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08/10/2020 | CEDH | N°001-204817

CEDH | CEDH, AFFAIRE LIAMBERI ET AUTRES c. GRÈCE, 2020, 001-204817


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE LIAMBERI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 18312/12)

ARRÊT


Art 1 P1 • Respect des biens • Accueil par les tribunaux d’une action en revendication d’un bien immobilier en vertu de l’imprescriptibilité des biens des monastères du mont Athos • Applicabilité de l’art 1 P1 : possession ininterrompue et incontestée de l’immeuble depuis environ soixante-dix ans, constituant un intérêt substantiel suffisamment important et reconnu • Application automatique du droit national ayant rendu inopérant tout argument in casu

en faveur du jeu de la prescription acquisitive • Charge exorbitante

Art 41 • Satisfaction équitable •...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE LIAMBERI ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 18312/12)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect des biens • Accueil par les tribunaux d’une action en revendication d’un bien immobilier en vertu de l’imprescriptibilité des biens des monastères du mont Athos • Applicabilité de l’art 1 P1 : possession ininterrompue et incontestée de l’immeuble depuis environ soixante-dix ans, constituant un intérêt substantiel suffisamment important et reconnu • Application automatique du droit national ayant rendu inopérant tout argument in casu en faveur du jeu de la prescription acquisitive • Charge exorbitante

Art 41 • Satisfaction équitable • Violation de nature procédurale • Perte de chances réelles • Difficulté d’évaluation pécuniaire • Somme globale tous chefs de préjudices confondus

STRASBOURG

8 octobre 2020

Demande de renvoi devant la Grande Chambre en cours

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Liamberi et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

Ksenija Turković, présidente

Krzysztof Wojtyczek,

Linos-Alexandre Sicilianos,

Aleš Pejchal,

Pere Pastor Vilanova,

Jovan Ilievski,

Raffaele Sabato, juges,

et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18312/12) dirigée contre la République hellénique et dont trois ressortissants de cet État, M. Grigorios Liamberis, Mme Kyriaki Liamberi et Mme Panayiota Liamberi (« les requérants »), ont saisi la Cour le 26 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me I. Androulakis, avocat à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme S. Papaïoannou, auditrice au Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants se plaignaient d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens à raison de l’application par les juridictions internes, notamment, des dispositions de l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos à la situation d’un moine qui, à la date de son décès, avait quitté son monastère, au lieu des dispositions du code civil applicables en matière de succession.

4. Le 19 septembre 2018, les griefs concernant l’article 1 du Protocole no 1, combiné avec l’article 14 de la Convention, ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1952, en 1966 et en 1953 et résident à Athènes.

6. Le 2 mai 1934, Ioannis V., résidant au Pirée depuis au moins 1921, acquit par acte notarié, de sa sœur K.K., un terrain de 120,65 m² sur lequel était érigée une maison de plain-pied, sis au Pirée dans un lotissement pour réfugiés de l’époque. Le terrain avait été cédé à K.K. par le ministère de la Prévoyance en 1929. Ioannis V. y réaménagea la maison, où il habita en permanence, jusqu’à son décès, avec son autre sœur, F.K.

7. Un document établi par le préfet de l’Attique en 1936 précisait que Ioannis V. était un réfugié originaire de la Thrace orientale (région faisant partie de l’Empire ottoman à l’époque, qui était passée à la Grèce en 1921 lors du conflit gréco-turc de 1920-1922) et avait acquis la nationalité grecque conformément aux dispositions pertinentes en la matière du Traité de Lausanne de 1923.

8. Ioannis V., qui décéda en 1938, transmit le bien par testament à sa sœur F.K., qui l’occupa et habita dans la maison jusqu’à la fin de sa vie, en 1979. F.K. transmit à son tour par testament le terrain, ainsi que la maison de plain-pied, à laquelle elle avait ajouté un étage, à son neveu, Th. Liamberis, le père des requérants. À la suite du décès de Th. Liamberis, en 1996, les requérants succédèrent à ce dernier, en tant qu’uniques héritiers. Le 2 mars 2001, ils vendirent (au prix de 352 164 euros (EUR)) le bien à C.T. et A.S., qui démolirent la maison existante pour construire leur propre résidence. Devant la Cour, les requérants fournissent une copie de l’acte de vente et des testaments susmentionnés.

9. Par la suite, le monastère Megisti Lavra (La Grande Laure) de Saint Athanase du Mont Athos (le plus grand établissement monastique de Grèce, dorénavant « le monastère ») saisit le tribunal de première instance du Pirée, le 9 septembre 2002, d’une demande de mesures provisoires et, le 21 décembre 2002, d’une action contre les acquéreurs C.T. et A.S. dans le but de se faire reconnaître comme propriétaire du bien susmentionné. Dans le cadre des procédures ainsi engagées par lui, le monastère soutenait que Ioannis V. s’appelait en réalité Alexandre V. et faisait partie, avant 1921, des effectifs de ses moines. Le monastère estimait par conséquent que le patrimoine du défunt devait lui revenir de plein droit, indépendamment de la volonté de ce dernier, car, selon lui, conformément au droit grec, tout patrimoine acquis par un moine après sa tonsure monacale (κουρά) devait revenir au monastère tant que celui-ci n’avait pas relevé l’intéressé des ordres.

10. D’après les requérants, le statut de propriété de leur bien n’avait jamais été contesté jusqu’à la date du 21 décembre 2002 et le monastère n’avait pas fait enregistrer sa revendication sur le bien, ni au bureau des hypothèques ni au registre cadastral.

11. Le 4 mars 2003, trois personnes, proches parents de K.K., l’une des sœurs de Ioannis V., introduisirent une action tendant à la reconnaissance de leur qualité de copropriétaires (avec les requérants) du bien litigieux. Dans le cadre de cette action, elles soutenaient que le testament de Ioannis V., par lequel celui-ci avait légué son bien à sa sœur F.K., était un faux et encourait donc l’annulation. Elles plaidaient que le transfert de la propriété du bien à C.T. et A.S. était également nul. En parallèle, ces personnes déposèrent plainte contre les requérants, à la suite de quoi ces derniers furent renvoyés devant la cour d’appel criminelle du Pirée pour répondre de l’accusation de faux et usage de faux, avant d’être acquittés, par cette juridiction, par un arrêt no 120/2011, du 16 mars 2010.

1. Le jugement du tribunal de première instance du Pirée

12. Le 8 décembre 2006, le tribunal de première instance du Pirée (jugement no 5950/2006) donna gain de cause au monastère : il reconnut celui‑ci comme propriétaire du bien et enjoignit à C.T. et A.S. de restituer le bien en question.

13. Pour décider ainsi, le tribunal releva ce qui suit : Alexandre V. était entré au monastère en 1900, avait reçu la tonsure monacale en 1902 et avait pris le nom de Ioannis ; il était resté au monastère jusqu’en 1921, puis il l’avait quitté de manière « non légale » et s’était installé au Pirée ; en 1934, il avait acquis le bien litigieux de sa sœur K.K. ; il s’était fait inscrire au registre de la mairie du Pirée en déclarant qu’il était moine, tout en continuant à être inscrit au registre du monastère jusqu’à la date de son décès, en 1938 ; comme il n’avait jamais été relevé des ordres par le monastère et avait gardé sa qualité de moine, il était resté soumis aux dispositions de l’article 101 de la Charte statutaire du Mont Athos, régissant la succession des moines, en application desquelles le patrimoine qu’il avait acquis après la tonsure monacale était transmis au monastère, sans que l’acceptation de l’héritage et sa transcription fussent exigées, eu égard au fait que la transmission avait eu lieu avant l’entrée en vigueur du code civil. Le tribunal releva aussi, d’une part, que le monastère avait donné procuration à un tiers, en 1954, pour récupérer les taxes foncières versées par la sœur de Ioannis V. et, d’autre part, qu’il avait proposé à Th. Liamberis, en 1961, d’acheter le bien.

14. Le tribunal considéra qu’à la date de la vente du bien litigieux les requérants n’en avaient pas la propriété et ne pouvaient donc pas le transmettre. Quant aux acquéreurs du bien, il estima qu’il importait peu qu’ils eussent été ou non au courant de la situation : il jugea qu’ils n’avaient jamais acquis la propriété du bien et que les vendeurs étaient tenus de les indemniser.

15. En outre, le tribunal décida de ne pas examiner la question de savoir si le testament constituait un faux car, selon lui, cette question ne pouvait pas avoir, en l’occurrence, de conséquences légales : pour le tribunal, le monastère étant l’héritier de Ioannis V., la question du faux, qui était alors pendante devant la cour d’appel criminelle, n’avait aucune incidence.

16. Enfin, le tribunal ordonna aux requérants de rembourser aux acheteurs le prix de la vente, et ainsi à chacun d’entre eux de restituer à C.T. et à A.S., respectivement, la somme de 82 205,88 EUR et la somme de 41 227,35 EUR, augmentées des intérêts légaux. Il enjoignit aussi aux requérants de payer les frais de justice exposés par les deux acheteurs, d’un montant de 15 000 EUR.

2. L’arrêt de la cour d’appel du Pirée

17. Le 15 mars 2007 et le 7 juin 2007 respectivement, C.T. et A.S., d’une part, et les requérants, d’autre part, formèrent appel contre le jugement susmentionné devant la cour d’appel du Pirée. Les proches parents de K.K., sœur de Ioannis V., interjetèrent aussi appel. Les requérants formèrent également une tierce intervention pour soutenir l’appel de C.T. et A.S., par laquelle ils soutenaient que Ioannis V n’avait jamais été moine au monastère de Megisti Lavra.

18. Le 15 février 2008, la cour d’appel confirma le jugement attaqué (arrêt no 1052/2007). Elle considéra que le tribunal de première instance n’avait pas commis d’erreur ni dans l’appréciation des preuves ni dans l’interprétation et l’application du droit interne pertinent, mais releva que Ioannis V. avait quitté le monastère en 1921 avec la permission de celui-ci. En outre, elle estima que, en dépit du fait que la question de la prescription acquisitive n’avait pas été soulevée de manière précise par les appelants, F.K. et ses héritiers n’avaient pas pu acquérir le bien litigieux par le biais de cette prescription car celle-ci ne pouvait pas être invoquée à l’égard des terrains des monastères (articles 4 et 23 de la loi no 1539/1938 et article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926). Elle admit que le monastère avait permis à F.K. de résider dans la maison même après le décès de Ioannis V. et qu’en 1961 il avait proposé à Th. Liamberis d’acheter le bien au monastère. Enfin, la cour d’appel rejeta tacitement l’un des moyens des requérants, tiré de l’abus de droit (article 281 du code civil).

3. L’arrêt de la Cour de cassation

19. Le 18 mars 2008, les requérants se pourvurent en cassation. Dans le cadre de leur recours, ils alléguaient, entre autres, une atteinte à leur droit au respect de leurs biens (article 17 de la Constitution et article 1 du Protocole no 1 à la Convention) et une violation de l’article 14 de la Convention. Les requérants se plaignaient de la manière dont la cour d’appel avait pris en considération certains éléments de preuve. Invoquant à cet égard l’article 559 § 8 du code de procédure civile (relatif à la prise en compte d’un fait qui n’avait pas été soulevé et avait eu une incidence déterminante sur l’issue de la procédure) à l’appui de l’un de leurs moyens de cassation, ils reprochaient à la cour d’appel d’avoir affirmé que Ioannis V. avait quitté le monastère avec l’autorisation de celui-ci.

20. Par un arrêt du 30 juin 2011, certifié conforme le 23 novembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.

21. Interprétant l’article 101 de la Charte statutaire du Mont Athos, la Cour de cassation souligna que le droit civil régissait les successions des moines qui avaient quitté le monastère de manière définitive, soit parce qu’ils avaient été relevés des ordres par le monastère, afin de pouvoir vivre en dehors de celui-ci comme diacres, curés, prédicateurs ou professeurs de théologie, soit parce qu’ils avaient été destitués. Elle précisa que, en pareils cas, le droit civil s’appliquait seulement au patrimoine que le moine avait acquis après avoir quitté le monastère. Elle souligna qu’il ne s’appliquait en revanche en aucun cas au patrimoine des moines qui avaient quitté le monastère, non pas de manière « légale », mais de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres. Elle ajouta que, dans ce cas, même si le patrimoine avait été acquis en dehors du Mont Athos, il était régi par l’article 101 de la charte susmentionnée. Cela étant, elle jugea que cette disposition, en empêchant le moine qui avait quitté de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres et définitivement le monastère afin de vivre comme n’importe quelle autre personne d’acquérir des biens et d’en disposer librement, était contraire aux articles 5 § 1 (libre développement de la personnalité) et 17 (protection de la propriété) de la Constitution, ainsi qu’à l’article 8 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle nota en outre qu’il ressortait de l’article 96 de ladite charte que, si un moine était autorisé à quitter le Mont Athos (ce qui signifiait qu’il continuait à vivre selon les règles monacales et que sa sortie du monastère n’était pas une sortie définitive), l’article 101 alinéas 2 et 3 de la même charte s’appliquait et le patrimoine de ce moine revenait au monastère, indépendamment du lieu du décès de l’intéressé.

22. Quant au moyen tiré de l’article 559 § 8 du code de procédure civile, la Cour de cassation considéra que la question de l’existence de l’autorisation en cause n’était pas un fait « déterminant » au sens de cet article pour que le monastère fût tenu d’en rapporter la preuve.

23. La Cour de cassation jugea que l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926 (dont le champ d’application avait été étendu pour inclure les biens des monastères) n’était pas contraire à l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 : elle précisa que cette disposition avait été adoptée car la propriété immobilière avait depuis toujours fait l’objet d’usurpations de la part de particuliers de mauvaise foi et avait constitué pour eux une source d’enrichissement sans cause.

24. Enfin, se référant aux faits de la cause, la Cour de cassation jugea que l’action en revendication de propriété introduite par le monastère ne constituait pas un abus de droit et n’enfreignait donc pas l’article 281 du code civil.

4. La procédure introduite par les acheteurs du bien litigieux contre les requérants, et l’exécution des décisions du tribunal de grande instance et de la cour d’appel

25. Le 8 juillet 2003, C.T. et A.S. introduisirent devant le tribunal de première instance du Pirée une action par laquelle ils demandaient au tribunal l’émission d’un ordre qui leur permettrait de faire inscrire une prénotation hypothécaire sur l’ensemble des biens immobiliers des requérants (à hauteur de 500 000 EUR pour C.T. et de 250 000 EUR pour A.S.). Par un jugement (no 9114/2003) du 31 décembre 2003, le tribunal accueillit la demande.

26. Le 28 février 2008, à la suite de l’adoption par la cour d’appel de son arrêt no 1052/2007 (voir paragraphe 18 ci-dessus), C.T. et A.S. firent transformer la prénotation hypothécaire en hypothèque.

27. Le 24 juin 2008, C.T. et A.S. demandèrent au tribunal de première instance du Pirée de rendre un ordre de paiement contre les requérants concernant le coût de la prénotation hypothécaire et de l’hypothèque. Le 16 juillet 2008, le tribunal accueillit la demande et ordonna aux requérants de payer diverses sommes augmentées d’intérêts légaux (ordre no 1253/2008).

28. Le 2 septembre 2008, C.T. et A.S. demandèrent à nouveau au tribunal de première instance du Pirée de rendre un ordre de paiement contre les requérants, concernant cette fois les sommes allouées par le même tribunal dans son jugement no 5950/2006. Par un ordre de paiement no 811/2008 du 9 septembre 2008, le tribunal de première instance ordonna à chacun des requérants de verser la somme de 82 205,88 EUR, augmentée d’intérêts, à C.T. et la somme de 41 227,35 EUR, augmentée d’intérêts, à A.S., ainsi que 3 400 EUR au titre des frais de justice.

29. Les 16 mars et 28 avril 2009, deux demandes de mesures provisoires formulées par les requérants en vue de la suspension de l’exécution des ordres de paiement no 811/2008 et no 1253/2008 furent rejetées, respectivement, par le tribunal de première instance du Pirée et par le juge de paix du Pirée.

30. Le 5 juin 2009, C.T. et A.S. firent procéder à la saisie de deux appartements appartenant à la requérante Kyriaki Liamberi aux fins d’une vente aux enchères pour le paiement de leurs créances, dont le montant s’élevait à 218 379,74 EUR. Le 11 novembre 2009, cette requérante leur versa la somme de 18 000 EUR en contrepartie du report de la vente aux enchères. Le 2 mars 2011, l’un des deux appartements fut vendu aux enchères pour la somme de 74 002 EUR. Le 27 juillet 2016, la vente du deuxième appartement rapporta à C.T. et A.S. la somme de 184 005 EUR.

31. De même, le 16 juin 2009, en application des jugements, arrêts et ordres de paiement susmentionnés, C.T. et A.S. obtinrent du requérant Grigorios Liamberis le versement de la somme totale de 228 794,43 EUR.

32. De la même manière, le 17 juin 2009, C.T. et A.S. firent procéder à la saisie d’un appartement et d’une place de parking appartenant à la requérante Panayiota Liamberi aux fins d’une vente aux enchères pour le paiement de leurs créances, dont le montant s’élevait à 214 206,85 EUR. La vente aux enchères, qui eut lieu le 15 mars 2010, leur rapporta la somme de 80 100 EUR.

2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

33. L’article 105 de la Constitution grecque dispose ce qui suit :

« 1. La presqu’île d’Athos qui, à partir et au-delà de Megali Vigla, constitue le territoire du Mont Athos, est, selon son antique statut privilégié, une partie auto‑administrée de l’État hellénique, dont la souveraineté y demeure intacte. Du point de vue spirituel, le Mont Athos relève de la juridiction directe du Patriarcat œcuménique. Tous ceux qui y mènent la vie monastique acquièrent la nationalité hellénique dès qu’ils sont admis comme moines ou novices, sans autre formalité.

2. Le Mont Athos est administré, d’après son statut, par ses vingt saints monastères, entre lesquels est répartie toute la presqu’île d’Athos, dont le sol est inaliénable. L’administration du Mont Athos s’exerce par des représentants des saints monastères, formant la Sainte Communauté. Il n’est pas permis d’apporter une modification quelconque au système administratif ou au nombre des monastères du Mont Athos, non plus qu’à leur ordre hiérarchique et à leurs rapports avec leurs dépendances. L’installation au Mont Athos d’hétérodoxes ou de schismatiques est interdite.

3. La détermination détaillée des régimes athonites et de leur mode de fonctionnement se fait au moyen de la Charte statutaire du Mont Athos, qui est rédigée et votée par les vingt saints monastères avec la participation du représentant de l’État, et que ratifient tant le Patriarcat œcuménique que la Chambre des députés des Hellènes.

4. La stricte observance des régimes athonites est placée, sur le plan spirituel, sous la haute surveillance du Patriarcat œcuménique et, sur le plan administratif, sous la tutelle de l’État, auquel en outre appartient exclusivement le maintien de l’ordre et de la sûreté publics.

5. Les pouvoirs susmentionnés de l’État sont exercés par un gouverneur, dont les droits et les devoirs sont déterminés par la loi. Sont également déterminés par la loi le pouvoir judiciaire exercé par les autorités des monastères et la Sainte Communauté, ainsi que les avantages douaniers et fiscaux du Mont Athos. »

34. Les articles pertinents en l’espèce de la Charte statutaire du Mont Athos, telle que ratifiée par le décret législatif des 10/16 septembre 1926, sont ainsi libellés :

Article 96

« La sortie du Mont Athos n’est pas permise sans une autorisation écrite du monastère, qui doit préciser la durée et le motif de l’absence. Toute permission d’absence doit être approuvée par le conseil de surveillance (...) »

Article 101 § 2

« (...) Tout patrimoine acquis par un moine après sa tonsure monacale revient au monastère, indépendamment du lieu de son décès, tant qu’il n’a pas été relevé des ordres par le monastère. (...) »

Article 103

« Lorsqu’un moine souhaite quitter le saint monastère, il a le droit de demander que celui-ci lui délivre un certificat de congé définitif. Le monastère le lui délivre s’il existe des raisons suffisantes [justifiant la sortie définitive du monastère]. »

Article 181

« Tout le patrimoine immobilier des saints monastères est exempt d’expropriation (...) »

35. Selon le Gouvernement, l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos, qui règle la question de la succession des moines, bénéficie, en vertu de l’article 150 § 3 de la Constitution, d’un rang formel supérieur par rapport à la loi et, de ce fait, il ne peut pas être modifié ou aboli par une loi (arrêt no 401/1959 de la Cour de cassation). D’après le Gouvernement, cet article est conforme à l’ensemble des saints canons et des traditions de l’Église orthodoxe, lesquels ont une force supérieure à la loi (article 3 de la Constitution, combiné avec l’article 188 de ladite charte, qui dispose que cette dernière découle « des chrysobulles impériaux et formels, des sigillés patriarcaux, des firmans du Sultan, des règlements généraux applicables et de très anciens statuts et institutions monacaux »).

36. Par ailleurs, l’article 94 de la Charte statutaire du Mont Athos prévoit que chaque monastère tient un « registre des moines » (μοναχολόγιο), qui comporte l’indication des nom et prénom du moine, de son lieu de naissance, de son âge, des dates de son entrée au monastère et de sa tonsure monacale, de son grade clérical et de toute autre information pertinente.

37. L’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926 relatif à l’éviction administrative des terrains appartenant à la Défense aérienne et à l’interdiction de prise de mesures provisoires contre l’État et la Défense aérienne (dont le champ d’application avait été étendu pour inclure les biens des monastères) dispose ce qui suit :

« Les droits de l’État, de la Défense aérienne et des saints monastères sur des biens immobiliers ne sont soumis à l’avenir à aucune prescription. Si cette prescription a commencé à courir, elle n’aura aucun effet juridique si un délai de trente ans ne s’est pas écoulé à la date de la publication du présent décret. »

38. D’après le Gouvernement, la constitution du patrimoine immobilier des monastères s’est faite par divers modes d’acquisition de la propriété, tels que l’occupation de terrains ou la donation impériale ou privée, formelle ou informelle. Au fil des siècles, un grand nombre des documents y afférents, à caractère historique ou économique, auraient cependant été détruits, égarés ou volés à la suite d’invasions, de mouvements révolutionnaires, de guerres civiles, d’incendies et de catastrophes naturelles. La prescription acquisitive, ayant la même force que les titres de propriété originaux, serait ainsi venue remplacer les titres écrits ou les présomptions de propriété n’ayant pu être sauvées.

39. Il convient de souligner que, par l’article 21 précité, le statut de protection renforcée dont bénéficiaient les biens immobiliers de l’État – instauré pour empêcher d’éventuels usurpateurs, qui invoquaient la prescription acquisitive pour s’approprier des biens qui ne leur appartenaient pas, de parvenir à leurs fins – a été étendu pour la première fois par voie législative aux biens immobiliers des monastères.

40. L’article 281 du code civil, également pertinent en l’espèce, se lit ainsi :

« L’exercice d’un droit est prohibé s’il dépasse manifestement les limites imposées par la bonne foi ou par les bonnes mœurs ou par le but social ou économique du droit. »

41. La Grande Laure occupe la première place dans le classement hiérarchique des monastères du Mont Athos. Créé en 963 après J.-C. avec l’aide de l’empereur byzantin Nikiforos Phokas, ce monastère a servi de base pour la mise en place ultérieure du monachisme du Mont Athos. C’est un établissement souverain et autoadministré. Il constitue une personne morale de droit public qui poursuit des buts d’intérêt général au service de l’Église et de la vie monastique, mais aussi des buts de charité et d’utilité publique (avis no 757/1974 du Conseil juridique de l’État, § 3).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

42. Les requérants se plaignent de l’application faite en l’espèce par les tribunaux grecs de l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos au lieu des dispositions du droit civil applicables en matière de succession, ce qui, selon eux, a abouti à l’impossibilité de prouver, malgré l’existence d’actes de transfert de propriété légalement établis, qu’eux-mêmes et avant eux leurs prédécesseurs avaient occupé de façon ininterrompue le terrain litigieux pendant une période de soixante-dix ans environ jusqu’à la date de l’introduction de l’action en justice du monastère. Ils allèguent une violation de l’article 1 du Protocole no 1, combiné avec l’article 14 de la Convention. Ces articles se lisent ainsi :

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la religion (...) ou toute autre situation »

1. Sur la recevabilité

43. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime des requérants ainsi que pour incompatibilité ratione materiae du grief soulevé avec les dispositions du Protocole no 1 et de la Convention. Il soutient que l’examen du grief formulé sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 présuppose l’existence d’un patrimoine ou d’un bien au sens de cette disposition. Or, de l’avis du Gouvernement, en l’espèce, les requérants ne peuvent pas alléguer de manière recevable une violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 14 de la Convention car, à l’époque à laquelle les juridictions nationales ont examiné le statut de propriété du bien litigieux, les intéressés avaient cessé d’en être les propriétaires puisqu’ils l’avaient transmis à des tiers.

44. La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, les exceptions du Gouvernement sont si étroitement liées à la substance du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 qu’il y a lieu de les joindre au fond.

45. Constatant que la requête ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond

46. La Cour examinera d’abord l’existence et la justification de l’ingérence sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, pris isolément.

1. Sur l’existence d’un « bien » et sur la règle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention applicable en l’espèce

a) Arguments des parties

47. Le Gouvernement plaide que les requérants ont participé aux procédures nationales non pas en tant que propriétaires du bien litigieux, celui-ci ayant déjà été transmis par eux, à l’époque, à C.T. et A.S., mais en tant que garants procéduraux, dont la responsabilité aurait été engagée dans le cadre de la relation juridique entre vendeurs et acquéreurs pour vice du bien vendu. En outre, à ses dires, C.T. et A.S. ne disposaient d’aucun « bien », car les requérants, qui leur avaient transmis le bien litigieux, n’en avaient jamais été les propriétaires puisque le successeur de Ioannis V. était le monastère, et ce depuis la date du décès de celui-ci, le 6 avril 1938. D’après le Gouvernement, en réalité, les requérants tentent de faire de la Cour une juridiction de quatrième instance en lui soumettant la question du statut de propriété du bien litigieux, qui avait déjà été soumise aux juridictions nationales et tranchée par ces dernières par des arrêts contenant des motifs clairs et détaillés.

48. Le Gouvernement allègue que les requérants demandent à la Cour d’examiner in abstracto la compatibilité du principe de l’imprescriptibilité des droits des monastères sur leurs terrains, tel qu’il s’applique aussi aux terrains de l’État, alors qu’ils n’auraient pas soulevé ce grief de manière recevable devant les juridictions nationales : il précise à cet égard que la cour d’appel a en fait considéré que la question de la prescription acquisitive au bénéfice de F.K et de ses héritiers n’avait pas été invoquée de manière recevable et qu’elle a rejeté le moyen y afférent comme revêtant un caractère vague.

49. Le Gouvernement soutient aussi que la présente affaire se distingue de l’affaire Kosmas et autres c. Grèce (no 20086/13, §§ 70-71, 29 juin 2017), dans laquelle la Cour a constaté que le requérant concerné avait un intérêt patrimonial substantiel car ni les autorités ni le monastère n’avaient contesté les droits de propriété des différents détenteurs de documents relatifs au droit de propriété ou les actes de possession que ceux-ci avaient accomplis sur le terrain litigieux. Il dit que, dans la présente affaire, les requérants n’ont pas établi l’existence d’une possession réelle et continue sur le bien litigieux qui leur aurait permis de se prévaloir de la prescription acquisitive. Plus particulièrement, il ajoute que F.K. résidait dans la maison avec la tolérance du monastère. Il affirme aussi que Th. Liamberis, qui n’avait pas accepté la succession de sa sœur F.K., menait des négociations avec le monastère afin de lui acheter la maison. Le Gouvernement indique que ce sont les requérants à avoir accepté en 2000 le testament de leur père ainsi que le testament de F.K. au bénéfice de leur père. Il rajoute aussi que si le deuxième requérant a payé la taxe foncière de la maison pour les années 2001 et 2002, cela ne suffit pas pour conclure qu’il avait acquis la propriétaire sur le bien en question. Le Gouvernement affirme que le paiement des taxes foncières ne constitue pas un critère suffisant pour fonder des droits de propriété sur un bien d’autant plus que les monastères du Mont Athos en sont exemptés.

50. Le Gouvernement soutient, en outre, que les requérants ne peuvent pas se prévaloir d’une violation du principe de sécurité juridique concernant l’existence des droits sur le bien, dès lors que, dans le cadre des procédures nationales, l’authenticité et la validité des titres de propriété des requérants ont été contestées par certains de leurs proches parents, qui avaient aussi saisi tant les juridictions civiles que pénales.

51. Enfin, le Gouvernement souligne qu’en raison du statut privilégié spécial du Mont Athos, le monastère était dispensé par la loi du paiement de tout impôt relatif à son patrimoine immobilier et de l’obligation de faire une déclaration fiscale à cet égard. Quant à l’établissement pendant deux ans par le deuxième requérant d’une déclaration fiscale sur sa leur propriété immobilière, l’acceptation par acte notarié de la succession de Th. Liamberis, la transcription de l’acte d’acceptation de succession au bureau des hypothèques et le paiement des taxes de succession, ces actes ne suffisent pas pour se prévaloir d’un titre de propriété sur le bien en question.

52. Les requérants répliquent qu’ils étaient aussi parties aux procédures nationales et que celles-ci ont eu un effet direct et dommageable sur leurs biens, ayant conduit à la conclusion qu’ils avaient transféré une propriété qui ne leur appartenait pas et qu’ils devaient rembourser aux acheteurs le prix de la vente. D’après eux, en affirmant qu’il n’y a pas eu de transfert valable de propriété au motif que le monastère était le véritable héritier du moine Ioannis V., le Gouvernement considère comme acquise la réponse à la question posée, qui est celle de savoir si le monastère devait être reconnu comme héritier du bien et donc propriétaire de celui-ci.

53. Les requérants soutiennent que leur intérêt patrimonial est fondé non seulement sur leur droit de succession, mais aussi sur une présence continue pendant des décennies, de 1934, année de l’acquisition du bien par Ioannis V., à 2001, année de la vente du bien. Un tel intérêt se fonde par ailleurs sur des actes de possession ininterrompue qui auraient dû être considérés comme suffisants pour leur permettre de se prévaloir de la protection de la Convention. Les requérants affirment que pendant 67 ans, toutes les obligations financières relatives à la possession, au fonctionnement et à l’entretien de la propriété étaient assumées par leur famille. Pour étayer leurs allégations, les requérants déposent les documents suivants :

– attestation de paiement d’une taxe de nettoyage de la maison pour les années 1941-1942 établie par la mairie du Pirée ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 18 avril 1959, à payer un impôt sur le revenu provenant de la location du bien ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 4 août 1959, à payer un impôt paroissial (ενοριακή εισφορά) pour les années 1957-1958 ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 14 novembre 1959, à payer un impôt paroissial pour les années 1957-1959 ;

– invitation du Trésor public du Pirée, faite à F.K. et datée du 30 mars 1960, à payer un impôt sur le revenu provenant de la location du bien ;

– attestations de paiement d’impôt sur le revenu pour les années 1961 et 1962 provenant de la location du bien, datées respectivement des 9 septembre 1961 et 15 janvier 1963 ;

– reçu pour le paiement d’une taxe foncière, daté du 2 mars 2001 et établi par la mairie du Pirée au nom du premier requérant, en vue de la vente du bien en 2001 ;

– attestation établie le 7 novembre 2002 par l’Entreprise publique d’électricité et affirmant qu’il y avait deux connexions au réseau qui ont été supprimés en 1981 à la suite du décès de F.K. ;

– lettre adressée le 28 octobre 1938 par le ministère des Travaux publics à la Compagnie publique des eaux approuvant la demande de F.K. en tant que propriétaire, pour l’installation d’un compteur d’eau ;

– reçu pour le paiement d’une garantie payée par F.K. pour le compteur d’eau, établi le 31 octobre 1958 par la Compagnie publique des eaux ;

– déclaration des travaux de mise en conformité de l’installation électrique de la propriété de F.K., adressée à l’Entreprise publique d’électricité par un électricien agréé.

54. Enfin, les requérants avancent que les procédures nationales, telles qu’elles ont été conduites par les juridictions nationales, ne leur ont pas permis de contester les arguments du monastère, notamment quant aux circonstances dans lesquelles Ioannis V. avait quitté le monastère, ainsi que de faire établir l’exercice selon eux abusif des droits revendiqués par le monastère. Ils disent aussi avoir soulevé devant les juridictions nationales des arguments relatifs à la prescription acquisitive, au sujet desquels ils fournissent les extraits pertinents en l’espèce de leurs observations devant ces juridictions. Ils ajoutent que la cour d’appel et la Cour de cassation ont cependant exclu toute possibilité pour eux d’avoir acquis la propriété au moyen de l’usucapion.

b) Appréciation de la Cour

55. En ce qui concerne les principes généraux établis dans sa jurisprudence au sujet de la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour renvoie à l’arrêt Kosmas et autres (précité, §§ 67-69). Ces paragraphes sont ainsi rédigés :

« 67. La Cour rappelle que la notion de « biens » évoquée à la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004, et Brosset-Triboulet c. France [GC] no 34078/02, § 65, CEDH 2010).

68. De manière générale, l’imprescriptibilité et l’inaliénabilité des biens du domaine public n’ont pas empêché la Cour de conclure à la présence de « biens » au sens de cette disposition (Öneryıldız, précité, N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, CEDH-2005-X, Tuncay c. Turquie, no 1250/02, 12 décembre 2006, Köktepe c. Turquie, no 35785/03, 2 juillet 2008, Turgut et autres c. Turquie, no 1411/03, 8 juillet 2008, et Şatir c. Turquie, no 36129/92, 10 mars 2009). Dans ces affaires, cependant, à l’exception de la première, les titres de propriété des intéressés ne prêtaient pas à controverse au regard du droit interne, ces derniers pouvant légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à leur validité, avant leur annulation au profit du Trésor public (Turgut et autres, précité, § 89).

69. Le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Par exemple, le temps écoulé peut faire naître l’existence d’un intérêt patrimonial des requérants à jouir de leur maison, lequel est suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet, précité, § 71). »

56. Ensuite, la Cour estime utile de rappeler la chronologie des faits à l’origine de la présente affaire, qui se sont déroulés comme suit. Le 2 mai 1934, un aïeul des requérants, Ioannis V., qui résidait au Pirée depuis au moins 1921, a acquis par acte notarié, de sa sœur K.K., le bien litigieux, lequel avait été cédé à cette dernière par le ministère de la Prévoyance en 1929, et il a occupé ce bien en permanence avec F.K., son autre sœur, en habitant dans la maison érigée sur le terrain. Ioannis V., qui est décédé en 1938, a transmis le bien par testament à sa sœur F.K., qui l’a elle-même occupé jusqu’à la fin de sa vie, en 1979. Par la suite, le bien a été transmis par F.K., également par testament, à Th. Liamberis, neveu de celle-ci et père des requérants. À la suite du décès de Th. Liamberis, en 1996, les requérants ont succédé à ce dernier, en tant qu’uniques héritiers, et, en 2001, ils ont vendu le bien à C.T. et A.S. Devant la Cour, les intéressés fournissent une copie de l’acte de vente et des testaments susmentionnés. À cet égard, il convient de souligner que, le 16 mars 2010, la cour d’appel criminelle du Pirée a acquitté les requérants de l’accusation de faux et usage de faux concernant le testament établi en faveur de F.K.

57. La Cour relève que, à aucun moment au cours des périodes susvisées, ni les autorités, qui avaient d’ailleurs cédé à l’origine, en 1929, le terrain à K.K., ni le monastère n’ont contesté les différents actes de propriété ou de possession détenus ou accomplis par les « propriétaires » ou « possesseurs » successifs susmentionnés. Dans les procédures devant les juridictions nationales, les requérants ont fait état d’une possession ininterrompue, au moyen d’une succession des transmissions, pendant environ soixante-dix ans et la cour d’appel a même admis que, à la suite du décès de Ioannis V., la sœur de celui‑ci, F.K., avait occupé le bien litigieux jusqu’à son décès, en 1979. Pareille tolérance du monastère concerné pendant une si longue période affaiblit la thèse du monastère concernant ses droits allégués sur le bien litigieux (Kosmas et autres, précité, § 71).

58. A l’instar de ce que la Cour a constaté dans l’arrêt Kosmas et autres, elle note aussi en l’espèce que, pour conclure que le bien appartenait en réalité au monastère, les juridictions nationales ont procédé à une application automatique des dispositions de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926.

59. La Cour note aussi que les requérants affirment, sans être contredits par le Gouvernement, que le statut de propriété de leur bien n’avait jamais été contesté jusqu’alors en justice et que le monastère n’avait pas fait enregistrer sa revendication à l’égard du bien, ni au bureau des hypothèques ni au registre cadastral.

60. En effet, force est de constater que les requérants, persuadés d’être les propriétaires du bien litigieux, l’ont vendu, le 2 mars 2001, à C.T. et A.S. Il est clair que la conviction des requérants à cet égard résultait entre autres des termes mêmes du testament par lequel F.K. avait transmis le bien à leur père. Or il s’agissait là d’un testament public, établi par devant notaire et homologué par le tribunal. Ce n’est que le 21 décembre 2002 que le monastère a décidé de saisir la justice afin de se faire reconnaître comme propriétaire du bien en question. En outre, quelque temps après, à savoir le 4 mars 2003, des proches parents d’une autre sœur de Ioannis V. ont aussi revendiqué en justice la propriété du bien litigieux, en arguant de l’existence d’un faux commis à l’occasion de l’établissement du testament rédigé en faveur de F.K. Toutefois, cette accusation a été rejetée par la cour d’appel criminelle en 2010.

61. Enfin, la Cour attache un grand poids aux documents produits par les requérants pour démontrer que toutes les obligations financières relatives à la possession, au fonctionnement et à l’entretien du bien en question étaient assumées par leurs ascendants et eux-mêmes à compter au moins de 1934 jusqu’au jour de la vente. Or, ainsi que la Cour l’a affirmé dans l’arrêt Kosmas et autres, il s’agit là d’un élément très important que la Cour a toujours pris en considération dans des affaires similaires (voir, mutatis mutandis, Kosmas et autres, précité, § 86). La Cour constate aussi que le Gouvernement n’établit pas que le monastère avait effectué des actes concrets de possession. L’argument du Gouvernement selon lequel le monastère est dispensé par la loi de faire une déclaration fiscale par rapport à ses biens immobiliers et de payer d’impôts fonciers ne change rien à cette réalité.

62. Les considérations susmentionnées amènent la Cour à conclure que les requérants et leurs prédécesseurs avaient un intérêt patrimonial sur leur bien consistant en la possession ininterrompue et incontestée de celui-ci et qu’ils étaient en droit de penser que la situation dont ils bénéficiaient ne pouvait pas basculer. Bref, l’intérêt patrimonial des requérants était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel et donc un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle est donc applicable en l’occurrence (voir aussi, mutatis mutandis, Kosmas et autres, précité, § 71).

63. Dès lors, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, § 69, et Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 31, 15 juillet 2005).

2. Sur l’existence d’une ingérence

64. La Cour constate que, dans le contexte factuel particulier au cas d’espèce, l’affirmation des juridictions nationales selon laquelle les requérants n’avaient jamais été propriétaires du bien litigieux et devaient donc rembourser les acheteurs dudit bien peut passer pour une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leurs biens.

3. Sur la justification de l’ingérence

a) Arguments des parties

1. Les requérants

65. Les requérants soutiennent que l’application en l’espèce de l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos et de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926 a rompu l’équilibre devant régner entre l’intérêt général et la protection de leurs droits individuels.

66. En premier lieu, les requérants indiquent que, selon la logique retenue par la Cour de cassation dans son arrêt, pour ce qui est de forger sa situation financière personnelle et de servir ses intérêts personnels, le moine qui quitte de manière impromptue le monastère est dans une meilleure position que celui qui a demandé et obtenu la permission de le quitter. Selon eux, l’existence d’une telle permission a été évoquée par la cour d’appel et la Cour de cassation afin d’appuyer les revendications du monastère, sans cependant que ce dernier ait fait état d’une telle permission et sans que la moindre preuve de l’existence, ainsi que du contenu et de la durée de celle‑ci ait été avancée. Qui plus est, les représentants du monastère auraient refusé de donner accès au « registre des moines » du monastère. Or une permission de sortie écrite aurait dû exister et aurait dû être accessible et vérifiable.

67. Les requérants estiment que le silence du monastère concernant la disparition pendant de longues années de Ioannis V. implique soit que ce dernier avait abandonné de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres dès le début le monastère, soit qu’il n’avait pas respecté les termes de la permission de sortie qui lui aurait été accordée et avait de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres prolongé la durée de celle-ci. Dans les deux cas, Ioannis V. serait resté en dehors du monastère sans permission jusqu’à la fin de sa vie. La question de la prétendue permission de sortie de Ioannis V. du monastère et l’application subséquente de l’article 101 précité auraient dû être examinées attentivement par les tribunaux internes. Les requérants reprochent à la cour d’appel et à la Cour de cassation d’avoir, d’une part, considéré que le monastère n’était tenu ni de prouver qu’il avait octroyé une permission de sortie ni de produire un document en ce sens et d’avoir, d’autre part, renversé la charge de la preuve et exigé d’eux de prouver qu’une telle permission n’avait jamais été accordée.

68. En deuxième lieu, les requérants se plaignent du caractère disproportionné à leurs yeux de l’interdiction systématique de se prévaloir de la prescription acquisitive à l’endroit des monastères et du rejet automatique par les tribunaux de leurs moyens à cet égard. Pour les requérants, l’argument du Gouvernement consistant à dire que les biens des monastères ont besoin de la même protection que les biens de l’État en raison de l’incapacité des moines, qui seraient pris par leurs devoirs spirituels, à gérer leurs affaires n’est pas crédible pour ceux qui connaissent la réalité des monastères grecs : en effet, selon eux, il existe en fait une pléthore d’exemples jurisprudentiels qui démontrent que les monastères ont revendiqué en justice avec succès la propriété de plusieurs propriétés immobilières.

2. Le Gouvernement

69. Le Gouvernement soutient que les juridictions nationales ont correctement interprété et appliqué l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos et l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926, et ont aussi correctement apprécié les éléments de preuve qui leur ont été soumis.

70. Le Gouvernement indique que la qualité de moine est acquise par la tonsure monacale, selon laquelle la promesse la plus importante faite par le moine serait celle de l’indigence et du renoncement à la propriété privée. Le fait de revêtir l’habit de moine par la soumission au rite de la tonsure impliquerait, jusqu’à la sortie « légale » du moine attestée par un certificat de congé délivré par le monastère, l’acceptation volontaire du moine de céder ses biens au monastère et son choix en ce sens. Selon le Gouvernement, il en va de même pour les moines qui ont obtenu une permission de sortie du Mont Athos pour continuer à vivre selon les règles monacales, puisque, dans ce cas aussi, leur qualité de moine ne cesse pas et ils continuent volontairement à vivre selon ces règles.

71. Le Gouvernement soutient que, par leur requête, les requérants tentent d’obtenir la mise en place d’une nouvelle procédure relative au statut de propriété du bien en question. À ses dires, les requérants demandent en réalité à la Cour une nouvelle interprétation et une nouvelle application des dispositions du droit interne ainsi qu’une nouvelle appréciation des preuves présentées devant les juridictions nationales, alors que selon la jurisprudence bien établie de la Cour, cette tâche revient aux juridictions nationales et non à celle-ci.

72. Le Gouvernement expose que les dispositions de l’article 101 § 2 précité servent un but d’intérêt public, car, en exploitant les biens de leurs moines, les monastères, et notamment ceux du Mont Athos, obtiendraient des revenus pour la mise en œuvre de leur mission constitutionnellement consacrée. Il tient à préciser que ces dispositions ne sont pas absolues et qu’elles n’empêchent pas des tiers, autres que les monastères, de se prévaloir des droits de succession sur les biens des moines. Selon lui, il appartient à ces tiers, qui puisent des droits dans le patrimoine du moine décédé, de prouver que ce dernier n’avait pas obtenu un congé du monastère ou qu’il n’avait pas conservé la qualité de moine ou qu’il était arbitrairement sorti du monastère. Or, en l’espèce, les requérants auraient omis de démontrer devant les juridictions ayant examiné l’affaire la non‑satisfaction, dans le cas de Ioannis V., des conditions requises pour l’application de l’article 101 de la Charte statutaire du Mont Athos.

73. Enfin, quant aux dispositions de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926, le Gouvernement argue qu’elles visent à la protection des biens immobiliers des monastères contre les tentatives d’usurpation par des tiers. Il indique que, en exploitant ces biens, les monastères tirent des revenus indispensables pour accomplir leur mission sociale intemporelle en tant qu’arches de la tradition culturelle du pays, ce qui présupposerait l’existence de moyens financiers suffisants. Il considère que l’article précité, portant consécration de l’impossibilité de supprimer les droits de propriété d’un monastère sur un bien immobilier au moyen de la prescription acquisitive, n’est pas contraire à l’article 1 du Protocole no 1, ni à l’article 14 de la Convention, car il n’interdirait pas de prouver l’existence des droits de propriété sur un bien par des témoignages ou par d’autres moyens de preuve. Selon le Gouvernement, l’article susmentionné ne fait qu’édicter une norme substantielle interdisant à un tiers d’acquérir par la voie de l’usucapion un bien dont un monastère est devenu propriétaire de manière légale.

b) Appréciation de la Cour

74. La Cour note que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi », comme l’exige l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, en l’occurrence par l’article 101 de la Charte statutaire du Mont Athos et l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926. L’ingérence poursuivait aussi un but légitime, à savoir la protection de la propriété immobilière des monastères contre les tentatives d’usurpation par des tiers.

75. Il incombe toutefois à la Cour d’examiner, à la lumière de la norme générale de l’article 1 du Protocole no 1 (voir paragraphe 61 ci-dessus), si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et les droits des individus concernés. La Cour rappelle à cet égard que le souci d’assurer un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier et qu’il se traduit par la nécessité d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, entre autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 108-109, 25 octobre 2012). La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause.

76. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit du requérant au respect de ses biens (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

77. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332). Dans chaque affaire impliquant la violation alléguée de cette disposition, la Cour doit vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (Kanaginis c. Grèce, no 27662/09, § 41, 27 octobre 2016).

78. Pour apprécier la conformité de la conduite de l’Etat à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d’indemnisation applicables – si la situation s’apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l’État et leur mise en œuvre. À cet égard, il faut souligner que l’incertitude – qu’elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’État. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, § 51, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 110 in fine, 114 et 120 in fine,, CEDH 2000-I, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 151, CEDH 2004-V).

79. La Cour rappelle qu’elle jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne et elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Panteliou-Darne et Blantzouka c. Grèce, nos 25143/08 et 25156/08, § 35, 2 mai 2013). Néanmoins, le rôle de la Cour est de rechercher si les résultats auxquels sont parvenues les juridictions nationales sont compatibles avec les droits garantis par la Convention et ses Protocoles. La Cour relève que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits), et Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011).

80. La Cour a aussi déjà considéré que dans le cas des terrains non enregistrés, le droit de la prescription acquisitive servait deux intérêts généraux importants – prévenir l’insécurité juridique et l’injustice qui naîtraient de requêtes tardives ; garantir que la réalité d’une occupation non contestée d’un terrain et la propriété légale de celui-ci coïncident (J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 38, CEDH 2007-III).

81. Dans la présente affaire, la Cour note d’emblée que selon le droit grec, tel qu’appliqué en l’espèce conformément à l’article 101 § 2 de la Charte statutaire du Mont Athos, l’ensemble du patrimoine acquis par un moine après sa tonsure monacale revient au monastère, indépendamment du lieu du décès de ce moine, tant que celui-ci n’a pas été relevé des ordres par le monastère. Le moine peut transmettre son patrimoine à sa famille ou à des personnes de son choix seulement lorsqu’il a quitté le monastère de manière « légale », sa sortie définitive devant être attestée par un certificat de congé délivré par le monastère. En l’occurrence, les trois instances qui ont examiné l’affaire des requérants ont appliqué l’article 101 § 2 de la charte susmentionnée. La Cour de cassation a jugé que cette disposition, en ce qu’elle excluait la possibilité pour un moine qui avait quitté de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres et définitive le monastère de transmettre ses biens à qui il le souhaitait, était contraire aux articles 5 § 1 et 17 de la Constitution, ainsi qu’à l’article 8 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 1. La Cour de cassation a précisé que cette contrariété n’existait pas lorsque le moine avait quitté le monastère, non pas de manière non conforme à la réglementation interne aux ordres, mais avec l’autorisation de celui-ci : dans ce cas, le moine était considéré comme continuant à vivre selon les règles monacales et comme n’ayant pas quitté de manière définitive le monastère, même s’il n’y revenait jamais, et son patrimoine revenait au monastère en application de l’article 101 § 2 de ladite charte.

82. La Cour relève que l’existence d’une telle autorisation ne ressort d’aucun élément du dossier. La Cour note en effet que le Gouvernement n’a pas démenti l’affirmation des requérants selon laquelle le monastère avait refusé de donner accès à son « registre des moines », ce qui aurait empêché toute vérification quant à l’existence d’une telle autorisation.

83. La Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel il appartient aux tiers qui revendiquent des droits sur le patrimoine d’un moine décédé de prouver que ce dernier s’était vu délivrer un certificat de congé définitif du monastère ou qu’il était sorti arbitrairement du monastère. Faute pour le monastère d’avoir respecté les conditions de fond et de forme prévues par l’article 96 de la Charte statutaire du Mont Athos (paragraphe 34 ci-dessus) il serait excessif d’exiger des descendants d’un moine, tels les requérants, de prouver, plusieurs décennies plus tard, de quelle manière leur aïeul avait quitté le monastère.

84. En outre, en l’absence de la preuve de l’existence d’une autorisation de sortie temporaire ou d’un certificat de congé définitif délivrés par le monastère, la Cour estime devoir avoir égard à la volonté de Ioannis V., qui se reflète dans la conduite adoptée par celui-ci après son départ du monastère : l’aïeul des requérants s’est installé au Pirée ; il a acquis de sa sœur K.K. le bien litigieux, qu’il a occupé jusqu’à son décès et qu’il a transmis par testament olographe à son autre sœur, F.K. De l’avis de la Cour, ces éléments démontrent clairement que Ioannis V. avait volontairement choisi de quitter la vie monacale et de ne plus revenir au monastère et décidé de ne pas laisser son patrimoine acquis après sa sortie du monastère être dévolu à ce dernier. Or une telle attitude s’apparente à une sortie du monastère non conforme à la réglementation interne aux ordres (paragraphe 21 ci-dessus).

85. En sus des circonstances précitées, la Cour note, que le fait que le patrimoine acquis par un moine après sa tonsure monacale doit revenir au monastère tant que celui-ci ne l’a pas relevé de l’ordre, n’est entouré d’aucune garantie ni pour l’intéressé lui-même et ses ayants-droit, ni pour les tiers. Plus précisément, si l’article 94 de la Charte statutaire du Mont Athos fait obligation au monastère de tenir un « registre des moines » contenant toute information personnelle utile et relative à la vie monacale de ceux-ci ce registre semble, comme cela ressort des faits de la cause, être inaccessible non seulement aux intéressés eux-mêmes mais aussi à une juridiction qui serait appelée à se prononcer sur un litige relatif au statut de moine. La continuité, l’interruption momentanée ou la disparition du statut de moine n’apparait pas non plus sur le registre de l’état civil du moine, de sorte que s’il y a eu ultérieurement transfert de propriété à un tiers de bonne foi ce dernier peut se voir, comme en l’espèce, privé de cette propriété sans avoir bénéficié d’aucune garantie, soit au moment de l’acquisition de la propriété, soit plus tard.

86. À cet égard, et en l’espèce, la Cour relève que, pour affirmer que le monastère était le propriétaire du bien litigieux, les juridictions internes ont procédé à une application automatique de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926, ce qui a eu pour résultat d’étendre au monastère un traitement préférentiel accordé à l’origine à l’État pour les terrains lui appartenant (paragraphe 37 ci-dessus). En outre, si la cour d’appel du Pirée a relevé que les requérants n’avaient pas soulevé la question de la prescription acquisitive de manière précise, tant elle que la Cour de cassation ont examiné au fond cette question (paragraphes 18 et 26 ci‑dessus). Or une telle application automatique et absolue revient à accorder au profit des monastères un privilège de possession virtuelle et à écarter d’une procédure judiciaire en cours la prise en considération de plusieurs éléments dont le poids est de nature à peser dans l’équilibre à respecter entre la protection de l’intérêt individuel et la sauvegarde de l’intérêt général. En l’occurrence, ces éléments consistaient en de nombreux actes de possession accomplis par les ascendants des requérants pendant plusieurs décennies (y compris le paiement des taxes foncières et locales et des droits de succession), en l’absence d’actes de possession réalisés par le monastère et d’enregistrement des prétentions de celui-ci sur le bien litigieux, et en la circonstance que le terrain avait à l’origine été cédé par le ministère de la Prévoyance de l’époque à l’une des sœurs de Ioannis V. (paragraphe 7 ci-dessus), puis transmis de génération en génération au sein de la même famille.

87. La combinaison de ces deux privilèges, à savoir, d’une part, le fait que le patrimoine acquis par un moine après la tonsure monacale doit revenir au monastère, et d’autre part, l’impossibilité pour l’intéressé de se prévaloir de la prescription acquisitive à l’égard de ce patrimoine, au cas où cela serait justifié, ainsi que l’absence de toute garantie au bénéfice du moine et de ses ayants-droit, aboutit à imposer à ceux-ci une charge disproportionnée. Or, ces éléments n’ont pas été pris en compte par la cour d’appel et la Cour de cassation qui se sont prononcées dans l’affaire des requérants.

88. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que l’obligation dans laquelle se sont trouvés les requérants de rembourser le prix de vente de leur bien aux acheteurs, qui est résultée de la position adoptée par les juridictions grecques selon laquelle les intéressés n’étaient pas les propriétaires dudit bien, constitue une « charge spéciale et exorbitante » qui ne peut être justifiée par l’existence d’un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.

89. Partant, il y a lieu de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement et de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

90. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 14 de la Convention. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

91. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

92. Pour dommage matériel, la requérante Kyriaki Liamberi réclame 404 049,60 euros (EUR), le requérant Grigorios Liamberis 228 794,61 EUR et la requérante Panayiota Liamberi 105 975 EUR. Les requérants indiquent que ces montants correspondent, d’une part, à certaines sommes déjà payées par eux en application des différentes décisions judiciaires et, d’autre part, à la valeur réelle des appartements saisis en vue de leur vente aux enchères estimée par C.T et A.S. Selon eux, ces sommes devraient être augmentées d’un intérêt légal de 6 % l’an, ce qui les ferait s’élever à 512 202,23 EUR pour la requérante Kyriaki Liamberi, à 362 986,93 EUR pour le requérant Grigorios Liamberis et à 165 744,90 EUR pour la requérante Panayiota Liamberi.

Les requérants demandent aussi 50 000 EUR chacun pour dommage moral.

93. Le Gouvernement soutient qu’aucune des sommes réclamées par les requérants ne présente de lien de causalité avec la violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention et n’est étayée par des moyens de preuve. Il ajoute que les requérants ne mentionnent pas comme bénéfice le prix perçu par eux lors de la vente du bien en question, qui s’élevait à 360 000 EUR environ, et qu’ils ne le déduisent pas du montant réclamé au titre du dommage matériel qu’ils auraient subi. Il dit également que les requérants ne font pas état des bénéfices obtenus (et résultant, par exemple, d’intérêts ou de l’acquisition d’autres biens immobiliers) par la valorisation de la somme perçue en 2001 grâce à la vente du bien.

Quant au dommage moral, le Gouvernement considère que le constat de violation constitue une satisfaction suffisante et que, pour le cas où la Cour estimerait néanmoins devoir d’allouer une indemnité, celle-ci ne devrait pas dépasser 10 000 EUR.

94. La Cour note que le montant réclamé au titre du dommage matériel correspond à la valeur réelle des appartements des requérants mis en vente pour le remboursement de C.T. et A.S., augmentée de l’intérêt légal de 6 % l’an, et à divers frais que les intéressés ont dû supporter dans le cadre des procédures judiciaires introduites par C.T. et A.S., ainsi que par eux-mêmes aux fins de la prévention d’une exécution forcée.

95. La Cour rappelle cependant qu’elle a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 en raison du fait que les requérants se sont vus empêchés d’apporter la preuve que leur aïeul avait dûment été relevé des ordres ainsi qu’en raison de l’application automatique de l’article 21 du décret des 22 avril/16 mai 1926. La Cour a constaté que les actes de possession exercés par les requérants et leurs aïeuls n’ont pas été suffisamment pris en compte par les juridictions internes. Sans se livrer à des spéculations au sujet des bénéfices que les requérants auraient pu avoir si les juridictions internes avaient pris en compte de tels actes, la Cour accepte que les requérants ont subi une perte de chances réelle (voir, mutatis mutandis, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 219, CEDH 2012). Le préjudice occasionné par une telle perte de chances est néanmoins difficile à chiffrer.

96. De plus, en l’espèce, la violation des droits des requérants garantis par l’article 1 du Protocole no 1 a dû leur causer des sentiments d’impuissance et de frustration. La Cour estime qu’il y a lieu de réparer de manière adéquate ce préjudice moral (voir, mutatis mutandis, Epiphaniou et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 19900/92, § 45, 26 octobre 2010).

97. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants une somme globale de 150 000 EUR, tous préjudices confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

98. Les requérants demandent également 5 967,22 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 27 900 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Pour ce qui est de ces derniers frais, ils disent qu’ils ont passé un accord avec leur avocat concernant le montant des honoraires et que ceux-ci sont calculés sur la base du nombre des heures de travail prestées par leur conseil, soit 150 heures, ainsi que du taux horaire fixé, à savoir 150 EUR.

99. Le Gouvernement soutient que les frais engagés devant les juridictions nationales ne présentent pas de lien de causalité avec la violation alléguée. En ce qui concerne les frais engagés devant la Cour, il argue que les requérants ne produisent aucun document établissant qu’ils ont versé à leur avocat la somme réclamée. Il dit aussi que les accords conclus entre des requérants et leurs avocats ne créent des obligations que pour ceux-ci et ne lient pas la Cour. Considérant la somme sollicitée en l’espèce excessive, le Gouvernement déclare être d’accord pour le versement d’une somme qui ne dépasserait pas 1 000 EUR.

100. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les accords conclus entre les avocats et les requérants ne font naître des obligations qu’entre eux et ne sauraient lier la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (Iatridis c. Grèce (article 41) [GC], no 31107/96 § 55, 19 octobre 2000).

101. En ce qui concerne les frais devant les juridictions nationales, la Cour note qu’ils correspondent aux honoraires des avocats qui ont défendu les requérants dans les procédures nationales relatives au bien en question mais aussi aux honoraires et autres frais afférents aux procédures relatives à la revendication formulée par C.T. et A.S. en vue du remboursement des sommes versées par eux pour l’acquisition du bien. Compte tenu de ses conclusions sur le fond de l’affaire et du fait que les requérants, qui ont vendu leur bien en toute bonne foi, se trouvent maintenant dans l’obligation de dédommager les acheteurs, la Cour estime que tous les frais susmentionnés ont un lien de causalité avec la violation constatée et elle accorde la somme réclamée dans son intégralité aux requérants.

102. Quant aux frais engagés devant elle, la Cour note que les requérants ne fournissent pas de copie de l’accord auquel ils se réfèrent. Elle rappelle qu’un accord conclu entre un requérant et son avocat peut attester, s’il est juridiquement valable, que l’intéressé est effectivement redevable des sommes réclamées. Pareil accord, qui ne fait naître des obligations qu’entre l’avocat et son client, ne saurait lier la Cour, qui doit évaluer le niveau des frais et dépens à rembourser non seulement par rapport à la réalité des frais allégués, mais aussi par rapport à leur caractère raisonnable (Iatridis, précité, § 55, Korkolis c. Grèce, no 63300/09, § 33, 15 janvier 2015, et Martzaklis c. Grèce, no 20378/13, § 91, 9 juillet 2015). Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d’accorder conjointement aux requérants 3 000 EUR pour les frais engagés pour la procédure devant elle, plus toute somme pouvant être due par eux à titre d’impôt.

3. Intérêts moratoires

103. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint au fond, à l’unanimité, les exceptions préliminaires du Gouvernement tirées de la qualité de victime des requérants et de la compatibilité ratione materiae de la requête et les rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;
5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

1. 150 000 EUR (cent cinquante mille euros) tous dommages confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
2. 8 967,22 EUR (huit mille neuf cent soixante-sept euros et vingt‑deux centimes), plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Abel CamposKsenija Turković
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.

K.T.U
A.C.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Le présent arrêt porte non seulement sur les droits des requérants mais aussi sur ceux du monastère Megisti Lavra de Saint Athanase du Mont Athos. Selon la majorité, la protection accordée aux droits de ce dernier est contraire à la Convention. De plus, la motivation de l’arrêt établit des faits concernant ce monastère (paragraphes 57, 60, 61) et prend position sur son attitude (paragraphe 86). Ces éléments établis par la Cour peuvent être invoqués dans de nouvelles procédures – au niveau national – concernant le monastère. Or celui-ci n’a pas été entendu par la Cour. Il est difficile de concilier une telle approche avec les exigences les plus élémentaires de justice procédurale (voir mon opinion dissidente dans l’affaire Kosmas et autres c. Grèce, no 20086/13, 29 juin 2017 ; voir, mutatis mutandis, mes opinions dissidentes dans les affaires Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, CEDH 2015, et A et B c. Croatie, no 7144/15, 20 juin 2019).

2. La présente affaire soulève des questions importantes au regard de l’article 6 de la Convention concernant l’égalité des armes des parties au procès civil ainsi que la qualité de l’examen de l’affaire et la qualité de la motivation des décisions judiciaires nationales. Elle aurait dû être communiquée et examinée sur le terrain de l’article 6. Je regrette que cette voie n’ait pas été suivie en l’espèce. S’il est vrai que la Cour tient aussi parfois compte d’éléments procéduraux sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, elle le fait principalement dans le contexte de relations verticales, entre les particuliers et l’État (voir, par exemple, Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 97, CEDH 2002‑VII, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).

3. La majorité formule l’opinion suivante :

« 62. Les considérations susmentionnées amènent la Cour à conclure que les requérants et leurs prédécesseurs avaient un intérêt patrimonial sur leur bien consistant en la possession de celui-ci telle que reconnue et protégée par le droit interne et qu’ils étaient en droit de penser que la situation dont ils bénéficiaient ne pouvait pas basculer. Bref, l’intérêt patrimonial des requérants était suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel et donc un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle est donc applicable en l’occurrence (voir aussi, mutatis mutandis, Kosmas et autres, précité, § 71). »

Je constate à cet égard que la majorité identifie le bien protégé de la façon suivante : la possession telle que reconnue et protégée par le droit interne. Je note ensuite que la possession ne protège pas le possesseur d’un terrain contre le propriétaire si ce dernier est un monastère du Mont Athos qui souhaite recouvrer sa propriété. De plus, un possesseur d’un terrain ne peut ni vendre un terrain qui ne lui appartient pas, ni le léguer. Le « bien » protégé par le droit national et le « bien » pris en considération dans le présent arrêt comme protégé par la Convention ne coïncident pas. De plus, la majorité présente la nature de l’ingérence dans la jouissance du bien protégé de la façon suivante :

« l’affirmation des juridictions nationales selon laquelle les requérants n’avaient jamais été propriétaires du bien litigieux et devaient donc rembourser les acheteurs dudit bien peut passer pour une ingérence dans le droit des intéressés au respect de leurs biens » (paragraphe 64).

L’ingérence ainsi identifiée n’est pas une ingérence dans la possession du bien mais une ingérence dans l’exercice du droit de propriété.

La motivation de l’arrêt se fonde donc sur la défaillance suivante : à partir de la protection de la possession en droit grec, on conclut que les requérants avaient un bien au sens de la Convention. Ensuite, sans tenir compte de la nature limitée et spécifique de l’intérêt protégé en droit grec, on assure sa protection comme s’il agissait du droit de propriété. Une fois encore, un intérêt, aux contours étroits, faiblement protégé par le droit national est transformé par le fiat de la Cour en un droit subjectif fort au contenu très large (voir mon opinion dissidente jointe à l’arrêt Kosmas et autres, précité ; voir aussi le § 6 de mon opinion concordante dans l’affaire Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, 13 décembre 2016).

Dans certains cas, l’article 1 du Protocole no 1 peut effectivement exiger de protéger – de façon plus forte que ne le prévoit le droit national – un droit subjectif reconnu en droit national. De même, dans certains cas, l’article 1 du Protocole no 1 peut exiger de reconnaître en droit national un droit subjectif au contenu plus large que celui déjà reconnu dans ce droit (comparer avec le § 6 de mon opinion concordante jointe à l’arrêt Béláné Nagy, précité). Mais à chaque fois, cette exigence d’élargir, par rapport au droit national, l’intensité ou le périmètre de la protection doit être reconnue explicitement dans la motivation des arrêts de cette Cour et, de plus, elle doit être expliquée de façon détaillée et justifiée par des arguments convaincants. Faute d’une telle motivation, le mécanisme de protection des droits patrimoniaux prévu à l’article 1 du Protocole no 1 devient un chapeau de prestidigitateur, dans lequel on met un objet pour en sortir un autre.

4. Je note que dans la présente affaire les requérants revendiquaient un droit de propriété sur le terrain litigieux. De plus, si certaines circonstances concernant le statut de Ioannis V. étaient réunies en 1932, les intéressés ont acquis la propriété de ce terrain par voie de succession. Les requérants et le monastère se disputant le droit de propriété, on peut considérer que l’article 1 du Protocole no 1 est applicable dans la présente affaire, même si la Cour a déclaré irrecevables des requêtes alléguant des violations de l’article 1 du Protocole no 1 dans le contexte de litiges de droit civil entre personnes privées (voir par exemple Dabić c. l’ex-République Yougoslave de Macédoine (déc.), no 59995/00, 23 octobre 2001).

5. La majorité conceptualise le fond de l’affaire comme une ingérence dans la jouissance de leur bien par les requérants, et la juge disproportionnée. Toutefois, le problème principal consiste non pas en une ingérence dans un droit, mais plutôt en une absence de législation qui protégerait des situations juridiques telles que celle de requérants et permettrait notamment aux possesseurs de longue date d’acquérir par voie de prescription acquisitive la propriété des biens immobiliers appartenant aux monastères du Mont Athos ou d’invoquer cette prescription, en cas de difficultés pour prouver l’acquisition de la propriété par d’autres voies, pour contrer les prétentions des anciens propriétaires ou d’autres sujets de droit.

6. Le guide de la jurisprudence de la CEDH concernant l’article 1 du Protocole no 1, disponible sur le site Internet de la Cour, résume la jurisprudence concernant les litiges entre particuliers de la façon suivante :

« 81. Les procédures concernant un litige de droit civil entre des parties privées n’engagent pas en elles-mêmes la responsabilité de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Ruiz Mateos c. Royaume-Uni, décision de la Commission, pp. 268 et 275 ; Gustafsson c. Suède [GC], § 60 ; Skowroński c. Pologne (déc.) ; Kranz c. Pologne (déc.) ; Eskelinen c. Finlande (déc.) ; Tormala c. Finlande (déc.) ; et Rustavi 2 Broadcasting Company Ltd et autres c. Géorgie, § 310). Le simple fait que l’État, par son système judiciaire, prévoit une instance pour la résolution d’un litige de droit privé ne s’analyse pas en une atteinte par l’État aux droits de propriété protégés par l’article 1 du Protocole no 1 (Kuchař et Štis c. République tchèque, décision de la Commission), même si le résultat quant au fond d’un jugement rendu par une juridiction civile se traduit par la perte de certains « biens ». L’article 1 du Protocole no 1 impose à tout le moins à l’État d’instaurer un cadre législatif minimum, prévoyant notamment une instance adéquate permettant aux personnes alléguant d’une atteinte à leur droit de se prévaloir de manière effective de leurs droits et d’en obtenir l’exécution. Un État qui n’agirait pas ainsi manquerait en effet gravement à son obligation de protéger la prééminence du droit et de prévenir l’arbitraire (Kotov c. Russie [GC], § 117).

82. La Cour dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], § 83). L’État ne peut être tenu pour responsable des préjudices résultant de ces décisions que si celles-ci ne sont pas conformes au droit interne ou si elles sont entachées d’arbitraire ou manifestement déraisonnables, méconnaissant ainsi l’article 1 du Protocole no 1, ou si une personne a été dépouillée arbitrairement et injustement au profit d’une autre (Bramelid et Malmström c. Suède, décision de la Commission, pp. 82‑83 ; Dabić c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.) ; et Vulakh et autres c. Russie, § 44). » (Guide sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme. Protection de la propriété, https://echr.coe.int/Documents/Guide_Art_1_Protocol_1_FRA.pdf).

De plus, dans la décision Dabić c. l’ex-République Yougoslave de Macédoine (précitée), la Cour a exprimé le point de vue suivant :

« La Cour rappelle que dans tous les États parties à la Convention la législation régissant les relations de droit privé entre particuliers comprend des règles qui déterminent les effets de ces relations en matière de propriété et, dans certains cas, contraignent une personne à remettre un bien à une autre. Dans de tels cas, le passage de biens, résultant de limitations légales propres à la propriété privée et aux droits de succession, ne peut être considéré comme constituant une privation de biens aux fins de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (S.Ö., A.K., Ar.K. et Y.S.P.E.H.V. c. Turquie (déc.), no 31138/96, 14 septembre 1999, non publiée, no 10000/82, déc. 4.7.1983, D.R. 33, p. 247[257] ; et nos 8588/79 et 8589/79, déc. 12.10.1982, D.R. 29, p. 64[82]). »

7. À mon avis, la ligne jurisprudentielle présentée ci-dessus est correcte du point de vue des règles de droit posées par la Convention. Je note que l’arrêt Kosmas et autres (précité), tout comme le présent arrêt, s’écarte de cette ligne, en prenant position sur des litiges de droit civil entre personnes privées. Il existe donc deux approches jurisprudentielles qui semblent être en contradiction.

8. La jurisprudence constante de la Cour concernant l’article 1 du Protocole no 1 affirme que ladite clause ne crée pas un droit à acquérir des biens (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011; voir aussi, par exemple, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 137, 25 septembre 2018). La décision du législateur grec d’écarter la possibilité d’acquérir la propriété de certains biens par la prescription acquisitive reste dans la limite de la marge d’appréciation laissée aux Hautes Parties contractantes. Je voudrais renvoyer ici aux considérations de mon opinion dissidente dans l’affaire Kosmas et autres, précitée. Il faut souligner par ailleurs que le droit grec ne crée pas d’espérance légitime d’acquérir par la prescription acquisitive la propriété d’un terrain appartenant à un monastère du Mont Athos.

9. Je note que les juridictions nationales ont pris position sur la question de la compatibilité avec la Convention européenne des droits l’homme des règles relatives aux droits patrimoniaux des moines des monastères du Mont Athos (paragraphe 21). Les juridictions nationales ont décelé certaines incompatibilités entre ces deux ensembles de règles. La majorité met en exergue cet élément comme si elle voulait en tirer un argument en faveur d’une violation de la Convention (paragraphe 81).

Du point de vue de la Convention, les incompatibilités décelées ne peuvent concerner que les successions ouvertes après l’entrée en vigueur de la Convention pour la Grèce. Cette incompatibilité reste sans conséquence pour les successions ouvertes avant cette date.

La Convention n’a pas d’effet rétroactif et les dispositions de la Convention ne peuvent en aucun cas s’appliquer aux successions ouvertes en 1932 (Wysowska c. Pologne (déc.), no 12792/13, 23 janvier 2018), c’est‑à-dire des nombreuses années avant la signature de la Convention (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, §§ 127 et suiv., CEDH 2013). Il est normal d’appliquer aux successions ouvertes en 1932 les règles de droit en vigueur à cette époque.

10. Selon ces règles, un ex-moine qui souhaitait disposer de ses biens devait obtenir le relèvement de l’ordre selon les règles en vigueur. Vu le contenu de ces règles, il ne semblait pas déraisonnable, à l’époque, d’exiger de la personne concernée d’obtenir de la part du monastère un document certifiant le relèvement des ordres ni d’exiger des tiers souhaitant acquérir des biens lui appartenant de s’assurer du statut de la personne en question. On peut penser qu’un moine qui quittait le monastère Megisti Lavra de Saint Athanase du Mont Athos était conscient du fait qu’il devait être en mesure de prouver son statut pour recouvrer la liberté de disposer de ses biens.

Dans ces conditions, sur le seul fondement des informations disponibles dans la procédure devant la Cour, il est impossible de prendre position sur la question de la bonne foi des différentes parties au litige. Il est aussi difficile de formuler ex post des règles concernant la répartition de la charge de la preuve à appliquer au niveau national pour établir des faits datant de 1932, comme le fait la majorité au paragraphe 83, sans un examen plus approfondi de ces questions et notamment sans une analyse détaillée du droit national applicable en 1932 et des réalités sociales de cette époque.

11. Le présent arrêt met en exergue l’inaction du monastère (paragraphe 82). En vertu du droit grec, un monastère du mont Athos n’est pas tenu d’entreprendre d’action spécifique pour préserver son droit de propriété et peut choisir de rester passif pendant de longues périodes. Dans ce contexte, la Cour ne devrait pas tirer de conséquences défavorables de la passivité du monastère, qui plus est sans entendre les explications de ce dernier.

12. Les décisions rendues par les tribunaux grecs apparaissent être en conformité avec le droit national et ne semblent pas entachées d’arbitraire, même si elles peuvent soulever des doutes au regard des standards de l’article 6 de la Convention. Dans les conditions décrites ci‑dessus, la Cour ne dispose pas, à mon avis, d’éléments suffisants pour conclure que les décisions judiciaires nationales rendues en faveur du monastère ont emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.

13. Il est toutefois indéniable que la présente affaire révèle un certain nombre d’inconvénients du droit national en vigueur et en particulier le fait qu’il engendre parfois l’insécurité juridique. La Cour semble préconiser comme remède un examen de proportionnalité au cas par cas par les juridictions nationales (paragraphes 86, 87 et 88). Or, une telle approche ne ferait qu’amplifier l’insécurité juridique. La solution du problème exige l’adoption d’une législation appropriée, posant des règles de droit générales et visant à renforcer la sécurité juridique.


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