La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

04/09/2018 | CEDH | N°001-186058

CEDH | CEDH, AFFAIRE FATİH TAŞ c. TURQUIE (N° 5), 2018, 001-186058


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FATİH TAŞ c. TURQUIE (no 5)

(Requête no 6810/09)

ARRÊT

STRASBOURG

4 septembre 2018

DÉFINITIF

04/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Fatih Taş c. Turquie (no 5),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vuč

inić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 ju...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE FATİH TAŞ c. TURQUIE (no 5)

(Requête no 6810/09)

ARRÊT

STRASBOURG

4 septembre 2018

DÉFINITIF

04/12/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fatih Taş c. Turquie (no 5),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juillet 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 6810/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Fatih Taş (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes İ. Akmeşe et Y. Polat, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à sa liberté d’expression en raison de la procédure pénale diligentée à son encontre.

4. Le 16 décembre 2014, le grief du requérant relatif à la durée de la procédure a été déclaré irrecevable et l’examen du restant de la requête a été ajourné. Le 10 juillet 2017, le grief du requérant concernant l’atteinte alléguée portée à sa liberté d’expression a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1979 et réside à Istanbul. À l’époque des faits, il était le propriétaire d’une maison d’édition et éditeur.

6. En avril 2004, la maison d’édition du requérant publia un livre intitulé « On dit que tu as disparu (Kayıpsın diyorlar) ». Le livre se composait d’articles rendant hommage à un journaliste, N.B., disparu en 1994 à Siverek dans des circonstances inconnues, et décrivant les conditions régnant dans le sud-est de la Turquie à cette époque, notamment en ce qui concernait la lutte contre le terrorisme. Sur la quatrième page de couverture, il était allégué que N.B. avait été enlevé par les gardiens du village de Bucak et par les membres de la contre-guérilla lorsqu’il était à Siverek pour une enquête journalistique.

7. Une enquête pénale fut diligentée à l’encontre du requérant en raison de la publication de ce livre. Le 9 juin 2004, le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur de la République ») demanda l’autorisation du ministre de la Justice pour engager des poursuites pénales contre le requérant pour dénigrement de la République sur le fondement de l’article 159 du code pénal (CP), en vigueur à l’époque des faits.

8. Le 25 juin 2004, le ministre de la Justice accorda l’autorisation demandée en considérant que certains passages du livre dénigraient la République.

9. Par un acte d’accusation du 5 juillet 2004, le procureur de la République inculpa le requérant de dénigrement de la République et requit sa condamnation en application de l’article 159 § 1 du CP.

10. Le 20 octobre 2005, le tribunal correctionnel d’Istanbul (« le tribunal correctionnel ») condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de six mois en application de l’article 301 § 1 du nouveau code pénal (NCP), entré en vigueur le 1er juin 2005.

11. Le 28 mai 2007, la Cour de cassation, statuant sur le pourvoi en cassation formé par le requérant, infirma le jugement de première instance au motif que le tribunal correctionnel n’avait pas pris en compte la disposition pénale la plus favorable applicable à l’intéressé.

12. Le 4 novembre 2008, le tribunal correctionnel condamna le requérant à une amende judiciaire de 1 650 livres turques (TRY) en application de l’article 159 § 1 du CP, jugé plus favorable à l’intéressé. Il considéra que le contenu du livre dépassait les limites de la critique admissible et dénigrait publiquement la République de Turquie. Il se fonda notamment sur les passages suivants du livre pour parvenir à cette conclusion :

« la relation État-mafia-bande criminelle » ; « celui qui vomit [sa] haine [envers] le peuple kurde dans l’inquiétude et la colère de perdre les anciens paradis face à la lutte nationale de résurrection et de libération » ; « massacres à petite échelle comme [ceux] perpétrés dans les dictatures (...) fascistes sanglantes » ; « le peuple kurde s’est levé et [est] en train de demander des comptes pour les injustices et massacres [du passé]. »

13. Le 22 février 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, décida de rayer l’affaire du rôle pour prescription légale.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

14. L’article 159 du CP (loi no 765 du 1er mars 1926), en vigueur jusqu’au 1er juin 2005, disposait ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement toute personne qui, publiquement, dénigre ou présente comme dénigrés (tahkir ve tezyif edenler) la turcité, la République, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou les forces de la sûreté de l’État (Devletin askerî veya emniyet muhafaza kuvvetleri).

(...)

L’expression d’opinions critiques, en l’absence d’intention de dénigrer, de présenter comme dénigré ou d’insulter, ne constitue pas un délit. »

15. La partie pertinente en l’espèce de l’article 160 § 2 du CP était libellé comme suit :

« (...) La poursuite du délit prévu au premier alinéa de l’article 159 est subordonnée à l’autorisation du ministre de la Justice. »

16. L’article 301 du NCP (loi no 5237 du 26 septembre 2004 entrée en vigueur le 1er juin 2005) se lisait comme suit avant la modification de 2008 :

« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la turcité, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie.

Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı).

La peine sera augmentée d’un tiers lorsque la turcité a été offensée à l’étranger par un citoyen turc.

L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit. »

17. L’article 301 du NCP, modifié par la loi no 5759 du 30 avril 2008, se lit comme suit :

« Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la nation turque, l’État de la République de Turquie, la Grande Assemblée nationale de Turquie, le gouvernement de la République de Turquie et les organes judiciaires de l’État.

Est sanctionné selon les dispositions du premier paragraphe quiconque dénigre publiquement les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı).

L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit.

L’engagement de poursuites pour ce délit est subordonné à l’autorisation du ministre de la Justice. »

18. Selon l’article 50 du NCP, une peine d’emprisonnement d’une durée d’un an ou moins peut être commuée en une amende judiciaire compte tenu de la personnalité du condamné, de sa situation socio-économique, du repentir qu’il a manifesté lors de la procédure pénale et des particularités de la commission de l’infraction.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

19. Invoquant l’article 10 § 1 de la Convention, le requérant allègue que la procédure pénale diligentée à son encontre porte atteinte à son droit à la liberté d’expression.

20. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, il se plaint d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juridictions ayant statué dans son affaire au motif que le ministre de la Justice est intervenu dans la procédure pénale par le biais de l’autorisation de poursuites qu’il a accordée.

21. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 10 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

22. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

23. Le requérant soutient que la procédure pénale diligentée à son encontre a constitué une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression, que cette ingérence ne poursuivait aucun but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

b) Le Gouvernement

24. Le Gouvernement soutient que la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant ne constitue pas une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression. Il argue à cet égard que le requérant n’a pas été condamné à l’issue de cette procédure, qui a été rayée du rôle, et qu’aucune mesure répressive sous forme d’arrestation ou de privation de liberté n’a été prise à l’encontre de l’intéressé dans le cadre de la procédure. Il ajoute que, à la différence des circonstances relevées par la Cour dans l’affaire Altuğ Taner Akçam (no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011), aucun risque d’ouverture d’autres enquêtes pénales contre le requérant n’était présent en l’espèce et que la procédure pénale en cause n’a eu aucun effet dissuasif sur les activités de publication du requérant. Le Gouvernement considère donc que le seul fait d’avoir engagé des poursuites pénales contre le requérant ne peut constituer une ingérence dans l’exercice par celui-ci de sa liberté d’expression.

25. Le Gouvernement soutient que la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant était fondée sur les articles 159 § 1 de la loi no 765 et 301 de la loi no 5237 et que ces dispositions répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. Il indique que le délit de dénigrement de l’État ou du Gouvernement est également prévu dans les législations pénales de plusieurs autres États membres du Conseil de l’Europe.

26. S’agissant de la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue à l’article 301 du NCP, le Gouvernement indique tout d’abord que cette condition a permis de réduire considérablement le nombre de poursuites pénales engagées sur le fondement de cette disposition. Ensuite, s’appuyant sur un arrêt de la Cour constitutionnelle ayant rejeté un recours en annulation de l’article 301 § 4 du NCP, il soutient que cette condition consiste en un pouvoir discrétionnaire accordé au ministre de la Justice au regard de l’intérêt public et utilisé en faveur de la liberté d’expression. Il ajoute que ce pouvoir n’a aucun lien direct avec l’exercice du pouvoir judiciaire et se réfère à cet égard à la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle cette condition serait une garantie en faveur de l’accusé et constituerait une norme criminelle substantielle. Il conclut dès lors que la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue à l’article 301 du NCP ne porte pas atteinte à la qualité de loi de cette disposition.

27. Le Gouvernement considère par ailleurs que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de protection de la sûreté publique, de celle de la sécurité nationale et de celle de l’intégrité territoriale. Il argue enfin qu’il n’y a pas lieu d’effectuer une appréciation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but poursuivi puisqu’il n’y a pas eu de condamnation en l’espèce.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes relatifs aux poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP

28. La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner treize affaires portant sur les procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP et qu’elle a rendu neuf arrêts et quatre décisions à cet égard. Les principes se dégageant de sa jurisprudence relativement à ces procédures pénales de droit turc peuvent se résumer comme suit.

i. Principes concernant l’existence d’une ingérence à raison d’une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP

29. En ce qui concerne l’existence d’une ingérence portée par ces procédures pénales à l’exercice de la liberté d’expression, la Cour a considéré que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer les poursuites pénales menées contre un requérant pendant un laps de temps considérable du chef des infractions sévèrement réprimées prévues par ces dispositions, ces poursuites ne pouvaient s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour ledit requérant, mais qu’elles consistaient en elles-mêmes en des contraintes réelles et effectives sur l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression, même si aucune condamnation n’avait été prononcée contre lui à l’issue de ces poursuites (Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 48-50, 15 septembre 2015) ou s’il avait été condamné à une amende judiciaire avec sursis (Çamyar c. Turquie (no 2) [comité], no 16899/07, § 59, 10 octobre 2017). Elle a estimé à cet égard que l’abandon des poursuites pour des motifs d’ordre procédural, tels que la prescription légale (Dilipak, précité, §§ 49 et 50, Surat c. Turquie [comité], no 50930/06, §§ 33 et 34, 10 octobre 2017, et Çamyar (no 2), précité, §§ 58 et 59) ou le refus du ministre de la Justice d’accorder l’autorisation de poursuite (Balbal c. Turquie [comité], no 66327/09, §§ 24-25, 10 octobre 2017), mettait fin seulement à l’existence des risques mentionnés, mais n’enlevait rien au fait que ceux-ci avaient constitué une pression sur le requérant pendant un certain temps. Dans ces affaires, la Cour a donc conclu que la poursuite pénale diligentée à l’encontre des requérants constituait une « ingérence » dans l’exercice par ces derniers de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

30. Par ailleurs, la Cour a estimé, dans l’arrêt Altuğ Taner Akçam précité, que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du NCP procurait au requérant ‑ non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (ibidem, §§ 70‑75).

31. En revanche, dans l’affaire Metis Yayıncılık Limited Şirketi et Sökmen c. Turquie ((déc), no 4751/07, 20 juin 2017), la Cour a estimé que les poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 301 du NCP, qui se sont conclues, au bout d’un laps de temps assez court, à savoir trois mois, soit par un non-lieu soit par un jugement d’acquittement, ne pouvaient, en l’absence d’autres procédures combinées, passer pour avoir eu un effet dissuasif ou avoir constitué des contraintes réelles et effectives sur les activités d’édition de la société requérante et du deuxième requérant, protégées par leur droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (ibidem, §§ 31-36).

ii. Principes concernant la qualité de loi des articles 159 du CP et 301 du NCP

32. La Cour s’est penchée sur la qualité de loi de l’article 301 du NCP dans l’arrêt Altuğ Taner Akçam précité. Elle a estimé dans cet arrêt que, si l’objectif poursuivi par le législateur avec cette disposition, qui consistait en l’occurrence à protéger les valeurs et les institutions de l’État contre le dénigrement public, pouvait apparaître légitime dans une certaine mesure, le libellé de cette disposition était excessivement large et vague et faisait peser sur l’exercice de la liberté d’expression une menace permanente, car il ne permettait pas aux individus de régler leur conduite et de prévoir les conséquences de leurs actes (ibidem, § 93). Elle a considéré en outre que la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice pour la poursuite de l’infraction prévue par cette disposition ne constituait pas une garantie fiable et permanente contre son utilisation abusive, étant donné qu’une évolution de la situation politique pourrait influer sur la position du ministre de la Justice à cet égard et permettre des poursuites arbitraires (ibidem, § 94). Elle a ainsi conclu dans cette affaire que l’article 301 du NCP ne satisfaisait pas à l’exigence de « qualité de la loi » et que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi (ibidem, §§ 95 et 96).

33. Dans les affaires Dink c. Turquie (nos 2668/07 et 4 autres, § 116, 14 septembre 2010), Dilipak (précité, §§ 57 et 58), Yurtsever c. Turquie ([comité], no 42320/10, § 30, 5 septembre 2017), et Özer c. Turquie ([comité], no 47257/11, § 26, 5 septembre 2017), la Cour a considéré que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de leur incrimination en vertu de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP en raison de la portée large des expressions employées dans ces dispositions (Dink, précité, § 116, Dilipak, précité, § 58, Yurtsever, précité, § 30, et Özer, précité, § 26). Par ailleurs, dans les arrêts Yurtsever et Özer, elle a réitéré ses considérations susmentionnées quant à la condition de l’obtention de l’autorisation du ministre de la Justice (Yurtsever, précité, § 30 et Özer, précité, § 26). Cependant, elle a jugé qu’il ne s’imposait pas de trancher la question de prévisibilité des dispositions litigieuses dans ces quatre affaires, eu égard à ses conclusions quant à la nécessité de l’ingérence (ibidem).

iii. Principes concernant la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence portée par une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP

34. La Cour a estimé qu’une ingérence portée par des poursuites fondées sur l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP n’était pas nécessaire dans une société démocratique lorsque ces poursuites étaient engagées en raison d’un discours ou un écrit qui ne contenait pas d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés et qui ne constituait pas un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni un discours de haine (Dink, précité, §§ 134 et 135, Dilipak, précité, §§ 68‑71, Yurtsever, précité, §§ 32-34, Özer, précité, §§ 28-30, Çamyar c. Turquie [comité], no 42900/06, §§ 29-31, 5 septembre 2017, Çamyar (no 2), précité (no 16899/07), §§ 69-71, Surat, précité, §§ 39-41, et Balbal, précité, §§ 32‑34).

35. Elle a aussi considéré que, par ces poursuites pénales, les autorités judiciaires avaient exercé un effet dissuasif sur la volonté des requérants de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public (ibidem).

b) Application de ces principes en l’espèce

36. La Cour note que, en l’espèce, une procédure pénale a été engagée contre le requérant pour dénigrement de la République en raison du contenu d’un livre publié par la maison d’édition dont il était propriétaire et pour laquelle il était éditeur et que, à l’issue de cette procédure, qui a duré environ sept ans et huit mois, l’affaire a été rayée du rôle pour prescription légale (paragraphes 7-13 ci-dessus).

37. La Cour estime, à la lumière des principes susmentionnés (paragraphes 29‑31 ci-dessus), que la procédure pénale diligentée à l’encontre du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression.

38. Elle relève que cette ingérence avait une base légale, à savoir les articles 159 du CP et 301 du NCP. Tout en réitérant ses doutes susmentionnés sur la prévisibilité de ces dispositions (paragraphes 32 et 33 ci‑dessus), elle juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur la nécessité de l’ingérence (paragraphe 40 ci-dessous). Elle peut en outre accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de la protection de la sûreté publique et de celle de la sécurité nationale.

39. Quant à la nécessité de cette ingérence, la Cour constate que le livre litigieux portait sur les circonstances de la disparition d’un journaliste (paragraphe 6 ci-dessus), ce qui est incontestablement un sujet d’intérêt général. Procédant ensuite à une analyse des passages du livre retenus par les juridictions internes à l’appui de la condamnation du requérant (paragraphe 12 ci-dessus), elle relève que ces passages contenaient des critiques parfois acerbes et exagérées envers les autorités étatiques. Elle estime cependant que lesdits passages étaient dépourvus de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’ils n’incitaient ni à la violence ni à la haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.

40. Par conséquent, la Cour estime que la procédure pénale incriminée, qui a pu provoquer un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales, n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

II. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

41. Les articles 41 et 46 de la Convention sont ainsi libellés,

Article 41

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

Article 46

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

42. Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande également 6 785 livres turques (TRY) pour les frais d’avocat, 500 TRY pour les frais de traduction, 50 TRY pour les frais de fourniture et 50 TRY pour les frais de poste. Il ne présente aucun document à l’appui de ses demandes relatives aux frais et dépens.

43. Le Gouvernement considère que la demande du requérant au titre du dommage moral est excessive et ne correspond pas à la jurisprudence de la Cour. Il indique en outre que le requérant n’a présenté aucun document à l’appui de ses demandes relatives aux frais et dépens et invite la Cour à les rejeter.

44. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 2 500 EUR au titre du préjudice moral. Par ailleurs, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens en raison de l’absence de justificatifs correspondant aux frais allégués.

45. Elle observe par ailleurs que, en l’espèce, elle a jugé que la procédure pénale litigieuse résultant de l’application des articles 159 du CP et 301 du NCP était incompatible avec la liberté d’expression (paragraphe 40 ci-dessus). Les conclusions auxquelles elle est parvenue dans cette affaire (paragraphes 38-40 ci-dessus) ainsi que dans les affaires précédentes relatives à des procédures semblables (paragraphes 32‑35) impliquent que les violations constatées du droit garanti par l’article 10 de la Convention dans les affaires relatives aux procédures engagées sur le fondement des articles 159 du CP et 301 du NCP trouvent leur origine dans un problème tenant à l’application des dispositions en question d’une manière incompatible avec les critères établis par la jurisprudence la Cour. À cet égard, la Cour estime que la mise en conformité du droit interne pertinent avec la disposition précitée de la Convention et la jurisprudence de la Cour constituerait une forme appropriée d’exécution qui permettrait de mettre un terme aux violations constatées (pour une approche similaire, voir Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 76, 6 juillet 2010).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 septembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-186058
Date de la décision : 04/09/2018
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{général} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : FATİH TAŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AKMESE I. ; POLAT Y.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award