La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/10/2017 | CEDH | N°001-177653

CEDH | CEDH, AFFAIRE TEL c. TURQUIE, 2017, 001-177653


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TEL c. TURQUIE

(Requête no 36785/03)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2017

DÉFINITIF

05/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tel c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Gri

co,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2017,

Rend...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TEL c. TURQUIE

(Requête no 36785/03)

ARRÊT

STRASBOURG

17 octobre 2017

DÉFINITIF

05/03/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tel c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36785/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ahmet Zafer Tel (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 octobre 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me M.N. Benli, avocat à Kütahya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant dénonçait, en particulier, une inéquité de la procédure administrative qu’il avait diligentée afin de réintégrer son poste d’assistant au sein de l’université de Dumlupınar.

4. Le 12 décembre 2006, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1969 et réside à Kütahya. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. La genèse de l’affaire

6. Le 20 octobre 1993, après avoir obtenu son diplôme avec mention de la section de biologie de la faculté des sciences et des lettres de l’université 100. Yıl de Van, le requérant réussit le concours du rectorat de l’université de Dumlupınar à Kütahya (« le rectorat ») et fut recruté comme enseignant‑chercheur à la chaire de botanique de la faculté de biologie.

7. L’affectation à ce poste était prévue pour une durée initiale de deux ans, renouvelable ensuite, chaque 20 octobre, pour une durée d’un an (paragraphe 36 ci-dessous).

8. En 1994, le requérant acheva le programme de maîtrise en sciences botaniques avec la mention la plus élevée, et, le 11 septembre 1995, il obtint le diplôme correspondant.

En 1996, il entama le programme de doctorat et fut admis au bénéfice d’une bourse d’État.

9. Le contrat du requérant fut renouvelé, sans réserve, jusqu’au 26 octobre 2000. Puis, par l’arrêté no 242/3356 du 27 octobre 2000, le rectorat décida de congédier le requérant, alors que celui-ci s’était vu délivrer la qualification requise pour présenter sa thèse de doctorat.

10. Cet arrêté reposait sur un avis émis le 24 octobre 2000 par une commission chargée par le rectorat de valider les prolongations des contrats du personnel académique (« la commission »). L’avis en question, qui précisait que la note d’appréciation globale du requérant était de 520 points, contre le minima requis de 200 points, indiquait ce qui suit : « en raison de son insuffisance académique, il n’y a pas lieu de proroger la durée des fonctions [de l’intéressé] en tant qu’enseignant-chercheur. »

11. Cette proposition était formulée au mépris des avis favorables émis en faveur d’un maintien du requérant à son poste par la chaire de botanique, dont celui-ci relevait, ainsi que par le directeur de la faculté de biologie, à savoir le premier supérieur hiérarchique (« le N+1 ») de l’intéressé.

B. Les procédures diligentées en l’espèce

1. La procédure administrative en annulation de l’arrêté no 242/3356

12. Le requérant saisit le tribunal administratif d’Eskişehir (« le tribunal ») d’une action contre le rectorat, demandant qu’il fût sursis à l’exécution de l’arrêté no 242/3356 (paragraphe 9 ci-dessus) et que celui-ci fût annulé. Par son action, il réclamait également le recouvrement des droits sociaux dont il estimait avoir été privé du fait de son licenciement, qu’il qualifiait d’abusif.

13. Le 8 janvier 2001, le tribunal enjoignit au rectorat de lui faire parvenir dans les quinze jours l’original ou une copie certifiée lisible du dossier administratif comprenant tous les documents et toutes les informations afférents à l’affaire sous examen.

Dans son mémoire en défense, le rectorat, sans produire les documents susmentionnés, argua de son pouvoir discrétionnaire relativement à la prolongation des contrats de son personnel et allégua qu’en l’occurrence :

« il a été jugé que l’intéressé ne serait pas utile à l’université dans le domaine de la science, car il avait été observé qu’il ne contribuait pas aux activités culturelles et scientifiques au sein de l’institution et que ses performances dans les travaux scientifiques et académiques étaient insatisfaisantes. »

14. Le 13 mars 2001, le tribunal, en une formation présidée par E.A. et également composée des juges O.Ç. et G.D., décida de surseoir à l’exécution de l’arrêté attaqué.

Le tribunal prit acte du fait que, malgré l’injonction du 8 janvier 2001 (paragraphe 13 in limine ci-dessus), le rectorat n’avait pas été en mesure de verser au dossier un quelconque document susceptible d’appuyer ses reproches à l’endroit du requérant. Ensuite, se référant à la réussite de ce dernier tout au long de son cursus, aux avis favorables émis par son N+1 et la chaire dont il relevait (paragraphe 11 in fine ci-dessus), ainsi qu’à l’absence d’une quelconque mesure disciplinaire prise à son encontre, le tribunal conclut que la décision de licencier le requérant contrevenait manifestement au droit, au motif que :

« si l’administration dispose indiscutablement d’un pouvoir discrétionnaire quant au recrutement des enseignants-chercheurs, ce pouvoir n’est ni absolu ni illimité, et, comme il ressort de la jurisprudence pertinente, le fait de ne pas renouveler la durée de service d’un personnel enseignant (...) auparavant affecté conformément à la procédure prévue par la [loi] doit être justifié par l’intérêt public et les besoins du service (...) »

15. Le 10 juillet 2001, le tribunal enjoignit au rectorat de lui transmettre tous les rapports d’appréciation concernant le requérant.

Dans sa réponse, le rectorat réitéra ses arguments précédents (paragraphe 13 in fine ci-dessus) en s’appuyant sur l’évaluation du 24 octobre 2000 de la commission (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

16. À une date non précisée, à la suite de l’injonction faite par le tribunal, le rapport d’appréciation du requérant, rédigé par le recteur İ.H.D. pour l’année d’exercice 2000 (« le rapport litigieux »), fut finalement versé au dossier. Dans cet écrit – qui n’avait jusque-là pas été porté à la connaissance du requérant –, le recteur İ.H.D., en sa qualité de deuxième supérieur hiérarchique (« le N+2 »), concluait que « [l’intéressé] ne donnait pas satisfaction » à son poste.

17. Par un jugement du 13 septembre 2001, réaffirmant que la marge d’appréciation des universités en matière de licenciement était limitée par l’intérêt public et les besoins du service (paragraphe 14 in fine ci-dessus), le tribunal, se référant à un précédent concernant les prérogatives des recteurs en la matière (paragraphe 38 ci-dessous), souligna ce qui suit :

« il ressort de l’examen des rapports d’appréciation du demandeur que, selon l’évaluation faite par le recteur, en tant que N+2, l’intéressé n’était pas performant. Aussi la décision, objet de la présente action, prise à l’encontre du demandeur ne contrevient-elle pas aux exigences de l’intérêt public ni aux besoins du service. »

Par conséquent, le tribunal, en une formation présidée par E.A. et également composée des juges G.D. et I.A.D., débouta le requérant de ses demandes.

18. Le requérant se pourvut devant la 8e chambre du Conseil d’État, demandant en même temps qu’il fût sursis à l’exécution du jugement. Le rectorat ne se prononça pas sur ce pourvoi.

Le 12 décembre 2001, le Conseil d’État, en une formation présidée par A.N.Ç. et également composée des juges G.De., T.F., Ş.A., et S.T., leva le sursis précédemment accordé (paragraphe 14 ci-dessus). Puis, par un arrêt du 4 juin 2002, il rejeta le pourvoi du requérant, estimant que « le motif sur lequel reposait le jugement attaqué était conforme à la procédure et à la loi et [qu’]il n’y avait aucune raison [d’infirmer cette décision] ».

19. Cet arrêt fut notifié au requérant le 19 juillet 2002, et celui-ci introduisit alors un recours en rectification d’arrêt.

À l’appui de ce recours, le requérant tira moyen de ce que, dans l’intervalle, le 20 mars 2002, une autre chambre du même tribunal avait annulé le rapport litigieux avec effet ex tunc (paragraphe 22 ci-dessous) et de ce qu’aucun jugement ne pouvait être fondé sur un document déclaré illégal, donc nul et non avenu.

20. Par un arrêt du 24 février 2003, estimant que le recours ne reposait sur aucun des motifs prévus par l’article 54 § 1 du code de procédure administrative (« le CDPA ») alors en vigueur (paragraphe 40 ci‑dessous), la 8e chambre du Conseil d’État écarta la demande à la majorité, composée des juges Ş.A., S.T., A.A. et T.Ş. Le président A.N.Ç. exprima une opinion dissidente, ainsi libellée :

« Dans son article 8, le règlement sur l’appréciation du personnel au sein des établissements et autorités supérieurs universitaires [« le règlement sur l’appréciation » – paragraphe 37 ci-dessous] énonce que, en cas de désaccord entre l’appréciation du N+1 et celle du N+2, c’est l’opinion du troisième appréciateur, le N+3, qui prévaut et que, en cas d’avis final défavorable, des écrits doivent être produits pour appuyer une telle conclusion. En l’espèce, toutefois, il ressort du rapport [litigieux] concernant le demandeur, que, malgré les avis divergents du N+1 et du N+2, le N+3 n’a pas été consulté et que, au demeurant, le rapport [litigieux] défavorable au demandeur a été annulé par le tribunal administratif pour vice de forme ; par ailleurs, aucun autre document justifiant l’avis défavorable en cause n’a non plus été versé au dossier de la présente affaire ni au dossier personnel de l’intéressé.

Il aurait donc fallu infirmer notre jugement au fond et réexaminer l’affaire en ayant égard à la décision du tribunal administratif portant annulation du rapport [litigieux], après avoir recherché s’il y avait ou non en l’occurrence un motif autre que ceux évoqués dans ledit rapport, susceptible de justifier la cessation du contrat. »

L’arrêt en question fut notifié au requérant le 2 mai 2003.

2. La procédure administrative en annulation du rapport litigieux

21. Le 11 septembre 2001 – soit avant le prononcé du jugement de première instance dans la procédure précédente (paragraphe 17 ci‑dessus) –, le requérant, qui avait alors pris connaissance du rapport litigieux le concernant (paragraphe 16 ci-dessus), entama une seconde procédure administrative en annulation, devant le même tribunal, visant cette fois ledit rapport.

22. Alors que la procédure précédente était toujours pendante (paragraphe 17 ci-dessus), le 20 mars 2002, la formation de jugement, présidée par E.A. et également composée des juges N.K. et N.Ş., rendit un jugement portant annulation du rapport litigieux avec effet rétroactif.

Dans ses attendus, le tribunal nota que l’évaluation de l’année 2000 présentait un désaccord entre l’opinion du N+1 (adjoint du doyen de la faculté), qui avait octroyé au requérant les appréciations « moyen », « moyen » et « positif », et celle du N+2 (le recteur İ.H.D.), qui y avait mentionné ce qui suit : « [l’intéressé] est congréganiste (cemaatçi), a des liens avec des mouvements religieux radicaux, manque d’adaptation, est très faible et a un comportement haineux envers l’État. »

Selon le tribunal, en pareil cas, il aurait fallu transmettre le rapport d’appréciation au troisième appréciateur, le N+3, à savoir le président du Conseil d’études supérieures, à qui il appartenait de prendre la décision finale.

Pour le tribunal, faute d’avoir procédé ainsi, il y avait eu violation de l’article 8 du règlement sur l’appréciation (paragraphe 37 ci-dessus).

23. À cette même date, le rectorat informa le requérant de l’annulation du rapport litigieux.

24. Le rectorat se pourvut devant la 8e chambre du Conseil d’État, soutenant que le rapport en cause avait été établi de manière objective.

Par un arrêt rendu le 25 novembre 2002, soit avant la clôture de la procédure précédente (paragraphe 20 ci-dessus), le Conseil d’État, en une formation présidée par A.N.Ç. et également composée des juges G.De., T.F., A.A. et T.Ş., rejeta le pourvoi.

Le requérant se vit notifier cet arrêt le 19 janvier 2003.

25. À cette date, İ.H.D. avait été destitué de ses fonctions de recteur.

3. La procédure pénale diligentée contre İ.H.D.

26. Au vu des développements ci-dessus, plusieurs membres du corps académique, dont le requérant, portèrent plainte contre İ.H.D. pour abus de fonctions, diffamation ainsi que faux et usage de faux.

27. Le 27 juin 2002, alors que la première procédure administrative était toujours pendante (paragraphe 20 ci-dessus), le rectorat s’adressa au président du Conseil d’études supérieures pour dénoncer İ.H.D., après avoir relevé qu’en fait, pendant des années, ce dernier avait méconnu son devoir légal d’établir, en sa qualité de N+2, les rapports d’appréciation de 525 membres du personnel académique ou administratif.

Le 10 juillet 2002, le conseil de supervision près le président du Conseil d’études supérieures entama une enquête disciplinaire, et, le 5 décembre 2003, il transmit son rapport audit président. D’après ce document, pendant la période 1998 – 2001, non seulement İ.H.D avait omis de remplir les rapports d’appréciation et de transmettre au N+3 les rapports pour lesquels des avis unanimes faisaient défaut, mais il avait aussi, par la suite, rédigé certains de ces rapports – dont celui du requérant – rétroactivement en émettant des avis défavorables, qu’il ne pouvait au demeurant justifier.

Selon le rapport d’enquête, pareils agissements tombaient sous le coup de l’article 19 du règlement sur l’appréciation, qui se lisait ainsi :

« La responsabilité pénale des supérieurs hiérarchiques ayant rempli des rapports d’appréciation de façon fallacieuse pour servir leur propre intérêt ou par animosité est réservée. »

Aux yeux du conseil de supervision, İ.H.D. avait commis des actes d’abus dans l’exercice de ses fonctions, prohibés notamment par l’article 230 de l’ancien code pénal, et il y avait donc lieu d’entamer des poursuites pénales à son encontre.

Le 17 décembre 2003, le président du Conseil d’études supérieures approuva cette proposition.

28. Sur opposition de İ.H.D., le 22 mars 2004, le Conseil d’État confirma la décision du 17 décembre 2003 et déféra le mis en cause devant le tribunal correctionnel de Kütahya.

311 fonctionnaires, parmi lesquels le requérant, s’estimant victimes des agissements de İ.H.D., ainsi que le rectorat, se constituèrent parties intervenantes dans ce procès.

À l’audience du 16 décembre 2005, B.Ö., ancienne avocate contractuelle du rectorat, relata que İ.H.D. lui avait très souvent demandé de falsifier les rapports d’appréciation afin d’entraver les actions administratives intentées par les victimes de licenciements abusifs.

29. Par un jugement du 23 mars 2007, İ.H.D. fut déclaré coupable d’abus de fonctions avec récidive exercé, entre autres, dans le but de mettre fin aux contrats de plusieurs membres du personnel académique. Il fut condamné à huit mois d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à une amende.

À cet égard, en sus des circonstances déjà révélées par le conseil de supervision (paragraphe 27 ci-dessus), les juges répressifs observèrent qu’en l’espèce :

« en 2002, İ.H.D., confronté aux actions que les personnes qu’il avait licenciées (...) avaient introduites devant le tribunal administratif, a rempli rétroactivement des rapports d’appréciation fallacieux qu’il a ensuite envoyés audit tribunal, et ce en dehors du délai qui avait été imparti pour ce faire [paragraphe 13 ci-dessus] (...) Par ailleurs, il s’avère que, au mépris de l’article 21 du règlement sur l’appréciation, selon lequel, ‘les fonctionnaires, évalués comme étant [non performants], doivent en être avertis par courrier confidentiel (...) de façon à leur permettre de corriger leurs fautes et manquements (...)’, 65 membres concernés du personnel académique [dont le requérant] n’ont jamais reçu une telle notification (...). »

30. S’agissant du cas spécifique du requérant et de ses 64 collègues qui avaient dû engager des procédures administratives pour faire valoir leurs droits, le tribunal correctionnel de Kütahya souligna de surcroît que ceux-ci avaient subi un préjudice tout particulier du fait de leur licenciement abusif, étant donné que les rapports d’appréciation défavorables les concernant avaient sciemment été établis rétroactivement, dans le seul but d’être utilisés contre eux lors desdites procédures, de manière à induire les juges en erreur, et étant donné que les jugements rendus en conséquence avaient finalement été fondés sur de tels rapports.

31. İ.H.D. se pourvut en cassation contre ce jugement.

Aucun élément n’a été fourni à la Cour quant à l’issue de cette procédure.

4. La procédure civile contre İ.H.D.

32. À une date non précisée, le requérant intenta devant le tribunal de grande instance de Kütahya une action en dommage-intérêts contre İ.H.D. pour atteinte à ses droits de la personnalité.

Également à une date non précisée, probablement en février 2008, cette juridiction lui donna gain de cause et condamna İ.H.D. à lui verser 3 000 livres turques (environ 1 728 euros (EUR)) pour « avoir violé [ses] droits de la personnalité en établissant un rapport d’appréciation irrégulier et fallacieux ».

C. La situation du requérant à la suite de son licenciement

33. À la suite de son licenciement, le 16 septembre 2002, le requérant obtint le titre de docteur en biologie.

À partir de 2002, et ce jusqu’en 2008, il fut employé par le ministère de l’Éducation nationale en tant qu’instituteur contractuel non fonctionnaire.

34. Le 10 octobre 2005, son projet de recherche intitulé « Une recherche du point de vue de la phytosociologie du Mont d’Ulubaba » fut rejeté au motif qu’il n’occupait pas de poste dans un établissement universitaire.

35. En 2006, le requérant fut promu instituteur principal et, en 2008, il rejoignit à nouveau le corps académique au sein de la faculté des sciences et de littérature d’Adıyaman, en tant que maître de conférences.

Depuis 2013, il préside la chaire de biologie environnementale et d’écologie de ladite faculté.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

36. Dans sa version en vigueur à l’époque pertinente, l’article 33 a) de la loi no 2547 sur l’enseignement supérieur énonçait ce qui suit :

« a) Les enseignants-chercheurs (...) sont recrutés sur ce poste pour une durée maximum de trois ans, sur proposition du président de la chaire du département concerné (...) l’avis favorable du président ou le doyen de la faculté (...) et l’aval du recteur ; au terme de la durée d’affectation, leurs fonctions cessent d’office. »

Dans la pratique, au terme de la durée initiale, les contrats étaient renouvelés sur une base annuelle, selon l’appréciation du personnel.

37. Les dispositions pertinentes en l’espèce du règlement sur l’appréciation, publié au Journal officiel no 18382 du 25 avril 1984, se lisent comme suit :

« Article 2. Les supérieurs appréciateurs doivent agir en toute impartialité lorsqu’ils établissent un rapport d’appréciation. Il est prohibé d’inscrire sur un rapport d’appréciation une opinion fallacieuse dictée par une animosité ou un intérêt personnel. (...)

Article 6. Les rapports d’appréciation concernant le personnel enseignant sont remplis par les premiers et les deuxièmes supérieurs appréciateurs courant juillet. (...)

Article 8. Les rapports d’appréciation sont rédigés de manière claire et compréhensible.

Si les opinions sont défavorables, il est impératif de produire des documents justifiant ces opinions. En cas de désaccord entre l’avis du premier supérieur appréciateur et celui du deuxième, c’est l’avis du troisième supérieur appréciateur qui prévaut.

S’il n’y a que deux supérieurs appréciateurs, c’est l’avis du deuxième qui prévaut. »

38. À cet égard, il convient de rappeler l’arrêt no E.2000/266 – K.2001/2878 prononcé le 6 juin 2001 par la 8e chambre du Conseil d’État, dans lequel celle-ci a énoncé ce qui suit :

« S’agissant de la partie demanderesse, qui, selon l’avis du recteur – à savoir son appréciateur N+2 – n’était pas performante, la mesure consistant à ne pas renouveler la durée de son service est conforme au droit. »

39. Dans le contentieux administratif turc, lorsque l’issue d’une autre procédure en cours s’avère déterminante pour la solution du litige devant le tribunal du fond, la jurisprudence du Conseil d’État veut que les juges d’instance soulèvent d’office une question préjudicielle et sursoient à statuer, dans l’attente du jugement qui sera rendu dans la procédure visée (voir, par exemple, l’arrêt no E. 2003/1063 - K. 2006/2104 du 7 décembre 2006 de l’Assemblée plénière du Conseil d’État ; voir aussi l’arrêt no E. 1999/2884 - K. 1999/7706 du 15 décembre 1999 de la 8e chambre du Conseil d’État). Cette procédure peut aussi bien être une action en annulation d’un acte administratif (arrêts no E. 2014/6671 - K. 2015/1861 du 31 mars 2015 de la 6e chambre, no E. 2010/3660 – K. 2013/7261 du 1er novembre 2013 de la 5e chambre, et no E. 2004/3520 - K. 2005/2145 du 4 mai 2005 de la 8e chambre du Conseil d’État) qu’une action pénale (voir, par exemple, arrêt no E. 2004/749 - K. 2005/2116 du 27 septembre 2005 de la 7e chambre du Conseil d’État).

40. En vertu de l’article 54 § 1 du CDPA, un recours en rectification d’arrêt pouvait être diligenté dans l’un ou l’autre des cas suivants :

« a) Si le jugement ne répond[ait] pas à des arguments ou exceptions susceptibles d’influer sur le fond de ce jugement ;

b) Si le jugement comport[ait] des dispositions contradictoires ;

c) Si le jugement contrev[enait] à la procédure ou à la loi ;

d) S’il s’av[érait] que les documents ayant influé sur le fond du jugement étaient faux ou relevaient d’une fraude. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

41. Le requérant dénonce une iniquité de la procédure engagée par lui aux fins d’annulation de son licenciement, qu’il qualifie d’abusif. À cet égard, indiquant qu’un rapport d’appréciation avait été annulé ex tunc par les juridictions administratives pour cause de violation de la réglementation pertinente, il déplore que celles-ci l’aient débouté uniquement sur la base de ce rapport.

Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

42. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Arguments des parties

43. Le Gouvernement excipe d’emblée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de l’article 6 de la Convention, pris en son volet civil, au motif que, à l’époque des faits, le requérant était un enseignant-chercheur, et donc un fonctionnaire d’État. Il estime en effet que cette disposition ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce, et ce d’autant plus que, eu égard aux prérogatives de ses appréciateurs concernant la prolongation de son contrat, l’intéressé ne pouvait – selon lui – aucunement prétendre à un droit à garder indéfiniment son poste.

44. Le Gouvernement affirme aussi que le requérant aurait dû saisir la Cour dans les six mois à compter du 19 juillet 2002, à savoir la date de la notification de l’arrêt du 4 juin 2002 du Conseil d’État (paragraphes 18 et 19 ci-dessus).

Selon lui, l’arrêt subséquent concernant le recours en rectification – qui a été notifié au requérant le 2 mai 2003 (paragraphe 20 ci-dessus) – ne peut entrer en ligne de compte, puisque ledit recours n’aurait été fondé sur aucune des hypothèses prévues à l’article 54 § 1 du CDPA (paragraphe 40 ci‑dessus).

Par conséquent, selon le Gouvernement, la requête est tardive.

45. Le requérant repousse ces arguments.

2. Appréciation de la Cour

46. S’agissant de la question de l’applicabilité en l’espèce de l’article 6 de la Convention, la Cour se réfère aux critères énoncés en la matière dans son arrêt de principe Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 41, CEDH 2007-II) et rappelle que ceux-ci ont été appliqués à tous les types de litiges concernant des fonctionnaires, y compris ceux relatifs au recrutement ou à la nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, 26 juillet 2011), à la carrière ou à la promotion (Dzhidzheva-Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, 9 octobre 2012) ainsi qu’à la cessation de service (Olujić c. Croatie, no 22330/05, 5 février 2009).

47. En l’espèce, le requérant, agissant en sa qualité d’ancien enseignant-chercheur, avait porté à la connaissance des juridictions administratives les circonstances ayant entouré son licenciement, selon lui abusif. Dès lors que la procédure afférente à ce différend a donné lieu à un jugement au fond, le droit interne turc n’excluait donc pas l’accès à un tribunal s’agissant de la catégorie des enseignants-chercheurs et des litiges portant sur le licenciement de ces derniers (voir, entre autres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 103, CEDH 2016, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 87, CEDH 2013, et Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62). Il s’ensuit que, dans cette affaire, il y avait belle et bien une contestation réelle et sérieuse sur un « droit » que le requérant pouvait se prévaloir, de manière défendable (Baka, précité, § 111, et Vilho Eskelinen et autres, ibidem).

48. Aussi le conflit de travail en cause en l’espèce ne saurait-il échapper au volet civil de l’article 6 de la Convention.

49. Quant au second argument tiré de l’article 54 § 1 du CDPA – qui, au demeurant, diffère quelque peu de la thèse que le Gouvernement avait maintes fois soutenue par le passé (voir, par exemple, Gülizar Öz c. Turquie (déc.), no 68447/01, 23 octobre 2007, et Zeynep Tekin c. Turquie (déc.), no 41556/98, 2 juillet 2002) –, la Cour considère qu’il est étroitement lié à la substance du grief sous examen et qu’il y a lieu de le joindre au fond (paragraphes 71 et 72 ci-dessous).

50. La Cour rejette donc l’exception formulée quant à l’applicabilité en l’espèce de l’article 6 § 1 de la Convention et décide de joindre au fond l’exception concernant la tardivité de la requête.

Par ailleurs, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a. Le Gouvernement

51. Le Gouvernement soutient derechef (paragraphe 43 ci-dessus) que, dans la présente affaire, le rectorat a agi dans les limites de sa marge d’appréciation en matière de recrutement des enseignants-chercheurs, ces derniers ne pouvant selon lui revendiquer un droit quelconque à un contrat permanent.

52. À cet égard, le Gouvernement précise que l’établissement d’un rapport d’appréciation et la décision de licencier ne constituent pas une « chaîne d’actes » (zincir işlem), au sens du droit administratif ; aussi, à ses yeux, l’annulation du rapport litigieux ne pouvait entraîner d’office la réintégration du requérant à son poste. Du reste, selon le droit turc, aucun tribunal administratif n’aurait pu contraindre le rectorat à renouveler le contrat du requérant ni à affecter celui-ci à un poste définitif.

53. Retournant aux faits de la cause, le Gouvernement argue de ce que, en l’espèce, le rapport d’appréciation litigieux portant sur l’année d’exercice 2000 n’était pas le seul élément à l’origine du licenciement du requérant. À cet égard, il indique que, en fait, après s’être livrés à un examen de tous les arguments des parties, les juges administratifs ont débouté le requérant sur le fondement de son dossier disciplinaire et de tous ses rapports d’appréciation, établis depuis 1996, qui auraient tous été défavorables, et non pas uniquement à partir du rapport litigieux, qui, du reste n’aurait été annulé que pour un vice de forme, de façon à laisser intact son bien-fondé.

54. Le Gouvernement reproche enfin au requérant d’avoir demandé l’annulation de ce dernier rapport trop tardivement, à savoir lors de la phase finale de la procédure concernant son licenciement, après l’examen au fond de ses prétentions principales. Dans ces conditions, le Gouvernement estime que le requérant devait savoir que son recours en rectification d’arrêt, qui n’aurait été fondé sur aucune des hypothèses prévues à l’article 54 § 1 du CDPA, ne pouvait plus aboutir (paragraphe 44 ci-dessus).

b. Le requérant

55. Le requérant rétorque que, contrairement à ce que prétend le Gouvernement (paragraphe 53 ci-dessus), dans les attendus de leur jugement, les juges ne s’en sont tenus à aucun élément autre que « l’évaluation faite par le recteur » en sa qualité de N+2 (paragraphe 17 ci‑dessus).

À ce sujet, il s’attarde sur l’évaluation écrite du 24 octobre 2000 de la commission (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Rappelant que ses contrats annuels prenaient fin le 20 octobre de chaque année d’exercice, il lui paraît incompréhensible que sa dernière appréciation, négative, soit intervenue après le 20 octobre, et ce à son insu.

56. Le requérant estime que le rapport litigieux, qu’il qualifie d’illégal et de fallacieux, se trouve au cœur de l’affaire devant la Cour, puisque, selon lui, son licenciement a été confirmé sur le fondement de ce document, qui aurait été fabriqué de toutes pièces dans le seul but de l’éloigner arbitrairement de son poste. Il ajoute que, pour saisir l’ampleur du préjudice subi par lui, il suffirait de se pencher sur la condamnation au pénal de l’ancien recteur pour licenciement abusif et pour violation de la réglementation académique dans le seul but de tromper les tribunaux saisis par les victimes de ses agissements.

57. Sur ce point, le requérant reproche au Conseil d’État d’avoir versé dans l’erreur en se laissant indûment influencer par la teneur du rapport litigieux. Il précise que ce document ne lui avait jamais été notifié lorsqu’il était encore en poste, qu’il n’avait même pas été présenté au tribunal dans le délai imparti pour ce faire, qu’il avait sciemment été falsifié et que, par‑dessus tout, il avait au préalable été déclaré nul et non avenu par le Conseil d’État lui-même.

2. Appréciation de la Cour

58. Pour autant que le grief du requérant doit être compris comme visant l’appréciation des preuves et le résultat de la procédure menée devant les juridictions administratives concernant son licenciement (paragraphe 41 ci‑dessus), la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, si l’article 6 § 1 de la Convention garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour, à moins que leurs conclusions puissent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables.

De même, il n’appartient pas non plus à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, par exemple, si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, ainsi que les références qui y sont mentionnées).

59. En la matière, la Cour a déjà conclu à une violation du droit à un procès équitable au motif que la seule raison pour laquelle la Cour de cassation française avait rejeté un pourvoi était le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » (Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000), cette notion couvrant les cas où une erreur de fait ou de droit commise par le juge national est évidente au point d’être qualifiée de « manifeste » – en ce sens que nul magistrat raisonnable n’aurait pu la commettre – et peut par conséquent avoir nui à l’équité du procès.

60. Dans l’affaire Khamidov, le caractère déraisonnable de la conclusion des juridictions nationales sur les faits était si « flagrant et manifeste » que la Cour a estimé que la procédure dénoncée devait être regardée comme « grossièrement arbitraire » (Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 174, 15 novembre 2007).

Dans l’arrêt Anđelković, la Cour a jugé que la décision de justice interne litigieuse, qui, en substance, était dépourvue de base légale en droit interne et ne faisait pas de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtait un caractère arbitraire et s’analysait en un « déni de justice » (Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 27, 9 avril 2013).

Par ailleurs, dans l’affaire Bochan, la Cour a sanctionné le raisonnement d’une haute juridiction comme étant « manifestement arbitraire » ou comme emportant un « déni de justice », après avoir observé que celle-ci avait « grossièrement dénaturé » les constats opérés par elle-même dans son arrêt du 3 mai 2007, de manière à faire échouer la démarche de la requérante tendant à voir examiner sa demande à la lumière de cet arrêt dans le cadre de la procédure de type cassation prévue par le droit interne (Bochan, précité, §§ 63 et 64).

Plus récemment, dans son arrêt Carmel Saliba c. Malte (no 24221/13, § 79, 29 novembre 2016), la Cour a jugé qu’il n’était pas acceptable qu’une condamnation au civil soit prononcée, sans motifs convaincants, sur la base de preuves aussi incohérentes que conflictuelles, et ce en faisant fi des arguments contraires du requérant.

61. À la lumière de ce qui précède, la Cour entend tout d’abord cerner la situation de fait exposée devant elle, en tenant compte des arguments du Gouvernement.

Tout d’abord, elle observe, comme le Gouvernement le laisse entendre (paragraphe 51 ci-dessus), que le tribunal administratif d’Eskişehir pourrait effectivement passer pour avoir fondé son jugement sur la marge d’appréciation dont l’ancien recteur İ.H.D. jouissait s’agissant du sort des contrats des enseignants-chercheurs, en partant de la présomption que l’appréciation négative faite en l’espèce par ce dernier, en sa qualité de N+2, rendait le licenciement du requérant conforme à « l’intérêt public » et aux « besoins du service » du rectorat (paragraphes 14 in fine, 17, 38 et 46 in fine ci-dessus).

Toutefois, encore fallait-il que cette appréciation respectât elle-même la réglementation et fût légale, ce qui n’a assurément pas été le cas en l’espèce. La Cour reviendra ultérieurement sur ce point.

62. Cela dit, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement (paragraphe 53 ci-dessus), rien dans le jugement n’indique que, pour asseoir celui-ci, les juges aient tenu compte de l’ensemble des rapports d’appréciation du requérant établis depuis 1996, qui étaient prétendument tous défavorables à ce dernier.

Hormis le fait que le Gouvernement n’a pas été en mesure de produire ces rapports, il suffit de se référer à la décision de sursis à l’exécution de l’arrêté de licenciement prise par le tribunal (paragraphe 14 ci-dessus) pour constater que, jusqu’en 2000, le requérant avait eu un cursus parfait et qu’il n’avait jamais été inquiété relativement à la prolongation de son contrat ni n’avait subi une quelconque mesure disciplinaire.

63. De fait, la Cour observe que les juges s’en sont tenus uniquement au dernier rapport d’appréciation de l’année 2000, rédigé par l’ancien recteur İ.H.D. Cela ressort des attendus du jugement du 13 septembre 2001 (paragraphe 17 ci-dessus), en ce que l’évaluation défavorable émise par celui-ci – en sa qualité de N+2 – a suffi pour répondre aux exigences « de l’intérêt public et aux besoins du service » (paragraphe 61 ci-dessus). Cela ressort également de l’opinion dissidente du président de la 8e chambre du Conseil d’État, A.N.Ç., jointe à l’arrêt du 24 février 2003 (paragraphe 20 ci‑dessus). Le fait que ce rapport seul était au cœur du litige a aussi été confirmé, non seulement lors de la seconde procédure administrative entamée aux fins de son annulation (paragraphe 22 ci-dessus), mais aussi encore plus clairement lors du procès pénal diligenté contre İ.H.D. pour abus de fonctions (paragraphes 29 et 30 in fine ci-dessus).

64. Eu égard à ce constat, la Cour n’a pas à s’attarder sur la question de savoir si l’annulation du rapport litigieux aurait entraîné ou non l’annulation ipso jure du licenciement du requérant ou bien si le rectorat aurait été tenu de réintégrer le requérant à son poste en cas d’annulation de l’arrêté portant licenciement de celui-ci (paragraphe 52 ci-dessus). Dans la présente affaire, la tâche de la Cour est d’apprécier si les circonstances dénoncées par le requérant peuvent s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention, et non pas de spéculer sur les possibilités de réintégration de l’intéressé dans la fonction publique.

Le fait que le rapport litigieux a été annulé pour vice de forme, mais jamais sanctionné quant à son bien-fondé (paragraphe 53 in fine ci-dessus), ne prête pas non plus à conséquence, car ce qui importe est de savoir que, durant l’épisode judiciaire en cause, ce document se trouvait tout simplement frappé de nullité.

65. La Cour ne saurait non plus suivre le Gouvernement lorsqu’il reproche au requérant d’avoir trop attendu pour ester en justice afin de faire annuler le rapport litigieux, arguant que les demandes de l’intéressé concernant son licenciement avaient déjà été examinées au fond et que, par conséquent, tout recours en rectification d’arrêt était voué à l’échec (paragraphe 54 ci‑dessus).

66. Premièrement, il ressort du dossier que le requérant n’a jamais été informé ni averti des tenants et aboutissants dudit rapport (paragraphe 29 ci‑dessus) – et ce en violation de l’article 21 du règlement sur l’appréciation –, jusqu’à ce que le rectorat décide enfin de verser ce document au dossier de l’affaire devant le tribunal administratif d’Eskişehir, après le 10 juillet 2001, soit plus de six mois après la première injonction des juges à ce sujet (paragraphes 13, 15 et 16 ci-dessus).

Le requérant ayant demandé l’annulation de ce rapport, après en avoir pris connaissance, le 11 septembre 2001 (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour voit mal comment il aurait pu le faire avant.

67. Deuxièmement, sur la question de savoir si le recours en rectification du requérant était vain, il faut rappeler derechef que l’action en annulation du rapport litigieux avait été introduite devant une chambre du tribunal présidée par le juge E.A., le 11 septembre 2001, soit avant que la première action en annulation de l’arrêté de licenciement ne fût rejetée en première instance, et ce par une autre chambre du même tribunal, également présidée par le juge E.A. (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour comprend mal les raisons pour lesquelles la seconde chambre n’a pas envisagé de soulever une question préjudicielle sur ce point, conformément à la jurisprudence turque en la matière (paragraphe 39 ci-dessus), dès lors qu’à l’évidence l’issue de l’action visant le rapport litigieux était déterminante pour la solution du litige concernant le licenciement, fondé uniquement sur la teneur de ce même rapport (paragraphe 63 ci-dessus).

À supposer que les deux chambres du tribunal administratif d’Eskişehir, présidées par un même juge, n’aient pas eu le temps suffisant pour réagir, rien n’empêchait pourtant la 8e chambre du Conseil d’État, présidée par le juge A.N.Ç., de le faire d’office lors de l’examen du pourvoi du requérant. Or ce recours a été écarté le 4 juin 2002 (paragraphe 18 in fine ci-dessus), sans aucune explication sur le fait que le rapport litigieux avait déjà été déclaré nul et non avenu bien avant cette date, le 20 mars 2002 (paragraphe 22 ci-dessus).

Aux yeux de la Cour, il s’agit là de problèmes de coordination et de diligence judiciaires qui ont eu un impact certain sur le sort du requérant.

68. Quoi qu’il en soit, l’ultime possibilité pour les juridictions nationales de remédier à ces problèmes était bel et bien le recours en rectification d’arrêt que le requérant avait introduit peu après le 19 juillet 2002, en tirant expressément moyen du caractère illégal du rapport litigieux, qui avait été annulé entre‑temps (paragraphes 22 et 67 in fine ci-dessus).

Il convient de rappeler que ce recours, directement accessible aux justiciables, constituait une voie de recours ordinaire dans la pratique de la procédure administrative, à l’instar de ce qui a déjà été établi relativement aux procédures civiles (Hasan Tunç et autres c. Turquie, no 19074/05, § 36, 31 janvier 2017, et les références qui y figurent).

Reste toutefois à s’assurer que, en pratique, le rejet, sans motif, de ce recours n’a pas été le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » (paragraphe 59 ci-dessus) de la part des juges du Conseil d’État.

69. En l’occurrence, la Cour note que la chambre du Conseil d’État saisie dudit recours était également présidée par A.N.Ç. (paragraphe 67 in fine ci-dessus), accompagné de quatre juges, dont A.A. et T.Ş. Il s’agit là d’un point important, car ces trois magistrats sont les mêmes que ceux qui ont confirmé en appel l’annulation du rapport litigieux, le 25 novembre 2002 (paragraphe 24 ci-dessus). À partir de là, le recours en rectification étant encore pendant, ces magistrats ne pouvaient ignorer que leur arrêt précédent du 4 juin 2002 concernant le licenciement du requérant (paragraphe 18 in fine ci-dessus) reposait désormais sur un élément de preuve qu’ils avaient eux-mêmes rétroactivement et définitivement annulé pour illégalité.

70. Encore faut-il rappeler que, bien avant ce développement, soit le 27 juin 2002, le rectorat, qui agissait en tant que partie défenderesse dans la procédure administrative en annulation de l’arrêté no 242/3356 (paragraphe 13 ci-dessus), avait lui-même déclenché une procédure disciplinaire à l’encontre de İ.H.D., qui avait été limogé dans l’intervalle, pour abus de fonctions dans l’établissement des rapports d’appréciation du personnel académique (paragraphe 27 ci-dessus). Or, au mépris de sa qualité d’entité publique agissant dans le cadre de fonctions officielles et dont les actes peuvent être imputés à l’État (voir, entre autres, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 56, CEDH 2009, et les références qui y figurent, ainsi que Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 46, CEDH 1999‑VII), le rectorat a omis de faire part aux juges administratifs de cette démarche, qui mettait sérieusement en cause la responsabilité pénale de İ.H.D. dans les faits ayant entraîné le licenciement du requérant (paragraphe 27 ci-dessus).

71. En tout état de cause, à ce stade, toutes les conditions se trouvaient réunies pour que les autorités judiciaires puissent concevoir non seulement que l’unique preuve qui avait permis de débouter le requérant de son action contre son licenciement était frappée de nullité, mais aussi qu’elle était éventuellement le fruit d’un acte délictuel (paragraphes 29 et 30 ci-dessus).

Force est alors de considérer que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, le moyen que le requérant avait fait valoir aux fins de son recours en rectification tombait, fût-il en substance, sous le coup de l’alinéa d) de l’article 54 § 1 du CDPA, dès lors qu’il puisait dans le caractère illégal de ladite preuve qui avait permis d’asseoir le jugement attaqué (paragraphe 19 ci-dessus). À l’évidence, cette voie offrait donc prima facie au requérant un moyen pour redresser le grief précis qu’il soulève maintenant devant la Cour (paragraphe 41 ci-dessus – comparer avec les décisions Gülizar Öz et Zeynep Tekin, précitées).

72. La première observation qui découle de ce constat est que ce recours doit dès lors entrer en ligne de compte dans le calcul du délai de six mois (voir, par exemple, Zaman c. Turquie, no 17839/07, §§ 8, 9 et 15, 25 janvier 2011, et Terzi c. Turquie, no 23086/07, §§ 15, 16 et 23, 25 janvier 2011). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée de la tardivité de la requête (paragraphes 44, 49 et 50 ci-dessus) doit être écartée : l’arrêt définitif portant sur le recours en question ayant été notifié au requérant le 2 mai 2003 (paragraphe 20 in fine ci-dessus) et la présente requête ayant été introduite le 30 octobre 2003, aucun problème ne se pose à ce titre.

73. La deuxième observation est que le Conseil d’État – avec la participation des juges A.A. et T.Ş., qui ne pouvaient ignorer la situation exposée ci-avant (paragraphe 69 in limine ci-dessus) – a rejeté le recours du requérant de manière expéditive, sans s’interroger sur les points soulevés ultérieurement dans l’opinion dissidente de son président A.N.Ç., au motif que ce recours ne « reposait sur aucun des motifs prévus par l’article 54 § 1 du code de procédure administrative » (paragraphe 20 ci-dessus).

74. Dans les circonstances de la présente cause, pareille conclusion ne saurait passer pour cadrer avec la jurisprudence de la Cour.

À cet égard, il suffit de rappeler qu’en l’espèce, nonobstant les prérogatives des juges administratifs concernés quant à l’appréciation des éléments de preuve et quant à la détermination de la pertinence et de l’admissibilité de ces éléments, l’article 6 § 1 de la Convention mettait à la charge de ceux-ci l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens du requérant et que cette obligation ne pouvait passer pour être respectée que si ces moyens étaient vraiment « entendues », c’est‑à‑dire dûment examinées, ce qui à l’évidence devait transparaître de la motivation, en dernier lieu, de l’arrêt du 24 février 2003 (pour le principe, voir, par exemple, Carmel Saliba, précité, § 66, Khamidov, précité, § 173, et Dulaurans, précité, § 33, ainsi que les références qui y figurent). Il y va du principe selon lequel la Convention ne vise pas à garantir des droits théoriques ou illusoires, mais des droits concrets et effectifs.

Au vu de ces exigences, les juges administratifs auraient dû démontrer que le moyen de rectification du requérant avait bien été examiné à la lumière des circonstances précédemment relevées par la Cour (paragraphes 68 à 71 ci-dessus), qu’ils ne pouvaient prétendre ignorer.

75. Cela n’ayant pas été le cas, rien ne permet de distinguer la présente espèce des affaires Dulaurans (arrêt précité, §§ 33-34 et 38) et Carmel Saliba (arrêt précité, §§ 79 et 80). S’alignant sur ces précédents, la Cour juge inacceptable qu’en l’espèce le Conseil d’État se soit borné à se retrancher derrière un constat d’irrecevabilité générique, sans expliquer en quoi l’unique moyen de rectification que le requérant avait dûment fait valoir pour contester son licenciement abusif était étranger au but visé par l’alinéa d) de l’article 54 § 1 du CDPA, lequel sanctionnait justement les jugements rendus – comme en l’occurrence – sur la base de documents frauduleux, donc illégaux. En outre, elle ne peut comprendre quelles raisons ont pu conduire le Conseil d’État à écarter des débats le caractère illégal – qu’il avait lui-même établi – du rapport litigieux qui se trouvait au cœur du litige devant lui.

Ce faisant, le Conseil d’État a tacitement entériné le résultat d’un abus commis par un supérieur hiérarchique, qui, finalement, a valu au requérant de perdre son poste de chercheur.

76. La Cour en conclut que le rejet du recours du requérant a, pour le moins, été le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » et qu’il y a eu par conséquent violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

77. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

78. Le requérant réclame 350 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel résultant du manque à gagner qu’il aurait subi à la suite de son licenciement, précisant notamment qu’il était resté quinze mois au chômage et qu’il avait dû faire des emprunts en devises étrangères dont le remboursement lui aurait été très difficile en raison des fluctuations économiques en Turquie. Le requérant demande également le remboursement d’une somme de 300 000 EUR, qu’il aurait lui-même déboursée pour mener à bien son projet de recherche intitulé « Une recherche du point de vue de la phytosociologie du Mont d’Ulubaba ». Il indique à ce sujet que les autorités avaient refusé de subventionner ce projet, au motif qu’il n’était pas un cadre universitaire (paragraphe 34 ci-dessus). Enfin, il soutient avoir subi un préjudice de 50 000 EUR, car, à la suite de son licenciement, il n’aurait pas été en mesure de verser les mensualités d’un bien immobilier acheté auprès d’une société coopérative et aurait été obligé de vendre celui-ci à perte.

Pour ce qui est du dommage moral, le requérant sollicite 9 000 000 EUR. Il motive sa demande par un ébranlement de son statut social, par la situation de précarité dans laquelle il se serait retrouvé en tant que père de famille et par la souffrance qu’il aurait éprouvée en étant, selon lui injustement, empêché d’accomplir sa carrière et de la couronner par un professorat.

79. Le Gouvernement estime inacceptables les montants réclamés au titre du dommage matériel, ceux-ci ne reposant à ses yeux sur aucun élément vérifiable.

Quant au dommage moral, il se borne à dire que la somme demandée est complètement irréaliste et exagérée.

80. La Cour relève que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que le requérant n’a pu jouir devant le Conseil d’État des garanties de l’article 6 de la Convention (Dulaurans, précité, § 43, et Carmel Saliba, précité, § 84). En effet, bien qu’il soit raisonnable de penser que l’intéressé a, de ce fait, subi une perte de chances dans son parcours professionnel, la Cour ne saurait néanmoins spéculer sur ce qu’aurait été l’issue de la procédure dans le cas où cette disposition aurait été respectée. Elle n’aperçoit donc pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente.

En revanche, elle estime que le requérant a subi un préjudice moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant la somme de 6 250 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

81. Cela étant, la Cour réaffirme que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 6 § 1 de la Convention consiste à faire en sorte que le requérant se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si cette disposition n’avait pas été méconnue. Elle juge que ce principe trouve à s’appliquer en l’espèce et estime en conséquence que la forme la plus appropriée de redressement serait, pourvu que le requérant le demande, une nouvelle procédure administrative, conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Carmel Saliba, précité, § 85, et Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 72, ECHR 2008, ainsi que les références qui y figurent).

B. Frais et dépens

82. Le requérant, sans présenter aucun justificatif, demande 50 000 EUR au titre des frais et dépens qui auraient été engagés devant les juridictions internes ainsi qu’au titre de divers autres frais, notamment de déplacement, d’hébergement, de transport et de secrétariat, qui auraient été nécessaires pour le suivi des procédures entamées à Eskişehir et Ankara.

83. Le Gouvernement estime qu’aucune somme ne devrait être accordée en l’espèce, en l’absence de documents démontrant que le montant réclamé a réellement été exposé dans le contexte de la présente affaire.

84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, elle ne peut que rejeter la demande formulée à ce titre, celle-ci ne reposant sur aucun élément tangible et vérifiable.

C. Intérêts moratoires

85. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Joint au fond et rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement concernant la tardivité de la requête ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 250 EUR (six mille deux cent cinquante euros) pour dommage moral plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune à M. Spano et M. Lemmens.

R.S.
S.H.N.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES SPANO ET LEMMENS

1. Nous ne pouvons-nous rallier à la conclusion à laquelle la majorité est arrivée.

Nous partageons avec la majorité le sentiment que le requérant a été la victime d’une injustice, à savoir les actes délictueux commis par l’ancien recteur, qui ont conduit au non-renouvellement de son mandat de chercheur. Cette injustice a par ailleurs été reconnue par les juridictions internes.

Toutefois, devant la Cour, la question qui se pose n’est pas celle de savoir si le requérant a été ou non victime d’une injustice. La question est de savoir si le requérant a été victime d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, et, plus particulièrement, si son droit à un procès équitable a été méconnu. Nous estimons que la réponse à cette question juridique, beaucoup plus restreinte et technique, ne peut être que négative.

2. Cette affaire ne concerne pas le droit d’accéder à la fonction publique, droit qui n’est pas reconnu par la Convention (Glasenapp c. Allemagne, 28 août 1986, § 48, série A no 104, Kosiek c. Allemagne, 28 août 1986, § 34, série A no 105, Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 43, série A no 323, et Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII). La question du non-renouvellement du mandat, en tant que tel, ne fait pas l’objet du grief devant la Cour.

Le seul point en litige est celui du déroulement de la procédure devant les juridictions administratives.

3. Il nous semble utile de rappeler brièvement la chronologie des différentes procédures au niveau national.

À une date non précisée, le requérant introduit un recours en annulation de la décision du rectorat du 27 octobre 2000 lui refusant le renouvellement de son mandat. Après examen de sa requête et du mémoire du rectorat (qui ne dépose pas de dossier administratif), le tribunal administratif estime, le 13 mars 2001, que la décision attaquée est manifestement illégale et il en ordonne le sursis à exécution (paragraphe 14 du présent arrêt).

Ensuite, au cours de la procédure, un rapport d’appréciation rédigé par le recteur à une date non précisée est versé au dossier. Selon ce rapport, le requérant ne donnait pas satisfaction à son poste (paragraphe 16 du présent arrêt).

Le requérant introduit aussitôt (le 11 septembre 2001) un recours en annulation de ce rapport (paragraphe 21 du présent arrêt).

Deux jours plus tard, le 13 septembre 2001, le tribunal administratif rejette le premier recours du requérant en se fondant sur le rapport d’appréciation du recteur (paragraphe 17 du présent arrêt). La majorité ne reproche pas au tribunal de ne pas douter de la régularité du rapport, et ce, à notre avis, à juste titre.

Alors que le pourvoi contre le jugement du 13 septembre 2001 est pendant devant le Conseil d’État, le tribunal administratif annule, le 20 mars 2002, le rapport d’appréciation. Il y a lieu de souligner que l’illégalité dont le rapport est entaché ne concerne ni le contenu de celui-ci ni la procédure suivie préalablement à son adoption. Le rapport est annulé parce qu’il n’a pas été transmis au troisième appréciateur, le N+3, pour l’appréciation définitive (paragraphe 22 du présent arrêt). Le tribunal administratif n’a donc pas constaté une illégalité matérielle du rapport.

Le 4 juin 2002, le Conseil d’État rejette le pourvoi que le requérant a formé contre le jugement de rejet de son recours en annulation de la décision de non-renouvellement (paragraphe 18 du présent arrêt). L’arrêt du Conseil d’État est sommairement motivé. Il se borne à mentionner que le motif sur lequel repose le jugement attaqué est conforme à la procédure et à la loi.

Peu après avoir reçu notification de cet arrêt (le 19 juillet 2002), le requérant introduit une demande « en rectification » de l’arrêt. C’est à ce moment-là qu’il fait mention de l’annulation du rapport d’appréciation ; c’est d’ailleurs le motif sur lequel repose sa demande (paragraphe 19 du présent arrêt).

Par un arrêt du 24 février 2003, le Conseil d’État rejette de plano la demande en rectification, estimant que celle-ci ne repose sur aucun des motifs prévus par l’article 54 § 1 du code de procédure administrative, le CDPA (paragraphe 20 du présent arrêt).

Après la clôture de la procédure devant le Conseil d’État, plus précisément le 5 décembre 2003, le conseil de supervision près le président du conseil d’études supérieures de l’université clôt l’enquête disciplinaire qu’il a menée et il recommande au recteur que l’ancien recteur I.H.S. soit poursuivi au pénal (paragraphe 27 du présent arrêt). Enfin, le 23 mars 2007, le tribunal correctionnel déclare I.H.D. coupable d’abus de fonctions (paragraphe 29 du présent arrêt).

4. Nous sommes d’accord avec la majorité lorsqu’elle estime que, pour apprécier l’équité du procès relatif à la décision de ne pas renouveler le mandat du requérant, le sort réservé au rapport d’appréciation du recteur est un élément important. Ce rapport a été annulé le 20 mars 2002 (pour « vice de forme », selon l’expression utilisée plus tard par un juge dissident du Conseil d’État (paragraphe 20 du présent arrêt)). Avant cette date, il pouvait constituer une base valable permettant de considérer que la décision de non-renouvellement était légale. Ce n’est qu’après son annulation qu’un problème d’iniquité du procès pouvait se poser.

Depuis quelle date les juridictions administratives savaient-elles, ou auraient-elles dû savoir, que le rapport d’appréciation était entaché d’illégalité ?

Selon la majorité, la chambre compétente devait savoir, déjà au stade de la procédure devant le tribunal administratif, qu’un recours en annulation de ce rapport avait été introduit et qu’il était pendant devant une autre chambre du tribunal (paragraphe 67 du présent arrêt). Nous estimons cette façon de voir les choses hautement irréaliste. Ce n’est pas parce qu’un certain recours en annulation est introduit que toutes les chambres du tribunal doivent en avoir connaissance, et encore moins qu’elles doivent d’office tenir compte de cet élément dans leurs décisions.

La majorité reproche également au Conseil d’État, qui a statué le 4 juin 2002 sur le pourvoi contre le jugement du tribunal administratif rejetant le recours en annulation de la décision de non-renouvellement, de ne pas avoir tenu compte de l’annulation du rapport d’appréciation par le jugement du 20 mars 2002 (paragraphe 67 du présent arrêt). Mais comment le Conseil d’État devait-il savoir qu’il y avait eu annulation ? Il incombait au requérant de l’en informer. Rien dans le dossier n’indique que l’intéressé l’ait fait. On ne saurait dès lors reprocher au Conseil d’État des problèmes de « coordination » ou de « diligence » (paragraphe 67 du présent arrêt).

Reste la demande en rectification d’arrêt, introduite peu après le 19 juillet 2002. À ce stade de la procédure, l’annulation du rapport d’appréciation avait été portée à la connaissance du Conseil d’État. À notre avis, le requérant n’est susceptible de se plaindre d’un procès inéquitable qu’à compter de la date d’introduction de cette demande. C’est donc l’examen par le Conseil d’État de la demande en rectification qui doit retenir notre attention.

5. La majorité considère comme « important » le fait que trois des cinq juges de la chambre du Conseil d’État avaient auparavant fait partie de la chambre qui avait rejeté le recours contre le jugement annulant le rapport d’appréciation (paragraphe 69 du présent arrêt). À nos yeux, cette circonstance n’est pas pertinente du tout. Chaque affaire doit être examinée sur la base des éléments du dossier et non pas sur la base de connaissances acquises par les juges dans le cadre d’autres affaires.

Ce qui compte en l’espèce, c’est que le requérant, en introduisant sa demande en rectification, a informé le Conseil d’État de l’annulation du rapport d’appréciation.

6. La majorité reproche ensuite au rectorat, partie au procès, de ne pas avoir informé le Conseil d’État du déclenchement, le 27 juin 2002, d’une procédure disciplinaire contre l’ancien recteur I.H.D. (paragraphe 70 du présent arrêt).

Nous ne nous attarderons pas sur la question de savoir dans quelle mesure les omissions d’une partie au procès ont pu affecter le caractère équitable de celui-ci. La majorité n’a, elle non plus, procédé à aucun développement dans cette direction.

Il nous suffit de constater que la demande en rectification a été rejetée de plano, faute d’être basée sur un des motifs pouvant justifier une rectification. Dans ces circonstances, le rectorat n’a pas été invité à présenter des observations. Comment pourrait-on reprocher au rectorat, qui n’était peut-être même pas au courant de l’existence d’une demande en rectification, de ne pas avoir informé le Conseil d’État de développements qui, au demeurant, n’étaient pas directement liés à l’affaire en cause ?

7. Enfin, la majorité aborde les motifs sur lesquels le Conseil d’État s’est fondé pour rejeter la demande en rectification (paragraphes 71-76 du présent arrêt). À notre avis, c’est là que réside le cœur du problème.

Rappelons que le Conseil d’État a estimé que la demande ne reposait sur aucun des motifs prévus par l’article 54 § 1 du CDPA (paragraphe 20 du présent arrêt).

8. Pour critiquer la décision du Conseil d’État, la majorité part du constat que le moyen invoqué par le requérant à l’appui de sa demande de rectification tombait sous le coup de l’article 54 § 1 d) du CDPA (paragraphe 71 du présent arrêt), au motif que les documents ayant influé sur le fond du jugement « étaient faux ou relevaient d’une fraude ».

Nous estimons que, en agissant de la sorte, la majorité s’aventure pleinement dans une interprétation du droit interne. Or il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 99, CEDH 2016, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 123, CEDH 2016 (extraits)). La Cour ne peut substituer son interprétation du droit interne à celle adoptée par les juridictions internes que si cette dernière apparaît comme arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I ; voir également Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 108, CEDH 2000‑I, Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 85, CEDH 2015, Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 62, 14 septembre 2017, et Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 159, 19 septembre 2017).

Pouvons-nous dire que le Conseil d’État a interprété l’article 54 § 1 du CDPA d’une manière arbitraire ou manifestement déraisonnable ?

La demande en rectification, même si elle constitue une voie de recours à épuiser avant l’introduction d’une requête devant notre Cour (paragraphe 68 du présent arrêt), n’en constitue pas moins un recours extraordinaire, dans le sens qu’il est soumis à des conditions strictes de recevabilité et qu’il ne permet pas, aussi longtemps qu’il n’a pas été déclaré recevable, à la juridiction saisie d’examiner le bien-fondé du litige tel qu’il avait été porté devant l’instance ayant rendu le jugement dont la rectification est demandée.

L’article 54 § 1 d) du CDPA, en permettant la rectification d’un arrêt en cas de faux ou de fraude, place la barre très haut. Au moment où le Conseil d’État s’est prononcé sur la demande en rectification, le rapport d’appréciation avait certes été annulé pour vice de forme. Mais, à ce moment-là, aucune décision judiciaire n’avait été rendue quant à la qualification de faux ou d’acte frauduleux. Nous ne pouvons suivre la majorité qui semble considérer que toute illégalité relève de la fraude (paragraphe 75 du présent arrêt : « documents frauduleux, donc illégaux »).

Comment le Conseil d’État, lorsqu’il a statué le 24 mars 2003, aurait-il pu considérer que son arrêt du 4 juin 2002 était fondé sur un document qui était un faux ou qui relevait d’une fraude ? Même le juge dissident du Conseil d’État ne parle pas d’un faux ou d’une fraude (paragraphe 20 du présent arrêt). Sur quel élément nous appuyer pour décréter, contrairement à la majorité du Conseil d’État, que l’illégalité dont il s’agissait ne consistait pas en une simple irrégularité technique (non-communication à l’appréciateur N+3), mais en un faux ou en un acte frauduleux ?

Nous comprenons parfaitement que le Conseil d’État ait considéré, implicitement, que l’illégalité dont était entaché le rapport d’appréciation n’était pas encore un faux ou une fraude. En tout cas, à notre avis, on ne peut conclure que le Conseil d’État, en considérant implicitement que son arrêt du 4 juin 2002 n’était pas basé sur un document faux ou relevant d’une fraude, a interprété l’article 54 § 1 d) du CDPA de manière si erronée que son refus d’appliquer cette disposition dans la présente espèce constituerait une décision arbitraire ou manifestement déraisonnable.

9. La majorité reproche encore au Conseil d’État de ne pas avoir motivé d’une façon plus circonstanciée sa décision de rejeter la demande en rectification (paragraphes 73-75 du présent arrêt).

Pour nous, la motivation, pour succincte qu’elle soit, est suffisamment claire. Le Conseil d’État a tout simplement dit que la demande ne repose sur aucun des motifs énumérés à l’article 54 § 1 du CDPA. Dans la mesure où le Conseil d’État a considéré implicitement que le rapport d’appréciation ne constituait pas un faux et qu’il ne relevait pas de la fraude, au sens de l’article 54 § 1 d), nous ne voyons pas ce qu’il devait encore expliciter.

Selon la majorité, en revanche, le Conseil d’État aurait dû expliquer pourquoi il considérait que le moyen invoqué par le requérant était étranger au motif visé par l’article 54 § 1 d) du CDPA et pourquoi il écartait des débats le caractère illégal du rapport d’appréciation (paragraphe 75 du présent arrêt).

Quant au premier point, nous nous référons à ce que nous avons exposé ci-dessus au sujet de la différence entre une illégalité pour vice de forme et un faux ou une fraude.

Quant au second point, nous nous permettons de rappeler que, lorsqu’une demande en rectification d’arrêt est rejetée sans examen sur le fond au motif que les conditions prévues par la loi ne sont pas réunies, la décision de rejet ne peut être considérée comme une prise de position sur le fond de l’affaire (Kum c. Turquie (déc.), no 28556/11, 10 janvier 2012). En l’espèce, après avoir conclu que le motif invoqué par le requérant ne figurait pas parmi ceux visés par l’article 54 § 1 du CDPA, le Conseil d’État n’avait pas à s’occuper de l’incidence du caractère illégal du rapport d’appréciation sur l’issue du recours en annulation de la décision de non-renouvellement du mandat.

10. En conclusion, nous ne discernons dans l’arrêt du Conseil d’État aucune « erreur manifeste d’appréciation » (paragraphe 76 du présent arrêt). Nous ne pouvons donc conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

11. Cela étant dit, il n’en demeure pas moins que le recours en annulation du requérant a été rejeté sur base d’un document qui, par la suite, a été annulé. La question pourrait se poser si le requérant ne devait pas disposer, au-delà d’une procédure en rectification, d’une voie de recours lui permettant d’obtenir la révision de l’arrêt du 4 juin 2002.

Mais cette question ne se pose pas dans la présente espèce, celle-ci étant limitée au déroulement de la procédure en rectification telle qu’elle était régie par le droit interne.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-177653
Date de la décision : 17/10/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : TEL
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BENLI M.N.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award