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01/12/2015 | CEDH | N°001-158948

CEDH | CEDH, AFFAIRE CENGİZ ET AUTRES c. TURQUIE, 2015, 001-158948


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CENGİZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 48226/10 et 14027/11)

Cette version a été rectifiée le 29 mars 2016

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

ARRÊT

STRASBOURG

1er décembre 2015

DÉFINITIF

01/03/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention




En l’affaire Cengiz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul L

emmens, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Ksenija Turković,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stan...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CENGİZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 48226/10 et 14027/11)

Cette version a été rectifiée le 29 mars 2016

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

ARRÊT

STRASBOURG

1er décembre 2015

DÉFINITIF

01/03/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention

En l’affaire Cengiz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Paul Lemmens, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Ksenija Turković,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 48226/10 et 14027/11) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, M. Serkan Cengiz, M. Yaman Akdeniz et M. Kerem Altıparmak (respectivement « le premier requérant », « le deuxième requérant » et « le troisième requérant »), ont saisi la Cour, le 20 juillet 2010 pour le premier, et le 27 décembre 2010 pour les deux derniers, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les deuxième et troisième requérants ont été représentés devant la Cour par Me A. Altıparmak, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants contestaient notamment une mesure qui les avait selon eux privés de tout accès à YouTube. En outre, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, le premier requérant se plaignait de ne pas avoir bénéficié d’un recours judiciaire effectif aux fins du contrôle de la mesure litigieuse par un tribunal.

4. Le 16 avril 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. M. Cengiz est né en 1974 et réside à İzmir. Il est enseignant à la faculté de droit de l’université d’İzmir, expert et juriste dans le domaine de la liberté d’expression.

M. Yaman Akdeniz et M. Altıparmak sont nés respectivement en 1968 et en 1973. M. Akdeniz est professeur de droit à la faculté de droit de l’université de Bilgi. M. Altıparmak est assistant-professeur de droit à la faculté des sciences politiques de l’université d’Ankara et directeur du centre des droits de l’homme de cette université.

A. Décision de blocage de YouTube

6. YouTube (www.youtube.com) est le principal site web d’hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos. La plupart des vidéos du site ou des chaînes YouTube peuvent être vues par tous les internautes, tandis que seules les personnes ayant un compte YouTube peuvent y publier des fichiers vidéo. Cette plateforme est disponible dans plus de soixante-seize pays. Plus d’un milliard d’utilisateurs la consultent chaque mois et y regardent plus de six milliards d’heures de fichiers vidéo.

7. Le 5 mai 2008, se fondant sur l’article 8 §§ 1 b), 2, 3 et 9 de la loi no 5651 du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet (« la loi no 5651 »), le tribunal d’instance pénal d’Ankara rendit une décision ordonnant le blocage de l’accès au site Internet www.youtube.com et aux adresses IP 208.65.153.238-208.65.153.251 fournissant l’accès à ce site. Le tribunal considérait notamment que le contenu de dix pages de ce site (dix fichiers vidéo) violait la loi no 5816 du 25 juillet 1951 interdisant l’outrage à la mémoire d’Atatürk.

8. Le 21 mai 2010, le premier requérant forma opposition à la décision de blocage du 5 mai 2008. Invoquant son droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, il demandait la levée de cette mesure.

9. Le 31 mai 2010, les deuxième et troisième requérants, en qualité d’usagers de YouTube, formèrent également opposition à la décision de blocage du 5 mai 2008. Ils demandaient la levée de cette mesure, arguant qu’il existait un intérêt public à accéder à YouTube et que le blocage en question constituait une atteinte grave à la substance même de leur droit à la liberté de recevoir des informations et des idées. Ils soutenaient en outre que six des dix pages concernées par la décision du 5 mai 2008 avaient déjà été supprimées et que les quatre autres pages n’étaient plus accessibles à partir de la Turquie. Dès lors, selon les requérants, la mesure de blocage avait perdu toute raison d’être et constituait une restriction disproportionnée au droit des internautes à recevoir et communiquer des informations et des idées.

10. Le 9 juin 2010, le tribunal d’instance pénal d’Ankara rejeta l’opposition formée par les requérants, considérant notamment que le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation. S’agissant de la question de la non-accessibilité des fichiers vidéo à partir de la Turquie, il indiquait que, si l’accès à ces fichiers à partir de la Turquie avait effectivement été bloqué par YouTube, les vidéos en question n’avaient pas pour autant été supprimées de la base de données du site et restaient dès lors accessibles aux utilisateurs d’Internet dans le monde. Il estimait en outre que, n’étant pas parties à la procédure d’enquête, les requérants n’avaient pas qualité pour contester de telles décisions. Enfin, le tribunal indiquait qu’une opposition formée contre la même décision de blocage avait déjà été rejetée le 4 juin 2008.

11. Le 2 juillet 2010, le tribunal correctionnel d’Ankara confirma la décision du 9 juin 2010 du tribunal d’instance pénal d’Ankara, considérant que celle-ci était conforme aux règles de procédure et qu’elle relevait du pouvoir discrétionnaire du tribunal.

B. Décisions ultérieures

12. Le 17 juin 2010, le tribunal d’instance pénal d’Ankara adopta une décision additionnelle concernant YouTube, par laquelle il ordonnait le blocage de l’accès au site www.youtube.com et à quarante-quatre autres adresses IP appartenant au site litigieux.

13. Le 23 juin 2010, les deuxième et troisième requérants formèrent opposition à la décision additionnelle du 17 juin 2010.

14. Le 1er juillet 2010, le tribunal d’instance pénal d’Ankara rejeta l’opposition formée par les deux requérants et par les représentants de YouTube et les représentants de l’association de la technologie d’Internet. S’agissant de la question de la non-accessibilité des fichiers vidéo à partir de la Turquie, il réitérait que, si l’accès à ces fichiers à partir de la Turquie avait effectivement été bloqué par YouTube, les vidéos en question n’avaient pas pour autant été supprimées de la base de données du site et restaient dès lors accessibles aux utilisateurs d’Internet dans le monde. Il indiquait en outre que, n’étant pas parties à l’affaire, les demandeurs n’avaient pas qualité pour contester de telles décisions. Il ajoutait que, dès lors que, selon lui, le site en question continuait à enfreindre la loi en restant actif, le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation. Il écartait enfin l’argument tiré de l’inconstitutionnalité alléguée de la disposition qui avait été appliquée en l’espèce.

15. Par le jugement du 2 juillet 2010 (paragraphe 11 ci-dessus), le tribunal correctionnel d’Ankara confirma également la décision du 1er juillet 2010 du tribunal d’instance pénal d’Ankara.

C. Informations soumises par les parties

16. Le Gouvernement indique que, avant et après la décision de blocage de l’accès à YouTube, entre le 23 novembre 2007 et le 1er juillet 2009, 1 785 plaintes ont été adressées à la Présidence de la télécommunication et de l’informatique (« la PTI »). D’après lui, ces plaintes précisaient que YouTube hébergeait des contenus qui auraient été illicites au regard de la loi no 5651, en particulier des contenus qui auraient eu trait à des abus sexuels sur mineurs et d’autres qui auraient outragé la mémoire d’Atatürk.

17. Le Gouvernement indique également que, avant la décision du 5 mai 2008, les tribunaux internes avaient déjà adopté trente-quatre décisions de blocage de YouTube en raison de contenus illicites que ce site aurait hébergés. À la suite de ces décisions, la PTI aurait pris contact avec le représentant légal de YouTube en Turquie selon la procédure dite de « notification et retrait ». Toujours selon le Gouvernement, il ressort de la décision du 5 mai 2008 qu’il existait dix pages web sur lesquelles étaient diffusés des contenus diffamatoires à l’égard d’Atatürk. Le Gouvernement ajoute que l’accès à six pages avait été bloqué, mais que les quatre autres pages étaient restées accessibles à partir de la Turquie ou de l’étranger. Aussi, poursuit le Gouvernement, la PTI avait-elle notifié à YouTube sa décision tendant à la suppression de ces contenus. Or YouTube n’aurait pas cessé d’héberger les pages contestées et la PTI n’aurait eu d’autre solution que de bloquer l’accès à l’intégralité du site de YouTube, la Turquie n’ayant pas mis en place de système de filtrage des adresses web (URL).

18. Les requérants indiquent que, à la suite de la décision du 5 mai 2008, l’accès à YouTube a été bloqué en Turquie par la PTI jusqu’au 30 octobre 2010. Ils ajoutent que, à cette dernière date, le blocage de l’accès à YouTube a été levé par le parquet compétent, à la suite, selon les requérants, d’une demande émanant d’une société se déclarant titulaire des droits d’auteur attachés à ces vidéos. Toutefois, toujours selon les requérants, à partir du 1er novembre 2010, YouTube a décidé de diffuser les fichiers vidéo en question, considérant que ceux-ci n’enfreignaient pas les droits des auteurs. Par ailleurs, les deuxième et troisième requérants soutiennent que leurs recherches ont permis de constater que, en janvier 2015, quatre fichiers vidéo (portant les numéros 1, 2, 7 et 8) sur les dix fichiers qui étaient l’objet de la décision du 5 mai 2008 étaient toujours accessibles via YouTube. À cet égard, ils précisent que, parmi ces fichiers, les enregistrements nos 2 et 7 ne renfermaient aucun contenu susceptible d’être interprété comme un outrage à la mémoire d’Atatürk et qu’ils n’entraient donc pas dans le champ de l’article 8 de la loi no 5651. En particulier, le fichier vidéo no 2 aurait été d’une durée de quatorze secondes et aurait montré le drapeau turc en flammes. Le fichier vidéo no 7 aurait duré quarante-neuf secondes et aurait montré un ancien chef d’état-major turc. Seuls les fichiers nos 1 et 8 auraient pu être vus comme outrageants, mais il n’aurait existé aucune procédure établissant le caractère illégal de leur contenu.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Droit de l’Internet

19. Pour un exposé du droit et de la pratique internes et internationaux en vigueur à l’époque des faits, la Cour renvoie à son arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie (no 3111/10, §§ 15-37, CEDH 2012).

20. En ses parties pertinentes en l’espèce, la loi no 5651 était ainsi libellée à l’époque des faits :

Article 8 – La décision de blocage de l’accès et son exécution

« 1) Il est prononcé un blocage de l’accès [erişimin engellenmesi] aux publications diffusées sur Internet pour lesquelles il existe des motifs suffisants de soupçonner que, par leur contenu, elles sont constitutives des infractions ci-dessous :

a) Infractions prévues par le code pénal (...)

1) incitation au suicide (article 84),

2) abus sexuels sur mineurs (article 103 § 1),

3) facilitation de l’usage de stupéfiants (article 190),

4) fourniture d’un produit dangereux pour la santé (article 194),

5) obscénité (article 226),

6) prostitution (article 227),

7) hébergement de jeux d’argent (article 228) ;

b) Infractions pour outrage à la mémoire d’Atatürk prévues par la loi no 5816 du 25 juillet 1951.

(...)

2) Le blocage de l’accès est prononcé par le juge, si l’affaire se trouve au stade de l’instruction, ou par le tribunal, en cas de poursuites. Lors de l’instruction, le blocage de l’accès peut être ordonné par le procureur dans les cas où un retard serait préjudiciable. Il doit alors être soumis, dans les vingt-quatre heures suivantes, à l’approbation du juge. Celui-ci doit rendre sa décision dans un délai de vingt-quatre heures. S’il n’approuve pas le blocage, la mesure est levée immédiatement par le procureur. Il est possible de former opposition contre les décisions de blocage de l’accès prononcées à titre de mesure préventive, en vertu des dispositions du code de procédure pénale ([loi] no 5271).

3) Une copie de la décision de blocage adoptée par un juge, par le tribunal ou par le procureur de la République est notifiée à la [PTI] pour exécution.

4) Lorsque le fournisseur du contenu ou le fournisseur d’hébergement se trouvent à l’étranger (...) la décision de blocage de l’accès est prononcée d’office par la [PTI]. Elle est alors portée à la connaissance du fournisseur d’accès, auquel il est demandé de l’exécuter.

5) Les décisions de blocage de l’accès sont exécutées immédiatement et au plus tard dans les vingt-quatre heures suivant leur notification.

(...)

7) Lorsqu’une enquête pénale aboutit à un non-lieu, la décision de blocage de l’accès devient automatiquement caduque (...)

8) Lorsqu’un procès aboutit à un acquittement, la décision de blocage de l’accès devient automatiquement caduque (...)

9) Lorsque le contenu illicite de la diffusion est supprimé, le blocage de l’accès est levé (...) »

21. Le Gouvernement indique que deux modifications importantes à ses yeux ont été apportées récemment à la loi no 5651. Il explique que les peines de prison prévues par cette loi ont été remplacées par des peines pécuniaires et que la protection effective des droits des personnes a été renforcée et la mesure de blocage limitée dans le temps.

22. Par ailleurs, la Cour constate que[1], par une loi no 6639 adoptée le 27 mars 2015, un nouvel article 8A a été ajouté à la loi no 5651. Cette nouvelle disposition habilite la PTI, à la suite d’une demande en ce sens du Premier ministre ou d’un ministère, à ordonner la suppression du contenu d’une page web et/ou le blocage de l’accès à un tel contenu. En outre, il est dit expressément pour la première fois que le blocage de l’accès à l’intégralité d’un site Internet est autorisé. En effet, aux termes du paragraphe 3 de cette disposition :

« Les décisions de blocage d’accès adoptées dans le cadre de cette disposition visent à bloquer l’accès au contenu du chapitre ou de la partie de la publication (URL et autres) constitutive de l’infraction. Lorsqu’il est impossible techniquement de bloquer le contenu concerné ou lorsque le blocage de l’accès au contenu concerné ne met pas un terme à la violation, le blocage de l’accès à l’intégralité du site Internet peut être ordonné. »

23. Le Gouvernement précise que la technologie de filtrage d’URL pour les sites basés à l’étranger n’est pas disponible en Turquie et que la législation en la matière est fondée sur la procédure dite de « notification et retrait » (notice and take down), qui tendrait à éviter notamment les inconvénients d’un blocage de l’accès à l’ensemble du site. Il soutient que l’application de cette procédure a déjà permis d’éliminer des contenus préjudiciables. C’est ainsi que, à ce jour, 60 000 contenus illicites provenant de sites basés à l’étranger ont été supprimés. Afin de réaliser cet objectif, un centre d’information a été créé, qui recueille notamment les plaintes de citoyens relatives au contenu de fichiers diffusés sur Internet. Par ce biais, les citoyens ont adressé à ce centre de nombreuses plaintes relatives à des fichiers diffusés par YouTube.

B. La loi no 5816

24. Les dispositions pertinentes de la loi no 5816 du 25 juillet 1951 interdisant l’outrage à la mémoire d’Atatürk sont ainsi libellées :

Article 1

« Quiconque injurie ou insulte explicitement la mémoire d’Atatürk sera puni de un an à trois ans d’emprisonnement.

Quiconque casse, détruit, endommage ou salit les statues ou les gravures qui représentent Atatürk ou son tombeau sera puni de un an à cinq ans d’emprisonnement.

Quiconque incite à commettre les délits cités ci-dessus sera puni comme l’auteur principal. »

Article 2

« La peine sera aggravée de moitié si le délit énoncé à l’article [1] a été commis par deux personnes ou par une association de plus de deux personnes, ou explicitement ou par voie de presse ou en public. En cas de tentative de commission ou de commission avec violence des délits énoncés au deuxième alinéa de l’article 1, la peine sera doublée. »

C. Jurisprudence constitutionnelle

1. Arrêt « twitter.com »

25. À la suite de plusieurs décisions adoptées par les tribunaux turcs selon lesquelles le site https://twitter.com (site de microblogage permettant à un utilisateur d’envoyer gratuitement de brefs messages sur Internet par messagerie instantanée ou par SMS) hébergeait des contenus portant atteinte à la vie privée et à la réputation des plaignants, la PTI a ordonné en mars 2014 le blocage de l’accès à ce site. Par un jugement du 25 mars 2014, le tribunal administratif d’Ankara a suspendu l’exécution de la décision de la PTI.

Entre-temps, les 24 et 25 mars 2014, trois personnes, dont les deuxième et troisième requérants, avaient introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour contester la décision de blocage.

Par un arrêt du 2 avril 2014 (2014/3986), la Cour constitutionnelle a jugé que la décision de blocage de l’accès à https://twitter.com prise par la PTI portait atteinte au droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. Dans son arrêt, elle indiquait notamment que le fait de retarder la diffusion des partages d’informations ou d’opinions dans ce média, fût-ce pour une courte durée, risquait de priver celui-ci de toute valeur d’actualité et de tout intérêt et que, par conséquent, les requérants, usagers actifs de ce site, avaient un intérêt à ce que ce blocage fût levé rapidement. Déclarant se référer à l’arrêt de la Cour européenne Ahmet Yıldırım (précité), elle a en outre jugé que la mesure litigieuse n’avait pas de base légale.

2. Arrêt « YouTube »

26. Le 27 mars 2014, la PTI a pris la décision de bloquer l’accès à YouTube, notamment à la suite d’un jugement adopté par le tribunal d’instance pénal de Gölbaşı. Par un jugement du 2 mai 2014, le tribunal administratif d’Ankara a suspendu l’exécution de la décision de la PTI. À la suite de la non-exécution de ce jugement, la société YouTube, les deuxième et troisième requérants et six autres personnes ont introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Par un arrêt du 29 mai 2014, cette dernière a annulé la décision de blocage. Dans son arrêt, avant de s’exprimer sur le fond de l’affaire, elle s’est prononcée sur la qualité de victime des demandeurs. Elle a déclaré ce qui suit :

« 27. (...) Il ressort du dossier que (...) Yaman Akdeniz, Kerem Altıparmak et M.F. enseignaient dans différentes universités. Ces demandeurs ont expliqué qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme et qu’ils partageaient ces travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube. Ils ont également précisé que, via ce site, ils avaient également accès aux matériaux écrits et visuels des Nations unies et du Conseil de l’Europe (...) Quant au demandeur E.E., il a expliqué qu’il disposait d’un compte [YouTube], qu’il suivait régulièrement des personnes qui partageaient des fichiers ainsi que les activités d’organisations non gouvernementales et d’organismes professionnels, qu’il rédigeait également des critiques sur ces partages (...)

28. Compte tenu de ces explications, l’on peut conclure que les demandeurs ont été des victimes directes de la décision administrative de blocage général du site www.youtube.com (...) »

Quant au fond de l’affaire, disant se référer à l’arrêt Ahmet Yıldırım (précité), la Cour constitutionnelle a jugé que la mesure litigieuse n’avait pas de base légale, notamment au regard de la loi no 5651, qui n’autorisait pas, d’après elle, le blocage général d’un site Internet. Elle s’est exprimée comme suit :

« 52. Dans les démocraties modernes, Internet a acquis une importance considérable dans l’exercice des droits et libertés fondamentaux, en particulier dans celui de la liberté d’expression. Les médias sociaux sont des plateformes transparentes (...) qui offrent aux individus la possibilité de participer à la constitution des contenus de ces médias, à leur diffusion et à leur interprétation. Ces plateformes de médias sociaux sont donc des outils indispensables à l’exercice du droit à la liberté d’exprimer, de partager et de diffuser des informations et des idées. Dès lors, l’État et ses organes administratifs doivent faire preuve d’une grande sensibilité non seulement lorsqu’ils réglementent ce domaine mais aussi dans leur pratique, puisque ces plateformes sont devenues l’un des moyens les plus efficaces et les plus répandus tant pour communiquer des idées que pour recevoir des informations. »

D. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies

27. Dans son observation générale no 34 sur l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adoptée au cours de sa 102e session (11-29 juillet 2011), le Comité des droits de l’homme des Nations unies a déclaré ceci :

« 43. Toute restriction imposée au fonctionnement des sites web, des blogs et de tout autre système de diffusion de l’information par le biais d’Internet, de moyens électroniques ou autres, y compris les systèmes d’appui connexes à ces moyens de communication, comme les fournisseurs d’accès à Internet ou les moteurs de recherche, n’est licite que dans la mesure où elle est compatible avec le paragraphe 3 [de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui régit les limitations qui pourraient être apportées à l’exercice du droit à la liberté d’expression]. Les restrictions licites devraient d’une manière générale viser un contenu spécifique ; les interdictions générales de fonctionnement frappant certains sites et systèmes ne sont pas compatibles avec le paragraphe 3. Interdire à un site ou à un système de diffusion de l’information de publier un contenu uniquement au motif qu’il peut être critique à l’égard du gouvernement ou du système politique et social épousé par le gouvernement est tout aussi incompatible avec le paragraphe 3. »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

28. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, et de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

29. Les requérants dénoncent la mesure adoptée par les tribunaux internes, qui les aurait empêchés d’accéder à YouTube. Ils voient dans cette mesure une atteinte à leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées garanti par l’article 10 de la Convention. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

30. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

A. Sur la recevabilité

31. Le Gouvernement estime que le grief des requérants est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Renvoyant notamment aux décisions Tanrıkulu et autres c. Turquie ((déc.), nos 40150/98 et 2 autres, 6 novembre 2001) et Akdeniz c. Turquie ((déc.), no 20877/10, 11 mars 2014), il soutient que les requérants ne peuvent passer pour avoir été directement touchés par les faits prétendument constitutifs de l’ingérence.

32. Le Gouvernement indique également que les requérants ont introduit leurs requêtes devant la Cour deux ans après la décision ayant ordonné le blocage de l’accès à YouTube. Il est d’avis que, s’ils s’estimaient victimes de ces mesures, ils n’auraient pas dû attendre aussi longtemps pour contester la mesure en question.

33. Les requérants contestent cette thèse.

34. La Cour estime que l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement de l’absence de qualité de victime des requérants soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, et donc au bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention. En conséquence, elle décide de joindre cette exception au fond (voir, dans le même sens, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 100, 14 septembre 2010, et Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, § 51, 25 octobre 2011).

35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

36. Les trois requérants soutiennent que le blocage de YouTube a constitué une atteinte à leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. Disant se référer à l’arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie (no 3111/10, CEDH 2012) ainsi qu’à deux arrêts de la Cour constitutionnelle (paragraphes 25-26 ci-dessus), ils affirment également que la loi no 5651 du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet (« la loi no 5651 ») n’autorisait pas le blocage général de l’accès à un site Internet. Par conséquent, à leurs yeux, l’ingérence dont il s’agirait ne peut passer pour être « prévue par la loi ». En outre, les intéressés estiment que la conséquence pour eux de ce blocage, à savoir l’impossibilité d’accéder à de nombreuses vidéos diffusées sur YouTube alors que celles-ci n’auraient aucun lien avec le contenu illégal à l’origine de la mesure de blocage de YouTube, était disproportionnée aux objectifs poursuivis. Ils considèrent en outre que la procédure ayant abouti au blocage de YouTube ne peut être considérée comme équitable et impartiale.

37. Le premier requérant soutient notamment qu’il est enseignant à la faculté de droit, expert et juriste dans le domaine de la liberté d’expression. Il explique que les organisations internationales publient de nombreux matériaux visuels via YouTube et qu’il utilise ces matériaux régulièrement dans le cadre de ses activités. Par ailleurs, il indique que, en tant qu’usager actif disposant d’un compte YouTube, il peut accéder via YouTube à de nombreuses sources d’information publiant des matériaux divers, comme des documentations, des analyses ou des œuvres de divertissement. Il conclut que, en raison du blocage général de ce site, il n’a pu, pendant plus de trois ans, accéder au compte YouTube.

38. Quant aux deuxième et troisième requérants, mettant l’accent sur l’importance d’Internet qui serait devenu pour les individus l’un des principaux moyens d’exercer leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, ils soutiennent qu’ils ont été directement touchés par la mesure litigieuse. À cet égard, ils expliquent que YouTube diffuse non seulement des œuvres artistiques et musicales, mais constitue également une plateforme de grande envergure et très populaire pour le discours politique et les activités politiques et sociales. En particulier, des informations politiques ignorées par les médias traditionnels ou interdites par des gouvernements répressifs auraient souvent été divulguées via YouTube, ce qui aurait donné naissance à un « journalisme citoyen » d’une ampleur inattendue. Dans cette optique, cette plateforme serait unique compte tenu de ses caractéristiques, de son niveau d’accessibilité et surtout de son impact potentiel, et il n’existerait aucun équivalent susceptible de la remplacer.

39. En outre, les requérants exposent que la présente espèce diffère de l’affaire Akdeniz (décision précitée), qui concernait selon eux le blocage de sites diffusant des œuvres musicales au motif que ces sites n’auraient pas respecté la législation sur les droits d’auteur. Ils allèguent ensuite que la Cour a affirmé que l’ampleur de la marge d’appréciation accordée aux États contractants devait être relativisée lorsqu’était en jeu non pas l’expression strictement « commerciale » de tel ou tel individu, mais sa participation à un débat touchant à l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013). Les requérants soutiennent en outre que, comme il en aurait été question dans l’arrêt Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède (no 23883/06, § 44, 16 décembre 2008), le droit en jeu revêtait une importance particulière pour eux.

40. Plus précisément, le deuxième requérant explique que, en tant que professeur de droit à la faculté de droit et spécialiste en matière de liberté d’expression, il télécharge via YouTube de nombreuses interventions politiques concernant le droit d’Internet. Quant au troisième requérant, il indique qu’il est également professeur de droit et directeur du centre des droits de l’homme de l’université d’Ankara et qu’il accède également à de nombreux fichiers vidéo via YouTube. En outre, plusieurs conférences organisées par ce centre seraient diffusées par l’intermédiaire de ce site. À cela s’ajouteraient des téléchargements par des tiers de fichiers contenant des discours ou des enregistrements diffusés par le centre ou par lui-même. Les deux requérants expliquent que, en somme, ils utilisent YouTube non seulement pour recevoir des informations sur des sujets universitaires ou autres touchant à l’intérêt général, mais également pour communiquer des informations via leurs comptes YouTube. Seraient par conséquent à la fois en jeu la liberté de recevoir des informations et celle d’en communiquer.

41. Par ailleurs, les deuxième et troisième requérants contestent la manière dont les tribunaux internes ont ordonné le blocage de l’accès à YouTube et soutiennent qu’il s’agissait d’une procédure dénuée de toute garantie qu’une mesure de blocage visant un site précis ne soit pas utilisée comme moyen de blocage général. À cet égard, ils soutiennent que, dans la pratique, la mesure de blocage de l’accès à un site Internet n’est pas envisagée uniquement en dernier recours, dès lors que l’accès à plus de 60 000 sites web aurait déjà été bloqué, dont 21 000 en 2014. Ils ajoutent que, au cours de cette même année, le blocage de l’accès à https://twitter.com et à www.youtube.com a été ordonné de manière illégale sans qu’aucune autre mesure moins lourde n’eût été envisagée. Ils indiquent que, dans ces deux cas, la Cour constitutionnelle a jugé les décisions de blocage contraires à l’article 26 de la Constitution, qui garantit le droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées, après les avoir considérées comme une atteinte grave à l’exercice de ce droit.

b) Le Gouvernement

42. Le Gouvernement conteste les arguments des requérants. Il réitère sa thèse selon laquelle leur grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À ses yeux, les intéressés ne peuvent passer pour avoir été directement touchés par les faits prétendument constitutifs de l’ingérence. En tout état de cause, pour le Gouvernement, ils n’ont pas étayé leur allégation de violation de l’article 10 de la Convention.

43. Si toutefois la Cour considérait qu’il y a eu ingérence au sens de l’article 10 de la Convention, le Gouvernement soutient que pareille ingérence était prévue par la loi et qu’elle visait les objectifs légitimes énumérés au paragraphe 2 de cet article. Quant à la question de savoir si la mesure considérée était « nécessaire » au sens de l’article 10, le Gouvernement estime qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts contradictoires en présence. De plus, la procédure aurait été équitable à tous les niveaux, les deux instances concernées ayant rendu des décisions selon lui motivées de façon complète et détaillée. Ainsi, compte tenu également de la marge d’appréciation reconnue aux autorités, l’ingérence alléguée aurait été proportionnée au but légitime poursuivi et « nécessaire dans une société démocratique ».

44. Le Gouvernement indique plus particulièrement que les acteurs de l’Internet mentionnés à l’article 2 de la loi no 5651 ont été définis en harmonie avec les normes de l’Union européenne et que les obligations de ces acteurs et les sanctions qui leur seraient applicables sont explicitement réglementées par la loi. En répondant à la nécessité d’adopter ces textes juridiques, la Turquie aurait réalisé des progrès significatifs dans la fixation par la loi des limites du droit et des libertés fondamentales conformément aux normes nationales et internationales. À cet égard, le blocage de l’accès à un site web aurait été envisagé non pas en premier mais en dernier recours dans le cadre de la lutte contre la diffusion de contenus préjudiciables.

45. Le Gouvernement indique ensuite que la loi no 5651 énumère les types d’infractions qui peuvent donner lieu à une décision de blocage d’accès selon la procédure dite de « notification et retrait ». Cette procédure tendrait notamment à éviter les inconvénients d’un blocage général de l’accès à un site. Par ailleurs, les sites aux contenus préjudiciables basés dans le pays ou à l’étranger auraient été éliminés par l’application de cette procédure.

46. Le Gouvernement indique enfin que, récemment, d’importantes modifications ont été apportées à la loi no 5651. Il précise cependant que la technologie de filtrage d’URL pour les sites basés à l’étranger n’est pas disponible en Turquie.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

47. La Cour note que, par une décision adoptée le 5 mai 2008, le tribunal d’instance pénal d’Ankara a ordonné, en vertu de l’article 8 §§ 1 b), 2, 3 et 9 de la loi no 5651, le blocage de l’accès à YouTube au motif que le contenu de dix fichiers vidéo disponibles sur ce site avait violé la loi no 5816 interdisant l’outrage à la mémoire d’Atatürk. Le premier requérant a formé opposition à cette décision et demandé la levée de cette mesure le 21 mai 2010, puis les deuxième et troisième requérants ont fait de même le 31 mai 2010. Dans leurs recours, ils ont invoqué la protection de leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées.

48. Le 9 juin 2010, indiquant que les requérants n’étaient pas parties à l’affaire et qu’ils n’avaient par conséquent pas qualité pour contester de telles décisions, le tribunal d’instance pénal d’Ankara a rejeté leur opposition. Pour ce faire, il a notamment considéré que le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation pertinente en la matière. Par ailleurs, il a adopté une décision additionnelle le 17 juin 2010. Les tentatives que les deux requérants ont entreprises pour contester cette décision sont restées vaines.

49. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne permet pas l’actio popularis mais exige, pour l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une violation de la Convention résultant d’un acte ou d’une omission imputable à l’État contractant. Dans l’affaire Tanrıkulu et autres (décision précitée), elle n’a pas reconnu la qualité de victime à des lecteurs d’un quotidien visé par une mesure d’interdiction de distribution. De même, dans l’affaire Akdeniz (décision précitée, § 24), elle a considéré que le seul fait que M. Akdeniz – tout comme les autres utilisateurs en Turquie de deux sites consacrés à la diffusion de musique – subisse les effets indirects d’une mesure de blocage ne pouvait suffire pour qu’il se voie reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention. Eu égard à ces considérations, la réponse à la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une mesure de blocage de l’accès à un site Internet dépend donc d’une appréciation des circonstances de chaque affaire, en particulier de la manière dont l’intéressé utilise le site Internet et de l’ampleur des conséquences éventuelles de pareille mesure pour lui. Entre également en ligne de compte le fait que l’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public (Ahmet Yıldırım, précité, § 54).

50. En l’espèce, la Cour relève que les requérants ont déposé leurs requêtes devant elle en qualité d’usagers actifs de YouTube, en y soulignant notamment les répercussions du blocage litigieux sur leur travail universitaire, ainsi que les caractéristiques importantes du site en question. Ils affirment en particulier que, par le biais de leurs comptes YouTube, ils utilisent cette plateforme non seulement pour accéder à des vidéos relatives à leur domaine professionnel mais aussi, de manière active, pour télécharger et partager de tels fichiers. Par ailleurs, les deuxième et troisième requérants précisent qu’ils ont publié des enregistrements sur leurs activités universitaires. À cet égard, l’affaire se rapproche du cas de M. Yıldırım, qui déclarait publier ses travaux universitaires et ses points de vue dans différents domaines via son site web (ibidem, § 51) et non de celui de M. Akdeniz (Akdeniz, décision précitée), qui avait agi en tant que simple usager des sites web.

51. La présente affaire se distingue également sur un autre point de l’affaire Akdeniz, où la Cour a tenu compte notamment du fait que le requérant pouvait accéder sans difficulté à tout un éventail d’œuvres musicales par de multiples moyens sans que cela n’entraîne une infraction aux règles régissant les droits d’auteur (ibidem, § 25). Or YouTube diffuse non seulement des œuvres artistiques et musicales, mais constitue également une plateforme très populaire pour le discours politique et les activités politiques et sociales. Les fichiers diffusés par YouTube comportaient entre autres des informations qui pouvaient présenter un intérêt particulier pour tout un chacun (voir, mutatis mutandis, Khurshid Mustafa et Tarzibachi, précité, § 44). Ainsi, la mesure litigieuse rend inaccessible un site comprenant des informations spécifiques pour les requérants alors que celles-ci ne sont pas facilement accessibles par d’autres moyens. Ce site constitue également une source importante de communication pour les intéressés.

52. Par ailleurs, en ce qui concerne l’importance des sites Internet dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour rappelle que, « [g]râce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 110, CEDH 2015). À cet égard, la Cour observe que YouTube est un site web d’hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos et qu’il constitue à n’en pas douter un moyen important d’exercice de la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. En particulier, comme les requérants l’ont noté à juste titre, les informations politiques ignorées par les médias traditionnels sont souvent divulguées par le biais de YouTube, ce qui a permis l’émergence d’un journalisme citoyen. Dans cette optique, la Cour admet que cette plateforme est unique de par ses caractéristiques, son niveau d’accessibilité et surtout son impact potentiel, et qu’il n’existait aucun équivalent pour les requérants.

53. De surcroît, la Cour observe que, après l’introduction des requêtes en cause, la Cour constitutionnelle s’est penchée sur la qualité de victime d’usagers actifs de sites Internet tels que https://twitter.com et www.youtube.com. En particulier, dans le cadre de l’affaire concernant la décision administrative de blocage de l’accès à YouTube, elle a reconnu la qualité de victime à des usagers actifs de YouTube, dont les deuxième et troisième requérants. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte essentiellement du fait que les demandeurs, titulaires d’un compte YouTube, utilisaient activement ce site. S’agissant de ces deux requérants, elle a également pris en considération le fait qu’ils enseignaient dans différentes universités, qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme, qu’ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et qu’ils partageaient leurs travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube (paragraphes 25-26 ci-dessus).

La Cour partage les conclusions de la Cour constitutionnelle sur la qualité de victime de ces requérants. Par ailleurs, elle constate que la situation du premier requérant, également usager actif de YouTube, n’est pas différente de celle des deux autres requérants.

54. En somme, la Cour observe que les requérants se plaignent pour l’essentiel de l’effet collatéral de la mesure prise contre YouTube dans le cadre de la loi sur Internet. Les intéressés affirment que, en raison des caractéristiques de YouTube, la mesure de blocage les a privés d’un moyen important d’exercer leur droit à la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées.

55. À la lumière de ce qui précède et eu égard à la nécessité d’appliquer de manière flexible les critères de reconnaissance de la qualité de victime, la Cour admet que, dans les circonstances particulières de l’affaire, les requérants, bien que n’étant pas directement visés par la décision de blocage de l’accès à YouTube, peuvent légitimement prétendre que la mesure en question a affecté leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime.

56. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention garantit la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées à « toute personne » et qu’il ne fait pas de distinction d’après la nature du but recherché ni d’après le rôle que les personnes, physiques ou morales, jouent dans l’exercice de cette liberté. L’article 10 concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de diffusion de ces informations, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et de communiquer des informations. De même, la Cour réaffirme que l’article 10 garantit non seulement le droit de communiquer des informations mais aussi celui, pour le public, d’en recevoir (Ahmet Yıldırım, précité, § 50).

57. En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que, en conséquence d’une mesure ordonnée par le tribunal d’instance le 5 mai 2008, les requérants se sont trouvés, pendant une longue période, dans l’impossibilité d’accéder à YouTube. En qualité d’usagers actifs de YouTube, ils peuvent donc légitimement prétendre que la mesure en question a affecté leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. La Cour considère que, quelle qu’en ait été la base légale, pareille mesure avait vocation à influer sur l’accessibilité à Internet et que, dès lors, elle engageait la responsabilité de l’État défendeur au titre de l’article 10 (ibidem, § 53). Partant, la mesure en question s’analyse en une « ingérence d’autorités publiques » dans l’exercice des droits garantis par l’article 10.

58. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes cités à l’article 10 § 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. C’est ce qu’elle va s’employer à vérifier ci-dessous.

b) Sur le caractère justifié de l’ingérence

59. La Cour rappelle d’abord que les mots « prévue par la loi » contenus au paragraphe 2 de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais aussi visent la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible aux justiciables, prévisible dans ses effets et compatible avec la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Dink, précité, § 114). Selon sa jurisprudence constante, une norme est « prévisible » lorsqu’elle est rédigée avec assez de précision pour permettre à toute personne s’entourant au besoin de conseils éclairés de régler sa conduite (voir, parmi beaucoup d’autres, RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 103, CEDH 2011, et Altuğ Taner Akçam, précité, § 87).

60. En l’espèce, la Cour observe que le blocage de l’accès au site concerné par la procédure judiciaire avait une base légale, à savoir l’article 8 § 1 de la loi no 5651. À la question de savoir si cette disposition répondait également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, les requérants estiment qu’il faut répondre par la négative, cette disposition étant selon eux trop incertaine.

61. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Ahmet Yıldırım (précité, §§ 61‑62), elle a examiné la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » et y a répondu par la négative. Elle a notamment considéré que la loi no 5651 n’autorisait pas le blocage de l’accès à l’intégralité d’un site Internet à cause du contenu de l’une des pages web qu’il hébergeait. En effet, en vertu de l’article 8 § 1 de cette loi, seul le blocage de l’accès à une publication précise pouvait être ordonné, s’il existait des motifs suffisants de soupçonner que, par son contenu, une telle publication était constitutive des infractions mentionnées dans la loi. Par ailleurs, cette conclusion de la Cour a été suivie par la Cour constitutionnelle dans ses deux décisions adoptées après le prononcé de l’arrêt Ahmet Yıldırım (paragraphes 25-26 ci-dessus).

62. À cet égard, la Cour a notamment souligné que de telles restrictions préalables n’étaient pas, a priori, incompatibles avec la Convention mais qu’elles devaient s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (ibidem, § 64). Un contrôle de telles mesures opéré par le juge, fondé sur une mise en balance des intérêts en conflit et visant à ménager un équilibre entre ces intérêts, ne saurait se concevoir sans un cadre fixant des règles précises et spécifiques quant à l’application des restrictions préventives à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées.

63. Or il convient d’observer en l’espèce que, lorsque le tribunal d’instance pénal d’Ankara a décidé de bloquer totalement l’accès à YouTube, aucune disposition législative ne conférait un tel pouvoir à ce tribunal.

64. En effet, comme il ressort des observations du Gouvernement et de la pratique des autorités turques, la technologie de filtrage d’URL pour les sites basés à l’étranger n’est pas disponible en Turquie. Dès lors, dans la pratique, pour exécuter les décisions judiciaires concernant un contenu en particulier, un organe administratif, à savoir la PTI, a décidé de bloquer tout accès à l’intégralité du site en question. Or – la Cour l’a déjà dit dans son arrêt Ahmet Yıldırım (précité, § 66) – les autorités auraient dû notamment tenir compte du fait que pareille mesure, qui rendait inaccessible une grande quantité d’informations, ne pouvait qu’affecter considérablement les droits des internautes et avoir un effet collatéral important.

65. À la lumière de ces considérations et de l’examen de la législation en cause telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, la Cour conclut que l’ingérence à laquelle l’article 8 de la loi no 5651 a donné lieu ne répondait pas à la condition de légalité voulue par la Convention et que cette dernière disposition n’a pas permis aux requérants de jouir du degré suffisant de protection exigé par la prééminence du droit dans une société démocratique. Par ailleurs, la disposition en cause semble heurter le libellé même du paragraphe 1 de l’article 10 de la Convention, en vertu duquel les droits reconnus dans cet article valent « sans considération de frontière » (ibidem, § 67).

66. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

67. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de contrôler le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

68. Invoquant l’article 6 de la Convention, M. Cengiz se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif aux fins du contrôle de la mesure litigieuse par un tribunal et de la sanction d’un éventuel abus des autorités.

69. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l’article 10 de la Convention (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les principales questions juridiques posées par la présente affaire. Au vu de l’ensemble des faits de la cause, elle considère qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien‑fondé du grief tiré de l’article 6 de la Convention (voir, dans le même sens, Ahmet Yıldırım, précité, § 72).

IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

70. Dans leur formulaire de requête, MM. Akdeniz et Altıparmak réclament chacun 1 000 euros pour préjudice moral et le même montant pour frais et dépens. Quant à M. Cengiz, il n’a présenté aucune demande à ces titres, considérant que le constat d’une violation représenterait en soi une satisfaction équitable.

En outre, au titre de l’article 46 de la Convention, les requérants demandent à la Cour d’indiquer au gouvernement défendeur les mesures générales qui pourraient être prises pour qu’il soit mis un terme à la situation dénoncée.

71. Le Gouvernement se dit opposé à l’octroi d’une quelconque somme aux requérants. À titre subsidiaire, il est d’avis que le constat d’une violation représenterait en soi une satisfaction équitable.

72. La Cour note que MM. Akdeniz et Altıparmak ont présenté leurs demandes au titre de la satisfaction équitable uniquement dans le formulaire de requête. Ils n’ont donc pas respecté l’article 60 §§ 2 et 3 de son règlement ni le paragraphe 5 de l’Instruction pratique relative à la présentation des demandes de satisfaction équitable, qui prévoit que la Cour « écarte les demandes présentées dans les formulaires de requête mais non réitérées au stade approprié de la procédure ». Les demandes de satisfaction équitable doivent donc être rejetées (voir, parmi d’autres, Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 33, 9 avril 2013).

73. À la lumière de ce qui précède et compte tenu de la position de M. Cengiz au regard de l’article 41 de la Convention, la Cour estime que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par l’intéressé.

74. S’agissant de la demande des requérants au titre de l’article 46 de la Convention, la Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de la Convention à raison notamment du fait que la mesure de blocage de l’accès à YouTube ordonnée par les tribunaux internes n’avait pas de base légale et que la législation, telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits, n’avait pas permis aux requérants de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique (paragraphe 65 ci-dessus). Cette conclusion implique que la violation du droit des requérants avait pour origine un problème structurel.

75. La Cour observe que, après l’introduction de la présente affaire, la loi no 5651 a été modifiée. En vertu de l’article 8 A 3), le blocage de l’accès à l’intégralité d’un site Internet peut désormais être ordonné si les conditions énumérées dans cette disposition sont réunies (paragraphe 22 ci-dessus). Elle estime à cet égard utile de préciser que ces amendements[2] ont été introduits après que le tribunal a ordonné le blocage de l’accès à YouTube sans aucune base légale. À ce sujet, la Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se prononcer in abstracto sur la compatibilité avec la Convention du régime juridique du blocage de l’accès à des sites Internet tel qu’il existait en Turquie au moment des faits ou tel qu’il existe actuellement. Elle doit en revanche apprécier in concreto l’incidence de l’application des dispositions en question sur le droit des requérants à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Elle doit donc rechercher si l’application des dispositions en cause a donné lieu à une violation de l’article 10 dans le chef des requérants (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 60, CEDH 1999‑II). À la lumière de ce qui précède, elle ne juge pas nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, de se prononcer sur la demande des requérants tendant au prononcé d’une injonction au titre de l’article 46 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare le grief tiré de l’article 10 de la Convention recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

5. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par M. Cengiz ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er décembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithPaul Lemmens
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

P.L.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

1. J’ai voté avec la majorité en faveur d’une violation de l’article 10 de la Convention. J’aurais toutefois préféré que cette conclusion fût fondée sur un raisonnement différent.

Base légale de la mesure de blocage

2. Après avoir constaté que le blocage de l’accès à YouTube constituait une ingérence dans l’exercice du droit des requérants à recevoir et à communiquer des informations et des idées, constat auquel je souscris sans réserve, la majorité a conclu que cette ingérence n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

J’éprouve néanmoins quelque difficulté à comprendre quel est, pour la majorité, le motif exact ayant mené à cette conclusion. N’y avait-il pas de base légale du tout ? Ou la mesure ordonnée a-t-elle dépassé les limites de la base légale (paragraphes 61 et 63 de l’arrêt) ? Ou la disposition légale sur laquelle la mesure se fondait n’était-elle pas suffisamment précise (voir l’argument des requérants, rappelé au paragraphe 60 de l’arrêt) ? Ou cette base légale donnait-elle un pouvoir trop étendu à l’autorité compétente (paragraphes 62 et 65 de l’arrêt) ?

3. Pour ma part, j’estime qu’il y avait bien une base légale permettant de bloquer l’accès à des sites Internet, à savoir l’article 8 §§ 1 b) et 2 de la loi no 5651 du 4 mai 2007 relative à la régularisation des publications sur Internet et à la lutte contre les infractions commises sur Internet (« la loi no 5651 »). Selon cette disposition, le blocage de l’accès aux publications diffusées sur Internet pouvait être ordonné par un juge. Cette disposition a servi de fondement à la mesure ordonnée en l’espèce par le tribunal d’instance pénal d’Ankara, et constituait donc la base de la mesure litigieuse en droit interne[3].

Quant à la question de savoir si la mesure en cause était compatible avec la disposition légale précitée, il convient de rappeler que c’est au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 127, CEDH 2015, et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 85, CEDH 2015). Or il résulte maintenant clairement de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 29 mai 2014 que la disposition précitée n’autorisait pas le blocage de l’accès à l’intégralité d’un site, mais seulement le blocage de l’accès à des contenus déterminés d’un site (article 8 § 1, phrase introductive, de la loi). Il s’ensuit que l’ingérence en cause ne pouvait pas valablement être fondée sur la disposition qui était censée en former la base légale. J’estime que c’est pour cette raison qu’il aurait fallu conclure que la mesure n’était pas prévue par la loi.

Cette conclusion aurait, à mon avis, dispensé la Cour d’examiner encore la prévisibilité de la loi ou la protection que celle-ci offrait contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.

Finalité et nécessité de la mesure de blocage

4. Après avoir conclu que l’ingérence litigieuse ne répondait pas à la condition de légalité posée par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la majorité a estimé qu’il n’était pas nécessaire de contrôler le respect des autres exigences de ce paragraphe (paragraphe 67 de l’arrêt).

En principe, une telle approche se justifie. Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, je pense qu’il s’agit d’une occasion manquée.

En effet, la disposition légale sur laquelle la Cour s’est prononcée, à savoir l’article 8 de la loi no 5651, a entre-temps été complétée par une disposition, l’article 8A, qui prévoit désormais expressément que l’accès à l’intégralité d’un site Internet peut être bloqué (paragraphe 22 de l’arrêt). Le présent arrêt porte donc sur une situation qui, pour autant qu’elle concerne la base légale de la mesure incriminée, appartient largement au passé. Dans ces circonstances, il aurait été souhaitable, à mon avis, d’examiner si, indépendamment du fait que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi, cette mesure poursuivait un but légitime et si, eu égard notamment à ses effets, elle était proportionnée à ce but (voir, pour une approche similaire, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 350, CEDH 2012).

Certes, la Cour ne doit pas se prononcer in abstracto sur le nouvel article 8A (paragraphe 75 de l’arrêt). J’estime néanmoins que, si elle avait examiné, fût-ce par obiter dictum, la finalité et la nécessité de l’ingérence litigieuse, son arrêt aurait pu éclairer les citoyens et les autorités turcs sur les principes auxquels doivent répondre tant les applications de l’article 8 que celles du nouvel article 8A de la loi no 5651.

* * *

[1]. Rectifié le 29 mars 2016 : le texte était le suivant : « Il indique en particulier que, »

[2]. Rectifié le 29 mars 2016 : le texte était le suivant : « même si les parties ont amplement commenté ces amendements dans leurs observations, »

[3]. On ne se trouve pas en l’espèce devant une situation similaire à celle des affaires qui ont donné lieu aux arrêts de la Cour constitutionnelle du 2 avril 2014 et du 29 mai 2014 (paragraphes 25-26 de l’arrêt), dans laquelle la Présidence de la télécommunication et de l’informatique (« la PTI ») avait bloqué l’accès à l’intégralité d’un site sans qu’une mesure d’une telle ampleur eût été ordonnée par un juge. Par ailleurs, dans l’arrêt Ahmet Yıldırım c. Turquie (no 3111/10, CEDH 2012), le tribunal avait ordonné de bloquer totalement l’accès à Google Sites à la suite d’une demande de la PTI. En l’espèce, c’est le tribunal lui-même qui, de sa propre initiative, a ordonné le blocage de l’accès à l’intégralité du site YouTube, et la PTI n’a fait qu’exécuter cette décision.


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