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07/06/2016 | CEDH | N°001-163455

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARABEYOĞLU c. TURQUIE, 2016, 001-163455


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARABEYOĞLU c. TURQUIE

(Requête no 30083/10)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2016

DÉFINITIF

17/10/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Karabeyoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,


Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARABEYOĞLU c. TURQUIE

(Requête no 30083/10)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2016

DÉFINITIF

17/10/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karabeyoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30083/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hamdi Ünal Karabeyoğlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me R. Albay, avocat à Uşak. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier que les écoutes téléphoniques dont il a fait l’objet ont constitué une violation de l’article 8 de la Convention. Il soutient en outre qu’il ne disposait pas d’un recours en droit interne qui lui aurait permis de faire valoir ses droits.

4. Le 2 mai 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955 et réside à Uşak.

6. À la date d’introduction de la requête, il était procureur de la République à Uşak.

A. Les faits à l’origine de la requête

7. En 2007, le parquet d’Istanbul engagea une enquête pénale contre les membres présumés de l’organisation criminelle Ergenekon, tous soupçonnés de se livrer à des activités de terrorisme destinées à déstabiliser le régime politique et à faciliter une intervention militaire sous prétexte de sauvegarder la laïcité et les intérêts nationaux. Selon le parquet, les accusés avaient planifié et commis des actes de provocation tels que des attentats contre des personnalités connues du public et des attentats à la bombe dans des endroits sensibles tels que des sanctuaires ou le siège de hautes juridictions. Toujours selon le parquet, ils cherchaient ainsi à créer une atmosphère de peur et de panique dans l’opinion publique et par là même à installer un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’État militaire (pour des informations plus détaillées concernant l’affaire dite Ergenekon et les plans d’action relatifs à celle-ci, voir Tekin c. Turquie (déc.), no 3501/09, §§ 3-17, 18 novembre 2014).

8. Le 23 mars 2008, lors des perquisitions effectuées dans le cadre de cette enquête dans les locaux d’un parti politique à Ankara, un disque informatique, intitulé « mes notes de tél corps judiciaire » (yargı tel notlarım) fut saisi parmi d’autres documents et photographies. Ce disque contenait des fichiers réunissant des informations sur la vie privée de plusieurs magistrats et sur leurs relations avec certaines personnes ou entités, ainsi que des informations sur les mesures de sécurité prises pour protéger les bâtiments de la Cour de cassation, telles que, par exemple, l’emplacement des caméras de surveillance, le positionnement des gardiens, la mention des entrées où étaient placés des équipements de contrôle dits « x-ray ».

9. Le nom du requérant figurait sur ces fichiers, accompagné de la note suivante : « il faut rencontrer Ünal Karabeyoğlu du palais de justice de Yalova » (Yalova Adliyeden Ünal Karabeyoğlu ile görüşelim).

10. Le programme détaillé des visites du commandant en chef de l’état-major dans certaines villes fut également découvert sur d’autres documents saisis lors de la même perquisition.

11. Par une lettre du 13 août 2008 indiquant comme objet « Preuves obtenues de manière fortuite », le procureur de la République à Istanbul transmit ces éléments à la direction des affaires criminelles du ministère de la Justice, conformément à l’article 82 de la loi no 2802 sur les magistrats accordant la compétence d’enquête aux inspecteurs dudit ministère pour les infractions pénales liées aux fonctions judiciaires (ci-après, « inspecteurs » ou « inspecteurs judiciaires »).

12. À une date non précisée, les inspecteurs renvoyèrent le dossier au procureur de la République. Se référant à l’article 93 de ladite loi, ils précisaient que, hormis ses aspects disciplinaires pour lesquels une autre procédure avait, selon eux, été entamée, l’affaire avait été considérée comme entrant dans le cadre d’infractions qui n’étaient pas liées aux fonctions des magistrats et pour lesquelles le parquet en question était compétent.

13. Le 14 août 2008, le procureur de la République à Istanbul requit l’autorisation d’enquêter sur plusieurs magistrats, dont le requérant, dans le cadre des activités criminelles de Ergenekon.

14. L’autorisation fut accordée le 5 septembre 2008 par le Conseil des inspecteurs judiciaires (Adalet Bakanlığı Teftiş Kurulu) ; les actes de procédure furent effectués par les inspecteurs du ministère de la Justice.

15. Ainsi, le 14 octobre 2008, ces inspecteurs demandèrent à la cour d’assises d’Istanbul d’autoriser, notamment, la mise sous surveillance de cinq numéros de téléphone enregistrés au nom du requérant (« interception, écoute, enregistrement, recherche du détail des appels, évaluation des données ainsi recueillies, surveillance par des moyens techniques dans les lieux publics et sur le lieu de travail, enregistrements visuels et vocaux »). Ils se référaient à cet égard à des indices relatifs à l’implication éventuelle de plusieurs magistrats, dont le requérant, dans l’organisation Ergenekon. Ils s’appuyaient sur l’article 144 de la Constitution, les articles 82, 100, 101 et 102 de la loi no 2802 sur les magistrats, et l’article 16 du statut du Conseil des inspecteurs judiciaires.

16. Le même jour, la 11e chambre de la cour d’assises d’Istanbul accorda l’autorisation requise pour une durée limitée à trois mois en se référant à l’article 135 § 6 a), points 8, 13 et 14, ainsi qu’aux articles 137 et 149 du code de procédure pénale (CPP). Elle indiquait parmi d’autres motifs que ladite organisation avait une structure particulière et que sa stricte hiérarchie empêchait ses membres de se connaître mutuellement, qu’elle présentait un danger public certain au vu de sa capacité d’actions, et qu’il n’y avait aucun autre moyen pour identifier ses membres et se renseigner sur ses projets d’actions.

17. Il ressort d’un document que l’écoute de trois numéros de téléphone a été stoppée le 3 novembre 2008 au motif que ces numéros étaient utilisés par « d’autres personnes ». Les enregistrements correspondants furent détruits le même jour sur instruction de l’inspecteur en charge du dossier.

18. Le 14 janvier 2009, reprenant les mêmes motifs et se référant aux mêmes dispositions légales, les inspecteurs demandèrent une prolongation de la mesure de surveillance en limitant la mesure à deux des cinq numéros de téléphone du requérant.

19. Le 15 janvier 2009, la 15e chambre de la cour d’assises d’Istanbul accorda pour trois mois la prolongation demandée. Elle répétait les motifs figurant dans la décision antérieure et ajoutait qu’une importante quantité d’armes avait été saisie quelque temps auparavant dans le cadre de l’enquête Ergenekon.

20. Le 19 janvier 2009, après avoir examiné la première partie les comptes rendus de la première partie des écoutes téléphoniques, les inspecteurs les considérèrent comme relevant du droit commun au regard de l’article 93 de la loi no 2802 sur les magistrats et de l’article 250 du CPP. Les comptes rendus en question furent dès lors communiqués au procureur de la République à Istanbul compétent pour les crimes en bande organisée. Selon toute vraisemblance, il en fut de même le 20 mai 2009 pour des éléments obtenus dans le cadre de la deuxième partie des écoutes.

21. Le 28 décembre 2009, le procureur de la République à Istanbul prononça un non-lieu. Il considérait que les éléments réunis ne permettaient pas de dire que les magistrats avaient apporté une aide et un soutien à l’organisation en question. Estimant que les agissements de l’un des juges pouvaient nécessiter une enquête disciplinaire ou pénale à titre individuel, il renvoya cette partie du dossier au ministère de la Justice. Se fondant sur l’article 17 § 1 du CPP, il indiquait aussi que, les suspects n’ayant pas été appelés à déposer dans le cadre de cette enquête, la notification de la présente décision n’était pas nécessaire. Il ordonna en outre la destruction des éléments obtenus pendant la surveillance et l’établissement d’un procès-verbal à cet effet, ainsi que la notification de cette mesure de surveillance aux intéressés.

22. Par une lettre du 31 décembre 2009 portant la mention « confidentiel », le procureur de la République d’Istanbul chargé de l’enquête adressa au requérant, à son bureau à Uşak, en application de l’article 137 §§ 3 et 4 du CPP, une note d’information sur le non-lieu et sur la destruction des éléments recueillis lors de la surveillance.

23. Le 31 décembre 2009, les comptes rendus des écoutes téléphoniques furent détruits par les services du procureur de la République à Istanbul, conformément à la décision de non-lieu. Le 5 janvier 2010, les supports informatiques des enregistrements en question furent à leur tour détruits par les mêmes services.

B. Échanges épistolaires entre le requérant et les autorités

24. Lors de sa requête introductive, le requérant soutenait avoir été informé par la presse qu’il avait été placé sur écoutes. Il précisait que, le 11 et le 13 novembre 2009, un quotidien avait publié un article selon lequel le ministère de la Justice avait intercepté les communications téléphoniques de cinquante-six magistrats dans le cadre de l’enquête Ergenekon, et que son nom y était cité.

25. Le 13 novembre 2009, le requérant adressa une lettre au ministère de la Justice pour s’enquérir de la situation et il l’invita à lui communiquer une copie des décisions et documents concernant les écoutes de ses lignes téléphoniques au cas où ces informations étaient fondées.

26. Par une lettre du 1er décembre 2009, le ministère l’informa de la procédure menée jusqu’alors et lui indiqua que l’enquête était menée par le parquet d’Istanbul.

27. Le requérant s’adressa alors au parquet d’Istanbul, lequel lui répondit par une lettre du 28 décembre 2009 que l’enquête avait effectivement porté sur plusieurs magistrats soupçonnés d’appartenance ou d’aide et de soutien à l’organisation illégale Ergenekon, mais qu’une décision de non-lieu avait été rendue par la suite.

28. Par une autre lettre du 31 décembre 2009, le parquet informa aussi le requérant que ses deux téléphones portables ainsi que les lignes téléphoniques de son épouse et de ses deux enfants avaient été mis sous surveillance conformément aux décisions des 11e et 13e chambres de la cour d’assises d’Istanbul datées respectivement du 14 octobre 2008 et du 15 janvier 2009.

29. Le Gouvernement affirme que, le 5 janvier 2010, le procureur de la République à Istanbul avait communiqué au requérant une copie du dossier de l’enquête le concernant. Ce document ne figure pas parmi ceux de la requête. Quant au requérant, il ne s’est pas exprimé à ce sujet, mais il avait communiqué dans sa requête introductive une copie de la décision de non‑lieu, ainsi que des demandes d’autorisation de surveillance présentées par les inspecteurs et des décisions rendues par le tribunal à cet égard.

30. Par une lettre non datée faisant référence à une lettre du requérant du 19 janvier 2010, le ministère porta à la connaissance de celui-ci des informations détaillées concernant les écoutes téléphoniques et le non-lieu qui s’en était suivi. Il indiquait aussi que la dernière mesure consistant en une surveillance dans les lieux publics et les bureaux et en des enregistrements visuels et vocaux n’avait pas été mise en œuvre. Il ressort aussi de ce document qu’une enquête disciplinaire était en cours à l’encontre du requérant. Des copies de documents étaient annexées à cette lettre, à savoir : l’autorisation d’enquêter du 5 septembre 2009, le document sur lequel le nom du requérant figurait et qui avait été saisi lors de la perquisition dans les locaux du parti politique, les deux demandes des inspecteurs tendant à l’obtention de l’autorisation de surveillance en question et les deux décisions judiciaires accueillant celles-ci, ainsi que les documents concernant l’interruption de la surveillance. Enfin, la lettre précisait que les noms et numéros de téléphone des autres magistrats impliqués avaient été occultés dans ces documents afin que leurs droits fussent respectés.

31. Par une lettre du 12 mars 2010, le ministère informa le requérant que l’enquête disciplinaire avait été elle aussi classée sans suite le 5 mars 2010 et que les éléments obtenus durant les écoutes téléphoniques avaient été détruits le 11 mars 2010.

32. Le 17 mars 2010, se référant à la lettre du 1er décembre 2009 du ministère, le requérant renouvela sa demande en indiquant que la surveillance en question était illégale et qu’elle constituait une atteinte à sa liberté de communiquer ainsi qu’à celle de sa famille. Il alléguait que les écoutes et comptes rendus relatifs aux trois numéros de son épouse et de ses deux enfants n’avaient pas été détruits immédiatement après qu’il avait été établi que ces trois personnes n’étaient pas concernées par l’enquête, et il affirmait que sa famille n’avait pas été informée a posteriori qu’elle avait fait l’objet de cette surveillance. Il alléguait également que, si les copies des écoutes et les transcriptions de celles-ci qui avaient été communiquées au parquet d’Istanbul avaient bien été détruites, les originaux n’avaient pas été détruits dans les délais légaux. Enfin, il demandait des informations sur les sanctions qui devaient, selon lui, avoir été prises à l’encontre des inspecteurs concernés et des juges qui avaient autorisé lesdites mises sous surveillance, et il réclamait une copie de ces documents « afin de pouvoir participer à la procédure pénale à l’égard de ces personnes et user de ses droits civils ».

33. Par une lettre du 31 mars 2010, le ministère informa le requérant qu’une copie des documents qu’il demandait lui serait communiquée une fois qu’il se serait conformé aux exigences de la loi sur le droit à l’information en acquittant les frais d’un montant de 8,38 livres turques (TRY).

34. Le 12 avril 2010, le ministère adressa au requérant un descriptif chronologique des lettres et documents qui lui avaient été envoyés. Il y ajoutait qu’aucune action n’avait été introduite à l’égard des juges qui avaient autorisé ladite surveillance au motif qu’ils avaient agi en toute légalité en usant de leur pouvoir judiciaire. Pour le reste, il indiquait à l’intéressé que les documents requis lui seraient communiqués dès paiement des frais.

35. Par une lettre du 5 avril 2010, le requérant protesta encore[1].

36. Par une lettre du 19 avril 2010, le ministère informa le requérant que sa plainte contre les inspecteurs – dont il citait les noms – avait été classée sans suite par le Conseil des inspecteurs judiciaires.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

37. L’article 22 de la Constitution turque, tel qu’amendé le 17 octobre 2001, se lit ainsi :

« C. Liberté de communication

Article 22 : Toute personne a droit à la liberté de communiquer. Le secret des communications est la règle.

Les communications ne peuvent être entravées et leur secret ne peut être violé qu’en vertu d’une décision dûment rendue par un juge ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d’un ordre écrit de l’autorité habilitée à cet effet par la loi, et en tout état de cause uniquement pour un ou plusieurs des motifs suivants : sauvegarder la sécurité nationale ou l’ordre public, empêcher la commission d’un délit, préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou protéger les droits et libertés d’autrui. La décision de l’autorité compétente est soumise à l’approbation du juge dans les vingt-quatre heures. Le juge doit statuer dans les quarante-huit heures, faute de quoi la décision est levée de plein droit.

Les institutions et établissements publics où des exceptions seront applicables sont indiqués par la loi. »

38. L’article 144 de la Constitution énonce ce qui suit :

« Les inspecteurs judiciaires, sur autorisation du ministère de la Justice, contrôlent si les juges et les procureurs exercent leurs fonctions d’une manière conforme aux lois, règlements d’administration publique, règlements et circulaires (circulaires de nature administrative dans le cas des juges), recherchent s’ils commettent des infractions en raison ou dans l’exercice de leurs fonctions, et si leurs actes et leurs comportements sont compatibles avec les exigences de leur titre et de leurs fonctions, et, si nécessaire, ouvrent des enquêtes à leur sujet. Le ministère de la Justice peut confier les opérations d’investigation et d’enquête à un juge ou à un procureur ayant plus d’ancienneté que celui qui fait l’objet d’une telle mesure. »

B. Le code de procédure pénale (loi no 5271)

39. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (CPP) en vigueur à l’époque des faits (après les modifications apportées le 1er juin 2005 par la loi no 5353 et avant les modifications apportées le 12 décembre 2014 par la loi no 6526), rassemblées sous le titre « La surveillance des échanges faits par voie de télécommunication », sont ainsi libellées :

Article 135

L’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications

« (1) Dans le cadre d’une enquête ou de poursuites menées en rapport avec un crime, lorsqu’il existe de fortes présomptions (kuvvetli şüphe sebeplerinin varlığı) fondées sur des preuves concrètes qu’une infraction pénale a été commise et qu’il n’y a pas d’autres moyens d’obtenir des preuves, il peut être procédé à l’interception, l’écoute, l’enregistrement des communications du suspect ou de l’accusé et à l’évaluation des données [recueillies par ces biais] (sinyal bilgileri değerlendirilebilir) sur décision du juge ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, du procureur de la République. Le procureur de la République doit immédiatement soumettre sa décision au juge pour approbation et celui-ci doit rendre sa décision dans les vingt-quatre heures. À l’expiration de ce délai ou si le tribunal rend une décision dans le sens contraire, la mesure doit être levée immédiatement par le procureur de la République.

(2) Il ne peut pas être procédé à l’enregistrement des communications du suspect ou de l’accusé avec des personnes qui ont le droit de refuser de témoigner contre lui. Dans les cas où cette circonstance a été établie après l’enregistrement, le matériel enregistré doit être immédiatement détruit.

(3) La décision rendue conformément aux dispositions du paragraphe (1) doit indiquer la nature du crime reproché, l’identité de la personne à l’encontre de laquelle la mesure est appliquée, la nature du support de communication, le numéro de téléphone ou le code qui permet d’identifier la connexion, ainsi que la nature, la portée et la durée de la mesure. La mesure peut être appliquée pendant trois mois au plus ; ce délai peut être prolongé une fois. Cependant, pour des infractions commises dans le cadre des activités d’une organisation criminelle, le tribunal peut, s’il le juge nécessaire, décider, en plus des périodes susmentionnées, de prolonger la mesure pour des périodes qui n’excéderont pas un mois chacune et trois mois au total.

(4) En vue d’appréhender le suspect ou l’accusé, il peut être procédé à la localisation d’un téléphone portable sur décision du tribunal ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, du procureur de la République. Pareille décision doit indiquer le numéro du téléphone portable et la durée de la mesure [de surveillance]. La mesure peut être prise pour trois mois au plus ; cette période peut être prolongée une fois.

(5) Les décisions rendues et les mesures prises conformément aux dispositions du présent article sont tenues secrètes durant la mise en œuvre de la mesure.

(6) Les dispositions du présent article relatives à l’écoute, l’enregistrement et l’évaluation des données [ainsi recueillies] ne peuvent être appliquées que dans le cadre des infractions énumérées ci-dessous :

a) les infractions relevant du code pénal :

1. le trafic de migrants et la traite des êtres humains (articles 79 et 80),
2. l’homicide volontaire (articles 81, 82 et 83),
3. la torture (articles 94 et 95),
4. l’agression sexuelle (article 102, à l’exclusion du paragraphe 1),
5. l’abus sexuel d’enfants (article 103),
6. la production et le trafic de drogues et de stupéfiants (article 188),
7. la contrefaçon de billets de banque (article 197),
8. la constitution d’une organisation criminelle (article 220, à l’exclusion des paragraphes 2, 7 et 8),
9. la prostitution (article 227 § 3),
10. la fraude dans les marchés publics (article 235),
11. la corruption (article 252),
12. le blanchiment des fonds obtenus par le biais d’une activité criminelle (article 282),
13. l’organisation armée (article 314) et la livraison d’armes à de telles organisations (article 315),
14. les crimes contre le secret d’État et l’espionnage (articles 328, 329, 330, 331, 333, 334, 335, 336 et 337) ;

b) les crimes de trafic d’armes tels que définis par la loi sur les armes à feu, couteaux et autres outils (article 12) ;

c) le détournement de fonds tel que défini par la loi sur les banques (article 22 §§ 3 et 4) ;

d) les crimes définis par la loi relative à la lutte contre la contrebande et passibles d’une peine de réclusion ;

e) les crimes définis par la loi sur la protection du patrimoine culturel et naturel (articles 68 et 74).

(7) Nul ne peut écouter ou enregistrer les communications d’autrui en passant outre les principes et procédures définis par le présent article. »

Article 137

Exécution des décisions [d’interception]
et destruction des données des communications

« (1) Dès que le procureur de la République ou l’officier judiciaire habilité par celui-ci leur en fait la demande par écrit, les opérateurs de services de télécommunication doivent procéder à l’exécution de la décision d’interception, d’écoute et d’enregistrement des communications ou d’installation des moyens techniques à cet effet ; en cas de non-exécution, il peut être procédé à l’exécution forcée. Un procès-verbal est dressé pour indiquer la date et l’heure de début et de fin de la mesure, ainsi que l’identité de la personne ayant exécuté l’acte.

(2) Les enregistrements effectués conformément à une décision rendue en vertu de l’article 135 sont transcrits par une personne habilitée par le parquet. Les enregistrements en langue étrangère sont traduits en turc par un interprète.

(3) Lorsqu’un non-lieu est prononcé ou lorsque le juge n’approuve pas la décision [prise par le procureur] sur le fondement du premier paragraphe de cet article, le procureur de la République suspend immédiatement l’exécution de la mesure prévue à l’article 135. Dans pareil cas, les données et les enregistrements (tespit veya dinlemeye ilişkin kayıtlar) sont détruits sous le contrôle du procureur de la République et il en est fait procès-verbal.

(4) En cas de destruction des données obtenues par le biais de l’interception et de l’enregistrement [des communications], le parquet informe l’intéressé par écrit au plus tard dans un délai de quinze jours suivant la fin des investigations, du motif, de la portée, de la durée et du résultat de la mesure. »

Article 138

Preuves obtenues de manière fortuite

« (1) Si, lors d’une perquisition ou d’une saisie, une preuve qui n’est pas liée à l’enquête ou aux poursuites en cours et qui laisse soupçonner la commission d’une autre infraction pénale est obtenue, cette preuve doit être sauvegardée et le procureur de la République doit en être immédiatement informé.

(2) Si, lors d’une surveillance des communications, une preuve qui n’est pas liée à l’enquête ou aux poursuites en cours et qui laisse soupçonner la commission d’une des infractions énumérées à l’article 135 § 6 est obtenue, cette preuve doit être sauvegardée, et le procureur de la République doit en être immédiatement informé. »

C. Les règlements sur les mesures de surveillance

40. Le règlement sur l’application des mesures relatives au contrôle des échanges par voie de télécommunication, aux agents infiltrés, à la surveillance par des moyens techniques prévues par le code de procédure pénale (Ceza Muhakemesi kanununda öngörülen telekomünikasyon yoluyla yapılan iletişimin denetlenmesi, gizli soruşturmacı ve teknik araçlarla izleme tedbirlerinin uygulanmasına ilişkin yönetmelik), publié au Journal officiel le 14 février 2007, régit la terminologie en la matière, la pratique, les principes et la procédure concernant la mise en œuvre de la surveillance des communications téléphoniques.

41. L’article 9 de ce règlement dispose que le numéro d’identification de l’agent habilité par le procureur de la République à exécuter la mesure de surveillance doit figurer dans tous les documents se rapportant à celle-ci, que l’exécution ne peut commencer sans que la décision nécessaire ait été rendue et sans l’indication du numéro d’identification de l’agent, que les dates et heures de l’exécution doivent figurer dans le procès-verbal relatif à l’exécution de la mesure de surveillance, que les enregistrements doivent être transmis sous la forme d’un « support informatique de sauvegarde » (alt veri taşıyıcısı) et remis en mains propres au procureur par l’agent habilité.

42. L’article 10 § 1 du règlement énonce que le procureur de la République, le suspect, l’accusé, la partie intervenante, la victime, le défendeur, l’avocat, le tuteur ou l’époux du suspect ou de l’accusé et le président du Conseil des échanges par voie de télécommunication (voir le paragraphe suivant) peuvent faire opposition aux décisions rendues en vertu de l’article 135 du CPP s’ils considèrent que celles-ci sont contraires à cette disposition ou à ce règlement.

43. Le règlement relatif à la constitution du Conseil des échanges par voie de télécommunication et aux procédures et normes concernant l’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications ainsi que l’évaluation des données recueillies par ces biais (Telekomünikasyon yoluyla yapılan iletişimin tespiti, dinlenmesi, sinyal bilgilerinin değerlendirilmesi ve kayda alınmasına dair usul ve esaslar ile Telekomünikasyon İletişim Başkanlığı’nın kuruluş, görev ve yetkileri hakkında Yönetmelik), publié au Journal officiel le 10 novembre 2005, régit les compétences et le fonctionnement de la direction administrative en question.

44. Son article 4 dispose :

« (...) Nul ne peut intercepter, écouter, enregistrer les communications d’autrui et évaluer les données ainsi recueillies en passant outre les principes et procédures définis par le présent règlement. Les informations et enregistrements obtenus dans le cadre des activités menées selon les dispositions de ce règlement ne peuvent être utilisés que dans un but ou dans le cadre d’une procédure tels qu’énoncés (...) à l’article 135 de la loi no 5271 du 4 décembre 2004 [CPP]. Le principe du secret doit être respecté dans la sauvegarde et la protection des informations, documents et enregistrements obtenus. »

45. Son article 27 se lit ainsi :

« Les informations obtenues dans le cadre des activités prévues par ce règlement ne peuvent être utilisées que dans un but ou dans le cadre d’une procédure tels qu’énoncés dans les lois constituant le fondement du présent règlement. Le principe du secret doit être respecté dans la sauvegarde et la protection des informations, documents et enregistrements obtenus. Les procureurs de la République poursuivront directement toute personne ayant commis un acte contraire à cette disposition, même si l’acte est lié aux fonctions de l’intéressé ou a été commis durant l’exercice de ses fonctions. »

D. Le code pénal (loi no 5237)

46. Les articles 132 à 137 du code pénal (CP) prévoient des peines de réclusion pour l’écoute et l’enregistrement illégaux des conversations d’autrui.

47. L’article 138 du CP prévoit une peine de réclusion pour la non‑destruction dans les délais par les agents publics des données qui auraient dû être détruites.

48. L’article 139 du CP se lit ainsi :

« L’enquête ou les poursuites sur les crimes énoncés dans ce chapitre sont soumises au dépôt d’une plainte, à l’exception des actes d’enregistrement de données personnelles, d’obtention illégale ou de communication illégale de ces données, et de la non-destruction de celles-ci. »

E. La loi no 2802 sur la magistrature (Hakim ve Savcılar Kanunu)

49. L’article 82 de la loi no 2802 sur la magistrature énonce que les enquêtes portant sur des magistrats relativement à des actes illicites commis dans le cadre de leurs fonctions sont soumises à l’accord du ministère de la Justice et qu’elles sont menées par les inspecteurs judiciaires ou par un magistrat plus ancien que celui qui est mis en cause.

50. L’article 85 de la loi dispose que les demandes de placement en détention provisoire sont examinées par l’instance compétente pour autoriser l’ouverture des poursuites, celle-ci étant, selon les termes de l’article 89, la cour d’assises du lieu de fonction de l’intéressé ou la cour d’assises d’Ankara.

51. L’article 88 de la loi indique que, excepté les cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, les juges et procureurs soupçonnés de la commission d’une infraction ne peuvent pas être arrêtés, interrogés et fouillés, et leur domicile ne peut pas être perquisitionné. L’information relative à de telles présomptions doit être immédiatement communiquée au ministère de la Justice.

52. L’article 100 de la loi énonce que les inspecteurs judiciaires sont compétents pour enquêter aux fins de déterminer « si ces magistrats remplissent leurs fonctions en conformité avec les lois, statuts, règlements et circulaires » et « si leur comportement et leurs actes sont conformes à leurs titres et fonctions ».

53. Enfin, selon l’article 101 de la loi, les actes judiciaires qui peuvent être effectués par les inspecteurs sont les suivants : interrogatoire, demande de commission rogatoire, perquisition, collecte de toute information et tout document auprès de toute autorité. La même disposition énonce que les entités sollicitées sont tenues de fournir les éléments que les inspecteurs ont demandés.

F. Les inspecteurs judiciaires

54. Le statut du Conseil des inspecteurs judiciaires (Adalet Bakanlığı Teftiş Kurulu Tüzüğü), publié au Journal officiel le 10 mars 1988, régit les compétences et responsabilités du conseil en question et des inspecteurs judiciaires. Son article 16 prévoit l’obligation pour toutes les entités publiques, personnes morales et privées de prêter assistance aux inspecteurs dans leur travail.

55. Le règlement sur le Conseil des inspecteurs judiciaires (Adalet Bakanlığı Teftiş Kurulu Yönetmeliği), publié au Journal officiel le 24 janvier 2007, détaille le statut susmentionné et réglemente le fonctionnement dudit conseil. Son article 98, intitulé « Le mode d’examen et d’investigation », dispose en son paragraphe 1 ç) ce qui suit :

« Durant les actes de commission rogatoire, d’audition de témoins, de perquisition, de saisie, d’examen des lieux, d’interception et d’écoute des communications, il est fait référence aux pouvoirs accordés par le code de procédure pénale et aux compétences énoncées à l’article 101 de la loi no 2802. Il est tenu compte des dispositions restrictives en faveur des juges et procureurs de la République énoncées aux articles 85 et 88 de la loi no 2802. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

56. Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, le requérant allègue que la surveillance de ses communications ainsi que de celles de son épouse et de ses deux enfants était arbitraire et illégale. Il ajoute que cette situation a constitué une atteinte à sa réputation personnelle et professionnelle.

Il soutient également que le défaut de communication par le ministère de la Justice des documents relatifs aux écoutes litigieuses les a privés, lui et sa famille, de leur droit d’accès à un tribunal.

Il indique par ailleurs qu’il avait souscrit à cinq lignes téléphoniques pour l’ensemble de sa famille dans le cadre d’un accord à tarif préférentiel pour les membres du corps judiciaire conclu entre le ministère de la Justice et un opérateur de télécommunication ; il précise que les numéros que lui-même utilise figurent dans l’annuaire interne du ministère et qu’il aurait dès lors été très simple d’écarter les numéros utilisés par son épouse et ses enfants. Enfin, il allègue que les membres de sa famille n’ont à aucun moment été informés qu’ils avaient été placés sur écoutes, en violation, selon lui, des dispositions légales en la matière.

57. La Cour rappelle qu’elle a compétence pour apprécier au regard de l’ensemble des exigences de la Convention les circonstances dont se plaint un requérant. Dans l’accomplissement de cette tâche, il lui est loisible de donner aux faits de la cause, tels qu’elle les considère comme établis eu égard aux divers éléments à sa disposition, une qualification juridique différente de celle que leur attribue l’intéressé ou, au besoin, de les envisager sous un autre angle (Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 63, CEDH 2000-XII, et Remzi Aydın c. Turquie, no 30911/04, § 44, 20 février 2007). Aussi la Cour décide-t-elle d’examiner l’ensemble des griefs susmentionnés sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

1. Quant aux membres de la famille du requérant

58. La Cour observe que le requérant se plaint non seulement des écoutes mises en place à son égard, mais aussi de celles concernant son épouse et ses deux enfants. Or non seulement ces personnes ne figurent pas dans la requête en tant que requérantes, mais encore le requérant n’a produit aucun mandat de pouvoir ou attestation de lien de parenté – si les enfants étaient des mineurs à l’époque des faits – ou document relatif à l’identité de ces personnes. Par conséquent, la partie de la requête concernant l’épouse et les deux enfants du requérant est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et elle doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

2. Quant au requérant

59. Le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes. Il produit à titre d’exemple une décision du 21 septembre 2004 émanant du tribunal administratif d’Ankara. Cette décision concerne le recours de pleine juridiction introduit contre le ministère de l’Intérieur par une personne dont le téléphone avait été illégalement mis sur écoutes par la faute de certains policiers ayant abusé de leurs pouvoirs. Le tribunal, observant que les policiers en question étaient des agents publics qui avaient utilisé les moyens techniques de l’administration, a considéré que l’ouverture d’une enquête à leur encontre ne dégageait pas l’administration de sa responsabilité. Il a accordé au demandeur un milliard d’anciennes livres turques (environ 540 euros (EUR) à la date de ladite décision), somme majorée d’intérêts moratoires à compter de la date d’introduction du recours.

60. S’agissant de cette exception préliminaire, la Cour observe que la décision produite à titre d’exemple concerne une indemnité accordée dans un cas où l’illégalité des écoutes selon le droit interne avait été établie. Or, en l’espèce, la procédure légale relative aux écoutes téléphoniques a bien été suivie. Par conséquent, l’exemple dont se prévaut le Gouvernement ne démontre pas que le tribunal administratif aurait procédé à un examen afin d’établir si la surveillance en question était compatible avec le droit à la vie privée à la lumière de la jurisprudence relative à l’article 8 de la Convention

61. Constatant par ailleurs que la partie de la requête concernant le seul requérant n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

62. Le requérant qualifie d’arbitraires et illégales les écoutes téléphoniques mises en place à son égard, tant dans le cadre de l’enquête pénale que dans celui de l’enquête disciplinaire. Il allègue que certains des autres magistrats (paragraphe 8 ci-dessus) ont été mis hors de cause dès le début de l’enquête et il considère que sa surveillance était dénuée de tout fondement objectif et raisonnable. Il allègue également ce qui suit :

– les conditions légales en ce qui concerne les fortes présomptions de la commission d’une infraction pénale et l’impossibilité de recourir à d’autres moyens pour obtenir des preuves n’étaient pas réunies,

– l’application de l’article 98 § 1 ç) du règlement sur le Conseil des inspecteurs judiciaires a été suspendue par le Conseil d’État et cette disposition a été annulée par la suite ; dès lors, les inspecteurs n’étaient pas compétents pour introduire une demande de mise sur écoutes téléphoniques ;

– le non-lieu dans le cadre de cette affaire ayant été rendu le 28 décembre 2009, les éléments recueillis durant ces écoutes devaient être détruits immédiatement et lui-même aurait dû être informé dans un délai de quinze jours en vertu des dispositions en la matière ; or les originaux des enregistrements litigieux ont été détruits entre le 5 et le 12 mars 2010, et lui‑même n’a été avisé que le 12 mars 2010 de la destruction en question.

63. Le Gouvernement admet l’existence d’une ingérence dans la vie privée du requérant. Se référant à la législation nationale susmentionnée, il considère que cette ingérence était prévue par la loi. En effet, selon lui, l’acte reproché au requérant entrait dans le champ de l’article 135 du CPP
– qui couvre selon lui la participation à la formation d’une organisation criminelle –, les décisions de mise sur écoutes ont été prises par des tribunaux, et les motifs de ces décisions mentionnaient notamment la capacité de l’organisation Ergenekon à mettre sur pied des actions dangereuses, la prévention d’activités terroristes, et l’absence d’autres moyens pour identifier les membres de cette organisation et se renseigner sur leurs activités.

64. Le Gouvernement se réfère ensuite aux décisions judiciaires rendues en la matière et indique que la structure et la hiérarchie stricte de l’organisation en cause ainsi que sa capacité à commettre des actions contre la sécurité nationale et l’ordre public étaient suffisantes pour conférer à l’ingérence en question le caractère de nécessité. Il en veut pour preuve les éléments saisis lors de la perquisition des locaux d’un parti politique, à savoir des informations non seulement sur la vie privée de plusieurs magistrats, mais aussi sur leurs relations avec certaines personnes ou entités, des informations sur les mesures de sécurité prises pour protéger les bâtiments de la Cour de cassation, telles que l’emplacement des caméras de surveillance, le positionnement des gardiens et les entrées où étaient placés des équipements de contrôle dits « x-ray », de même que le programme détaillé des visites du commandant en chef de l’état-major dans certaines villes. Le Gouvernement conclut que, au vu de l’ensemble de ces éléments, l’ingérence était nécessaire et proportionnée au but poursuivi, à savoir la prévention du crime organisé à l’encontre des organes de l’État.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

65. La Cour réaffirme qu’une ingérence ne peut se justifier au regard de l’article 8 que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 8 et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (voir, parmi d’autres, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Kennedy c. Royaume-Uni, no 26839/05, § 130, 18 mai 2010, Dragojević c. Croatie, no 68955/11, § 78, 15 janvier 2015, et Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 227, 4 décembre 2015).

66. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc satisfaire à des exigences de qualité : elle doit être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (voir, parmi bien d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 95, CEDH 2008, Kennedy, précité, § 151, et Roman Zakharov précité, § 228).

67. La Cour a jugé à plusieurs reprises que, en matière d’interception de communications, la « prévisibilité » ne pouvait se comprendre de la même façon que dans beaucoup d’autres domaines. Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, telle l’interception de communications, la prévisibilité ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles d’intercepter ses communications de manière qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence. Or le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret. L’existence de règles claires et détaillées en matière d’interception de conversations téléphoniques apparaît donc indispensable, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. La loi doit être rédigée avec suffisamment de clarté pour indiquer à tous de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à prendre pareilles mesures secrètes (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 51, série A no 116, Huvig c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑B, Valenzuela Contreras, précité, § 46, Rotaru, précité, § 55, Weber et Saravia c. Allemagne (déc.), no 54934/00, § 93, CEDH 2006‑XI, Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 26, CEDH 2000‑V, Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 75, 28 juin 2007, et Roman Zakharov, précité, § 229).

68. En outre, puisque l’application de mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la « loi » irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ou à un juge ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 78, 10 mars 2009, et Roman Zakharov, précité, § 230).

69. Dans sa jurisprudence relative aux mesures de surveillance secrète, la Cour énonce les garanties minimales suivantes contre les abus de pouvoir que la loi doit renfermer : la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception, la définition des catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute, la fixation d’une limite à la durée d’exécution de la mesure, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties, et les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des enregistrements (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, §§ 56-58, CEDH 2000‑II, Prado Bugallo c. Espagne, no 58496/00, § 30, 18 février 2003, et Roman Zakharov, précité, § 231).

70. En ce qui concerne la question de savoir si une ingérence est « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que, lorsqu’elles mettent en balance l’intérêt de l’État défendeur à protéger la sécurité nationale au moyen de mesures de surveillance secrète, d’une part, et la gravité de l’ingérence dans l’exercice par un requérant du droit au respect de la vie privée, d’autre part, les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre le but légitime que constitue la protection de la sécurité nationale. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, par exemple la nature, la portée et la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de contrôle du déclenchement et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 49, 50 et 59, Kvasnica c. Slovaquie, no 72094/01, § 80, 9 juin 2009, Kennedy, précité, §§ 153-154, et Roman Zakharov, précité, § 232).

71. L’examen et le contrôle des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. Concernant les deux premières phases, la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque l’on empêchera donc forcément l’intéressé d’introduire un recours effectif ou de prendre une part directe à un contrôle quelconque, il se révèle indispensable que les procédures existantes procurent en elles-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la nécessité au sens de l’article 8 § 2, respecter aussi fidèlement que possible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d’une société démocratique. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le pouvoir judiciaire offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Klass et autres, précité, §§ 55-56, et Roman Zakharov, précité, § 233).

72. Quant au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires et donc à l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Klass et autres, précité, § 57, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135) ou si – autre cas de figure –, soupçonnant que ses communications font ou ont fait l’objet d’interceptions, la personne a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de l’interception n’a pas été informé de cette mesure (Kennedy, précité, § 167, et Roman Zakharov, précité, § 234).

73. Toutefois, l’absence de notification ultérieure aux personnes touchées par des mesures de surveillance secrète, dès la levée de celles-ci, ne saurait en soi justifier la conclusion que l’ingérence n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique », car c’est précisément cette absence d’information qui assure l’efficacité de la mesure constitutive de l’ingérence. Cependant, il est souhaitable d’aviser la personne concernée après la levée des mesures de surveillance dès que la notification peut être donnée sans compromettre le but de la restriction (voir Weber et Saravia, décision précitée, § 135, et Roman Zakharov précité, § 287).

b) Application en l’espèce

74. La Cour examinera les écoutes téléphoniques dont se plaint le requérant dans le cadre de l’enquête pénale puis dans celui de l’enquête disciplinaire.

i. Dans le cadre de l’enquête pénale

75. Les lignes téléphoniques du requérant ont été mises sous surveillance dans le cadre d’une enquête pénale menée sur l’organisation illégale Ergenekon. Le requérant était suspecté, au vu des preuves collectées durant une perquisition, d’appartenance ou d’aide et de soutien à l’organisation en question.

α) Existence d’une ingérence

76. La mise sur écoutes des lignes téléphoniques du requérant constitue une « ingérence d’une autorité publique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance (Klass et autres, précité, § 41). Ce point n’a d’ailleurs pas prêté à controverse entre les parties.

β) Justification de l’ingérence

77. La question fondamentale est de savoir si cette ingérence se justifiait au regard de l’article 8 § 2, notamment si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite de l’un des buts énumérés dans ledit paragraphe.

a) L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

– Base légale de l’ingérence

78. D’emblée, la Cour doit se prononcer sur un point spécifique avancé par le requérant. Celui-ci allègue que les inspecteurs judiciaires se sont fondés sur l’article 98 § 1 ç) du règlement sur le Conseil des inspecteurs judiciaires. Il indique également que l’application de cette disposition a été suspendue par le Conseil d’État et que, le 29 mars 2011, la disposition a été annulée. Ce faisant, le requérant met en cause la légalité de la mesure de surveillance.

Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.

79. En tout état de cause, la Cour ne peut accueillir l’argument du requérant, car aucun des documents figurant dans le dossier de la requête, en particulier les demandes d’autorisation de surveillance présentées par les inspecteurs judiciaires à la cour d’assises d’Istanbul, ne se réfère à l’article 98 § 1 ç) dudit règlement (paragraphes 15 et 18 ci-dessus).

80. Ce point ainsi écarté, la Cour constate que la législation nationale subordonne l’adoption d’une mesure de surveillance à une série de conditions limitatives.

81. Tout d’abord, l’article 22 de la Constitution indique clairement dans ses parties pertinentes en l’espèce que « les communications ne peuvent être entravées et leur secret ne peut être violé qu’en vertu d’une décision dûment rendue par un juge (...) et en tout état de cause uniquement pour un ou plusieurs des motifs suivants : sauvegarder la sécurité nationale ou l’ordre public, empêcher la commission d’un délit, préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou protéger les droits et libertés d’autrui » (paragraphe 37 ci-dessus).

82. L’article 135 du CPP, sur lequel le tribunal a principalement fondé sa décision autorisant la mise sur écoutes téléphoniques du requérant, énonce que « lorsqu’il existe de fortes présomptions (kuvvetli şüphe sebeplerinin varlığı) fondées sur des preuves concrètes qu’une infraction pénale a été commise et qu’il n’y a pas d’autres moyens d’obtenir des preuves, il peut être procédé à l’interception, l’écoute, l’enregistrement des communications du suspect ou de l’accusé (...) sur décision du juge (...) ». Le paragraphe 6 de l’article 135 dispose que ces mesures « ne peuvent être appliquées que dans le cadre des infractions énumérées ci-dessous : (...) 8. la constitution d’une organisation criminelle (...), 13. l’organisation armée (...) et la livraison d’armes à de telles organisations, 14. les crimes contre le secret d’État et l’espionnage », infractions pour lesquelles il est fait renvoi aux articles pertinents du code pénal. Par conséquent, la législation n’autorise pas une surveillance dite exploratoire ou générale (Klass et autres, précité, § 51).

83. La Cour relève aussi que les cas dans lesquels il peut être fait recours à l’écoute ou à l’enregistrement des communications d’autrui sont énumérés de manière limitative par l’article 135 du CPP. En outre, elle note que le statut et les règlements en la matière, mentionnés dans la partie « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessus, détaillent les modalités d’application des dispositions constitutionnelles et législatives.

84. Partant, la Cour conclut à l’existence d’une base légale en droit turc quant aux mesures d’écoutes litigieuses.

– Accessibilité de la loi

85. La Cour estime que la deuxième exigence qui se dégage du membre de phrase « prévue par la loi », à savoir l’accessibilité des dispositions constitutionnelles et législatives susmentionnées, ne soulève aucun problème en l’espèce. Au demeurant, le requérant n’a pas formulé de grief à cet égard.

– Prévisibilité de la loi

86. Quant à la troisième exigence, la prévisibilité de la « loi », la Cour doit examiner la qualité des normes juridiques qui ont été appliquées en l’espèce et qui sont censées offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 de la Convention.

87. De l’exigence de prévisibilité de la « loi » il découle que, dans le contexte de l’interception des communications téléphoniques, les garanties qui précisent l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités doivent figurer en détail dans le droit interne, ayant de cette sorte une force contraignante qui circonscrit le pouvoir discrétionnaire de l’autorité compétente dans l’application des mesures en question (Valenzuela Contreras, précité, § 60, et Roman Zakharov, précité, §§ 228 et 229).

88. Comme cela a été dit plus haut, afin d’offrir des sauvegardes adéquates contre un certain nombre d’abus potentiels, la loi doit notamment : définir les catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoutes judiciaires et la nature des infractions pouvant donner lieu à une telle mesure ; fixer une limite à la durée de l’exécution de la mesure ; préciser les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse consignant les conversations interceptées ; détailler les précautions à prendre pour communiquer – intacts et complets – les enregistrements réalisés, aux fins d’un contrôle éventuel par le juge et par la défense ; et mentionner les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des enregistrements, notamment après un non-lieu ou une relaxe (paragraphe 69 ci-dessus, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 35, série A no 176‑A, et Valenzuela Contreras, précité, § 46).

89. La Cour relève que l’article 135 § 1 du CPP indique que les catégories de personnes pouvant être placées sous surveillance sont les suspects ou les accusés à l’encontre desquels il existe « de fortes présomptions fondées sur des preuves concrètes qu’une infraction pénale a été commise ». Il y ajoute la condition qu’il ne doit pas exister d’autres moyens d’obtenir des preuves (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents » ci-dessus).

90. Ensuite, la Cour observe que les catégories de crimes pour lesquelles une mesure de surveillance peut être mise en œuvre sont indiquées au sixième paragraphe de l’article 135 du CPP. La première phrase de cette disposition sur l’applicabilité des mesures est ferme : « Les dispositions du présent article relatives à l’écoute, l’enregistrement et l’évaluation des données [ainsi recueillies] ne peuvent être appliquées que dans le cadre des infractions énumérées ci-dessous ». Le septième paragraphe du même article souligne aussi que la mesure de surveillance ne peut être mise en œuvre que dans les limites et suivant les procédures définies par le présent article.

91. Quant à la limite à la durée de l’exécution de la mesure, la Cour observe que celle-ci est régie par le même article. Aux termes de l’article 135 § 3, la durée initiale de l’application de la mesure est de trois mois au plus et ce délai peut être prolongé « une fois » ; cependant, pour des crimes commis dans le cadre des activités d’une organisation criminelle, le tribunal peut, s’il le juge nécessaire, décider, en plus des périodes susmentionnées, de prolonger la mesure pour des périodes qui n’excéderont pas un mois chacune et trois mois au total. La Cour note que, en l’espèce, l’écoute des lignes téléphoniques du requérant avait été autorisée en deux temps par la cour d’assises d’Istanbul, pour une durée totale de six mois.

92. S’agissant de la nécessité de mettre en place les conditions propres à l’établissement des procès-verbaux de synthèse des conversations interceptées, la Cour relève qu’il est aussi répondu à ce critère par l’article 137 § 2 du CPP. Selon cette disposition, le procureur de la République habilite une personne – si besoin un interprète lorsque les conversations interceptées sont en langue étrangère – à transcrire les enregistrements.

93. La Cour relève aussi que les articles 4 et 27 du règlement relatif à la constitution du Conseil des échanges par voie de télécommunication et aux procédures et normes concernant l’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications ainsi que l’évaluation des données recueillies par ces biais indiquent clairement que les données obtenues dans le cadre des activités de surveillance ne peuvent être utilisés que dans un but ou dans le cadre d’une procédure tels qu’énoncés à l’article 135 du CPP (paragraphes 43 et suivants ci-dessus).

94. Enfin, quant à l’effacement des enregistrements, deux possibilités sont prévues. Premièrement, lorsqu’il s’agit d’un cas « où un retard serait préjudiciable », aux termes de l’article 135 § 1 du CPP, et qu’il a été procédé aux écoutes sur décision du procureur de la République, si le tribunal compétent n’approuve pas la décision ou à l’expiration d’un délai de vingt-quatre heures, la mesure doit être immédiatement levée et les enregistrements ainsi effectués doivent être détruits au plus tard dans les quinze jours suivant la fin des investigations (article 137 §§ 3 et 4 du CPP). Deuxièmement, en cas de non-lieu, il est également procédé à la destruction des enregistrements dans les quinze jours suivant la fin des investigations (article 137 § 3 et 4 du CPP).

95. Enfin, la Cour prend note d’autres éléments en relation avec la qualité de la loi :

– une décision de mise sur écoutes ne peut être prise que pour « sauvegarder la sécurité nationale ou l’ordre public, empêcher la commission d’un délit, préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou protéger les droits et libertés d’autrui » (article 22 de la Constitution) ;

– pareille décision est en tout état de cause rendue ou approuvée par un tribunal (article 22 de la Constitution et article 135 § 1 du CPP) ;

– elle doit indiquer la nature du crime dont la personne est soupçonnée ou accusée, l’identité de la personne à l’encontre de laquelle la mesure est appliquée, la nature du support de communication, le numéro de téléphone, ainsi que la nature, la portée et la durée de la mesure (article 135 § 3 du CPP) ;

– un procès-verbal est dressé pour indiquer la date et l’heure de début et de fin de la mesure, ainsi que l’identité de la personne ayant exécuté l’acte (article 137 § 1 du CPP) ;

– l’intéressé est informé par écrit du motif, de la portée, de la durée et du résultat de la mesure appliquée, au plus tard dans un délai de quinze jours suivant la fin des investigations (article 137 § 4 du CPP) ;

– des peines de réclusion sont prévues pour l’écoute et l’enregistrement illégaux des conversations d’autrui, ainsi que pour la non-destruction dans les délais par les agents publics des données qu’ils étaient chargés de détruire (articles 132 à 139 du code pénal).

– Conclusion

96. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le droit turc assortissait de conditions strictes tant l’application des mesures de surveillance que le traitement des données recueillies par le biais de celles-ci. La législation nationale en vigueur au moment des faits circonscrivait aussi avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine des écoutes téléphoniques ; le requérant, à l’égard duquel aucun élément du dossier ne permet de dire que la législation en question a été méconnue, a donc joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique.

b) But et nécessité de l’ingérence

97. Le requérant affirme que les autorités nationales ont décidé de ne pas engager de poursuites à l’encontre d’autres magistrats dont les noms figuraient pourtant, selon lui, dans les documents saisis lors de la perquisition des locaux d’un parti politique. Il considère que les deux conditions légales requises par l’article 135 du CPP pour une telle surveillance, à savoir de fortes présomptions fondées sur des preuves concrètes qu’une infraction pénale a été commise et l’impossibilité de recourir à d’autres moyens pour obtenir des preuves, n’étaient pas réunies en l’espèce et que, dès lors, l’ingérence qu’il dénonce n’était pas objectivement justifiée.

98. Le Gouvernement invoque la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public. Il indique que, au vu des éléments de preuve, en particulier la présence de son nom dans les documents saisis lors d’une perquisition, le requérant pouvait raisonnablement être suspecté d’être impliqué dans l’organisation Ergenekon.

99. La Cour considère que l’article 135 du CPP a effectivement pour buts la protection de la sécurité nationale, la défense de l’ordre, et la prévention des infractions pénales. Elle rappelle que ces buts sont légitimes au regard de l’article 8 § 2 de la Convention (voir, à ces égards, Weber et Saravia, précité, § 104).

100. Il reste à répondre à la question de savoir si l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation de ces buts.

101. Dans ce contexte, la Cour a reconnu que, lorsqu’elles mettent en balance l’intérêt de l’État défendeur à protéger la sécurité nationale au moyen de mesures de surveillance secrète, d’une part, et la gravité de l’ingérence dans l’exercice par un requérant du droit au respect de la vie privée, d’autre part, les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à atteindre le but légitime que constitue la protection de la sécurité nationale. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, par exemple la nature, la portée et la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de contrôle du déclenchement et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov précité, § 232).

102. La Cour juge inhérente au système de la Convention une certaine forme de conciliation entre les impératifs de la défense de la société démocratique et ceux de la sauvegarde des droits individuels. Ainsi que le déclare le préambule de la Convention, « le maintien [des libertés fondamentales] repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont [les États contractants] se réclament ». Dans le contexte de l’article 8 de la Convention, cela signifie qu’il faut rechercher un équilibre entre l’exercice par l’individu du droit que lui garantit le paragraphe 1 et la nécessité, d’après le paragraphe 2, d’imposer une surveillance secrète pour protéger la société démocratique dans son ensemble (Klass et autres, précité, § 59).

103. Quant à la décision de placer une personne sous surveillance, la Cour rappelle que l’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir commis l’infraction en question. Les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (voir, pour la portée de l’examen à cet égard, Zakharov précité, § 260). Dans le contexte de la présente affaire, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (voir, mutatis mutandis, quant au choix des modalités du système de surveillance, Klass et autres, précité, § 49).

104. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été mis sous surveillance au motif qu’il était soupçonné de faire partie de l’organisation criminelle Ergenekon, ou bien d’apporter aide et soutien à cette organisation, à laquelle il était reproché de se livrer à des activités en vue de renverser par la violence le gouvernement (paragraphes 7 et suivants ci-dessus).

105. Les autorités étaient parvenues à ce degré de soupçon à l’égard du requérant après avoir découvert des éléments de preuve lors d’une perquisition dans les locaux d’un parti politique ; en particulier, le nom du requérant figurait parmi ceux d’autres magistrats et était accompagné d’une note selon laquelle il fallait prévoir de s’entretenir avec lui. D’autres documents contenaient notamment des informations détaillées sur les mesures de sécurité prises pour protéger les bâtiments de la Cour de cassation ainsi que sur le programme des visites du chef de l’état-major dans différentes villes (paragraphes 8-10 ci-dessus).

106. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’aucun argument ou élément dans la présente requête ne permet de dire que le dossier pénal en droit interne ne contenait pas suffisamment de renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir commis l’infraction pour laquelle il a été mis sous surveillance. Rien ne démontre non plus qu’en l’espèce l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes aient été arbitraires ou manifestement déraisonnables au point de conférer à la mesure litigieuse un caractère irrégulier.

107. En outre, la Cour rappelle avoir examiné plus haut la législation litigieuse à la lumière de l’exigence de qualité de la loi (paragraphe 96 ci‑dessus). Elle rappelle en particulier que tant l’article 135 du CPP que le statut et les règlements pertinents comportent diverses clauses destinées à limiter au maximum l’effet des mesures de surveillance et à assurer que celles-ci seront exécutées en conformité avec la loi, sous peine de réclusion.

108. Ces deux points réunis, la Cour est à même de faire le constat suivant : le placement sur écoutes du requérant a été décidé en raison de l’existence de soupçons qui peuvent être considérés comme objectivement raisonnables et la mise en œuvre de cette mesure était conforme à la législation pertinente ; en particulier, l’autorisation de la mise sous surveillance en question a été accordée par un tribunal aux motifs de préserver la sécurité nationale et de défendre l’ordre ; le statut et les règlements comprenant des conditions strictes quant à l’application de la mesure ont été suivis à la lettre, le traitement des renseignements recueillis de la sorte a respecté les exigences légales et, enfin, ces renseignements ont été détruits dans les délais légaux après que le procureur de la République eut rendu une décision de non-lieu.

109. La Cour souligne aussi que le requérant s’est vu communiquer une note d’information sur la procédure suivie et sur la mesure appliquée dans le délai requis, ainsi que les éléments du dossier le concernant (paragraphes 22 et 29 ci-dessus ; voir également Klass et autres, précité, §§ 55 et suivants).

110. À la lumière de ces considérations et de l’examen détaillé de la législation nationale appliquée en l’espèce, la Cour conclut que l’ingérence dans le droit du requérant consacré par l’article 8 § 1 de la Convention était nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, telles que prévues par l’article 8 § 2 de la Convention.

111. Partant, elle estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant aux écoutes téléphoniques dont le requérant a fait l’objet dans le cadre de l’enquête pénale menée à son encontre.

ii. Dans le cadre de l’enquête disciplinaire

112. La Cour note que les éléments recueillis durant la surveillance des lignes téléphoniques du requérant ont aussi été utilisés aux fins de l’enquête disciplinaire dont il a fait l’objet.

113. Elle observe que cette situation était contraire à la législation nationale sous plusieurs angles.

114. Tout d’abord, ni l’article 22 de la Constitution ni l’article 135 du CPP énumérant les cas dans lesquels les mesures de surveillance peuvent être appliquées ne mentionnent les enquêtes disciplinaires.

115. Ensuite, les articles 4 et 27 du règlement relatif à la constitution du Conseil des échanges par voie de télécommunication et aux procédures et normes concernant l’interception, l’écoute et l’enregistrement des communications ainsi que l’évaluation des données recueillies par ces biais indiquent expressément que les informations et enregistrements obtenus dans le cadre des activités menées selon les dispositions du règlement en question ne peuvent être utilisés que dans un but ou dans le cadre d’une procédure tels que ceux énoncés à l’article 135 du CPP. Or, dans la présente affaire, ce sont les soupçons selon lesquels le requérant pouvait avoir un lien avec une organisation illégale qui ont déclenché la mise sur écoutes de ses lignes téléphoniques (paragraphe 106 ci-dessus).

116. De surcroît, l’article 137 §§ 3 et 4 du CPP prévoit la destruction, à l’issue des investigations, des données obtenues par le biais d’une mesure de surveillance.

117. En l’espèce, la Cour observe que, si, à la suite du non-lieu du 31 décembre 2009, le procureur de la République chargé de l’enquête pénale a détruit les enregistrements en cause le 31 décembre 2009 et le 5 janvier 2010, une copie en est sans conteste restée entre les mains des inspecteurs judiciaires, qui ont utilisé ces données dans le cadre de l’enquête disciplinaire ouverte contre le requérant et qui n’ont procédé à leur destruction que le 11 mars 2010, à l’issue de cette seconde enquête. Cette situation a ainsi constitué un double non-respect de la législation : l’utilisation des données en dehors du but pour lequel celles-ci avaient été collectées et leur non-destruction dans le délai requis de quinze jours après la fin de l’enquête pénale.

118. Or, il existe en droit turc des dispositions de droit pénal concernant spécifiquement ces points, lesquelles semblent apporter, a priori, une protection adéquate au droit à la vie privée dans le contexte de l’affaire en examen. Ainsi, la Cour note que l’article 138 du code pénal prévoit une peine de réclusion pour la non-destruction dans les délais par les agents publics des données qui auraient dû être détruites dans un délai de quinze jours suivant la fin des investigations selon l’article 137 § 4 du CPP. Aux termes de l’article 139 du code pénal, les poursuites à cet égard peuvent être engagées même en l’absence de dépôt d’une plainte. Néanmoins, dans la présente affaire, aucune information communiquée par le Gouvernement ne permet de dire qu’une enquête a été ouverte à ce propos, ni que le requérant disposait d’autre moyens de redressement.

119. La Cour relève ainsi que, durant l’enquête disciplinaire menée à l’encontre du requérant, aucune de ces dispositions n’a été respectée par les autorités nationales. Par conséquent, elle conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, s’agissant de l’enquête disciplinaire menée à son encontre.

120. Eu égard à cette conclusion, la Cour n’est pas tenue de rechercher si pareille ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », à la poursuite de l’un des buts énumérés au paragraphe 2 de cette disposition (Bykov, précité, § 82, 10 mars 2009).

121. Partant, il y a eu violation de l’article 8 quant à l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée à l’encontre du requérant, des renseignements obtenus par le biais de sa mise sur écoutes téléphoniques.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

122. Le requérant dénonce une violation de l’article 13 au motif qu’il n’avait à sa disposition aucun recours effectif pour contester le non-respect des critères énoncés par l’article 135 § 1 du CPP quant aux écoutes mises en place ; il considère que les critères de « fortes présomptions » et « l’impossibilité d’obtenir des preuves par d’autres moyens » n’étaient pas réunis à son égard.

123. Le Gouvernement combat cette thèse. Il indique que les enregistrements pour lesquels le requérant se plaint de ne pas avoir reçu de copie des comptes rendus ont été détruits conformément à la loi. Il ajoute que le requérant a été dûment informé de l’existence de cette mesure de surveillance après le prononcé d’un non-lieu et qu’il avait ainsi la possibilité de saisir les tribunaux administratifs pour faire examiner le non-respect allégué.

124. La Cour observe que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc aussi être déclaré recevable.

125. La Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne de nature à permettre l’examen du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 78-79, CEDH 2012). La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Les États jouissent en effet d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 48, CEDH 2000‑VIII). Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI).

126. L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’est pas nécessairement juridictionnelle. Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales qu’elle présente entrent en ligne de compte pour déterminer si le recours est effectif (Klass et autres, précité, § 67). S’agissant des « instances » non juridictionnelles, la Cour s’attache à en vérifier l’indépendance (voir, par exemple, Leander c. Suède, 26 mars 1987, §§ 77 et 81 à 83, série A no 116, Khan, précité, §§ 44 à 47, CEDH 2000‑V), ainsi que les garanties de procédure offertes à un requérant (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §§ 152 à 154, Recueil 1996‑V). En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 69, CEDH 2000‑V).

127. Aux fins du présent litige, un « recours effectif » selon l’article 13 doit s’entendre d’un recours aussi effectif qu’il peut l’être eu égard à sa portée limitée, inhérente à tout système de surveillance (Klass et autres, précité, § 69).

128. En examinant la législation nationale, la Cour a déjà relevé qu’aux termes de l’article 137 § 4 du CPP le procureur de la République doit aviser l’intéressé dans les quinze jours suivant la fin des investigations. Elle doit donc rechercher si, en l’espèce, à partir de la notification susmentionnée, des voies de recours s’ouvraient au requérant.

129. Or, dans la présente affaire, le Gouvernement n’a présenté aucun exemple montrant que, dans des cas similaires, il était possible de contester le non-respect des critères énoncés par l’article 135 § 1 du CPP s’agissant de la mesure de surveillance. De même, aucun exemple n’a été porté à la connaissance de la Cour quant au contrôle de l’utilisation des renseignements obtenus par le biais d’une mesure de surveillance réalisée dans le cadre d’une enquête pénale pour une autre enquête – disciplinaire en l’espèce. De ce fait, la Cour n’est pas en mesure de dire qu’une instance était habilitée à examiner la compatibilité de la mesure avec les critères de la Convention, afin d’offrir, le cas échéant, le redressement approprié à l’intéressé (voir, mutatis mutandis, P.G. et J.H., susmentionné, § 86).

130. À cet égard, en parallèle à sa conclusion ci-dessus sur l’exception préliminaire (paragraphe 60 ci-dessus), la Cour souligne que le recours administratif fondé sur la responsabilité de l’État n’est pas pertinent. En effet, dans l’exemple présenté par le Gouvernement, les écoutes avaient été réalisées en l’absence d’une décision judiciaire, par des agents ayant abusé de leurs pouvoirs.

131. Or, en l’espèce, la procédure prévue à cet effet par la législation nationale a été suivie, et le requérant considère que la décision judiciaire accordée pour mettre sur écoutes ses lignes téléphoniques était inadéquate car les critères recherchés par la loi n’étaient pas réunis (voir, a contrario, Parlamış c. Turquie ((déc.), no 74288/01, 13 novembre 2007), affaire dans laquelle la Cour a déclaré la requête irrecevable à raison de l’ouverture d’enquêtes pénales et disciplinaires à l’encontre des policiers pour écoutes illégales et eu égard aux exemples de jurisprudence produits par le Gouvernement, dans lesquels d’autres victimes d’écoutes illégales s’étaient vu accorder des indemnités).

132. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les éléments du dossier ne lui permettent pas de dire que le requérant avait à sa disposition une voie de recours interne pour faire examiner la compatibilité de l’ingérence à son droit au respect de sa vie privée avec les critères de la Convention, pour l’une ou l’autre des enquêtes pénale et disciplinaire susmentionnées. Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

133. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

134. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) pour préjudice matériel. Il précise à cet égard que sa réputation a été compromise et qu’il a dès lors été contraint de prendre sa retraite d’une manière anticipée, ce qui aurait entraîné une baisse de ses revenus.

Il réclame aussi 50 000 EUR pour préjudice moral.

135. Le Gouvernement conteste ces demandes.

136. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

137. En ce qui concerne les frais et dépens, le requérant s’en remet à la sagesse de la Cour.

138. Citant l’article 60 du règlement de la Cour, le Gouvernement estime qu’une demande au titre des frais et dépens qui n’est ni chiffrée ni accompagnée de justificatifs doit être rejetée.

139. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, étant donné que la demande en question n’est pas spécifique et qu’elle n’est pas documentée, la Cour la rejette.

C. Intérêts moratoires

140. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête irrecevable en ce qui concerne l’épouse et les deux enfants du requérant ;

2. Déclare la requête recevable en ce qui concerne le requérant ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention quant aux écoutes téléphoniques dont le requérant a fait l’objet dans le cadre de l’enquête pénale menée à son encontre ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention quant à l’utilisation, dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée à l’encontre du requérant, des renseignements obtenus par le biais des écoutes téléphoniques ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

6. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente

* * *

[1]. Le requérant réclamait des documents dont les échanges par lettres entre les parties ne permettent pas de comprendre la nature exacte.


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