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10/04/2018 | CEDH | N°001-182353

CEDH | CEDH, AFFAIRE ERYİĞİT c. TURQUIE, 2018, 001-182353


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ERYİĞİT c. TURQUIE

(Requête no 18356/11)

ARRÊT

STRASBOURG

10 avril 2018

DÉFINITIF

10/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Eryiğit c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridri

k Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2018,

Rend ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ERYİĞİT c. TURQUIE

(Requête no 18356/11)

ARRÊT

STRASBOURG

10 avril 2018

DÉFINITIF

10/07/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Eryiğit c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18356/11) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de cet État, MM. et Mmes Hava Eryiğit, Bekir Eryiğit, Murat Eryiğit, Fazilet Eryiğit, Musa Eryiğit, Tuğba Eryiğit et Hatice Eryiğit (« les requérants »), ont saisi la Cour le 28 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me E. Baş Erbaş, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants se plaignaient de l’absence d’explication promptement apportée par les autorités relativement à la disparition d’un éventuel deuxième nouveau-né et soutenaient qu’ils n’avaient pas été dûment indemnisés pour leur préjudice résultant d’un diagnostic erroné de gestation gémellaire, posé préalablement à l’accouchement de la première requérante.

4. Le 3 janvier 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1961, en 1956, en 1995, en 1991, en 1998, en 1986 et en 1988 et résident à Istanbul.

A. La genèse

6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7. Le 7 novembre 1997, la requérante Hava Eryiğit (« la première requérante »), alors enceinte de trente-quatre semaines, fut emmenée à l’hôpital de Süleymaniye pour des douleurs liées à sa grossesse. Un diagnostic de grossesse gémellaire et d’hypertension artérielle fut posé. Cet hôpital n’étant pas équipé pour accueillir des patientes souffrant d’hypertension artérielle pendant la grossesse, la première requérante fut transférée à l’hôpital Şişli Etfal où, après une échographie, les médecins parvinrent au même diagnostic. Toutefois, en raison d’un manque de couveuses à l’hôpital Şişli Etfal, la première requérante fut transférée à l’hôpital Zeynep Kamil. Elle y subit également une échographie et les médecins lui indiquèrent qu’elle attendait des jumeaux.

8. Le 8 novembre 1997, elle n’accoucha que d’un seul nouveau-né par césarienne. Les membres de l’équipe médicale soutinrent qu’ils s’attendaient eux aussi à des jumeaux mais qu’il n’y avait qu’un seul enfant dans l’utérus.

B. L’enquête pénale

9. Le 4 mai 1998, les requérants déposèrent plainte auprès du procureur de la République d’Üsküdar (« le procureur ») contre le personnel médical de l’hôpital Zeynep Kamil pour abus de fonction, au motif qu’il était impliqué dans la disparition de l’un de leurs nouveau-nés. Ils soutenaient que l’équipe médicale avait fait naître des jumeaux et avait enlevé un des enfants pour n’en donner qu’un seul à la famille.

10. À une date non précisée dans le dossier, le personnel médical mis en cause relevant de la fonction publique, le procureur demanda au préfet d’Üsküdar (« le préfet ») l’autorisation d’engager des poursuites à leur encontre.

11. Le 1er mai 1998, une enquête administrative interne fut engagée par le ministère de la Santé à l’encontre du personnel de l’hôpital Zeynep Kamil mis en cause.

12. Dans un rapport médical rendu à une date non précisée dans le dossier, les chefs de clinique de l’hôpital SSK de Göztepe indiquaient qu’il était possible que le personnel hospitalier ait commis une erreur de diagnostic en raison de l’engorgement des urgences de l’hôpital Zeynep Kamil et que ledit personnel ait été conditionné par le diagnostic précédemment posé dans les autres hôpitaux. Ils expliquaient que, dans les cas où le fœtus présentait un degré de flexion important in utero, et dans le cas où la qualité de l’appareil d’imagerie n’était pas satisfaisante en raison de sa vétusté, il était possible de prendre le tronc ou l’abdomen du fœtus pour une deuxième tête. Ils ajoutaient qu’il s’agissait d’une erreur de diagnostic fréquemment rencontrée. Selon ces spécialistes, il n’était plus possible, six mois après l’accouchement, de détecter si une grossesse gémellaire avait eu lieu à partir d’un examen du nouveau-né et de la mère. Enfin, ils concluaient qu’il s’agissait d’une erreur de diagnostic non intentionnelle commise lors de l’examen médical préalable et que, selon eux, l’équipe chargée de l’accouchement n’avait pas pu commettre d’erreur sur le nombre d’enfants à mettre au monde.

13. Dans un rapport du 29 mai 1998, l’institut médicolégal d’Istanbul indiqua à son tour qu’il n’était plus possible de détecter une grossesse gémellaire à partir d’un examen du nouveau-né et de la mère en raison du délai de six à sept mois qui s’était écoulé depuis la date de l’accouchement.

14. Le 4 juin 1998, l’inspecteur du ministère de la Santé rendit un rapport (« le rapport d’inspection »). Il y rappelait que la première requérante avait d’abord été hospitalisée à l’hôpital Süleymaniye avant d’être transférée à l’hôpital Şişli Etfal, où un diagnostic de grossesse gémellaire et d’hypertension artérielle avait été posé, qu’elle avait par la suite été emmenée aux urgences de l’hôpital Zeynep Kamil où le diagnostic précédemment posé avait été noté dans le dossier médical de l’intéressée et que le personnel hospitalier s’était préparé pour l’accouchement de jumeaux. L’inspecteur avait interrogé, entre autres, l’équipe hospitalière présente dans la salle d’opération où l’accouchement par césarienne avait été effectué. Les membres de cette équipe, composée de trois obstétriciens, de deux anesthésistes et d’une infirmière, indiquèrent avoir personnellement témoigné que, contrairement à leurs attentes, il n’y avait qu’un seul nouveau-né, que l’un des obstétriciens avait bien vérifié la présence ou non d’un second bébé dans l’utérus de la mère et que, finalement, il s’était avéré qu’il ne s’agissait pas d’une grossesse gémellaire. Dans son rapport, l’inspecteur exposait que, en réalité, il n’avait jamais été question de grossesse multiple et que, d’après les registres hospitaliers postopératoires et les témoignages concordants du personnel médical, l’intéressée n’avait donné naissance qu’à un seul nouveau-né. Il se référait à ces constats pour conclure qu’il n’y avait pas lieu d’engager une quelconque procédure à l’encontre de l’équipe médicale de l’hôpital Zeynep Kamil.

15. Le 11 août 1998, se fondant sur le rapport d’inspection, le préfet rejeta la demande du procureur pour absence d’élément de preuve selon lequel le personnel mis en cause aurait abusé de ses fonctions dans les circonstances dénoncées par les requérants.

16. À une date non précisée dans le dossier, la cour administrative régionale rejeta l’opposition formée contre le rejet du préfet.

17. Le 18 septembre 1998, le procureur rendit un non-lieu au motif qu’une erreur de diagnostic avait été commise en raison du surpoids de la première requérante, qu’il n’y avait jamais eu de grossesse gémellaire et que, partant, le personnel hospitalier n’avait pas commis l’infraction reprochée.

C. L’action de plein contentieux

18. À une date non précisée dans le dossier, les requérants saisirent l’administration d’une demande préalable d’indemnisation pour défaut d’explication apportée à l’absence du deuxième enfant dont la première requérante était censée accoucher conformément aux trois diagnostics posés en ce sens. L’administration ne répondit pas, ce que valut rejet implicite de ladite demande.

19. Le 26 octobre 1998, les requérants entamèrent une action de plein contentieux et réclamèrent 20 000 000 livres turques (TRL) pour dommage moral.

20. Le 27 janvier 2000, après examen des registres médicaux de la première requérante et des pièces du dossier de l’enquête pénale versés au dossier, le tribunal administratif d’Istanbul (« le tribunal administratif ») débouta les requérants au motif qu’il s’agissait uniquement d’une erreur de diagnostic et que, d’après le rapport d’inspection du 4 juin 1998, ce type d’erreur était fréquent et n’avait eu aucune conséquence dommageable sur l’état de santé du nouveau-né ni sur celui de la première requérante.

21. Le 17 avril 2002, le Conseil d’État infirma ce jugement au motif qu’il convenait d’octroyer des dommages-intérêts à la première requérante en raison de la souffrance que l’absence d’un second nouveau-né malgré un diagnostic de grossesse gémellaire lui avait fait endurer. Le 11 avril 2005, il rejeta les recours en rectification formés par les requérants et l’administration.

22. Le 18 novembre 2005, le tribunal administratif accorda 2 000 000 TRL[1] (environ 1 250 euros (EUR)), montant assorti d’intérêts moratoires commençant à courir à compter de la date de l’introduction de l’instance, pour le préjudice moral que la première requérante avait subi en raison des faits ainsi établis. Il motivait sa décision relative au montant de l’indemnisation par le fait que le diagnostic de grossesse gémellaire n’avait été posé que la veille du jour de l’accouchement, qu’il n’y avait aucun élément d’information ni document quelconque démontrant qu’un tel diagnostic avait été posé avant cette date et que, dès le lendemain, les requérants avaient appris qu’une erreur avait été commise à cet égard.

23. Le 30 mars 2009, le Conseil d’État confirma cette décision et, le 20 juillet 2010, rejeta le recours en rectification d’arrêt.

24. Le 31 décembre 2010, l’administration versa aux requérants la somme fixée par le tribunal administratif, augmentée d’intérêts moratoires, soit 5 280 livres turques (TRY), soit 2 575 EUR environ à l’époque des faits.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

25. Les requérants estiment ne pas avoir été dûment indemnisés eu égard au préjudice que leur famille aurait subi en raison des agissements du personnel hospitalier, selon eux responsable de la disparition d’un deuxième nouveau-né, et se plaignent du non-respect de leur droit à la vie privée. Par ailleurs, ils dénoncent l’absence d’un examen prompte et effectif de leur cause. Ils invoquent les articles 6, 8 et 13 au soutien de leurs prétentions.

26. Le Gouvernement combat ces thèses.

27. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, 5 octobre 2006). Dès lors elle estime que les faits dont se plaignent les requérants doivent être examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention tant sous son volet matériel que celui procédural, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur le non-respect du délai de six mois

28. Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois en ce qui concerne la voie pénale. Il allègue que la procédure a pris fin le 18 septembre 1998, date à laquelle le procureur a rendu un non-lieu.

29. D’emblée, la Cour note que, en tout état de cause, pour les raisons exposées plus loin (paragraphes 35 et 36 ci-dessous), la voie pénale n’étant pas celle pertinente dans le cas d’espèce, la voie administrative d’indemnisation était celle qu’il fallait privilégier. Dans ce cadre, elle constate que les requérants ont introduit la présente requête dans les six mois à compter de la dernière décision interne définitive, à savoir l’arrêt du Conseil d’État rendu le 20 juillet 2010 (paragraphe 20 ci-dessus).

2. Sur la qualité de victime

30. Par ailleurs, le Gouvernement avance que la première requérante n’a plus la qualité de victime au motif que les tribunaux internes lui auraient accordé des dommages-intérêts et que ceux-ci lui auraient effectivement été versés le 31 décembre 2010. Quant aux autres requérants, il estime que, eu égard à ce qui a été subi par la première requérante, ceux-ci n’ont pas la qualité de victime.

31. Les requérants déplorent une méconnaissance de leur droit à la vie privée et familiale en raison de la prétendue disparition d’un éventuel second nouveau-né consécutivement à l’accouchement par la première requérante d’un nouveau-né unique malgré un diagnostic de grossesse gémellaire. Ils prétendent que contrairement aux allégations du Gouvernement, les tribunaux n’ont pas approfondi leurs recherches sur la question et dénoncent l’insuffisance du montant qui leur a été accordé au titre de leur préjudice matériel. Ils soutiennent par ailleurs que lesdits tribunaux auraient dû indemniser chacun des requérants et non pas uniquement la première requérante.

32. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, l’intégrité physique de la personne relève incontestablement de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 22‑27, série A no 91, et Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 34, série A no 247‑C).

33. Aux engagements plutôt négatifs contenus dans l’article 8 précité peuvent s’ajouter, comme pour d’autres dispositions de la Convention, des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis (voir, parmi beaucoup d’autres, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 157, CEDH 2005‑X).

34. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, si l’atteinte au droit à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation susmentionnée d’instaurer un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII, et Trocellier, décision précitée). En la matière, la Cour a déjà dit que, en droit turc, la voie à emprunter par les requérants est, en principe, de nature civile ou administrative (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, et Bilsen Tamer et autres c. Turquie (déc.), no 60108/10, 26 août 2014), selon que le service de santé mis en cause relève du secteur privé ou du secteur public.

35. En l’occurrence, l’hôpital en question étant un établissement public et le personnel médical mis en cause relevant de la fonction publique, la voie administrative de réparation était à privilégier, seule ou conjointement avec le recours exercé devant les instances pénales (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, et Karakoca, décision précitée).

36. En l’espèce, les requérants ont usé de deux voies de droit : la voie pénale et la voie de réparation devant les juridictions administratives. Même si la procédure pénale s’est soldée par un non-lieu, les requérants ont eu accès à une procédure administrative permettant l’examen de la responsabilité du personnel hospitalier et, le cas échéant, l’obtention d’une compensation.

37. Par ailleurs, la Cour observe que, dans le cadre de l’enquête judiciaire dirigée contre le personnel médical, deux rapports médicaux et un rapport d’inspection ont été rendus pour déterminer s’il était question d’une grossesse gémellaire et, dans l’affirmative, quel avait été le sort de l’éventuel second nouveau-né. Le rapport médical émanant de l’hôpital SSK de Göztepe et le rapport d’inspection concluaient tous deux que, en posant un diagnostic de grossesse multiple, le personnel hospitalier avait commis une erreur, mais n’était aucunement impliqué dans un quelconque acte d’enlèvement sur un éventuel second nouveau-né.

38. La Cour relève également que les rapports susmentionnés ont été versés au dossier de l’action de plein contentieux devant le tribunal administratif. Dans le cadre de l’action intentée par les requérants pour obtenir un dédommagement, les tribunaux ont établi que la première requérante n’était pas enceinte de jumeaux mais d’un seul enfant, qu’il s’agissait d’un mauvais diagnostic en série dans la mesure où le diagnostic d’un premier hôpital avait été repris, sans être dûment vérifié, par le personnel des autres hôpitaux qui avaient successivement accueilli la première requérante. Enfin, ils ont reconnu la détresse que l’erreur ainsi commise a créée chez l’intéressée et, estimant que la faute était attribuable à l’administration, ils ont accordé des dommages-intérêts pour le préjudice moral qu’elle avait subi. La Cour note aussi que l’administration a exécuté le jugement et a versé aux requérants 5 280 livres turques (TRY), soit environ 2 575 EUR à l’époque des faits.

39. Elle constate que les rapports rendus, tout comme les conclusions des juridictions nationales, ont conclu de manière circonstanciée à l’absence de grossesse gémellaire. Or, elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des médecins ni de se livrer à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur le caractère correct des conclusions auxquelles sont parvenus les experts (voir, parmi beaucoup d’autres, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 119, CEDH 2007‑I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010). À la lumière de ces considérations, elle ne voit aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la conclusion à laquelle elles sont parvenues.

40. Dans ces circonstances, la Cour estime que les allégations des requérants concernant l’ambiguïté relative à l’existence et à l’enlèvement d’un éventuel second nouveau-né sont manifestement mal fondées.

41. Quant à l’erreur de diagnostic, eu égard à ce qui précède, force est de conclure que le tribunal administratif a reconnu la responsabilité de l’administration et a accordé des dommages-intérêts pour le préjudice subi par la première requérante.

42. Par ailleurs, la Cour constate également que, dans la détermination du montant du dédommagement, le tribunal administratif a tenu compte de l’absence d’un quelconque élément d’information démontrant qu’un diagnostic de grossesse gémellaire aurait été posé avant le 7 novembre 1997, date à laquelle le diagnostic erroné avait été rendu pour la première fois à l’hôpital Süleymaniye, et du fait que, dès le lendemain, les requérants avaient appris qu’une faute avait été commise à cet égard. Elle estime que pareil dédommagement ne peut être qualifié d’insuffisant, d’autant qu’il s’aligne sur les montants accordés par la Cour dans des affaires similaires (voir, par exemple, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 114, 2 juin 2009, et Csoma c. Roumanie, no 8759/05, § 72, 15 janvier 2013).

43. En ce qui concerne le refus des tribunaux d’accorder des dommages-intérêts séparément à chacun des requérants, la Cour considère que les intéressés se plaignent essentiellement de l’appréciation des éléments du dossier par les juridictions internes ainsi que de l’issue de la procédure. Or, pour la Cour, les tribunaux nationaux sont mieux placés pour trancher cette question et statuer sur l’opportunité d’accorder des dommages-intérêts à tous les demandeurs, en tirant les conclusions nécessaires à partir des éléments de droit et de fait dont ils disposent. Pour cette raison, la Cour ne saurait donc souscrire à cet argument.

44. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu un redressement approprié de l’atteinte dénoncée en l’espèce et que les requérants ne peuvent plus se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation du volet matériel de l’article 8.

45. Partant, cette partie de la requête est donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

46. Quant au grief tiré du volet procédural de l’article 8, la Cour estime qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

47. Les requérants soutiennent que la réaction des autorités face à leurs allégations n’a pas été prompte ni effective.

48. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations à cet égard.

49. La Cour rappelle que, outre l’obligation susmentionnée d’instaurer un système judiciaire efficace, une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans le contexte des négligences médicales. L’obligation de l’État au regard de l’article 8 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio, précité, § 53, et Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006). En effet, la connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir la survenue d’erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé.

50. En l’espèce, elle constate que le tribunal administratif a été saisi le 26 octobre 1998 et la dernière décision interne a été rendue le 20 juillet 2010 par le Conseil d’État. Elle constate également que le jugement qui avait accordé des dommages-intérêts a été exécuté le 31 décembre 2010.

51. Pour la Cour, cette durée de presque douze ans ne répond pas non plus à l’exigence du délai raisonnable. Elle ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur les accusations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps en droit interne (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012). Elle tient à rappeler que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration.

52. Partant, la Cour estime, eu égard aux éléments qui précèdent, que les autorités nationales n’ont pas traité la cause des requérants avec le niveau de diligence requis par l’article 8 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

54. Les requérants réclament 136 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu’ils estiment avoir subi.

55. Le Gouvernement estime que cette somme n’est pas justifiée et est exorbitante.

56. La Cour admet que la violation de l’article 8 sous son volet procédural a causé aux requérants un préjudice moral certain que le simple constat de violation ne suffit pas à compenser. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux intéressés la somme de 3 000 EUR pour dommage moral.

57. Les requérants demandent également 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour.

58. Le Gouvernement conteste cette somme.

59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants.

Intérêts moratoires

60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention sous son volet procédural et irrecevable le restant de la requête ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention sous son volet procédural;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défenseur, au taux applicable à la date du règlement) :

i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 avril 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

R.S.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

1. J’ai voté avec mes collègues pour un constat de violation de la Convention. Toutefois, j’ai des difficultés à admettre que l’article 8 de la Convention soit applicable. À mon avis, l’affaire aurait dû être examinée sous l’angle de l’article 6 § 1.

2. L’affaire concerne des incidents liés à l’accouchement de la première requérante. Arrivée la veille de son accouchement dans un premier hôpital, elle apprit qu’elle était enceinte de jumeaux. Ce diagnostic fut confirmé le même jour dans un deuxième hôpital. Lorsque l’intéressée fut transférée au service des urgences d’un troisième hôpital, le même diagnostic fut prononcé. L’accouchement par césarienne, sous anesthésie générale, eut lieu dans ce dernier hôpital. À la surprise de l’équipe médicale, il n’y avait qu’un seul enfant.

Les parents, convaincus qu’il y avait deux enfants, suspectèrent le personnel de l’hôpital d’avoir enlevé l’un des nouveau-nés.

Ils portèrent plainte pour enlèvement d’enfant et pour abus de fonction. Cette plainte aboutit à un non-lieu. Tout comme mes collègues, je ne vois aucune raison de remettre en cause la conclusion des autorités compétentes selon laquelle la première requérante n’était en réalité pas enceinte de jumeaux mais d’un seul enfant, et qu’il s’agissait d’un mauvais diagnostic en série (paragraphe 39 de l’arrêt). Lors de l’enquête administrative, plusieurs personnes ont laissé entendre que l’équipement d’échographie dans le troisième hôpital était ancien et que, dans ces circonstances, il était possible de se tromper.

Les parents introduisirent alors une action en compensation contre le ministère de la Santé devant le tribunal administratif. Ils demandèrent la réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi en raison de la naissance d’un seul enfant alors qu’ils attendaient des jumeaux. Le tribunal administratif rejeta l’action au motif qu’il n’y avait eu qu’une erreur de diagnostic, sans aucune conséquence pour la santé de la mère ou celle de l’enfant (paragraphe 20 de l’arrêt). Le Conseil d’État annula ce jugement, au motif qu’il convenait d’octroyer des dommages-intérêts à la première requérante pour le préjudice moral causé par la souffrance vécue en raison de la naissance d’un seul enfant alors qu’elle attendait des jumeaux (paragraphe 21 de l’arrêt). Le tribunal administratif accorda ensuite à la première requérante une indemnisation d’environ 1 250 euros (paragraphe 22 de l’arrêt).

3. Devant la Cour, les requérants se plaignent d’une violation des articles 6, 8 et 13 de la Convention. Ils dénoncent la disparition du deuxième enfant et se plaignent également de la réaction insuffisante des autorités administratives et judiciaires.

Lors de la communication de la requête au Gouvernement, des questions n’ont été posées que sous l’angle de l’article 8 (invoqué par les requérants) et de l’article 3 (non invoqué par les requérants). Les articles 6 et 13 ont été mis à l’écart. Dans l’arrêt, la majorité se limite à examiner les griefs sous l’angle de l’article 8, estimant qu’il n’y a pas lieu de le faire sous celui des articles 6 et 13, et elle abandonne la voie de l’article 3.

4. Quant à l’applicabilité de l’article 8, celle-ci est basée sur le fait qu’il s’agit en l’espèce d’une atteinte à l’intégrité physique, relevant elle-même de la notion de vie privée au sens de l’article 8 (paragraphe 32 de l’arrêt).

Mais y a-t-il vraiment eu une atteinte à l’intégrité physique ? Il y a eu une erreur de diagnostic, c’est incontestable. Mais toute erreur de diagnostic n’implique pas nécessairement une atteinte à l’intégrité physique. Il peut y avoir des erreurs conduisant au diagnostic d’une maladie terrible qui en réalité fait complètement défaut, et le patient s’en réjouira. En l’espèce, comme l’ont établi les juridictions administratives, l’erreur n’a nui à la santé de personne. Les requérants ne se plaignent par ailleurs pas d’un tel préjudice.

Admettre que l’article 8 soit applicable en l’espèce du fait d’une atteinte à l’intégrité physique me semble procéder d’une assimilation injustifiée d’une erreur de diagnostic à une atteinte à l’intégrité physique.

5. Aussi longtemps que les requérants se plaignent de la disparition d’un second enfant, on pourrait encore admettre que l’article 8 s’applique, du point de vue du droit au respect de la vie familiale. En effet, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (voir, dans le contexte d’une disparition effective, Zorica Jovanović c. Serbie, no 21794/08, § 68, CEDH 2013). On pourrait donc soutenir que le grief relatif à l’enlèvement d’un deuxième enfant, qui en l’espèce a fait l’objet de la procédure pénale, s’inscrit dans cette logique.

Toutefois, ce grief est déclaré manifestement mal fondé, donc irrecevable (paragraphe 40 de l’arrêt). Ce n’est pas sur cette base qu’une violation de l’article 8 a été constatée.

6. Reste la question de la souffrance due au fait que la première requérante attendait des jumeaux alors qu’en fin de compte il n’y a eu qu’une seule naissance.

À mon avis, sauf à donner à la notion de vie privée un contenu extrêmement étendu, une telle souffrance ne suffit pas à rendre l’article 8 applicable. En tout cas, je trouve difficile d’y attacher la conséquence, comme dans le cas d’une vraie atteinte à l’intégrité physique, que l’État soit obligé, de par la Convention, d’avoir en place un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause de la souffrance de l’individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (paragraphe 34 de l’arrêt).

7. Il n’en reste pas moins que les requérants pouvaient alléguer qu’ils avaient souffert, après la naissance d’un seul enfant, du fait d’une faute de service de l’hôpital, plus particulièrement du fait de l’erreur de diagnostic. Je n’ai aucun problème à considérer que le litige qu’ils ont porté devant les juridictions administratives concernait une contestation sur un droit de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

Cet article me semble manifestement applicable. J’aurais préféré que l’arrêt déclare recevable sous l’angle de l’article 6 § 1 le grief concernant la durée de la procédure devant les juridictions administratives.

Quant au bien-fondé de ce dernier grief, je souscris à l’appréciation selon laquelle la durée de la procédure ne répond pas à l’exigence du délai raisonnable (paragraphe 51 de l’arrêt). La conclusion à en tirer est que l’article 6 § 1 a été violé.

C’est dans cette optique que j’ai voté pour les points 1 et 2 du dispositif, même s’il devait s’agir à mon avis à chaque fois de l’article 6 § 1 et non de l’article 8.

8. En conclusion, la majorité me semble vouloir traiter trop de notions sous l’angle des obligations positives procédurales de l’article 8. Elle me semble perdre de vue que, s’agissant de problèmes de nature procédurale, c’est en premier lieu l’article 6 qui est pertinent. Si les choses sont simples, pourquoi les rendre difficiles ?

* * *

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-182353
Date de la décision : 10/04/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8 - Obligations positives) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ERYİĞİT
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BAS ERBAS E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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