La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

13/02/2018 | CEDH | N°001-181105

CEDH | CEDH, AFFAIRE SEFERİ YILMAZ c. TURQUIE, 2018, 001-181105


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SEFERİ YILMAZ c. TURQUIE

(Requêtes nos 61949/08, 38776/09 et 44565/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

13/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Seferi Yılmaz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,


Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré e...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE SEFERİ YILMAZ c. TURQUIE

(Requêtes nos 61949/08, 38776/09 et 44565/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 février 2018

DÉFINITIF

13/05/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Seferi Yılmaz c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 janvier 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 61949/08, 38776/09 et 44565/09) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Seferi Yılmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er décembre 2008 (requête no 61949/08) et le 10 juin 2009 (requêtes nos 38776/09 et 44565/09) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes A. Bingöl Demir et G. Kartal, avocates à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaignait d’une atteinte à son droit à la protection de sa réputation.

4. Le 3 novembre 2016, les griefs concernant la protection de la réputation du requérant et l’allégation de transmission de documents couverts par le secret de l’instruction à la presse ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1962 et réside à Hakkari.

A. Les faits communs aux trois requêtes

1. L’attaque perpétrée contre la librairie du requérant et la procédure pénale y afférente

6. Le 9 novembre 2005, la librairie du requérant fit l’objet d’une attaque à la bombe. Une personne fut tuée et une autre blessée. Des suspects furent arrêtés et une procédure pénale fut diligentée à leur encontre devant la cour d’assises de Van (« la cour d’assises »). La procédure pénale débuta par l’acceptation de l’acte d’accusation le 6 mars 2006. Le requérant prit part à cette procédure en tant que plaignant.

7. Parmi les éléments de preuves versés au dossier de l’instruction relatif à cette attaque se trouvaient les documents suivants, produits par le commandement de la gendarmerie de Hakkari et envoyés au procureur de la République de Van (« le procureur de la République ») le 26 novembre 2005 :

– des procès-verbaux d’écoutes téléphoniques effectuées conformément à une décision judiciaire sur une ligne appartenant à A.K., un membre présumé de l’organisation illégale armée PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) ayant pour nom de code S., et qui contenaient, entre autres, des conversations avec le requérant ;

– une note d’information établie sur la base de ces procès-verbaux et mentionnant les personnes, y compris le requérant, dont la gendarmerie estimait qu’elles avaient des liens avec le PKK, qu’elles avaient apporté leur aide et leur soutien à cette organisation et qu’elles avaient participé à ses actions ;

– un procès-verbal relatant une dénonciation téléphonique effectuée par une femme ayant appelé, le 26 août 2005, le numéro d’urgence de la gendarmerie de Hakkari, selon lequel le requérant aurait été impliqué dans une autre attaque, survenue le 5 août 2005 devant le bâtiment de la gendarmerie de Şemdinli et qui avait causé la mort de cinq soldats.

8. Dans son avis sur le fond du 1er juin 2006, le procureur de la République nota que, selon le relevé d’enregistrement des appels téléphoniques fourni par les services de télécommunication, il n’existait aucun enregistrement relatif à la dénonciation téléphonique précitée.

9. Dans son arrêt sur le fond rendu le 19 juin 2006, la cour d’assises, après avoir séparé la procédure concernant un des trois prévenus, reconnut les deux autres prévenus coupables des infractions d’appartenance à une organisation criminelle, d’assassinat par une bombe, de tentative d’assassinat par une bombe et de coups et blessures infligés par une bombe, et les condamna chacun à une peine de prison de 37 ans, 10 mois et 27 jours au total. Dans cet arrêt, elle releva par ailleurs que l’existence de la dénonciation téléphonique susmentionnée n’était pas corroborée par les documents fournis par les services de télécommunication.

2. Les poursuites pénales diligentées contre le requérant

10. Par quatre actes d’accusation datés des 29 mai, 19 juin, 17 juillet et 8 août 2006, le requérant fut inculpé des chefs d’appartenance à une organisation illégale (le PKK), d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité et d’éloge d’un crime et d’un criminel. Les actes d’accusation portaient sur les contacts qu’il aurait eus avec certains membres du PKK, notamment des conversations téléphoniques avec A.K. (paragraphe 7 ci‑dessus), sur le contenu d’un calendrier illustré qu’il aurait fait imprimer et distribuer, sur les écrits mentionnés sur une pancarte accrochée sur son lieu de travail ainsi que sur les propos qu’il aurait tenus lors d’une réunion publique à Bursa. Les poursuites pénales ainsi engagées furent jointes par la suite.

11. Le 28 novembre 2008, le requérant fut acquitté des chefs d’appartenance à une organisation illégale et d’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité. Il fut cependant condamné à une peine d’emprisonnement d’un an pour avoir fait l’éloge d’un crime et d’un criminel en raison des propos qu’il avait tenus lors d’une réunion publique à Bursa.

B. Requête no 61949/08

1. L’article de presse publié le 30 mars 2006

12. Le 30 mars 2006, le quotidien Hürriyet publia, en une, un article intitulé « Les enregistrements surprise de portables » (« Sürpriz cep kayıtları »). Le chapeau de l’article se lisait ainsi : « Les enregistrements de conversations téléphoniques faisant la lumière sur l’explosion de la bombe survenue le 9 novembre à Şemdinli, sur le lieu de travail de Seferi Yılmaz, et sur les événements survenus dans ce département, ont été versés au dossier de la cour [d’assises] ». L’article était illustré d’une photographie du requérant assortie de la légende suivante : « Le 4 novembre 2005, à 16 h 32, le propriétaire de la librairie située à Şemdinli, Seferi Yılmaz, donne son adresse au terroriste ayant le nom de code S. pour [réceptionner] un paquet venant d’Allemagne ». Il y était indiqué en outre ce qui suit : « Dans les enregistrements, il y a aussi les conversations que Seferi Yılmaz a eues avec A.K. [ayant le nom de code S.], qui est dans le groupe de montagne du PKK ».

13. L’article se poursuivait en page 22 du journal, où étaient retranscrites les conversations téléphoniques mentionnées en une :

– sous le sous-titre « La voix de Seferi Yılmaz » :

« Le 15 novembre 2005, à 15 h 05, la personne qui appelle (Seferi Yılmaz selon l’enregistrement) demande au terroriste ayant le nom de code S. s’il a reçu un paquet d’Allemagne. S. dit oui. Seferi Yılmaz dit alors : « (...) cette question, ce qu’on a fait, [ce document] l’a constaté, c’est écrit sur ce document, qui a envoyé ça ? » S. répond : « un de nos hommes en Allemagne. » »

– sous le sous-titre « Un mp3 et un stylo » :

« Le 15 novembre 2005, à 15 h 28, le terroriste ayant le nom de code S. demande à une personne qui l’appelle « cousin » le nom de la personne à qui il a envoyé le matériel. La personne dit qu’il les a envoyés à la libraire Umut [la librairie du requérant]. S. demande ce qu’il y avait parmi le matériel. La personne répond : « un mp3 et un stylo », et [ajoute] qu’il avait écrit le nom de Seferi Yılmaz sur le paquet qu’il avait envoyé. »

14. L’article en page 22 du quotidien donnait en outre des informations sur les personnes mises sur écoutes et fournissait une copie de la note d’information susmentionnée concernant les personnes qui auraient eu des liens avec le PKK, auraient apporté leur aide et leur soutien à cette organisation et auraient participé à ses actions (paragraphe 7 ci-dessus).

2. La procédure civile intentée par le requérant

15. Le 31 mars 2006, le requérant saisit le tribunal de grande instance d’Istanbul (« le TGI ») d’une action en indemnisation du préjudice moral qu’il alléguait avoir subi en raison de la publication de cet article contre la société éditrice du journal Hürriyet, le rédacteur en chef du journal et l’auteur de l’article en cause. Il soutenait que l’article litigieux avait porté atteinte à son honneur et à sa personnalité. Il arguait notamment que cet article avait retranscrit des conversations téléphoniques qui n’avaient pas encore été lues au cours de la procédure pénale et dont la véracité n’avait pas été établie. Il se plaignait que l’article l’avait désigné comme étant l’acteur principal des événements survenus à Şemdinli et comme un responsable de haut niveau d’une organisation illégale.

16. Le 7 novembre 2006, le TGI rejeta la demande d’indemnisation du requérant. Dans sa motivation, il releva notamment que les défendeurs avaient fourni, à titre de preuve, une note envoyée par le commandement de la gendarmerie de Hakkari au procureur de la République pour informer ce dernier des écoutes téléphoniques, que le nom du requérant y était mentionné en liaison avec l’organisation terroriste du PKK et que celui-ci y était désigné comme quelqu’un apportant son aide et son soutien au PKK et qui participait à ses actions. Le TGI constata également que parmi les preuves soumises par les défendeurs figurait la transcription d’un CD contenant les enregistrements des conversations téléphoniques mentionnées dans l’article litigieux, et que les extraits de ces conversations cités dans l’article en cause étaient tirés de ce CD. Il conclut que l’information litigieuse provenait des enregistrements officiels de l’État, qu’elle semblait donc conforme à la réalité et qu’elle présentait un intérêt pour le public.

17. Le 26 janvier 2007, le requérant se pourvut en cassation. Dans son mémoire en pourvoi, il alléguait que la publication dans l’article litigieux de certains documents, qui n’auraient pas encore été lus lors de la procédure pénale, portait atteinte au principe de la présomption d’innocence et constituait une violation de l’article 8 de la Convention. Il soutenait en outre que l’existence d’enregistrements officiels, dont des extraits auraient été repris dans l’article litigieux, ne signifiait pas que le contenu de celui-ci était conforme à la vérité et à la réalité. Il arguait aussi qu’il n’y avait pas d’intérêt public à la publication de cet article et ajoutait qu’il n’existait aucun jugement d’un tribunal constatant son appartenance à une organisation illégale.

18. Le 24 mars 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant et confirma le jugement de première instance au motif qu’elle ne décelait aucun défaut de pertinence dans l’appréciation des preuves.

19. Le 5 mai 2008, le requérant forma un recours en rectification d’arrêt contre cette décision. Il alléguait que les conversations téléphoniques qui lui avaient été attribuées dans l’article litigieux n’avaient jamais eu lieu et qu’elles avaient été inventées par certaines autorités étatiques dans le but de fabriquer des preuves contre lui et de disculper les auteurs de l’attaque dont sa librairie avait fait l’objet. Il invoquait à cet égard ses droits à un procès équitable et à la présomption d’innocence, protégés par l’article 6 de la Convention, ainsi que son droit à la vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention.

20. Le 18 juin 2008, la Cour de cassation rejeta ce recours au motif qu’il ne correspondait à aucun motif de rectification d’arrêt énoncé par la loi.

C. Requête no 38776/09

1. L’article de presse publié le 6 mai 2006

21. Le 6 mai 2006, le quotidien Yeniçağ publia un article intitulé « Il a le sang de cinq martyrs sur [les mains] » (« Üzerinde 5 şehidin kanı var »). Cet article était illustré d’une photographie du requérant accompagnée de la légende suivante : « Seferi Yılmaz, membre du PKK, avait été jugé pour avoir participé à l’attaque de Şemdinli en 1984 et condamné à 15 ans de prison ». Cette légende faisait référence à une ancienne condamnation du requérant du chef de commission d’une infraction au nom d’une organisation terroriste à une peine de prison qu’il avait purgée entre 1985 et 2000. L’article relatait en outre la déposition d’un accusé, faite dans le cadre de la procédure pénale pendante devant la cour d’assises de Van, qui peut se lire comme suit :

« (...) A.K. a dit que Seferi Yılmaz rassemblait des informations pour l’organisation terroriste séparatiste PKK. A.K. a déclaré que Yılmaz avait apporté son aide à l’organisation s’agissant de la [mort] en martyrs de cinq soldats l’année dernière [le 5 août 2005], à Şemdinli (...). »

2. La procédure civile intentée par le requérant

22. Le 1er juin 2006, le requérant saisit le TGI d’une action en indemnisation du préjudice moral qu’il alléguait avoir subi en raison de la publication de cet article contre la société éditrice du journal Yeniçağ et son propriétaire. Il soutenait notamment que l’article litigieux était insultant, dénigrant et menaçant à son égard, qu’il l’avait désigné comme cible pour la population et qu’il avait porté atteinte à ses droits de la personnalité.

23. Le 13 novembre 2007, le TGI rejeta la demande du requérant au motif que, eu égard au contenu du dossier, à l’examen des preuves présentées et à la nature de l’article litigieux, celui-ci visait à informer le public et ne portait pas atteinte aux droits de la personnalité du requérant.

24. Le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement. Il soutenait notamment que l’article en cause lui attribuait la responsabilité de la mort de cinq soldats sans que ces allégations n’aient été confirmées par un jugement. Selon lui, l’article s’appuyait à cet égard seulement sur les déclarations d’un accusé jugé dans la procédure relative à l’attaque perpétrée contre sa librairie. Il estimait que, dans ces circonstances, l’on ne pouvait considérer que le contenu de l’article semblait conforme à la réalité.

25. Le 9 octobre 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant et confirma le jugement de première instance. Elle estima notamment que la juridiction de première instance n’avait commis aucune erreur dans l’appréciation des preuves et jugea que cette juridiction avait statué conformément à la procédure et à la loi.

26. Le 16 février 2009, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification d’arrêt formé par le requérant.

D. Requête no 44565/09

1. L’article de presse publié le 12 mars 2006

27. Le 12 mars 2006, le quotidien Hürriyet publia en une un article intitulé « Hürriyet divulgue les enregistrements secrets des conversations téléphoniques [qui se trouvent] dans le dossier Şemdinli » (« Hürriyet Şemdinli dosyasındaki gizli telefon kayıtlarını açıklıyor »). Cet article était illustré d’une photographie du requérant et transcrivait, entre autres, l’appel téléphonique qu’aurait passé une femme à la gendarmerie pour faire une dénonciation concernant l’attaque du 5 août 2005 (paragraphe 7 ci-dessus). La transcription de cet appel se lisait ainsi en ses passages pertinents en l’espèce :

« La dénonciatrice : (...) je veux faire une dénonciation. Vous savez, l’explosion qui a eu lieu devant la gendarmerie départementale de Şemdinli.

Le gendarme : Oui.

La dénonciatrice : Le nom de l’un d’eux est Seferi Yılmaz (...) »

28. L’article se poursuivait en page 22 du journal. Il était accompagné d’une photographie du requérant illustrée de la légende suivante : « Malgré la dénonciation faite à la gendarmerie, rien n’a été fait à l’endroit de Seferi Yılmaz ». L’article énonçait notamment ce qui suit :

« (...) Une femme a appelé 21 jours après les deux attaques à la bombe et a fait savoir qu’elle était le seul témoin. La première explosion dénoncée par la femme a eu lieu le 29 juillet 2005, la seconde le 5 août 2005. Lors de la première explosion, la gendarmerie [a perdu] deux sous-officiers en martyrs. La seconde attaque du PKK et la blessure [causée] étaient encore plus profondes. Trois sergents et deux soldats furent [tués en] martyrs.

À la suite de ces explosions, (...) un appel anonyme à la gendarmerie dénonça Seferi Yılmaz s’agissant de la seconde explosion. Une femme qui appela la gendarmerie la nuit du 26 août fit des allégations à propos de Seferi Yılmaz. (...) Cette conversation, qui [fut versée] au dossier de l’affaire Şemdinli, se lit ainsi :

(...)

Après l’explosion, Seferi Yılmaz pensait se rendre en Irak (...) Il préside maintenant le PKK. Il est à la tête de l’organisation (...) »

2. La plainte pénale déposée par le requérant

29. À une date non précisée dans le dossier, le requérant déposa plainte contre le rédacteur en chef du journal Hürriyet et les auteurs des articles du 12 mars 2006 et du 30 mars 2006 (paragraphes 12-14 ci-dessus) pour incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, dénigrement par voie de presse, incitation au manquement à la loi, discrimination ainsi que menaces aux fins de créer la peur et la panique au sein du peuple.

30. Le 26 mai 2006, le procureur de la République de Bağcılar rendit une décision de non-lieu à poursuivre. Il considéra notamment que les articles litigieux avaient été publiés dans le cadre du droit de la presse d’informer le public, que le droit à la critique, partie intégrante de la liberté d’expression et de pensée, avait été utilisé conformément à la loi et sans qu’une cible ne fût désignée, et que les éléments constitutifs des infractions reprochées faisaient défaut en l’espèce.

31. Le 22 juin 2006, le requérant saisit la cour d’assises d’Eyüp d’un recours en opposition contre cette décision. Il soutenait que les articles litigieux citaient des conversations téléphoniques dont la véracité n’était selon lui pas établie. Il exposait à cet égard que l’appel de dénonciation mentionné dans l’article du 12 mars 2006 n’avait, selon les documents fournis par l’opérateur téléphonique, jamais eu lieu.

32. Le 7 juillet 2006, la cour d’assises, estimant que les motifs invoqués par le procureur de la République étaient pertinents, rejeta ce recours.

3. La procédure civile intentée par le requérant

33. Le 31 mars 2006, le requérant saisit le TGI d’Istanbul d’une action en indemnisation du préjudice moral qu’il alléguait avoir subi en raison de la publication de l’article litigieux contre l’auteur dudit article et le rédacteur en chef du journal. Il alléguait avoir été présenté comme un meurtrier et une personne dangereuse. Il arguait en outre que sa photographie avait été publiée pour faire de lui une cible et que l’article litigieux portait atteinte à ses droits de la personnalité. Il ajoutait que cet article tendait à influencer la justice et à manipuler l’opinion publique par des informations erronées fondées sur une dénonciation téléphonique dont la véracité n’avait pas été établie par un tribunal.

34. Le 22 novembre 2007, le TGI rejeta la demande d’indemnisation du requérant. Dans sa motivation, il prit en compte le caractère actuel de l’information et l’importance que revêtaient pour l’opinion publique les faits survenus à Şemdinli. Constatant que l’article litigieux relatait la dénonciation téléphonique effectuée par une femme auprès de la gendarmerie, il jugea que cet article n’avait pas outrepassé les limites de la liberté de la presse et qu’il n’avait pas été de nature à nuire moralement à l’intéressé compte tenu du fait que, à ce sujet, l’intérêt public l’emportait sur les droits de la personnalité de l’intéressé. Il considéra en outre qu’il n’y avait pas lieu d’attendre la fin de la procédure pénale relative à l’attaque dont avait fait l’objet la librairie du requérant, qui était pendante devant la cour d’assises.

35. Le 19 février 2008, le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement.

36. Le 13 novembre 2008, la Cour de cassation rejeta ce pourvoi et confirma le jugement de première instance au motif qu’elle ne décelait aucun défaut de pertinence dans l’appréciation des preuves.

37. Le 21 décembre 2008, le requérant forma un recours en rectification d’arrêt. Il exposait notamment qu’aucun enregistrement relatif à la dénonciation téléphonique alléguée n’avait été constaté par l’opérateur téléphonique.

38. Le 16 février 2009, la Cour de cassation rejeta ce recours au motif qu’il ne correspondait à aucun motif de rectification d’arrêt énoncé par la loi.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Les dispositions relatives au droit de réponse rectificative

39. L’article 32 de la Constitution turque dispose :

« Droit de rectification et de réponse

Le droit de rectification et de réponse n’est reconnu que dans les cas d’atteinte à la dignité et à l’honneur des personnes ou de publications fausses les concernant, et est réglementé par la loi.

En cas de non-publication de la rectification ou de la réponse, le juge statue au sujet de la nécessité de sa publication au plus tard dans les sept jours suivant l’introduction de la requête par l’intéressé. »

40. L’article 14 de la loi no 5187 sur la presse adoptée le 9 juin 2004 et publiée au Journal officiel le 26 juin 2004 prévoit, dans ses passages pertinents en l’espèce :

« En cas de publication contraire à la réalité ou portant atteinte à l’honneur et à la dignité des personnes dans un périodique, le directeur de la publication doit publier, sans modification et dans les trois jours à partir de sa réception, la réponse rectificative que la personne ayant subi l’atteinte doit lui envoyer dans un délai de deux mois suivant la date de parution de l’article. La réponse rectificative qui ne doit pas comporter d’éléments infractionnels ni porter atteinte aux droits d’autrui, doit figurer à la même page et dans le même format (...) que ledit article (...).

La réponse rectificative indique l’article ayant occasionné la réponse. La réponse ne saurait être plus longue que l’article qu’elle entend rectifier (...).

Dans le cas où la réponse rectificative n’est pas publiée dans le délai fixé au premier paragraphe (...) le demandeur peut introduire une demande d’injonction devant le juge de paix (...) dans un délai de quinze jours à partir de la fin du délai imparti pour la publication (...). Le juge de paix statue sur cette demande, sans tenir d’audience, dans un délai de trois jours.

Il est possible de former un recours en opposition d’urgence contre la décision du juge de paix. L’instance compétente examine l’opposition dans les trois jours et statue. La décision de l’instance compétente est définitive.

(...) »

B. Les dispositions relatives aux actions civiles en cas d’atteinte à la réputation

41. Les articles 24 et 25 du code civil (loi no 4721 du 22 novembre 2001, entrée en vigueur le 1er janvier 2002) disposent ce qui suit :

Article 24

« 1. Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui participe à cette atteinte.

2. Une atteinte est considérée comme illicite si elle n’est pas justifiée par le consentement de la victime, par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi. »

Article 25

« 1. Saisi de conclusions à cette fin, le juge peut interdire une atteinte illicite si celle‑ci est imminente, la faire cesser si elle dure encore, ou constater l’illicéité d’une atteinte déjà consommée si le trouble qu’elle a créé subsiste.

2. Le demandeur peut en particulier solliciter la publication du jugement ou d’un rectificatif, ou sa communication à des tiers.

3. Sont réservées les actions en dommages et intérêts et en réparation du tort moral, ainsi que la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d’affaires.

(...) »

42. L’article 49 de l’ancien code des obligations (loi no 818 du 22 avril 1926, abrogé par le nouveau code des obligations entré en vigueur le 1er juillet 2011), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lisait ainsi :

« 1. Celui dont les droits de la personnalité sont illégalement atteints peut demander une indemnisation pécuniaire au titre du préjudice moral qu’il a subi.

2. Le juge (...) peut décider d’un autre mode de réparation à la place ou en plus de l’indemnisation ; il peut aussi se contenter de rendre une décision condamnant l’atteinte et décider la publication de cette décision. »

C. L’article 157 du code de procédure pénale

43. Selon l’article 157 du code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entré en vigueur le 1er juin 2005), les actes de procédure au stade de l’enquête pénale sont couverts par le secret de l’instruction.

D. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative à l’épuisement des voies de recours dans les affaires de diffamation

44. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative à l’épuisement des voies de recours dans les affaires de diffamation est exposée en détail dans la décision Yakup Saygılı c. Turquie ((déc.), no 42914/16, §§ 18-22, 11 juillet 2017).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

45. Les trois requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

46. Invoquant les articles 6 § 2 (requêtes nos 61949/08 et 44565/09) et 8 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte à ses droits de la personnalité et à son honneur en raison de la publication des articles litigieux, qui, selon lui, l’avaient désigné comme cible pour une partie de la population.

47. La Cour rappelle que, en ses dispositions pertinentes, l’article 6 § 2 de la Convention vise à empêcher qu’il soit porté atteinte au droit à un procès pénal équitable par des déclarations néfastes étroitement liées à la procédure pénale en question. Lorsqu’aucune procédure pénale n’est en cours ou n’a été ouverte, les propos imputant à autrui la responsabilité d’une infraction ou d’une autre conduite répréhensible relèvent plutôt de la protection contre la diffamation et soulèvent des problèmes potentiels sous l’angle de l’article 8 de la Convention (Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003-XII, et Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 160, 24 avril 2008).

48. La Cour note que, en l’espèce, aucune procédure pénale n’était encore engagée contre le requérant aux dates de publication des articles litigieux, à savoir les 12 et 30 mars et 6 mai 2006. Elle observe en outre que le requérant se plaint essentiellement du contenu de ces articles, qu’il estime diffamatoire à son égard. Rappelant que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les parties, la Cour estime que, eu égard au contenu des articles litigieux, au contexte de leur publication et à la nature des procédures civiles et pénales que le requérant a introduites et dont il conteste l’issue, les faits dénoncés en l’espèce doivent être examinés sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

A. Sur la recevabilité

49. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes par le requérant. En premier lieu, il reproche au requérant de ne pas avoir utilisé la procédure de droit de réponse rectificative. Faisant référence à une décision de la Cour constitutionnelle en la matière, il soutient que le droit de réponse rectificative doit être considéré, en principe, comme une voie de recours effective concernant les allégations d’ingérence illégale dans le droit à la protection de la réputation lorsque cette illégalité est constatée prima facie et que son établissement ne nécessite pas de procédure contradictoire. Estimant que le requérant se plaint en l’espèce de la publication illégale d’extraits d’enregistrements d’écoutes téléphoniques et d’un appel de dénonciation, il considère que l’intéressé aurait dû recourir à la procédure de droit de réponse rectificative.

50. Le Gouvernement soutient ensuite que le requérant avait aussi la possibilité de demander aux tribunaux civils, conformément à l’article 25 du code civil (paragraphe 41 ci-dessus), d’interdire ou de faire cesser les ingérences litigieuses, ou de faire constater leur illégalité ou de solliciter la publication ou la communication à des tiers d’un jugement rendu à cet égard ou d’un rectificatif. Or, en l’espèce, selon lui, le requérant a seulement introduit des actions en dommages et intérêts et déposé une plainte pénale concernant les articles litigieux.

51. Le Gouvernement estime donc que les requêtes doivent être déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, faute pour le requérant d’avoir fait usage de la procédure de droit de réponse rectificative et des procédures prévues à l’article 25 du code civil.

52. Le requérant ne se prononce pas sur l’exception du Gouvernement.

53. La Cour rappelle qu’un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009). Elle rappelle aussi que, selon le droit interne interprété et mis en œuvre par la Cour constitutionnelle, la voie de recours effective et appropriée en droit turc concernant les griefs relatifs aux atteintes portées au droit à la protection de la réputation est l’action civile en dommages et intérêts devant les tribunaux civils (Yakup Saygılı, décision précitée, § 39).

54. Elle note que, en l’espèce, le requérant a introduit des actions en dommages et intérêts devant les tribunaux civils et déposé une plainte pénale concernant les articles litigieux. Elle observe en outre que la question qui se posait devant les juridictions internes n’était pas celle de rectifier des erreurs factuelles apparentes contenues dans les articles en cause mais celle de savoir si la publication de ces articles outrepassait les limites de la liberté de presse et portait atteinte à la réputation du requérant. Elle observe enfin que les actions en dommages et intérêts intentées par le requérant en l’espèce offraient à ce dernier la possibilité de faire constater une atteinte portée à sa réputation en raison des articles susmentionnés et d’obtenir, le cas échéant, une réparation.

55. La Cour considère donc que, dans les circonstances de la présente espèce, le requérant n’était pas tenu d’épuiser d’autres voies de recours que la voie civile (Yakup Saygılı, décision précitée, § 47). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

56. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

57. Le requérant soutient que les articles litigieux l’ont délibérément visé dans le but de le décrédibiliser aux yeux du public et de le désigner comme cible pour une partie de la population. Il allègue que les actes et les entretiens téléphoniques relatés dans ces articles sont faux et qu’ils ont été inventés afin de manipuler l’opinion publique. Selon lui, les articles susmentionnés visaient à disculper les auteurs de l’attentat perpétré contre sa librairie et à le présenter comme le coupable de cette attaque et comme un criminel membre d’une organisation illégale. Il dénonce en particulier le caractère accusateur des titres des articles litigieux qui, selon lui, ont une grande influence sur la perception des faits par les lecteurs.

58. Considérant que ces requêtes portent sur l’insuffisance de la protection que les autorités nationales auraient dû lui garantir contre les atteintes portées à sa réputation, conformément à l’obligation positive de l’État inhérente à son droit au respect de la vie privée à cet égard, le requérant estime que les juridictions nationales ont failli à ménager un juste équilibre entre la liberté de presse et son droit à la protection de la réputation.

b) Le Gouvernement

59. Le Gouvernement indique tout d’abord que les articles de presse litigieux, datés des 12 et 30 mars et 6 mai 2006, étaient basés sur les documents contenus dans le dossier de l’instruction relatif à l’attaque de la librairie du requérant et aux déclarations d’un accusé faites lors d’une audience. Il déclare ensuite que ces articles ont été publiés à la suite de la levée du secret de l’instruction avec l’acceptation de l’acte d’accusation par la cour d’assises le 6 mars 2006.

60. Le Gouvernement expose que, à l’époque des faits, l’explosion survenue à la librairie du requérant et l’enquête pénale ouverte à la suite de cet événement étaient des sujets importants pour le débat public. Il considère donc que la publication des articles relatifs aux informations et documents recueillis dans le cadre de l’enquête pénale précitée et aux déclarations faites lors des audiences tenues dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre les auteurs de cette attaque poursuivait le but de contribuer au débat public.

61. Rappelant la possibilité, pour la presse, d’avoir recours à un certain degré d’exagération et de provocation, il soutient que les articles litigieux qui, selon lui, reprenaient d’une manière générale le contenu des documents de l’enquête et des déclarations d’un accusé, n’avaient pas outrepassé les limites de la liberté de presse.

62. Le Gouvernement estime par ailleurs que, dans le cadre des procédures en dommages et intérêts introduites par le requérant, les juridictions nationales, tenant compte de l’importance des incidents de Şemdinli aux yeux du public, du caractère actuel des informations en cause, du but d’informer le public poursuivi par les articles et du fait que les informations publiées, provenant des enregistrements officiels de l’État, semblaient conformes à la réalité, ont ménagé une juste balance entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et la liberté de presse.

63. Le Gouvernement considère enfin que le requérant ne pouvait pas bénéficier d’une protection équivalente à celle d’une personne ordinaire contre la publication de ces articles, qui portaient sur l’attaque dont sa librairie avait fait l’objet. En effet, il expose à cet égard le caractère hors du commun de l’incident eu égard aux auteurs présumés de cette attaque, qui étaient des fonctionnaires de l’État, au but de l’attaque et à la manière dont elle a été perpétrée, aux déclarations contenues dans le dossier de l’enquête ainsi qu’à la condamnation précédente du requérant du chef de commission d’une infraction au nom d’une organisation terroriste.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

64. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)).

65. Elle rappelle aussi que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no [39954/08](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2239954/08%22%5D%7D), § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, CEDH 2017). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no [12556/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2212556/03%22%5D%7D), § 35, 15 novembre 2007, et Petrie c. Italie, no 25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no [12148/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2212148/03%22%5D%7D), § 38, 4 octobre 2007, et A. c. Norvège, no [28070/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2228070/06%22%5D%7D), § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83, Delfi AS, précité, § 137, Bédat, précité, § 72, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 76).

66. La Cour rappelle par ailleurs que la liberté de la presse joue un rôle fondamental et essentiel dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III, et Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, § 25, 3 avril 2014). Les journalistes doivent cependant agir de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournir des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004-II, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 69, CEDH 2008). Une certaine dose « d’exagération » ou de « provocation » est permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Fressoz et Roire, précité, § 45, et Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII).

67. La Cour reconnaît cependant qu’une distorsion de la réalité, opérée de mauvaise foi, peut parfois transgresser les limites de la critique acceptable : une affirmation véridique peut se doubler de remarques supplémentaires, de jugements de valeur, de suppositions, voire d’insinuations, susceptibles de créer une image erronée aux yeux du public (voir, par exemple, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 45, 27 mai 2004). Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des devoirs et des responsabilités ainsi que des limites que les organes de presse doivent s’imposer spontanément. C’est particulièrement le cas lorsque le récit médiatique tend à imputer des faits d’une particulière gravité à des personnes nommément citées, une telle imputation comportant le risque de désigner ces personnes à la vindicte publique (Falakaoğlu et Saygılı c Turquie, no 11461/03, § 27, 19 décembre 2006).

68. La Cour rappelle en outre que, dans les arrêts Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick c. Autriche ((no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), elle a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 55, CEDH 2007‑IV). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005).

69. La Cour rappelle encore que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Axel Springer AG, précité, § 87 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91).

70. La Cour rappelle de surcroît que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 (Petrie c. Italie, précité, § 40). Elle dit avoir résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance entre ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

71. La Cour note que les présentes requêtes portent sur des articles de presse dont le requérant allègue qu’ils ont, par leur contenu, porté atteinte à sa réputation. À cet égard, elle rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (paragraphe 65 ci-dessus). Elle estime qu’en l’espèce, vu les allégations sérieuses contenues dans les articles litigieux concernant le requérant, l’atteinte à la réputation de l’intéressé atteint le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 8.

72. La Cour note ensuite que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’État mais du manquement de celui-ci à protéger sa réputation contre les atteintes portées à celle-ci par les articles en question. Dans les circonstances de l’espèce, il lui appartient donc de rechercher si les juridictions nationales ont manqué à protéger le requérant contre les atteintes alléguées. À cet effet, elle procédera à une appréciation des circonstances litigieuses de chaque requête à la lumière des critères pertinents se dégageant de sa jurisprudence, notamment en ce qui concerne le juste équilibre à ménager entre le droit du requérant à la protection de la réputation et la liberté de presse (paragraphe 70 ci-dessus).

73. La Cour estime que, pour apprécier si la mise en balance par les autorités nationales entre le droit du requérant à la protection de la réputation et la liberté de presse s’est faite, en l’espèce, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 37, 8 juin 2010, et Kaos Gl c. Turquie, no 4982/07, § 57, 22 novembre 2016).

74. Elle estime en outre que, pour apprécier l’existence d’une atteinte au droit à la vie privée du requérant dans chaque requête, elle doit analyser les articles litigieux en prenant en compte leur teneur mais aussi le contexte dans lequel ils s’insèrent. À cet égard, elle observe que les articles de presse incriminés concernaient les documents et les déclarations recueillis lors de l’enquête et de la procédure pénales, auxquelles le public portait un certain intérêt.

75. Procédant ensuite à un examen scrupuleux des circonstances de chaque requête, elle relève que les requêtes nos 61949/08 et 44565/09 se distinguent de la requête no 38776/09 non seulement eu égard au contenu des écrits litigieux mais aussi à la manière dont l’exercice de mise en balance a été effectué par les juridictions nationales entre le droit de l’intéressé à la protection de sa réputation et la liberté de presse. Par conséquent, elle estime opportun d’examiner séparément et successivement les circonstances des requêtes nos 61949/08 et 44565/09 d’une part, et celles de la requête no 38776/09 d’autre part.

i. Requêtes nos 61949/08 et 44565/09

76. En ce qui concerne les requêtes nos 61949/08 et 44565/09, la Cour observe que les articles faisant l’objet de ces requêtes, publiés respectivement le 30 et le 12 mars 2006 par le quotidien Hürriyet, portaient essentiellement sur deux documents versés par le commandement de la gendarmerie de Hakkari au dossier de l’instruction relatif à l’attaque à la librairie du requérant, à savoir les procès-verbaux des entretiens téléphoniques que le requérant aurait eus avec un membre présumé du PKK et le procès-verbal d’un appel téléphonique prétendument passé par une femme au numéro d’urgence de la gendarmerie pour dénoncer les auteurs d’une attaque survenue le 5 août 2005. Elle note que les articles en question citaient en détail les conversations téléphoniques alléguées du requérant en indiquant que leur transcription avait été versée au dossier de l’enquête pénale (paragraphes 12-14 et 27-28 ci-dessus). L’article du 30 mars 2006 fournissait en outre la copie d’une note d’information, préparée par la gendarmerie, concernant les personnes qui auraient des liens avec le PKK, qui auraient apporté leur aide et leur soutien à cette organisation et auraient participé à ses actions (paragraphe 14 ci-dessus).

77. La Cour constate que les contenus même des procès-verbaux publiés, selon lesquels le requérant avait eu des contacts avec des membres du PKK et avait participé à l’organisation de l’attaque du 5 août 2005, étaient de nature à mettre en cause l’intéressé. Elle relève cependant que les articles litigieux ne contenaient pas de remarques ni d’insinuations à l’endroit du requérant autres que celles induites par le contenu des procès-verbaux précités. Elle considère donc que ces articles revêtaient le caractère de déclarations de fait relatives aux allégations susmentionnées et non pas celui de jugements de valeur.

78. La Cour note à cet égard que les articles en cause étaient pourvus de bases factuelles suffisantes. En effet, même si la véracité des procès-verbaux et de la note d’information, sur lesquels reposaient ces articles, est contestée par le requérant, elle observe que ces documents ont bien été produits par la gendarmerie et versés au dossier de l’instruction avant la date de publication des articles (paragraphe 7 ci-dessus). Elle rappelle que, lorsque la presse contribue au débat public sur des questions suscitant une préoccupation légitime, elle doit en principe pouvoir s’appuyer sur des rapports officiels sans avoir à entreprendre de recherches indépendantes. Sinon, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002‑V, et Gorelishvili c. Géorgie, no 12979/04, § 41, 5 juin 2007). Selon la Cour, le fait pour le requérant de ne pas avoir été condamné sur la base de ces documents à l’issue des procédures pénales diligentées par la suite à son encontre (paragraphes 10 et 11 ci-dessus) et, en particulier, le fait que les documents fournis par les services de télécommunication n’ont pas permis d’établir l’existence de l’appel téléphonique de dénonciation susmentionné (paragraphes 8 et 9 ci-dessus) n’y changent rien, puisqu’il s’agissait incontestablement d’éléments d’enquête soumis par les autorités officielles et versés au dossier de l’instruction avant les dates de publication des articles litigieux. En effet, la Cour estime que, en l’espèce, la crédibilité des sources des articles litigieux doit s’envisager sous l’angle de la situation telle qu’elle se présentait au journal en question à l’époque des faits, et non avec le recul, à partir des constatations ultérieures des tribunaux (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 66). À cet égard, selon elle, il n’y avait rien qui aurait pu laisser penser aux auteurs des articles litigieux, dans la situation telle qu’elle se présentait à l’époque des faits, qu’ils ne pouvaient pas se fier aux documents en question, versés par la gendarmerie au dossier de l’instruction, sans avoir à entreprendre des recherches indépendantes (Erla Hlynsdottir c. Islande (no 3), no 54145/10, § 73, 2 juin 2015).

79. La Cour rappelle également que l’on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (Bédat, précité, § 51). Elle note qu’en l’espèce, à la différence de l’affaire Bédat qui concernait des informations couvertes par le secret de l’instruction, les informations contenues dans les articles litigieux, publiées après la levée du secret de l’instruction, étaient publiques. Elle rappelle aussi que l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt (Observer et Guardian c. Royaume‑Uni, 26 novembre 1991, § 60, série A no 216).

80. La Cour note que, en l’espèce, les contenus des documents litigieux ont été présentés dans les articles en cause comme des allégations fondées sur des éléments de preuves versés au dossier de l’instruction en cours et non pas comme des faits établis. Aussi estime-t-elle que les articles litigieux ne peuvent pas être considérés comme ayant franchi les limites de la liberté journalistique quant à leur manière de rapporter les faits contenus dans les documents en question. En effet, les conversations téléphoniques publiées et les autres faits relatés dans les articles n’ont été ni dissimulés ni modifiés, les propos n’ayant pas davantage été déformés ou cités de manière inexacte (voir De Carolis et France Télévisions c. France, no 29313/10, § 59, 21 janvier 2016, a contrario, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 38, CEDH 2004‑II, The Wall Street Journal Europe SPRL c. Royaume-Uni (déc.), no 28577/05, 10 février 2009, et, mutatis mutandis, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 144).

81. S’agissant des procédures introduites par le requérant devant les juridictions internes concernant les articles litigieux, la Cour constate d’abord que la plainte pénale déposée par l’intéressé concernant deux articles s’est soldée par une décision de non-lieu, le procureur de la République ayant, tout en soulignant la liberté de presse et le droit de cette dernière d’informer le public, considéré que les éléments constitutifs des infractions reprochées faisaient défaut en l’espèce (paragraphe 30 ci-dessus). Quant aux procédures en dommages et intérêts introduites par le requérant, la Cour note que le TGI d’Istanbul a rejeté les demandes du requérant compte tenu des bases factuelles du contenu des publications, présentées par la partie défenderesse, et de l’intérêt du public à s’informer sur le sujet qui, selon lui, l’emportait en l’occurrence sur les droits de la personnalité du requérant (paragraphes 16 et 34 ci-dessus).

82. Examinant les critères mis en œuvre par les juridictions internes pour juger des articles litigieux, la Cour observe que ces dernières ont souligné à la fois l’importance de la liberté de presse et le but d’informer le public sur un sujet d’intérêt public avant de conclure que les articles litigieux n’avaient pas outrepassé les limites de la critique admissible.

83. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour considère que, en ce qui concerne les requêtes nos 61949/08 et 44565/09, les autorités nationales ont effectué une mise en balance acceptable entre le droit du requérant à la protection de sa réputation et la liberté de la presse. Partant, elle juge qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne ces deux requêtes.

ii. Requête no 38776/09

84. Quant à la requête no 38776/09, la Cour note que l’article faisant l’objet de cette requête, publié le 6 mai 2006 dans le quotidien Yeniçağ, portait sur les déclarations faites à l’audience du 4 mai 2006 d’un des accusés dans la procédure pénale relative à l’attaque à la bombe de la librairie du requérant. L’article indiquait que, selon cet accusé, le requérant avait rassemblé des informations pour le PKK et apporté son aide à un attentat ayant coûté la vie à cinq soldats en 2005 (paragraphe 21 ci-dessus).

85. La Cour tient à souligner d’emblée que l’article litigieux ne présentait pas la déclaration précitée comme étant l’allégation d’un accusé. Elle considère que, au contraire, les termes employés dans le titre de l’article donnaient au lecteur ordinaire l’impression qu’il s’agissait d’un fait établi (voir, mutatis mutandis, A. c. Norvège, no 28070/06, §§ 69 et 70, 9 avril 2009). En effet, le titre « Il a le sang de cinq martyrs sur les mains » accusait directement le requérant d’avoir participé à l’attaque susmentionnée.

86. La Cour relève que l’auteur de l’article ne semble pas avoir vérifié l’exactitude des déclarations de l’accusé susmentionnées, sur lesquelles se fondait l’article, ni mené une recherche indépendante sur l’accusation portée par ces déclarations contre le requérant. Elle rappelle qu’il doit exister des motifs spécifiques pour pouvoir relever les médias de l’obligation ordinaire qui leur incombe de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires à l’encontre de particuliers (Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 55, Recueil 1997‑V, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 66 et 68, Colombani et autres, précité, § 65, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 108, CEDH 2004‑XI, § 108). À cet égard, entrent spécialement en jeu, comme en l’espèce, la nature et le degré de la diffamation en cause et la question de savoir à quel point le média peut raisonnablement considérer ses sources comme crédibles pour ce qui est des allégations (voir, entres autres, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 84, CEDH 2002-III, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 66, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI, Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 89, 1er mars 2007).

87. La Cour note en outre que le texte de l’article mentionnait sans nuance ni réserve que le requérant était membre du PKK, sans fournir à cet égard aucun autre élément factuel qu’une condamnation antérieure de l’intéressé pour commission d’une infraction au nom de cette organisation illégale. Or, selon la Cour, le fait que le requérant avait été condamné en 1985 pour cette infraction et avait purgé sa peine jusqu’en 2000 ne pouvait pas permettre de considérer qu’il était un membre du PKK à la date de la publication de cet article.

88. La Cour constate donc que cet article comportait des éléments susceptibles de tromper le public. Elle estime par conséquent que la manière dont le sujet a été traité dans l’article ne peut être considérée comme étant conforme aux normes d’un journalisme responsable (voir, notamment, Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 31-34, 29 juillet 2008, et, a contrario, Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, 17 septembre 2013, Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, précité, § 35, Delfi AS, précité, § 134, et De Carolis et France Télévisions, précité, § 62).

89. Eu égard au jugement du TGI, qui a rejeté l’action en dommages et intérêts intentée par le requérant concernant l’article litigieux, la Cour constate que cette juridiction a conclu que cet article visait à informer le public et qu’il ne portait pas atteinte aux droits de la personnalité du requérant, en déclarant se fonder sur le contenu du dossier, les preuves présentées et la nature de l’article litigieux (paragraphe 23 ci-dessus).

90. Elle relève que la motivation adoptée par le TGI dans son jugement du 13 novembre 2007 n’est pas de nature à lui permettre d’établir que, en l’occurrence, cette juridiction a effectué un examen adéquat de mise en balance entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et la liberté de la presse, conformément aux critères pertinents susmentionnés (paragraphe 70 ci-dessus). Or, la Cour est d’avis que, compte tenu des éléments, qu’elle a signalés comme non-conformes aux normes d’un journalisme responsable, contenus dans l’article litigieux (paragraphes 84‑87 ci-dessus), les juridictions internes devaient faire preuve d’une plus grande rigueur lorsqu’elles se livraient à cet exercice de mise en balance. Toutefois, elle considère qu’en l’espèce le jugement du TGI, pas plus que les arrêts de la Cour de cassation qui l’ont confirmé par la suite, n’apporte pas de réponse satisfaisante à la question de savoir si la liberté de la presse pouvait justifier, dans les circonstances de l’espèce, l’atteinte portée au droit du requérant à la protection de sa réputation par le contenu de l’article litigieux, qui lui imputait des faits d’une particulière gravité, une telle imputation comportant le risque de livrer l’intéressé à la vindicte publique (Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013). La Cour estime que l’absence de cette mise en balance et l’insuffisance de motivation des décisions des juridictions internes sont, en soi, problématiques au regard de l’article 8 de la Convention (voir, à cet égard, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 47, 31 mai 2016, et Milisavljević c. Serbie, no 50123/06, § 38, 4 avril 2017).

91. Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par sa jurisprudence concernant la mise en balance entre les intérêts en jeu.

92. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, en ce qui concerne la requête no 38776/09, les juridictions nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et la liberté de la presse. Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

93. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, le requérant allègue que des documents couverts par le secret de l’instruction ont été sciemment transmis à la presse par les autorités aux fins de le présenter comme un coupable.

94. Le Gouvernement expose qu’il n’existe aucune information ni document indiquant que les procès-verbaux des conversations téléphoniques ont été transmis à la presse par les autorités et indique qu’il n’est pas censé connaître les sources de la presse. Répétant que les articles litigieux ont été publiés après la levée du secret de l’instruction, il estime que les informations et documents en question auraient pu être divulgués par les parties. Quant aux déclarations de l’accusé A.K. ayant été publiées, il indique que celles-ci ont été faites lors d’une audience publique et que la presse y avait donc eu accès.

95. La Cour note que le requérant n’apporte aucun élément pour étayer son allégation de divulgation des éléments de l’enquête pénale. Elle note ensuite qu’aucune déclaration officielle de la part des autorités internes sur une éventuelle culpabilité de l’intéressé n’apparaît avoir été faite en l’espèce. Elle ajoute que le requérant n’indique pas avoir soulevé cette allégation devant les autorités internes pour en établir l’exactitude à l’issue d’une éventuelle enquête ouverte à ce sujet.

96. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 § 1 et 3 a) de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

97. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

98. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il allègue notamment avoir subi une perte de sa clientèle et une baisse de son chiffre d’affaires en raison, selon lui, de la violation de l’article 8 de la Convention, mais ne présente aucun document à cet égard. Il réclame également 50 000 EUR pour préjudice moral.

99. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et le montant demandé pour préjudice matériel, qui, selon lui, est spéculatif. Il estime en outre que les montants demandés au titre des préjudices matériel et moral allégués sont excessifs et qu’ils ne correspondent pas à la jurisprudence de la Cour.

100. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 1 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

101. Le requérant demande également 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 20 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il déclare que ces sommes correspondent aux honoraires d’avocat, aux frais postaux, de téléphone, de fax et de traduction et aux autres dépenses. Il ne présente aucun document à l’appui de cette demande.

102. Le Gouvernement indique que le requérant n’a soumis aucun justificatif à cet égard.

103. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens en l’absence de justificatif présenté par le requérant à cet égard.

C. Intérêts moratoires

104. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne la requête no 38776/09 ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant aux requêtes nos 61949/08 et 44565/09 ;

5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

R.S.
H.B.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

1. Je regrette de ne pas être en mesure de me rallier au constat de non‑violation en ce qui concerne les deux articles parus dans Hürriyet (requêtes nos 61949/08 et 44565/09). À mon avis, tout comme pour l’article paru quelques semaines plus tard dans Yeniçağ (requête no 38776/09), les droits du requérant n’ont pas été suffisamment protégés dans les procédures contre Hürriyet.

2. Le 12 mars 2006, Hürriyet publia un article sous le titre « Hürriyet divulgue les enregistrements secrets des conversations téléphoniques [qui se trouvent] dans le dossier Şemdinli ». Cet article contenait la transcription d’une dénonciation par une femme non identifiée, mettant le requérant en cause concernant l’attaque meurtrière du 5 août 2005. Une photo du requérant était accompagnée de la légende suivante : « Malgré la dénonciation faite à la gendarmerie, rien n’a été fait à l’endroit de Seferi Yilmaz ». Il n’y avait aucune réserve ni mise en garde à l’égard de la crédibilité de la dénonciation. Les faits contenus dans la dénonciation étaient présentés comme vrais, ou du moins comme méritant une enquête contre le requérant. L’effet de la publication était sans doute que le lecteur moyen allait considérer le requérant comme ayant été impliqué dans l’attaque précitée, alors qu’à ce moment rien ne liait l’intéressé à cet incident.

Le 30 mars 2006, le même journal publia un article intitulé « Les enregistrements surprise de portables » ayant comme sous-titre « Les enregistrements de conversations téléphoniques faisant la lumière sur l’explosion de la bombe survenue le 9 novembre [2005] à Şemdinli, sur le lieu de travail de Seferi Yilmaz [...], ont été versés au dossier de la cour [d’assises] ». Suivait la transcription de deux conversations entre le requérant et un certain A.K., ayant pour nom de code S., présenté comme un terroriste. Ces conversations concernaient la livraison d’un paquet en provenance d’Allemagne. Le journal publia également une note d’information de la gendarmerie, basée sur des écoutes téléphoniques d’une ligne appartenant à A.K., qui retranscrivait notamment des conversations précitées avec le requérant. Selon cette note, certaines personnes, dont le requérant, auraient des liens avec le PKK. Toutes ces informations furent de nouveau publiées sans la moindre réserve ni mise en garde. À mes yeux, l’effet était une fois de plus que le requérant serait perçu comme ayant été impliqué dans un attentat, cette fois dans celui perpétré contre sa propre librairie.

3. Alors que dans les deux procédures civiles contre Hürriyet le requérant attira l’attention sur le fait que les articles le présentaient comme impliqué dans les attentats susmentionnés, sur la base de documents sujets à caution, les juridictions se limitèrent en fait à considérer que la base factuelle des articles résidait dans des documents dressés par des policiers et versés dans des dossiers pénaux, et que ces articles portaient sur des sujets d’intérêt public.

Un tel raisonnement ne me semble pas suffisant pour assurer à une personne se plaignant d’une atteinte à son honneur et à sa réputation une protection réelle. Le fait que des documents aient été rédigés par des policiers, dans le cadre d’une procédure pénale contre d’autres personnes, ne permet pas à mon avis de dire qu’un journal peut tout simplement s’appuyer sur ces documents sans avoir à émettre des réserves. Une prudence s’impose en tout cas quand il s’agit de documents basés sur des dénonciations anonymes ou sur des conversations portant à première vue sur des sujets anodins.

J’ai des doutes concernant le respect de l’éthique journalistique par un journal qui publie des informations d’une nature telle qu’elles créeront l’impression que la personne concernée est impliquée dans des faits aussi graves que des actes de terrorisme, sans émettre la moindre réserve au sujet de la véracité de ces informations.

À mon avis, cet aspect n’a pas reçu tout le poids qu’il méritait dans les appréciations par les juridictions compétentes. C’est pour cette raison que je suis d’avis que, en ce qui concerne ces deux articles également, l’État a manqué à son obligation positive de protéger le droit à la vie privée du requérant.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award