutes leurs dépositions portaient des aveux sincères et des révélations librement consenties. Ils furent conduits à la maison d’arrêt.

9. Le 1er décembre 2003, l’avocat des requérants déposa une plainte au parquet à l’encontre des policiers pour torture et mauvais traitements.

10. Le 3 décembre 2003, les requérants furent entendus par le parquet au sujet de leurs allégations de mauvais traitements en garde à vue. Serhat Aksin relata que les policiers lui avaient couvert la tête avec son blouson et l’avaient battu sur tout le corps. Il avait reçu un coup de poing sur la pommette, et on lui aurait infligé des chocs électriques. Il avait toujours des saignements intestinaux et des saignements dans la gorge. Il affirma que le médecin, par peur des policiers, n’avait pas mentionné dans son rapport les traces de coups qu’il avait observées sur son visage. Il se plaignait également que les policiers ne lui avaient pas rendu son argent et son téléphone portable. Bülent Özcan allégua avoir eu le nez et un doigt cassés, et subi des pressions sur les organes génitaux. Mehmet Başaran se plaignait quant à lui d’avoir subi des sévices sur ses organes génitaux et d’avoir été battu par trois ou quatre policiers. Le parquet demanda que les requérants soient examinés à l’hôpital civil de Mardin.

11. Le rapport dressé le 5 janvier 2004 à l’issue de l’examen ne fit état d’aucune trace de coups ou d’anomalies sur les corps de Mehmet Başaran et Bülent Özcan. Concernant Serhan Aksin, le médecin constata une sensibilité au toucher cervical à l’arrière de la tête et nota dans le rapport l’absence d’autre symptôme tel qu’un œdème ou une ecchymose. Il décida son transfert vers les services de neurologie. Le neurologue constata dans son rapport une sensibilité dans la région cervicale et une fracture spinale de la 7e cervicale à l’arrière de la tête de Serhan Aksin et préconisa quinze jours d’arrêt de travail.

12. Le 22 janvier 2004, soulignant l’insuffisance du rapport médical, le parquet demanda le transfert de Serhan Aksin auprès d’un médecin légiste aux fins de vérifier s’il existait d’autres traces de mauvais traitements sur son corps ainsi que de déterminer l’origine de la maladie qui justifiait l’arrêt de travail et sa date de survenance.

13. Le rapport dressé le 23 février 2004 confirma les résultats de l’examen neurologique. Le médecin indiqua en outre l’impossibilité de déterminer la date de survenance de la lésion, en raison de l’absence d’œdème ou d’ecchymose, ou d’autre signe de traumatisme. Il préconisa le transfert du dossier au conseil médicolégal pour déterminer l’origine de la lésion. Il confirma l’absence de trace de mauvais traitements.

14. Le procureur demanda à l’institut médicolégal de fournir des informations détaillées concernant l’origine de la lésion identifiée sur le corps de Serhan Aksin et la date à laquelle elle aurait pu survenir.

15. Le 3 mai 2004, Serhan Aksin fut examiné à l’institut médicolégal de Diyarbakır, qui affirma l’impossibilité d’établir médicalement la date exacte de la fracture spinale. Il attesta également l’absence de trace de mauvais traitements sur le corps de Serhan Aksin.

16. Le parquet interrogea les onze policiers du commissariat de Derik en service à la date des mauvais traitements allégués. Les policiers ayant participé aux interrogatoires des inculpés affirmèrent que les requérants avaient été arrêtés et interrogés dans le respect des lois et que les requérants eux-mêmes avaient affirmé n’avoir subi aucun mauvais traitement devant le procureur ainsi que devant le juge.

17. Le 16 juin 2004, le parquet rendit une décision de non-lieu. Dans les motifs de la décision, le procureur souligna que les requérants, lorsqu’ils furent présentés, à la fin de leur garde à vue, au procureur et au juge de paix, avaient affirmé devant ces magistrats ne pas avoir subi de mauvais traitements. Ils avaient reconnu la véracité de leurs dépositions recueillies par les policiers. Le procureur nota que les requérants avaient réitéré leurs aveux devant ces magistrats afin d’obtenir une certaine bienveillance en leur faveur, et qu’ils avaient refusé l’assistance d’un avocat en affirmant souhaiter assurer leur défense eux-mêmes. Il mentionna que les rapports médicaux concernant Mehmet Başaran et Bülent Özcan ne faisaient état d’aucun élément corroborant les allégations des plaignants. Il conclut que malgré le rapport médical daté du 5 janvier 2004 concernant Serhan Aksin, l’origine et la date de provenance de la lésion à l’arrière de sa tête restait inexpliquée pour l’institut de la médecine légale. Le procureur rappela qu’au début et au terme de la garde à vue les requérants furent examinés par un médecin qui ne constata aucune trace de mauvais traitements. Le procureur se référa enfin à la tardivité de leurs plaintes. Il conclut à l’absence d’élément matériel permettant l’ouverture à l’encontre des policiers d’une action publique pour mauvais traitements.

18. Le 22 juillet 2004, la cour d’assises de Midyat rejeta l’opposition des requérants se fondant sur les mêmes motifs que la décision de non-lieu.

19. Le 21 septembre 2006 la cour d’assises de Diyarbakır reconnut les requérants coupables d’appartenir au PKK, et d’avoir mené diverses actions armées pour le compte de celui-ci. Elle les condamna en conséquence à des peines de prison à perpétuité aggravée. Lors de la procédure devant la cour d’assises les requérants furent assistés par des avocats. Ils rejetèrent les accusations portées contre eux et renièrent leurs dépositions faites en garde à vue, en affirmant avoir subi des mauvais traitements, sans donner des détails. Ils affirmèrent avoir été contraints sous la menace par les terroristes du PKK de participer à l’attentat organisé contre trois policiers, et donnèrent toutes les informations concernant leurs activités, les lieux utilisés par le PKK, ainsi que l’identité d’autres personnes inculpées par ailleurs, informations qui s’avérèrent exactes. La cour d’assises ramena la peine de prison à la perpétuité simple en raison de la coopération des accusés et au regard de la sincérité de leurs dépositions. Outre leurs aveux, la cour d’assises se fonda sur une liste détaillée de preuves matérielles. Concernant leurs allégations de mauvais traitements, la cour se référa au contenu du dossier de l’instruction qui avait été ouverte à la suite de leur plainte et close par une décision de non-lieu en raison de l’absence de preuves matérielles ; elle estima en conséquence leurs allégations dénuées de fondement.

20. Le 27 février 2007, la Cour de cassation approuva le jugement de condamnation.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS ET LE DROIT INTERNATIONAL

21. Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l’époque des faits sont décrits dans l’arrêt Batı et autres c. Turquie (nos 33097/96 et 57834/00, §§ 95‑100, CEDH 2004‑IV (extraits)) ainsi que dans l’arrêt Yoldaş c. Turquie, (no 27503/04 §§ 23-28, 23 février 2010).

22. Document du Comité des droits de l’homme des Nations unies : Observations générales no 32 sur l’article 14 relatif au droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable :

« 37. Deuxièmement, le droit de toute personne accusée d’un crime de se défendre elle-même ou d’avoir l’assistance d’un défenseur de son choix, et d’être informée de ce droit, comme prévu à l’alinéa d du paragraphe 3 de l’article 14, fait référence à deux types de défense qui ne sont pas incompatibles. Les personnes qui se font aider par un avocat ont le droit de donner des instructions à celui-ci sur la conduite de la défense, dans les limites de la responsabilité professionnelle, et de témoigner en leur nom propre. En même temps, le texte du Pacte est clair dans toutes les langues officielles, puisqu.il dispose que l’accusé peut se défendre lui-même « ou » voir l’assistance d’un défenseur de son choix, ce qui lui laisse la possibilité de refuser l’assistance d’un conseil. Le droit d’assurer sa propre défense sans avocat n’est cependant pas absolu. L’intérêt de la justice peut, dans certaines circonstances, nécessiter la commission d’office d’un avocat contre le gré de l’accusé, en particulier si l’accusé fait de manière persistante gravement obstruction au bon déroulement du procès, si l’accusé doit répondre à une accusation grave mais est manifestement incapable d’agir dans son propre intérêt, ou s’il s’agit, le cas échéant, de protéger des témoins vulnérables contre les nouveaux traumatismes que l’accusé pourrait leur causer ou les manœuvres d’intimidation qu’il pourrait exercer contre eux en les interrogeant lui-même. Cependant, les restrictions du droit de l’accusé d’assurer sa propre défense doivent servir un but objectif et suffisamment important et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts de la justice. Par conséquent, la législation interne devrait éviter d’exclure purement et simplement le droit d’assurer sa propre défense dans une procédure pénale, sans l’assistance d’un conseil. »

23. Communication no 1123/2002 du Comité des droits de l’homme des Nations unies, dans l’affaire Correia de Matos c. Portugal :

« 7.5 Le Comité considère qu’il appartient aux tribunaux compétents de déterminer si dans une affaire précise, la commission d’office d’un avocat est nécessaire dans l’intérêt de la justice, dans la mesure où l’accusé qui fait l’objet de poursuites pénales peut ne pas être capable d’évaluer correctement les intérêts en jeu, et donc d’assurer le plus efficacement possible sa défense. Toutefois, dans le cas présent, la législation de l’État partie et la jurisprudence de la Cour Suprême prévoient que l’accusé ne peut jamais être libéré de l’obligation d’être représenté par un avocat dans une procédure pénale, même s’il est lui-même avocat, et que la loi ne prend pas en compte la gravité des accusations ou le comportement de l’accusé. De plus, l’État partie n’a pas avancé de raisons objectives et suffisamment importantes qui expliqueraient pourquoi, en l’espèce, dans une affaire relativement simple, l’absence d’avocat commis d’office aurait porté atteinte aux intérêts de la justice, et pourquoi il faudrait restreindre le droit qu’a l’auteur d’assurer sa propre défense. Le Comité conclut que le droit de se défendre soi-même qui est garanti au paragraphe 3 d) de l’article 14 du Pacte, n’a pas été respecté. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION

24. Les requérants se plaignent des mauvais traitements qu’ils auraient subis en garde à vue et de l’absence d’une voie de recours interne pour faire valoir leurs griefs tirés de l’article 3 de la Convention. Ils invoquent les articles 3 et 13 de la Convention. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, examinera les griefs uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, § 21, 14 avril 2009), ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. En ce qui concerne Mehmet Başaran et Bülent Özcan

25. La Cour note d’emblée qu’au terme de leur garde à vue Mehmet Başaran et Bülent Özcan ont été examinés par un médecin légiste le 24 novembre 2003, lequel n’a décelé aucune trace de coups ou autres violences sur leur corps. Puis, dans le rapport du 3 décembre 2003, un autre médecin légiste a confirmé les conclusions du premier rapport (paragraphes 7 et 10 ci-dessus).

26. La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 43, 25 octobre 2005, Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 121, 2 novembre 2004, et Dağabakan et Yıldırım c. Turquie, no 20562/07, §§ 49-50, 9 avril 2013).

27. En l’espèce, la Cour constate que Mehmet Başaran et Bülent Özcan ne produisent pas le moindre élément ou commencement de preuve à l’appui de leurs allégations de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

28. Dans ces circonstances, la Cour ne peut conclure à l’existence d’éléments qui eussent pu engendrer un soupçon raisonnable que des policiers aient infligé des sévices à Mehmet Başaran et Bülent Özcan.

29. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. En ce qui concerne Serhan Aksin

30. La Cour constate que les griefs tirés de l’article 3 de la Convention, pour autant qu’ils concernent Serhan Aksin, ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

31. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant.

32. La Cour rappelle que, lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines des blessures constatées et de produire des preuves établissant les faits qui font selon lui peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001, et Ayşe Tepe c. Turquie, no 29422/95, § 35, 22 juillet 2003).

33. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » ; une telle preuve peut néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume‑Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 121 et 152, CEDH 2000‑IV).

34. En outre, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, des traitements contraires à l’article 3, cette disposition requiert qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, parmi beaucoup d’autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 98, Recueil 1998‑VI).

35. Le Gouvernement ne conteste pas la séquelle indiquée dans le rapport médical du 5 janvier 2004, mais plaide qu’il est médicalement impossible d’établir la date exacte de sa survenance. Il ajoute que rien d’autre dans le dossier ne permet de soupçonner que le requérant aurait été maltraité en garde à vue. Il se réfère aux contenus des dépositions et à l’absence de plainte aux magistrats devant lesquels il a été présenté à la fin de la garde à vue.

36. La Cour constate que le requérant est resté en garde à vue 24 heures et a été examiné par un médecin légiste avant et à la sortie de sa garde à vue. Pendant l’examen médical, il ne s’est plaint de rien ; une fois placé en détention provisoire en maison d’arrêt, il n’a pas non plus cherché à se faire examiner par le médecin de prison. De même, la Cour constate qu’à l’instar du parquet, le requérant ne s’est plaint d’aucun mauvais traitement devant les deux magistrats auxquels il a été présenté au terme de sa garde à vue. Au contraire, il leur a affirmé que sa déposition durant la garde à vue avait été recueillie sans aucune contrainte.

37. Le seul élément de preuve soumis à l’appréciation de la Cour est le rapport médical du 5 janvier 2004, qui a révélé pour la première fois une fracture spinale cervicale, sans hématome ou autre symptôme. En raison de cette lésion, quinze jours d’arrêt de travail furent prescrits au requérant. A l’instar du rapport médical précédent en fin de garde à vue, ce rapport ne faisait état d’aucune autre trace de mauvais traitements.

38. Après avoir examiné l’ensemble des pièces du dossier, la Cour constate qu’à la suite de la plainte du requérant, le parquet a engagé une instruction détaillée, a entendu les requérants, a mené des contre-expertises médicales afin d’établir l’origine de la séquelle constatée sur le corps de Serhan Aksin. Il a également interrogé les policiers en mission pendant l’arrestation et l’interrogation des requérants. La Cour observe que c’est suite de cette instruction que le parquet a décidé le non-lieu en raison d’absence de preuve matérielle corroborant les allégations du requérant.

39. Cette décision a été motivée en particulier par l’absence de plainte devant les magistrats en fin de garde à vue de la part des requérants ainsi que par leurs aveux répétés, considérés comme sincères (paragraphe 16 ci‑dessus).

40. En conséquence, la Cour considère que la juridiction de première instance était mieux placée pour apprécier le degré de crédibilité des déclarations du requérant. Par ailleurs, ce dernier n’a fourni aucun autre élément supplémentaire propre à remettre en cause ces constats.

41. A la lumière des documents versés au dossier, la Cour constate qu’elle ne dispose pas d’éléments ou d’indices de nature à établir « au-delà de tout doute raisonnable » que le requérant aurait subi des traitements contraires à l’article 3 de la part de policiers lors de sa garde à vue (Özlem Alparslan c. Turquie (déc.), no 52663/99, 25 août 2008, Okay c. Turquie (déc.), no 6283/02, 1er juin 2006, Cengiz Sarıkaya c. Turquie, no 38870/02, § 57, 20 mai 2008, Erdal Yıldız c. Turquie (déc.), no 68630/01, 10 janvier 2008, Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 50, 25 octobre 2005, et Coşar v. Turkey, no 22568/05, §§ 32-35, 26 mars 2013).

42. La Cour ne peut donc relever aucune infraction à l’article 3 en ce qui concerne les mauvais traitements allégués (voir, mutatis mutandis, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 100, Recueil 1998‑VIII). Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 sous les volets matériel ou procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

43. Les requérants se plaignent de n’avoir pas bénéficié de l’assistance d’un avocat pendant la période de garde à vue. La Cour examinera ces griefs sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, aux termes duquel :

« 1.Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent. »

44. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

45. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. En se référant aux faits, il soutient qu’il leur a été rappelé qu’ils pouvaient se faire assister par un avocat de leur choix ou commis d’office. Le Gouvernement explique que les requérants ont déclaré ne pas vouloir être assistés par un avocat. Enfin, il précise que devant la cour d’assises et la Cour de cassation, les requérants étaient assistés par un avocat et qu’ils ont bénéficié de toutes les possibilités pour se défendre.

46. La Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie selon laquelle le droit énoncé au paragraphe 3 c) de l’article 6 constitue un élément parmi d’autres de la notion de procès équitable en matière pénale contenue au paragraphe 1 (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, §§ 50-54, 27 novembre 2008). A cet égard, elle rappelle que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 demeure suffisamment « concret et effectif », il faut, en règle générale, que l’accès à un avocat soit consenti dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police, sauf à démontrer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit. Même lorsque des raisons impérieuses peuvent exceptionnellement justifier le refus de l’accès à un avocat, pareille restriction – quelle que soit sa justification – ne doit pas indûment préjudicier aux droits découlant pour l’accusé de l’article 6. Il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation (Salduz, précité, § 55).

47. Toutefois, la Cour note que dans la présente affaire – qui se distingue en cela de l’affaire Salduz – l’absence d’avocat lors de la garde à vue du requérant n’était pas le résultat d’une application sur une base systématique des dispositions légales pertinentes. En l’espèce, les requérants avaient en principe le droit de demander l’assistance d’un avocat.

48. Cela étant, la Cour rappelle que ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 de la Convention n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré, que ce soit de manière expresse ou tacite, aux garanties d’un procès équitable (Kwiatkowska c. Italie (déc.), no 52868/99, 30 novembre 2000, et Ananyev c. Russie, no 20292/04, § 38, 30 juillet 2009). Toutefois, pour être effective aux fins de la Convention, la renonciation au droit de prendre part au procès doit se trouver établie de manière non équivoque et être entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité (Salduz, précité, § 59).

49. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour note que les requérants ne contestent pas que le droit d’être assistés par un avocat leur a été rappelé pendant la garde à vue. A cet égard, il ressort du procès-verbal des interrogatoires que les requérants ont été avisés de leur droit de se faire assister par un avocat (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour observe que les requérants ont également refusé l’assistance d’un avocat déclarant vouloir se défendre eux-mêmes, devant le procureur et le juge de paix qui les a placés en détention provisoire. La Cour constate que dès l’ouverture de la procédure pénale et tout au long de celle-ci les requérants ont été assistés par un avocat. La Cour observe en dernier lieu que leurs allégations de mauvais traitements ont été examinées par la cour d’assises et jugées infondées (paragraphe 19 ci-dessus). Enfin, la Cour note que leur condamnation se fonde aussi bien sur leurs aveux réitérés et jugés sincères que sur d’autres preuves matérielles (mutatis mutandis, Coşar, précité, § 52).

50. Ainsi, alors qu’ils avaient droit à l’assistance d’un avocat pendant la garde à vue, les requérants ont refusé de se faire assister par un avocat. Il ressort clairement de leurs dépositions obtenues lors de la garde à vue que le choix des intéressés de renoncer à leur droit d’être assistés par un avocat doit être considéré comme libre et volontaire. Leur renonciation à ce droit était non équivoque et était bien entourée d’un minimum de garanties (Yoldaş, précité, § 52, 23 février 2010, a contrario, Padalov c. Bulgarie, no 54784/00, § 54, 10 août 2006, et Somogyi c. Italie, no 67972/01, § 73, CEDH 2004‑IV).

51. Dans ces conditions, à la lumière des éléments en sa possession et des observations des parties, un examen global de la procédure amène la Cour à conclure que les requérants n’ont pas été privés d’un procès équitable au sens du paragraphe 1 combiné avec le paragraphe 3 c) de l’article 6 de la Convention.

52. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 et § 3 c) et, pour autant qu’elle concerne le requérant Serhan Aksin, de l’article 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


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