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15/10/2013 | CEDH | N°001-126970

CEDH | CEDH, AFFAIRE MEHMET HATİP DİCLE c. TURQUIE, 2013, 001-126970


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET HATİP DİCLE c. TURQUIE

(Requête no 9858/04)

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2013

DÉFINITIF

15/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mehmet Hatip Dicle c. Turquie,

ITMarkIntroductionLa Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
A

ndrás Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MEHMET HATİP DİCLE c. TURQUIE

(Requête no 9858/04)

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2013

DÉFINITIF

15/01/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mehmet Hatip Dicle c. Turquie,

ITMarkIntroductionLa Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 9858/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehmet Hatip Dicle (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 février 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me B. Boran, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier la méconnaissance de son droit à la liberté d’expression (article 10 de la Convention) et se plaint d’un défaut d’équité de la procédure (article 6).

4. Le 1er décembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955 et réside à Diyarbakır.

6. Le 4 août 1997, le quotidien Ülkede Gündem publia un article intitulé « Dersim’in dramı » (« Le Drame de Dersim »), rédigé par le requérant en sa qualité de président du DEP (Demokrasi Partisi : « Parti de la Démocratie »). Dans cet article, le requérant critiquait notamment la politique gouvernementale menée à Dersim, le trafic de stupéfiants qui s’y développait, ainsi que la situation économique de la ville. Il soutenait également que la population kurde de la région avait été victime d’une politique d’assimilation et d’un génocide.

Les passages pertinents de l’article litigieux pouvaient se lire en ces termes :

« Ces derniers jours, Dersim est à nouveau à l’ordre du jour avec une nouvelle politique spéciale de guerre(...) Cette fois, la méthode est encore plus sournoise. On veut faire tomber les jeunes de Dersim dans le piège de l’héroïne. Et on planifie d’assombrir l’avenir de Dersim (...)

A première vue, on peut se demander comment des stupéfiants peuvent pénétrer dans une ville où il y a presque un policier ou un militaire par habitant, où cette force de 70 000 personnes exerce une vigilance de tous les instants (...) Mais tous ceux qui savent que la machine de guerre s’occupe aussi du commerce des stupéfiants, tous ceux qui sont conscients du grand danger que représentent les stupéfiants pour la société et tous ceux qui connaissent cette machine ainsi que ses buts, ses politiques et ses pratiques, savent aussi très bien par qui et dans quel but l’héroïne est introduite à Dersim.

(...) les forces étatiques, par vengeance, incendièrent les villages un par un. Les villageois furent déplacés de leur terre (...) Ils firent l’objet d’une migration forcée. Les pressions, la prison, la torture, les meurtres aux coupables connus sont entrés dans leur vie (...) Leur but est de dépeupler cette région(...)

Bien sûr, leur hostilité n’était pas uniquement dirigée contre le peuple kurde alevi. Ils étaient également hostiles à la géographie de Dersim(...) Ils ont bombardé ses montagnes, ses pierres. Ils ont brûlé ses belles vallées qualifiées de « parc national ». Ils ont brûlé les forêts. Ils ont utilisé des armes biologiques contre l’herbe et les arbres. Coupant le lien entre le centre des régions et les départements, ils ont détruit la liberté de voyager (...)

(...) Selon les statistiques de 1995 du DIE [Institut des Statistiques de l’Etat] au sens économique, Dersim est le département qui régresse le plus (...) Selon les données du DIE, la population de Dersim qui comptait 104 000 personnes l’année dernière va tomber à 78 000 en 2000. Selon la carte économique de 1996 (...) les investissements à Dersim (...) pour les dépenses de personnel et pour la défense s’élevaient à 7 trillions de livres turques.

Leur but, détruire définitivement Dersim. Comme on le sait, durant cette longue période, plusieurs guerres ont été menées à Dersim, mais aucune de ces guerres ne fut réellement un succès (...) Jusqu’au début du XIXe siècle, quand les autres provinces kurdes avaient un statut d’autonomie, Dersim vivait de manière indépendante (...) En 1937, aux termes des attaques commencées sur l’ordre de Mustafa Kemal et ayant duré près de deux ans, Dersim subit un véritable génocide et plus de dix mille Kurdes, parmi lesquels le leader de la résistance Seyid Rıza, furent tués. Tout comme aujourd’hui, les villages furent incendiés et Dersim fut mis en ruines.

Même son nom ne fut pas supporté. Le nom de Dersim fut changé en Tunceli. Ensuite débuta la période du “massacre blanc” (...) Les enfants kurdes furent arrachés à leur famille et assimilés dans les internats des écoles régionales. Ils furent coupés de leurs racines et de leur identité. (...) A cette époque où les combats pour l’indépendance étaient si intenses, le fait même que ces personnes conditionnées par le kémalisme étaient aux ordres de la machine de guerre n’explique-t-il pas les buts de la politique de « turquisation » menée à Dersim ?

Le plus tragique est peut-être le fait que le peuple alevi kurde, dont les intellectuels firent l’objet d’un génocide en 1937 sur ordre de Mustafa Kemal, et qui hier encore étaient brûlés vifs à Sivas, n’ait pas encore rejeté de son esprit les résidus du kémalisme (...) Malgré tout, nous gardons espoir.

Nous souhaitons qu’il soit mis fin à ce positionnement (...) Que s’allume à nouveau la flamme de la vengeance du grand intellectuel résistant Nuri Dersim, (...) et que les appels à la résistance des fleurs des bois de Dersim trouvent enfin la réponse méritée(...)

Malgré ce vœu et ces réalités (...) face aux attaques (...) dont Dersim est la cible depuis le début de l’année et aux pratiques consistant à faire tomber les jeunes dans le piège de l’héroïne, on ne peut pas dire que la réponse des instances démocratiques soit suffisante. Dès lors, il faut accroître la sensibilité. Il faut faire sentir au peuple de Dersim qui résiste qu’il n’est pas seul (...) Il faut organiser des campagnes de publicité [dénonçant] à l’échelle nationale et internationale les pratiques d’oppression. Face aux campagnes à Dersim et à la machine de guerre dont l’objet est la destruction (...) il faut que nous aussi menions des campagnes de paix et de liberté reposant sur la solidarité (...) »

7. Le 9 janvier 1998, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır inculpa le requérant – qui purgeait alors une peine à la prison d’Ankara pour une autre infraction – pour incitation du peuple à la haine et à l’hostilité sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une race ou à une région et requit sa condamnation en vertu de l’article 312 § 2 du code pénal.

8. Le 17 mars 1998, le requérant fut entendu en sa défense lors d’une audience devant la cour de sûreté de l’Etat. Il reconnut être l’auteur de l’article litigieux, et l’avoir écrit de sa propre volonté et en toute conscience.

9. Le 2 avril 1998, au cours d’une audience tenue en l’absence du requérant, sa déposition recueillie sur commission rogatoire fut lue, et le procureur de la République présenta ses réquisitions sur le fond.

10. Le 30 juin 1998, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul reconnut le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à une peine de deux ans d’emprisonnement et 1 720 000 anciennes livres turques (TRL)[1] d’amende. La cour estima que le contenu de l’article litigieux dépassait les limites de la liberté d’expression et de pensée fixées à l’article 10 de la Convention en incitant le peuple à la haine et à l’hostilité.

11. Le 21 juillet 1998, le requérant se pourvut en cassation. Il soutint notamment que les opinions et les pensées qui n’incitent pas à la discrimination raciale et à la guerre et leur expression ne constituaient pas une infraction, mais le simple exercice de la liberté de pensée.

12. Le 7 octobre 1998, la Cour de cassation confirma le jugement.

13. Le 29 septembre 1999, par suite de l’entrée en vigueur de la loi no 4454 relative à la suspension des procédures et des peines pour les infractions commises par voie de presse et de publication, la cour de sûreté de l’Etat décida le sursis à l’exécution de la peine du requérant.

14. Le 19 février 2002, l’article 312 du code pénal fut amendé par la loi no 4744 portant modification de diverses lois.

15. Le 19 mars 2002, se fondant sur l’amendement en question, le requérant introduisit un recours en révision de sa condamnation devant la cour de sûreté de l’Etat.

16. Le 12 avril 2002, la cour de sûreté de l’Etat releva tout d’abord que la peine prononcée contre le requérant n’avait pas encore été exécutée. Elle estima que les conditions d’une révision du jugement en question, telles que définies par l’article 327 du code de procédure pénale, n’étaient pas réunies. Elle considéra toutefois qu’eu égard à la modification de l’article 312 du code pénal, il convenait de vérifier si cet article était applicable aux faits reprochés au requérant et, pour ce faire, de procéder à la réouverture de la procédure.

17. Lors de l’audience du 20 juin 2002, le requérant soumit son mémoire en défense, dans lequel il soutenait notamment que l’écrit litigieux devait être lu dans son ensemble, qu’il ne comportait aucune incitation à la haine ou à l’hostilité, et qu’il ne créait pas non plus de risque quelconque pour l’ordre public. Il demanda en conséquence à être acquitté.

18. Le 25 juin 2002, par un jugement additionnel, la cour de sûreté de l’Etat reconnut le requérant coupable d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité susceptible de représenter un danger pour l’ordre public. Elle le condamna en conséquence à une peine de deux ans d’emprisonnement en vertu de l’article 312 du code pénal tel qu’issu de la loi no 4744. Cette peine fut assortie d’un sursis en vertu de la loi no 4454.

Dans ses motifs, la cour de sûreté de l’Etat énonça notamment :

« L’accusé s’est toujours réclamé de la liberté d’expression (...) Or, la liberté d’expression et de pensée comporte des devoirs et des responsabilités. La liberté d’expression n’est pas un droit absolu. Dans une société démocratique, une lutte implacable contre le terrorisme est très importante (...) Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a précisé dans ses affaires Zana, « lorsque, dans une telle société, la violence utilisée à des fins politiques représente une menace permanente pour la vie et la sécurité de la population et que les partisans de cette violence expriment leur soutien [de celle-ci] par l’intermédiaire des médias, il est impératif d’assurer un juste équilibre entre le droit à la liberté d’expression et le droit légitime de la collectivité de se protéger contre les agissements de groupes armés dont le but avoué ou caché est de renverser le régime démocratique garant des droits de l’homme (...) ». A la lumière de cette explication, au terme de l’examen de l’écrit en question (...) il apparaît que sous couvert de la liberté d’expression et des pensées est commis le crime d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité sur la base d’une distinction fondée sur la race, la religion et la région, de nature à représenter un danger pour l’ordre (...) »

19. Le 9 août 2002, se fondant notamment sur l’article 10 de la Convention, le requérant se pourvut en cassation.

20. Le 22 octobre 2002, le procureur de la République près la Cour de cassation demanda à cette dernière de confirmer la condamnation du requérant.

21. Le 15 octobre 2003, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.

22. Par courrier en date du 11 janvier 2012, la direction générale du casier judiciaire et des statistiques du ministère de la Justice informa la direction générale du droit international et des affaires extérieures que la condamnation du requérant avait été retirée de son casier judiciaire.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

23. Le droit interne pertinent est notamment décrit dans les arrêts İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, §§ 41-42, 10 octobre 2000, Veysel Turhan c. Turquie, no 53648/00, § 17, 20 septembre 2005 et Ergin c. Turquie (no 5), no 63925/00, § 13, 16 juin 2005.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

24. Le requérant allègue une atteinte à son droit à la liberté de pensée et d’expression tel que prévu par les articles 9 et 10 de la Convention.

La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

25. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

A. Sur la recevabilité

26. Le Gouvernement fait valoir que la peine du requérant était assortie d’un sursis. Cette peine n’ayant pas été exécutée, il estime que le requérant n’a pas la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.

27. Le requérant récuse cet argument. Il affirme à cet égard que le sursis à l’exécution d’une peine ne saurait aucunement être assimilé à un acquittement ou à une absence de condamnation comme le fait le Gouvernement. Il explique que si la peine litigieuse n’a pas été exécutée, c’est parce qu’au moment de sa condamnation il purgeait déjà une autre peine. En outre, le sursis dont sa peine était assortie reposait sur la condition de ne pas commettre de nouvelle infraction durant la période du sursis, sous peine de voir sa peine mise à exécution. Durant toute cette période, il était maintenu sous la menace d’une peine, circonstance portant selon lui atteinte à sa liberté d’exprimer ses opinions.

28. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une décision ou mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 73, CEDH 1999-VI). Or, dans la présente affaire, le sursis dont le jugement prononcé le 25 juin 2002 était assorti ne peut passer pour avoir prévenu ou réparer les conséquences d’une procédure pénale dont le requérant a directement subi les dommages en raison de l’entrave en découlant à l’exercice de sa liberté d’expression (pour une approche similaire, voir notamment, Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, CEDH 13 mai 2004 et Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 33, 24 janvier 2006). Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

29. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

30. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir notamment la protection de l’ordre public et la prévention du crime, au sens de l’article 10 § 2 (voir Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002).

31. Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

32. La Cour a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir notamment et parmi de nombreux autres, les arrêts Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 38, CEDH 1999‑IV, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 74, CEDH 1999‑VI, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 80, 10 octobre 2000, Karkın c. Turquie, no 43928/98, § 39, 23 septembre 2003).

33. En se penchant sur les circonstances de la présente affaire à la lumière de sa jurisprudence, en portant une attention particulière aux termes employés dans l’article incriminé et au contexte de sa publication, et en tenant compte des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (İbrahim Aksoy, précité, § 60 et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente.

34. L’article litigieux traitait de la situation sociale et économique à Tunceli (anciennement Dersim). De par son contenu, cet article consistait indéniablement en une critique des actions et de la politique menées dans la région par le gouvernement, aussi bien par le passé qu’au moment de sa rédaction. L’usage d’expressions telles que « machine de guerre », « incendie des villages », « génocide », « meurtre », « torture » et « oppression » conférait en outre une virulence certaine à cette critique. Le requérant y dénonçait tout à la fois le dépeuplement de la région, le faible développement économique, une politique de violence et de répression à l’endroit de la population kurde, et la prolifération du trafic de stupéfiants, en tenant par ailleurs le Gouvernement pour responsable et complice de celui-ci. La Cour note aussi l’ambiguïté de certains propos du requérant, notamment lorsqu’il se réfère à des figures passées kurdes et dit souhaiter « que s’allume à nouveau la flamme de la vengeance ». Cela étant, elle relève également que le requérant en appelait à mener des « campagnes de paix et de liberté ».

35. A cet égard, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Ainsi, si certains passages particulièrement acerbes de l’écrit litigieux brossent un tableau des plus négatifs de l’Etat turc, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée, ou au soulèvement et il ne s’agit pas d’un discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en considération (voir, a contrario, Sürek (no 1) [GC], précité, § 62, CEDH 1999-IV et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999).

36. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. La Cour relève que le requérant a été condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement. Bien qu’il y ait eu sursis à l’exécution de cette sanction, la Cour considère que l’infliction en particulier d’une peine de prison a pu avoir un effet dissuasif significatif.

37. A la lumière de tout ce qui précède, la Cour estime que la condamnation pénale était disproportionnée par rapport aux buts visés et que, dès lors, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

38. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

39. Le requérant allègue ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial, affirmant entre autres que la procédure devant les instances nationales s’est déroulée en son absence. Il invoque l’article 6 de la Convention. Il dénonce également une violation des articles 7, 14 et 18 de la Convention.

40. Le Gouvernement récuse ces allégations et dénie au requérant la qualité de victime, la peine prononcée à son encontre ayant été assortie d’un sursis. Il excipe en outre du non-épuisement des voies de recours internes, faisant valoir que le requérant n’a jamais invoqué devant les instances nationales son défaut de comparution. Au demeurant, selon les dires du Gouvernement, le requérant se serait lui-même sciemment abstenu de comparaître.

41. Eu égard au constat relatif à l’article 10 de la Convention (paragraphe 38 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu’il ne s’impose plus de statuer séparément sur les griefs tirés des articles 6, 7, 14 et 18 de la Convention (pour une approche similaire, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

43. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

44. Le Gouvernement conteste cette prétention.

45. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

46. Le requérant demande également 5 milliards d’anciennes livres turques (TRL) au titre des honoraires d’avocat et soumet à titre de justificatif une convention d’honoraires d’avocat fixant les frais de représentation à la somme réclamée. Il demande également 530 TRY pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

47. Le Gouvernement conteste ces prétentions

48. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

49. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de 10 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit qu’il ne s’impose plus de statuer séparément sur le reste des griefs ;

4. Dit,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i) 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-126970
Date de la décision : 15/10/2013
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : MEHMET HATİP DİCLE
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BORAN B.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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