La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

19/03/2019 | CEDH | N°001-191750

CEDH | CEDH, AFFAIRE MART ET AUTRES c. TURQUIE, 2019, 001-191750


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MART ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 57031/10)

ARRÊT

STRASBOURG

19 mars 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mart et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Ivana Jelić, >Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 février 2019,

Ren...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MART ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 57031/10)

ARRÊT

STRASBOURG

19 mars 2019

DÉFINITIF

09/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mart et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 février 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57031/10) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, M. Selçuk Mart, M. Yusuf Bayraktar et Mme Selver Orman (« les requérants »), ont saisi la Cour le 21 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me R. Aytaç Sala, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur condamnation pénale avait porté atteinte à leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion.

4. Le 22 septembre 2017, les griefs concernant les atteintes qui auraient été portées aux droits des requérants à la liberté d’expression et à la liberté de réunion ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants (paragraphe 1 ci-dessus) sont nés respectivement en 1982, en 1983 et en 1981. À la date de l’introduction de la requête, le requérant Selçuk Mart était détenu dans un centre pénitentiaire à Adana, la requérante Selver Orman était détenue dans un centre pénitentiaire à Istanbul et le requérant Yusuf Bayraktar était résident à Ankara.

6. Par un acte d’accusation du 29 juillet 2004, le procureur de la République d’Ankara inculpa les requérants de l’infraction d’appartenance à l’organisation illégale MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste) et engagea contre eux une action pénale devant la cour d’assises d’Ankara (« la cour d’assises »).

7. Le 7 février 2007, la cour d’assises rendit son arrêt sur le fond. Elle indiqua d’abord que tous les requérants étaient des lecteurs des périodiques Atılım (« Élan ») et Özgür Gençlik (« Jeunesse libre »), qu’elle considérait comme des organes de presse légaux de MLKP eu égard à leur ligne éditoriale et aux articles publiés, au public qu’ils auraient visé et aux personnes qui les auraient distribués ; et qu’ils participaient aux réunions et manifestations organisées par ces périodiques. Elle indiqua ensuite que, lors de ces manifestations, les intéressés scandaient des slogans en faveur de MLKP ; qu’ils portaient des pancartes de Komünist Gençlik Örgütü (KGÖ) (« Organisation de jeunesse communiste ») et de Ezilenlerin Sosyalist Platformu (ESP) (« Plateforme socialiste des opprimés »), organisations qu’elle considérait comme des sous-branches de MLKP compte tenu, en particulier s’agissant de la première organisation, des décisions judiciaires et d’une note d’information de la direction générale de la sûreté la concernant, du contenu du dossier et des informations figurant sur le site internet de l’organisation ; qu’ils masquaient leur visage avec un foulard suivant les consignes de MLKP et qu’ils brandissaient les étendards et drapeaux de cette organisation ainsi que les portraits de ses membres ; et que, en cas d’intervention des forces de l’ordre, ils attaquaient celles-ci avec des pierres et des bâtons. Elle considéra que ces actes visaient à exposer aux yeux du public la force de l’organisation MLKP et à imposer à la population ses méthodes de violence, et qu’ils constituaient ainsi une propagande en faveur de l’organisation illégale MLKP et une apologie de la violence.

S’agissant en particulier du requérant Selçuk Mart, la cour d’assises nota que ce dernier avait participé aux réunions et manifestations précitées, y avait scandé des slogans en faveur de MLKP et avait brandi les étendards et drapeaux de cette organisation. Elle estima que l’intéressé avait ainsi fait de la propagande en faveur de MLKP et fait l’apologie de la violence.

S’agissant du requérant Yusuf Bayraktar, la cour d’assises indiqua que l’intéressé avait participé aux réunions et manifestations organisées en soutien au MLKP ; qu’il y avait scandé des slogans en faveur de cette organisation et brandi les pancartes et étendards de cette dernière ainsi que les portraits de ses membres ; que, selon le site internet du périodique Atılım, il avait participé aux activités de l’organisation ; et que des livres, périodiques et documents en lien avec l’organisation avaient été trouvés à son domicile lors de perquisitions. La cour d’assises estima que, compte tenu des actes précités, l’intéressé avait fait de la propagande en faveur de MLKP et fait l’apologie de la violence.

Quant à la requérante Selver Orman, la cour d’assises indiqua que l’intéressée avait lu des communiqués et scandé des slogans lors des manifestations ; que, selon les déclarations d’un témoin, elle était une dirigeante du périodique Atılım; qu’elle communiquait au public concerné les informations relatives aux réunions, manifestations et pique-niques organisés par ce périodique et veillait à la participation du public ; qu’elle guidait le groupe lors de ces événements ; qu’elle était chargée de la distribution et de la vente du périodique ; que, selon le site internet du périodique, elle était sa correspondante à Ankara et que des périodiques, livres et documents ainsi qu’un communiqué intitulé « Plateforme de lutte démocratique » avaient été trouvés à son domicile lors de perquisitions. La cour d’assises estima que, eu égard à l’ensemble de ces éléments, l’intéressée avait fait de la propagande en faveur de MLKP et fait l’apologie de la violence.

La cour d’assises considéra que, même si la procédure pénale engagée contre les requérants concernait l’infraction d’appartenance à une organisation illégale, les actes des requérants ne présentaient pas une continuité et une diversité suffisantes pour constituer cette infraction. Par conséquent, elle requalifia les faits, reconnut les requérants coupables de l’infraction de propagande en faveur de l’organisation illégale MLKP de nature à inciter au recours aux méthodes de violence et les condamna à des peines de deux ans et six mois d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

8. Le 23 février 2010, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par les requérants, confirma l’arrêt de la cour d’assises à l’égard des requérants au motif qu’elle n’avait décelé aucun défaut de pertinence dans sa motivation.

9. M. Selçuk Mart purgea sa peine de prison entre le 1er juin 2010 et 12 juillet 2012, et Mme Selver Orman entre 18 juin 2010 et 7 mai 2011. Quant à M. Yusuf Bayraktar, le 16 juillet 2012, la cour d’assises décida de surseoir à l’exécution de la peine infligée à ce requérant en application de la loi no 6352 (paragraphe 13 ci-dessous).

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. L’article 7 § 2 de la loi no 3713

10. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, prévoyait :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...) »

11. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 disposait :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »

12. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition prévoit :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »

B. La loi no 6352

13. La loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012, est intitulée « loi modifiant diverses lois en vue d’accroître l’efficacité des services judiciaires et de suspendre les procès et les peines rendues dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias ». Elle prévoit en son article provisoire 1, alinéas 1 c) et 3 qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive lorsque celle-ci correspond à une amende ou à un emprisonnement inférieur à cinq ans, à condition qu’elle ait été infligée pour une infraction commise avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

14. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants reprochent aux juridictions internes leur appréciation des preuves et leur application des lois pénales et ils se plaignent de l’insuffisance de motivation de leurs décisions.

15. Invoquant l’article 7 de la Convention et l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, les requérants se plaignent en outre d’avoir été condamnés par la cour d’assises en raison d’actes qu’ils auraient commis dans le cadre des manifestations organisées par l’ESP et par les périodiques Özgür Gençlik et Atılım, alors que ces derniers constituaient, selon eux, des entités légales dont les activités et les publications n’auraient pas été interdites à l’époque des faits.

16. Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, les requérants allèguent enfin avoir été condamnés en raison d’actes qu’ils estiment avoir accomplis dans l’exercice de leurs droits protégés par ces articles.

17. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle note que, en soumettant les griefs exposés ci-dessus, les requérants se plaignent essentiellement d’avoir été condamnés pénalement en raison d’activités qui, selon eux, relevaient de l’exercice de droits qui leur seraient conférés par la Convention, notamment son article 10. Dès lors, eu égard à la formulation des griefs des requérants et à la nature de la procédure pénale dont ceux-ci contestent l’issue, la Cour estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

18. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient que les actes des requérants, sur la base desquels ceux-ci auraient été condamnés, n’étaient pas pacifiques, mais visaient à faire de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. Il indique à cet égard que les requérants ont participé à des manifestations, communiqués de presse et réunions avec des personnes ayant des intentions violentes, qu’ils ont apporté leur aide à l’organisation de ces événements, qu’ils ont scandé des slogans en lien avec une organisation illégale, qu’ils ont brandi des drapeaux et étendards représentant cette organisation et qu’ils ont lu des déclarations en soutien aux membres de cette même organisation. Par conséquent, il invite la Cour à considérer la requête comme étant manifestement mal fondée et incompatible avec les dispositions de la Convention, et à la déclarer irrecevable comme étant abusive.

19. Les requérants ne se prononcent pas sur cette exception.

20. La Cour estime que l’exception en question soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non pas un examen de la recevabilité de ce grief.

21. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

22. Les requérants allèguent que leurs actes, qu’ils estiment avoir accomplis en toute légalité dans le cadre de l’exercice par eux de leur liberté d’expression, ont été interprétés par les autorités nationales comme de la propagande en faveur d’une organisation illégale. Ils soutiennent à cet égard que les condamnations pénales prononcées à leur encontre étaient fondées sur leurs activités au sein d’associations légales et de périodiques dont la publication et la distribution auraient été et seraient toujours autorisées, sur leur participation à des manifestations non violentes ainsi que sur des livres et d’autres documents trouvés à leur domicile sans que le contenu de ces publications n’ait été examiné. Ils considèrent donc que, en l’espèce, l’application à leur égard de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 n’était pas prévisible, que les condamnations pénales prononcées à leur encontre ne poursuivaient aucun but légitime et qu’elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

23. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants au motif que les intéressés ont été condamnés non pas pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression, mais pour avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation illégale. Il argue ensuite que, si l’existence d’une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de la sûreté publique, de la prévention du crime et de la protection des droits et libertés d’autrui. Il estime aussi que, dès lors que les requérants auraient été condamnés pour des actes de propagande en faveur d’une organisation illégale, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2. Appréciation de la Cour

24. La Cour note que, en l’espèce, les requérants ont été condamnés pénalement du chef de propagande en faveur de l’organisation illégale MLKP pour avoir, notamment, été des lecteurs de périodiques qui auraient des liens avec ladite organisation, scandé des slogans et brandi des étendards et pancartes en faveur de cette organisation lors de manifestations, possédé à leur domicile des livres, périodiques et documents en lien avec cette organisation et, pour l’un des requérants, été dirigeant d’un périodique qui serait attaché à ladite organisation (paragraphe 7 ci‑dessus).

25. Elle observe que la condamnation pénale des requérants s’appuyait ainsi sur leurs activités relevant de l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. Dès lors, elle considère que cette condamnation constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.

26. Elle considère ensuite que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle admet en outre que l’ingérence poursuivait, à tout le moins, les buts légitimes de la sûreté publique, de la prévention du crime et de la protection des droits d’autrui.

27. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45 et 46, 19 juin 2018). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se situer essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui des condamnations pénales des requérants (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

28. À cet égard, elle note d’emblée que les faits reprochés aux requérants, tels qu’exposés dans l’arrêt de condamnation de la cour d’assises, étaient les suivants : être des lecteurs des périodiques Atılım et Özgür Gençlik, qui seraient des organes de presse légaux de l’organisation illégale MLKP, avoir participé aux réunions et manifestations organisées par ces périodiques, avoir scandé des slogans en faveur de MLKP, porter les étendards, les drapeaux et les portraits des membres de cette organisation ainsi que les pancartes de KGÖ et de ESP, organisations qui seraient des sous-branches de MLKP, avoir masqué leur visage avec un foulard suivant les consignes de cette organisation et, en cas d’intervention des forces de l’ordre lors d’une manifestation, avoir attaqué celles-ci avec des pierres et des bâtons. Selon la cour d’assises, ces actes avaient pour but de renforcer la popularité et le rayonnement de l’organisation MLKP et étaient ainsi constitutifs de propagande en faveur de cette organisation (paragraphe 7 ci‑dessus).

29. La Cour note en outre qu’il était également reproché à M. Yusuf Bayraktar et à Mme Selver Orman d’avoir possédé à leur domicile des livres, périodiques et documents en lien avec l’organisation MLKP. Par ailleurs, les fonctions de dirigeante de Mme Selver Orman au sein du périodique Atılım et ses activités dans le cadre des manifestations ont également été prises en compte à l’appui de sa condamnation (paragraphe 7 ci-dessus).

30. La Cour relève enfin que la cour d’assises a procédé à une appréciation et une requalification des faits incriminés, lesquels étaient constitutifs, selon celle-ci, de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste plutôt que de celle d’appartenance à une organisation illégale, pour laquelle les requérants avaient été inculpés dans l’acte d’accusation, requalification opérée au motif que les faits en question ne présentaient pas une continuité et une diversité suffisantes pour constituer cette dernière infraction.

31. Examinant attentivement l’arrêt de la cour d’assises, la Cour constate que, pour condamner les requérants, cette juridiction a pris en compte les actes que ceux-ci avaient commis, d’une part, dans le cadre des manifestations organisées par des entités et périodiques qui auraient des liens avec l’organisation MLKP et, d’autre part, au sein même de ces entités et périodiques. Elle observe que cette juridiction a estimé d’une manière générale que l’ensemble de ces actes visait à renforcer l’image de MLKP dans l’opinion publique et, partant, à faire de la propagande en faveur de cette organisation. Elle constate toutefois que la cour d’assises, pour arriver à cette conclusion, n’a procédé à aucune analyse de la teneur des articles publiés par les périodiques Atılım et Özgür Gençlik – qui, comme reconnu par la cour d’assises, étaient bien des périodiques légaux et dont il a été reproché aux requérants d’être des lecteurs –, des slogans scandés, des pancartes et drapeaux brandis par les intéressés lors des manifestations litigieuses et des publications et documents trouvés chez eux ni du contexte dans lequel ces éléments s’inscrivaient au regard des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).

32. La Cour relève en effet que ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation l’ayant confirmé n’apportent d’explication suffisante sur les questions de savoir si les slogans, déclarations, pancartes et publications incriminés et les activités litigieuses en général, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel elles s’inscrivaient et à leur capacité à nuire, pouvaient être considérées comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Zana c. Turquie [GC], 25 novembre 1997, §§ 57‑60, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204-208, CEDH 2015 (extraits), Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, § 41 et 42, 8 juin 2010, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Elle constate ainsi qu’il est impossible de déterminer à partir des décisions des juridictions nationales comment celles-ci ont mené à bien, en l’espèce, leur tâche consistant à mettre en balance la liberté d’expression des requérants et les buts légitimes poursuivis.

33. Dès lors, les juridictions nationales n’ayant pas fourni des motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence litigieuse, la Cour estime que cette ingérence ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

34. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

36. M. Yusuf Bayraktar réclame 100 000 euros (EUR), M. Selçuk Mart 200 000 EUR et Mme Selver Orman 100 000 EUR au titre du préjudice matériel qu’ils disent avoir subi en raison des inconvénients qu’aurait générés la violation alléguée dans la poursuite de leurs études et dans leurs vies professionnelles et familiales. Ils sollicitent en outre 50 000 EUR chacun pour préjudice moral.

37. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et les demandes présentées pour préjudice matériel. Il ajoute que les demandes présentées pour préjudice moral sont excessives et ne correspondent pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour.

38. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à M. Yusuf Bayraktar 2 500 euros et à chacun des requérants M. Selçuk Mart et Mme Selver Orman 5 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

39. Les requérants demandent également conjointement 5 000 EUR pour les frais d’avocat ainsi que pour les frais de traduction, de transport, de fournitures ainsi que pour les frais postaux. À l’appui de leur demande relative aux frais d’avocat, MM. Selçuk Mart et Yusuf Bayraktar présentent chacun une convention d’honoraires signée avec leur avocate, qui stipule un montant d’honoraires forfaitaire de 1 000 EUR. Les requérants présentent également un récapitulatif établi par leur avocate des heures de travail qu’elle aurait consacrées au dossier de chacun de ses clients. S’agissant des autres frais, ils fournissent une attestation établie par leur avocate, précisant leur réalité et leurs montants.

40. En ce qui concerne les frais d’avocat, le Gouvernement indique que seuls deux requérants ont fourni des conventions d’honoraires d’avocat et il considère que la demande des requérants à ce titre est excessive. Quant aux autres frais, il estime que les requérants n’ont fourni aucun justificatif valide à l’appui de leur demande.

41. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

42. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral à M. Yusuf Bayraktar,

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral à chacun des requérants M. Selçuk Mart et Mme Selver Orman,

iii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens à tous les requérants conjointement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-191750
Date de la décision : 19/03/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression);Dommage matériel - demande rejetée (Article 41 - Dommage matériel;Satisfaction équitable);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : MART ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AYTAÇ SALA R.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award