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08/09/2015 | CEDH | N°001-156523

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÜNAL AKPINAR İNŞAAT SANAYİ TURİZM MADENCİLİK VE TİCARET S.A. c. TURQUIE, 2015, 001-156523


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÜNAL AKPINAR İNŞAAT, SANAYİ, TURİZM, MADENCİLİK VE TİCARET S.A. c. TURQUIE

(Requête no 41246/98)

ARRÊT

(Satisfaction équitable)

STRASBOURG

8 septembre 2015

DÉFINITIF

01/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ünal Akpınar İnşaat, Sanayi, Turizm, Madencilik ve Ticaret S.A. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en

une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik K...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÜNAL AKPINAR İNŞAAT, SANAYİ, TURİZM, MADENCİLİK VE TİCARET S.A. c. TURQUIE

(Requête no 41246/98)

ARRÊT

(Satisfaction équitable)

STRASBOURG

8 septembre 2015

DÉFINITIF

01/02/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ünal Akpınar İnşaat, Sanayi, Turizm, Madencilik ve Ticaret S.A. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juillet 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41246/98) dirigée contre la République de Turquie et dont deux sociétés anonymes de droit turc, Ünal Akpınar İnşaat İmalat Sanayi ve Ticaret S.A. et Akpınar Yapı Sanayi S.A., avaient saisi la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») le 4 mai 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Par une décision du 29 avril 2008, la chambre a déclaré la requête recevable pour autant qu’elle portait sur les prétentions nos 3, 8, 12 et 13 ayant fait l’objet de la procédure devant la 3ème Chambre du tribunal de grande instance d’Ankara (« tribunal ») et irrecevable pour le surplus (Ünal Akpınar İnşaat İmalat Sanayi ve Ticaret S.A. et Akpınar Yapı Sanayi S.A. c. Turquie (déc.), no 41246/98, §§ 125 et 126 – ci-après « Décision »).

3. Par un arrêt du 26 mai 2009 (Ünal Akpınar İnşaat İmalat Sanayi ve Ticaret S.A. et Akpınar Yapı Sanayi S.A. c. Turquie, no 41246/98 – ci-après « arrêt au principal »), la Cour a observé que le total des montants octroyés par le tribunal, au titre des quatre prétentions susmentionnées, s’élevait à 37 969 242 750 anciennes livres turques (« TRL »), à majorer d’intérêts moratoires au taux de la facilité de prêt marginal à court terme (« intérêts FPM ») ; toutefois, selon les expertises réalisées lors de la procédure interne, le total de ces créances, évalué en tenant compte de la conjoncture inflationniste ainsi que d’autres pertes sous-jacentes, correspondait à 34 127 621 dollars américains (« USD »). En droit turc, les jugements relatifs aux actions en recouvrement de créance étant immédiatement exécutoires, ces créances étaient devenues exigibles, à des dates antérieures à la clôture définitive de la procédure en date du 3 octobre 2005, au fur et à mesure des confirmations en cassation des dispositifs y afférents, faisant ainsi naître un « droit procédural acquis ». Toutefois, l’administration ne s’est pas exécuté jusqu’à ladite date, où le jugement était devenu irrévocable en toutes ses dispositions, et, le 2 janvier 2006, elle a versé les sommes allouées, d’un montant total de 288 446,89 nouvelles livres turques[1] (« TRY »), qui alors équivalait environ à 133 475 euros (« EUR »).

La Cour a jugé que les sociétés requérantes n’auraient normalement pas dû se voir obligées de recourir à des procédures judiciaires ou administratives pour obtenir leur dû et que l’administration n’avait pas à attendre la clôture définitive de la procédure pour s’exécuter. En définitive, la situation n’avait profité qu’à l’État, dans la mesure où les sociétés requérantes, exclues du bénéfice immédiat des dispositifs définitifs du jugement rendu en leur faveur, avaient été contraintes d’assumer des retards injustifiés pour recouvrer leurs créances et des pertes, notamment du fait de la dépréciation monétaire.

Aussi y avait-il eu une atteinte à leur droit au respect de leurs « biens », au sens de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (arrêt au principal, §§ 73 à 83, et point 1 du dispositif).

4. En s’appuyant sur l’article 41 de la Convention, les sociétés requérantes réclamaient 123 824 030 USD au total, pour le dommage matériel. Quant au dommage moral et les frais et dépens judiciaires elles s’en remettaient à la sagesse de la Cour.

5. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et la partie requérante à lui soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 91 et point 3 du dispositif).

6. N’ayant pas abouti à un accord, les parties ont déposé de nombreuses observations et ont chacune soumis des commentaires sur les observations de l’autre.

7. Le 15 juin 2010, la chambre a décidé, en application des articles 44A de son règlement et A1 de l’Annexe à ce texte, d’ordonner la constitution d’un comité de trois experts (« comité d’experts »).

De concert avec les parties, le comité d’experts a été constitué de Mehmet Ünal, professeur à la faculté de droit de l’Université de Başkent (membre désigné par le Gouvernement), et de Engin Erant, docteur en sciences et chargé de cours à la faculté de génie civile de l’Université Technique du Moyen-Orient (membre désigné par la partie requérante), lesquels ont élu comme président M. Fuat Arabacı, ingénieur en génie civile, adjoint au président du Haut Conseil Technique près le ministère de l’Urbanisme et des Habitations.

8. Par une lettre du 16 mai 2012, tenant compte des remarques des parties quant aux questions à adresser au comité d’experts, la Cour a chargé celui-ci d’évaluer le préjudice allégué, dans un contexte limité aux quatre prétentions ayant fait l’objet de l’arrêt au principal (paragraphe 2 ci-dessus et 14 ci-dessous).

9. Dans l’intervalle, avec effet à compter du 30 décembre 2012, les deux sociétés requérantes ont fusionné pour former Ünal Akpınar İnşaat, Sanayi, Turizm, Madencilik ve Ticaret S.A., une société anonyme de droit turc qu’il y a désormais lieu de qualifier de « requérante ».

10. Le 5 mars 2013, le comité d’experts a communiqué son rapport (« la première expertise ») que les parties ont pu commenter (paragraphes 31 à 35 ci-dessous).

11. Le 5 juin suivant, la Cour a décidé de missionner le comité d’experts de se prononcer sur une question additionnelle. Le rapport complémentaire (« la seconde expertise ») est parvenu au greffe le 15 juillet 2013. Il a également fait l’objet d’observations de la part des parties (paragraphes 39 à 42 ci-dessous).

EN FAIT

A. Les circonstances principales de la cause

12. L’affaire porte sur l’exécution d’un marché public conclu le 3 septembre 1981 entre l’administration et la requérante, laquelle s’était vu adjuger des travaux de construction de tunnels dans le cadre du projet de développement économique de l’Anatolie du Sud-Est.

13. Pendant les dix premières années de chantier, nombre de désaccords opposèrent les protagonistes et le 4 septembre 1991, la requérante saisit les instances ministérielles pour leur faire part de ce que, face à l’augmentation des prix unitaires du matériel de construction et du coût de la main d’œuvre, et à cause des retards dans le règlement de ses notes d’avoir, il ne lui serait plus possible de continuer les travaux, tant que les termes du marché n’étaient pas révisés en conséquence.

14. Cette démarche n’aboutit pas et le 23 décembre 1992 la requérante introduisit devant le tribunal une action en recouvrement de créance et en dommages-intérêts à raison de dix-sept prétentions distinctes, dont quatre seulement sont pertinentes pour l’examen de la présente affaire (paragraphe 2 ci-dessus – Décision, §§ 123 et 125) :

– la prétention no 3, concernant la hausse non compensée des prix unitaires concernant les travaux d’extraction de gravier de la carrière de l’Euphrate ;

– la prétention no 8, visant à recouvrer les frais de transport de la ferraille de grillage ;

– la prétention no 12, relative au remboursement du prix des 350 tonnes de segments utilisés pour consolider les lignes de faille ;

– la prétention no 13, à savoir la demande-pilote de 3 000 000 000 TRL, introduite au titre du préjudice excédentaire, au sens de l’article 105 de l’ancien code des obligations no 818 (« ACO » (paragraphes 19 et 20
ci-dessous), sous réserve de toute réclamation complémentaire qui pourrait être formulée au même titre.

15. Alors que cette procédure se poursuivait, le 13 décembre 2002, la requérante chercha à élargir (düzeltme/ıslah) l’objet de sa demande-pilote susmentionnée. Le passage pertinent du mémoire introductif d’instance, dont copie a été fournie par le Gouvernement, se présente comme suit :

« 1. (...) à l’issue de l’expertise[2] effectuée dans l’affaire sous examen, le montant de la créance de nos clientes au titre du préjudice excédentaire a été évalué à 247 958 359 974 TRL ; (...) 3. (...) étant donné que l’on avait déjà introduit une demande de 3 000 000 000 TRL sur cette créance, sous réserve de nos droits pour réclamer le surplus, nous prions cette fois-ci [le tribunal] de décider de nous verser, au titre de la créance résultant de la perte excédentaire et conformément au calcul retenu dans le rapport d’expertise, un complément de 244 958 359 974 TRL (...), à majorer d’intérêts FPM (...) »

L’action était fondée de jure sur l’article 105 de l’ACO, bien que le mémoire introductif n’en faisait pas mention.

16. Par un jugement du 26 mars 2003, le tribunal débouta la requérante, au motif qu’il n’était pas possible, en raison de l’immutabilité de l’instance, d’élargir l’objet d’une prétention au stade de son réexamen subséquent à son infirmation par la Cour de cassation ; de surcroît, selon le tribunal, toute demande au titre du préjudice excédentaire devait être introduite dans un délai de prescription de dix ans, étant entendu qu’en l’occurrence, le dies a quo dudit délai était le 13 août 1992, date de l’ultime mise en demeure du débiteur. La demande complémentaire déposée le 13 décembre 2002, soit plus de dix ans plus tard, devait donc être écartée pour forclusion.

17. Finalement, cette procédure connut six jugements au fond et autant d’arrêts de cassation avant de se clôturer définitivement le 3 octobre 2005.

B. Les droit et pratique internes pertinents

18. Pour ce qui est du caractère exécutoire des dispositions définitives des jugements rendus au civil et des données économiques pertinentes à l’époque des faits, voir l’arrêt au principal (§§ 54-57) et, entre autres, l’arrêt du 13 décembre 2010 de la 15ème Chambre de la Cour de cassation (arrêt no E.2010/4405–K.2010/6860).

19. Concernant la réparation du préjudice excédentaire en droit civil turc, l’article 105 susmentionné de l’ACO se lisait ainsi :

« Lorsque le préjudice subi par le créancier excède les intérêts moratoires pour les jours de retard, le débiteur est (...) tenu de le réparer, sauf s’il démontre qu’aucune faute ne lui est imputable.

Si le préjudice excédentaire est susceptible d’être évalué sur-le-champ, le juge peut en fixer le montant lorsqu’il statue au fond. »

20. Selon la Cour de cassation et la doctrine, le dommage dont la réparation pouvait être réclamée à ce titre était celui qui survient par l’intervalle entre la date de l’échéance d’un dû ou d’une prestation (ou, selon le cas, celle de mise en demeure du débiteur) et la date où celui-ci s’exécute. Le principe était donc de remettre le créancier dans la situation qui aurait été la sienne si le débiteur s’était exécuté à l’échéance de sa dette. Cette disposition visait l’indemnisation du préjudice non couvert par les intérêts moratoires qui sont à échoir à compter de la date d’introduction de l’action par le créancier. Ainsi, lorsque le capital de la créance (« le principal ») et les intérêts moratoires étaient versés au créancier, le préjudice excédentaire était calculé après déduction du total ainsi perçu (15ème Chambre, arrêt du 2 octobre 2009, E.2008/5344–K.2009/5038).

Dans ce contexte, il n’est pas controversé que plusieurs types de frais et pertes subis par le créancier en raison de l’inexécution d’une obligation contractuelle pouvaient être réclamés au titre de l’article 105. Il pouvait s’agir, par exemple, d’un manque à gagner (15ème Chambre, arrêt du 7 novembre 2003, E.2003/2273–K. 2003/5317), des dépenses effectuées aux fins d’une prestation contractuelle avant que le contrat y afférent ne soit injustement annulé par l’autre partie (15ème Chambre, arrêt du 4 mai 2011, E.2010/7640–K.2011/2704), du coût des prêts bancaires souscrits pour combler le déficit généré par l’inexécution du contrat (15ème Chambre, arrêt du 11 février 2008, E.2006/5953–K.2008/780), des frais liés aux procédures d’exécution forcée diligentées par des tiers contre le créancier en difficulté de paiement (15ème Chambre, arrêt du 11 février 2008, E.2006/6169–K.2008/779), des ventes de biens immobiliers effectuées par celui-ci pour compenser les sommes non-perçues (15ème Chambre, arrêt du 10 janvier 2005, E.2004/1621–K.2005/33), des pénalités administratives infligées pour non-versement des taxes ou impôts (15ème Chambre, arrêt du 16 janvier 1995, E.1994/6546–K.1995/65) et/ou par les assurances sociales (15ème Chambre, arrêt du 27 mars 1996, E.1996/1430–K.1996/1711) etc.

21. L’article 104 § 3 de l’ACO prohibe, en principe, l’anatocisme. En dehors des exceptions prévues par le code de commerce et/ou relatives aux transactions bancaires, les sommes allouées par un tribunal ne peuvent donc être assorties d’intérêts composés (voir, parmi beaucoup d’autres, 11ème Chambre, arrêt du 19 septembre 1996, E.1996/5117–K.1996/5808).

EN DROIT

22. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel

1. Les arguments initiaux des parties

a. La requérante

23. Se référant à l’arrêt au principal (§ 75), la requérante réaffirme avoir subi une perte de 34 127 621 USD[3], somme qui devrait être majorée – à compter du 7 septembre 1992 (date de mise en demeure de l’administration pour l’ensemble des principaux (ibidem, § 20) – d’intérêts au taux de 15 % de la banque Centrale de la République de Turquie (« la BC ») prévu pour les comptes libellés en USD[4], moins la somme déjà perçue de l’administration le 2 janvier 2006 (paragraphe 3 ci-dessus). À partir de ses calculs, elle chiffre sa demande à 123 824 030 USD au total (paragraphe 4 ci-dessus).

b. Le Gouvernement

24. Le Gouvernement rappelle l’action complémentaire introduite par la requérante le 13 décembre 2002 et fait remarquer que l’objet de cette demande est identique à celui de la prétention formulée devant la Cour au titre du préjudice excédentaire (paragraphe 15 ci-dessus). Il précise que, lors de la procédure interne, la requérante avait fondé sa demande complémentaire sur une expertise datée du 28 novembre 2002 (comparer avec paragraphes 15 ci-dessus et 41 ci-dessous) et réclamé 244 958 359 974 TRL, après déduction des 3 000 000 000 TRL déjà demandées par l’action-pilote. Si l’action complémentaire de la requérante avait abouti, le tribunal – lié par le principe ne ultra petitum – ne lui aurait finalement pu allouer que la somme de 244 958 TRY[5], assortie d’intérêts FPM.

À cet égard, le Gouvernement prie la Cour d’opter pour la méthode de calcul utilisée par ses services compétents et propose le tableau ci-dessous, faisant état des capitaux des intérêts FPM échus sur le principal susmentionné, selon les taux applicables par périodes, à commencer par le 13 décembre 2002 (date de l’action complémentaire) :

Périodes d’échéance des intérêts FPM

|

Jours

|

Taux FPM applicable

|

Capital des intérêts par période d’échéance

---|---|---|---

13.12.2002

|

14.06.2003

|

183

|

55 %

|

68 485,34 TRY

14.06.2003

|

08.10.2003

|

116

|

50 %

|

39 464,97 TRY

08.10.2003

|

15.06.2004

|

251

|

43 %

|

73 438,87 TRY

15.06.2004

|

13.01.2005

|

212

|

38 %

|

54 815,49 TRY

13.01.2005

|

25.05.2005

|

132

|

32 %

|

28 741,39 TRY

25.05.2005

|

20.12.2005

|

209

|

28 %

|

39 818,80 TRY

20.12.2005

|

20.12.2006

|

365

|

23 %

|

57 122,15 TRY

20.12.2006

|

28.12.2007

|

373

|

27 %

|

68 526,16 TRY

28.12.2007

|

09.04.2009

|

468

|

25 %

|

79 610,38 TRY

09.04.2009

|

12.06.2009

|

64

|

19 %

|

8 274,04 TRY

12.06.2009

|

22.12.2009

|

193

|

18 %

|

23 638,97 TRY

22.12.2009

|

06.02.2010

|

46

|

15 %

|

4 694,97 TRY

Le capital total des intérêts FPM

|

546 630,72 TRY

| | | |

25. En bref, le Gouvernement estime qu’aucune satisfaction équitable ne s’impose en l’espèce et que, si la Cour en décidait autrement, c’est le mode de calcul ci-dessus qui devrait prévaloir, étant entendu que les prétentions au regard de l’article 41 ne sauraient entraîner un enrichissement sans cause.

Ainsi, le principal accru d’intérêts FPM arrêtés au 6 février 2010 s’élèverait donc a priori à 791 585,72 TRY.

c. Arguments en réplique de la requérante

26. La requérante se dit préoccupée par l’insistance du Gouvernement sur le mode de calcul imposé par les juridictions nationales, alors que la Cour a déjà mis en exergue l’iniquité de cette solution (arrêt au principal, §§ 45 et 75), en ces termes :

« Ainsi, la Cour note que le total des quatre montants octroyés par le jugement final en l’espèce s’élevait à 37 969 242 750 TRL, à majorer d’intérêts moratoires à des taux plafonnés à 54 % l’an à compter du 23 décembre 1992 (date d’introduction de l’action) ; si l’on tient compte des expertises réalisées au plan interne, les quatre créances en jeu correspondaient à 34 127 621 USD au total, compte tenu des taux de change en vigueur aux dates où chacune de ces prétentions fut définitivement jugée (...) »

Selon la requérante, si la Cour acquiesçait maintenant avec le raisonnement du Gouvernement, cela réduirait à néant la réparation du dommage fondé sur le constat ci-dessus.

Partant, la requérante prie la Cour de « donner instruction aux experts qui seront constitués que le préjudice matériel est 34 127 621 USD, comme il est dit dans le paragraphe 75 de l’arrêt définitif ». Selon elle, le comité d’experts ne devrait pas être lié par l’approche des juridictions nationales qui lui avaient refusé d’actualiser la valeur de ses créances, nées il y a 18 ans.

27. À son tour, la requérante fait valoir le tableau suivant, qui ventile le montant total de sa perte excédentaire, exprimé en USD, majoré d’intérêts au taux de 15 % de la BC, selon les périodes d’échéances. Le chiffre négatif qui y figure correspond à l’équivalent en USD de la somme réglée par l’administration le 2 janvier 2006, date où le taux de conversion USD était 1,3483 à l’achat[6].

Périodes d’échéance

|

Jours

|

Le principal (USD)

|

Capital des intérêts par période

|

Créance totale en USD

---|---|---|---|---

07.09.92

|

01.01.06

|

4 865

|

34 127 621

|

69 179 531,74

|

103 307 152,74

02.01.06

|

02.01.06

|

Perçu

|

-28 138,57

|

-184 627,85

|

103 094 386,31

02.01.06

|

31.12.09

|

1 459

|

34 099 482,43

|

20 729 643,69

|

123 824 030

Total

|

6 324

|

34 099 482,43

|

89 724 547,58

|

123 824 030

| | | | |

Ainsi, la requérante estime avoir démontré qu’elle a bien pâti d’une perte de 123 824 030 USD, au total.

2. Les rapports du comité d’experts et les observations des parties

a. Première expertise

i. L’objet de la mission confiée aux experts

28. Aux fins de la première expertise (paragraphes 8 et 10 ci-dessus), le comité d’experts avait été appelé à évaluer notamment le préjudice allégué en l’espèce, du fait :

1) de la non-application (à partir du 1er septembre 1986) du nouveau prix unitaire pour la graduation du gravier extrait des carrières du fleuve d’Euphrate et de la rivière de Göksu, aux fins de la production de béton armé et du béton à pulvériser ;

2) de l’exclusion, dans le prix unitaire afférent à la fabrication de treillis, du coût de transport des barres d’armatures entre l’approvisionneur et le chantier ;

3) de la pose extracontractuelle de segments à l’ouverture des tunnels T1 et T2, imposée à la suite de la découverte in situ d’une faille sismique ; et

4) de la perte excédentaire non-compensée par les intérêts moratoires.

En ce qui concerne les trois premiers postes de travail, le comité d’experts devait procéder à de calculs séparés pour déterminer, en TRY, en USD et en EUR respectivement, les trois montants que la requérante aurait perçu si l’administration s’était exécutée à l’échéance, sans qu’il faille ester en justice. Ensuite, il devait calculer – toujours en TRY, en USD et en EUR – les valeurs desdits montants, arrêtées au 3 octobre 2005 (date de l’ultime arrêt de la Cour de cassation) puis au 2 janvier 2006 (date où l’administration a réglé la somme allouée par le tribunal, majorée d’intérêts). Enfin, il fallait calculer la valeur, exprimée dans les mêmes devises, du montant du principal relatif :

– à la production de béton armé et du béton à pulvériser (premier poste), par rapport au 23 décembre 1992 (date de l’introduction de l’instance) ainsi qu’au 2 juillet 2001 (date où cette créance avait constitué un droit procédural acquis) ;

– à la fabrication de treillis (deuxième poste) et la pose de segments (troisième poste), par rapport au 23 décembre 1992 (date de l’introduction de l’instance) ainsi qu’au 19 novembre 1999 (date où ces créances avaient fait l’objet de droits procéduraux acquis).

Quant au préjudice excédentaire allégué (quatrième poste), le comité d’experts était appelé à définir la valeur en TRY, en USD et en EUR de la somme de 2 974 093 750 TRL, accordée par le tribunal à ce titre, par rapport au 23 décembre 1992 (date de l’introduction de l’instance).

ii. Le résumé du premier rapport

29. Les montants calculés par les experts reflètent les valeurs au jour de la mise au net du rapport d’expertise, à savoir le 5 janvier 2013. Le total des principaux a été valorisé séparément sur la base des indices économiques suivants :

– les taux d’intérêts simples (« tis ») et composés, appliqués par la banque étatique Ziraat (« BZ ») aux dépôts en TRY et par la BC aux dépôts en USD ;

– les cours de change journaliers d’USD de la BC ;

– les cours mensuels de l’or (« Or ») de la BC ;

– les tableaux de variation annuelle des indices des prix à la consommation (« ipc ») et à la production (« ipp ») de l’Institut de statistiques de Turquie ;

– les analyses des prix unitaires (« apu ») faisant partie du marché public signé entre les contractants.

Les autres dates de référence indiquées dans le tableau sont celles mentionnées au paragraphe 28 ci-dessus. Afin de simplifier la présentation des données très complexes et volumineuses fournies par le comité d’experts, seuls les calculs concernant le total des principaux majorés d’intérêts simples figurent dans ce tableau, que voici :

Références

|

Le total des principaux impayés

pour les trois premiers postes,

assorti d’intérêts simples

---|---

Indice

|

Date

|

TRY : 34 995,15

(34 995 149 000 TRL)

|

USD[7] :

19 959 680,21

|

L’équivalent en EUR : 82 800 491,67

tis . BZ

|

03.10.2005

|

411 414,73

|

|

02.01.2006

|

412 781,58

|

|

05.01.2013

|

440 418,81

|

|

tis . BC

|

03.10.2005

|

|

44 301 919,29

|

37 113 109,90

02.01.2006

|

|

44 551 193,32

|

37 614 989,29

05.01.2013

|

|

54 861 291,99

|

42 149 118

Or

|

03.10.2005

|

29 178 793,01

|

|

02.01.2006

|

33 595 504,84

|

|

05.01.2013

|

135 821 012,56

|

|

ipp

|

03.10.2005

|

54 086 909,99

|

|

02.01.2006

|

53 782 109,40

|

|

05.01.2013

|

90 079 804,25

|

|

ipc

|

03.10.2005

|

73 530 141,90

|

|

02.01.2006

|

75 434 539,48

|

|

05.01.2013

|

132 349 307,52

|

|

apu

|

03.10.2005

|

46 611 032,89

|

|

02.01.2006

|

51 900 336,27

|

|

05.01.2013

|

95 929 566,82

|

|

| | | |

Selon le comité d’experts, à partir des calculs fondés sur les intérêts bancaires, le principal total pour ces trois postes s’élevait à 440 418,81 TRY, minimum, et à 282 187 542,82 TRY, maximum (accru d’intérêts capitalisés). Exprimé en USD, le minimum était donc de 54 861 291,99 USD et le maximum, de 107 773 119,96 USD (toujours avec des intérêts capitalisés). Lorsque calculé sur la base des instruments autres que les intérêts bancaires, le total des trois principaux s’élevait à 90 079 804,25 TRY, minimum. En utilisant les analyses des prix unitaires, la moyenne revenait à 95 929 566,82 TRY.

La moyenne générale, toute méthode de calcul confondue, était de 128 287 113,26 TRY.

30. Pour ce qui est du quatrième poste relatif au préjudice excédentaire, le comité d’experts précise que la somme de 2 974 093 750 TRL, allouée le 30 décembre 2004 à l’issue de l’action-pilote, puis confirmée par l’arrêt du 3 octobre 2005 de la Cour de cassation (arrêt au principal, §§ 43 et 44), était déjà une somme à majorer d’intérêts FPM à compter du 23 décembre 1992 (date de l’introduction de l’instance). Il ne s’imposait donc pas de procéder à un nouveau calcul.

iii. Les commentaires des parties

–La requérante

31. La requérante avance que l’expertise en question doit être appréciée à la lumière des grandes lignes de l’arrêt au principal (ibidem, §§ 72, 75, 77 à 82). Elle rappelle qu’en l’espèce l’administration avait systématiquement refusé de s’acquitter de ses dettes et qu’en dernier lieu la Cour de cassation avait refusé d’actualiser ses créances en écartant sa demande complémentaire relative au surplus de son préjudice excédentaire, au motif qu’elle était forclos à ce faire (paragraphe 16 ci-dessus).

La requérante souligne qu’elle a introduit la présente requête non pas pour réclamer un lucrum cessans ni un dédommagement au titre d’intérêts moratoires ou autres, mais pour obtenir l’actualisation de ses avoirs, c’est-à-dire la réparation de l’intégralité de ses pertes dues à l’usure de l’inflation.

32. Dans ce contexte, elle marque généralement son accord avec les résultats de la première expertise, estimant qu’en l’occurrence il faudrait opter pour le calcul effectué sur la base USD et, conformément à l’usage dans les affaires commerciales, retenir la somme la plus élevée correspondant au principal majoré d’intérêts capitalisés, selon l’indice
tis-BZ, soit le montant de 158 532 227,43 USD[8].

La requérante précise encore que cette dernière somme ne vaut que si on prend pour base la somme de 19 959 680,20 USD[9] que le comité d’experts a retenue comme le total des principaux pour les trois premiers poste de travail. Or, si on retenait la somme de 34 127 621 USD, calculée lors des expertises internes, le même mode de calcul aboutirait à 271 039 191,70 USD.

–Le Gouvernement

33. Le Gouvernement souligne que la prétendue perte que la requérante chiffre à 123 824 030 USD est sans commune mesure avec la somme de 244 958 TRY qu’elle avait fait valoir devant le tribunal (paragraphes 15 et 24 ci-dessus). Or, le comité d’experts aurait lui-même abouti à des résultats aussi incohérents qu’écartés, sur le fondement de certaines expertises commandées lors de la procédure interne, mais qui n’avaient jamais été entérinées par le tribunal. Les chiffres proposés par le comité d’experts ne correspondraient pas non plus aux montants ventilés dans le tableau qu’il avait joint à ses observations sur l’application de l’article 41 (paragraphe 24 ci-dessus).

Selon le Gouvernement, il serait également incompréhensible de proposer des valeurs moyennes, dans une affaire appelant une détermination précise (paragraphe 34 in fine ci-dessus).

34. Au-delà de la complexité générée en l’occurrence à partir d’un pan d’indices économiques et de méthodes de calcul, la réalité pure et simple serait que, devant le tribunal, la requérante n’avait – en application de l’article 105 de l’ACO – réclamé que 244 958 TRY, en complément à son action-pilote. Cette disposition était la lex specialis en la matière et les critères pour calculer une perte excédentaire non-couverte par les intérêts moratoires se trouvaient dégagés de la jurisprudence afférente à cette disposition. Partant, toute méthode de calcul fondée sur des critères autres que ceux admis au niveau du droit interne ne peut qu’être spéculative et sans effet quelconque.

35. À ce sujet, le Gouvernement fait remarquer que ledit complément de 244 958 TRY réclamé par la requérante – à savoir une société commerciale censée être complètement au fait des éléments de comptabilité relatifs à ses activités – était forcément une somme qu’elle avait déterminée avec certitude, à partir de ses propres livres de commerce et des soldes des balances concernant la mise en œuvre du marché public litigieux.

Ainsi, le Gouvernement a déploré qu’aucune réponse n’ait été donnée, entre autres, à la question de savoir si l’éventuel versement du complément susmentionné du 244 958 TRY – ce qui, du reste, aurait été parfaitement possible si la requérante n’avait pas commis « une erreur de droit procédural » – n’aurait pas suffi à couvrir la totalité de sa perte alléguée.

Sur ce point, il précise que, parmi les chiffres proposés par le comité d’experts, seul le minimum relatif au total des principaux, majoré d’intérêts FPM à échoir jusqu’au 5 janvier 2013, soit la somme de 440 418,81 TRY[10] serait pertinente (paragraphe 29 in fine ci-dessus).

–Le comité d’experts

36. Le comité d’experts répond que tous les calculs concernant les principaux ont été effectués à partir des listes de notes d’avoir et des tableaux de soldes qui se trouvaient annexés au rapport d’expertise du 6 avril 1994 ayant largement guidé les juridictions nationales. Il précise aussi que si son rapport fait accessoirement état de certains chiffres moyennes, le but était de concilier et maximiser les différentes valeurs obtenues par l’application de différentes indices économiques, et ce, conformément à la pratique de la Cour de cassation en la matière. Pour ce qui est des prétendues contradictions entre les montants exprimés dans son rapport et ceux du tableau proposé par le Gouvernement, le comité d’experts dit :

« Il ressort des calculs figurant dans le tableau annexé aux observations [du Gouvernement] que, sur le total des principaux (37 969,24 TRY), les intérêts au taux FPM ont été appliqués pour la période allant de la date d’introduction de l’instance (01.12.1991) à celle de règlement du dû (30.12.2005 et 01.12.2009). En revanche, dans notre rapport, les calculs prennent pour base, une par une, chacune des créances ayant fait l’objet d’une note d’avoir (au total 205 notes) relativement à tel ou tel poste de travail, ainsi que les dates d’émission desdites notes (31.01.1985 à 23.12.1992), afin de déterminer (...) le revenu que la requérante aurait pu enregistrer si lesdites notes avaient été réglées à l’échéance, compte tenu de leur valeur d’achat au moment où elles avaient été présentées à l’administration [pour règlement] (...) La raison principale de la discordance entre les résultats des calculs est que ceux du Gouvernement défendeur ne tiennent pas compte des montants et des dates de chacune des notes d’avoir (...) »

b. Seconde expertise

i. L’objet de la mission confiée aux experts

37. Quant à la seconde expertise (paragraphe 11 ci-dessus), elle portait exclusivement sur l’évaluation de la perte correspondant au surplus du préjudice excédentaire (arrêt au principal, §§ 39 à 42, et Décision, §§ 36 à 39) et l’actualisation de la valeur de la somme réclamée à ce titre par l’action complémentaire, selon différentes périodes pertinentes.

ii. Le résumé du second rapport

38. Afin de répondre à cette question, le comité d’experts a derechef retenu les dates du 3 octobre 2005, du 2 janvier 2006 et du 5 janvier 2013 comme le dies ad quem pour calculer le capital des intérêts moratoires simples et composés, selon les taux FPM révisables de la BC. Le dies a quo est le 13 décembre 2002, date de l’action-complémentaire introduite par la requérante, en vertu de ses droits réservés lors de son action-pilote au titre du préjudice excédentaire. Les conclusions du rapport sont résumées dans le tableau qui suit :

Dies ad quem pour le calcul des intérêts

|

Principal majoré d’intérêts simples, en TRY

|

Principal majoré d’intérêts composés, en TRY

|

Équivalent en USD

---|---|---|---

Intérêts simples

|

Intérêts

composés

03.10.2005

|

541 417,08

|

721 477,22

|

02.01.2006

|

558 519,32

|

767 521,75

05.01.2013

|

912 197,48

|

2 801 452,44

|

512 470,49

|

1 573 849,69

| | | |

Partant, selon le comité d’experts, même si la requérante avait obtenu gain de cause et perçu la somme complémentaire réclamée, accrue d’intérêts FPM, celle-ci n’aurait pas compensé sa perte excédentaire réelle, vu que seul le total des principaux pour les trois premiers postes de production s’élevait déjà à 19 959 680,20 USD.

iii. Les commentaires des parties

–La requérante

39. La requérante dit mal comprendre le bien-fondé de cette question additionnelle adressée, selon elle, sous l’incitation du Gouvernement qui lui impute « une erreur de droit procédural » (paragraphe 35 ci-dessus), faisant allusion au motif de forclusion retenu à son encontre par les juridictions nationales.

La requérante conteste ce reproche, rappelant qu’en droit turc, une action complémentaire est réputée prématurée jusqu’au règlement effectif du montant total de la créance. À cet égard, elle se réfère à des précédents, où la 15ème Chambre de la Cour de cassation énonce que le dies a quo du délai de dix ans est la date à laquelle la créance litigieuse devient exigible et qu’en conséquence, aucun problème de forclusion ne saurait se poser tant que le compte définitif n’est pas intervenu entre les parties (arrêt du 27 décembre 2005, E.2005/1879–K.2005/7106). Selon la 15ème Chambre, tant que le principal demeure impayé ou n’est payé qu’en partie, il ne serait pas possible d’évaluer correctement la perte excédentaire ; s’agissant d’une action en réparation de pareille perte, le dies a quo du délai de dix ans serait donc la date du règlement effectif du principal, majoré d’intérêts (arrêt du 4 mai 1995, E.1995/2264–K.1995/2723 – voir aussi l’arrêt du 7 mai 2003 de la Plénière des chambres civiles, E.2003/15-302–K.2003/330 K).

La requérante soutient qu’au mépris de ces principes, les juridictions nationales ont d’abord pris pour point de départ dudit délai la date d’une ancienne note d’avoir, à savoir celle du 13 août 1992, au lieu de retenir la date de la dernière note d’avoir du 23 décembre 1992 ayant marqué la fin des travaux. Elles ont également fait fi de la règle selon laquelle le délai de dix ans ne pouvait commencer à courir tant que ses créances demeuraient impayées ; or, le 13 décembre 2002, date où elle avait introduit son action complémentaire, aucun paiement n’était encore intervenu.

Aussi le Gouvernement devait-il s’abstenir d’insinuer qu’elle a commis une erreur procédurale, là où les juridictions nationales ont impunément violé son droit à un procès équitable.

40. Au vu de ce qui précède, selon la requérante, le rejet aussi inéquitable qu’erronée de sa demande complémentaire par le tribunal ne devrait avoir aucun impact sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour pour redresser le tort qui en a résulté.

En décider autrement reviendrait à présumer que sa demande de satisfaction équitable, en tant qu’elle porte sur le préjudice excédentaire, est limitée à l’objet de l’action-pilote, à l’issue de laquelle elle s’était vu allouer 2 974 093 750 TRL (paragraphes 28 in fine et 40 ci-dessus – Ünal Akpınar İnşaat İmalat Sanayi ve Ticaret S.A. et Akpınar Yapı Sanayi S.A., précité, § 43). Pour la requérante, il serait inimaginable qu’elle puisse passer pour avoir réduit l’objet de sa prétention à une portion dérisoire de son préjudice, alors que, tout au long de la procédure devant la Cour, elle a méticuleusement étayé l’ampleur et la nature des pertes subies.

41. Du reste, la requérante avance que, contrairement à ce qui est allégué par le Gouvernement, le montant total de sa perte excédentaire avait bien été défini dans le rapport d’expertise du 4 août 2000 (comparer avec paragraphes 15 et 24 ci-dessus), que le tribunal avait utilisé pour asseoir son jugement. D’après ce rapport, ce montant s’élevait à 247 958 359 974 TRL. Cette somme, équivalent à 34 127 621 USD, était ainsi ventilée : 20 324 516 USD, au titre des principaux impayées, plus 13 800 105 USD, au titre du coût des crédits bancaires souscrits afin de combler le déficit généré du fait du non-paiement de ses avoirs.

Il s’agirait là de la valeur du préjudice réel subi en date de 1992 et ce qui s’imposerait maintenant serait d’actualiser cette valeur par rapport à la dépréciation subie depuis lors à cause de l’inflation.

–Le Gouvernement

42. Le Gouvernement conteste les évaluations du second rapport, celles-ci étant encore une fois fondées sur des méthodes de calcul étrangères à celles utilisées par ses services compétents en la matière.

3. L’appréciation de la Cour

a. Considérations liminaires

43. La requérante axe sa thèse sur l’acceptation qu’en vertu de l’arrêt au principal rendu dans la présente affaire, le principal correspondant à son préjudice s’élèverait à 34 127 621 USD (paragraphes 23, 26 in fine, et 41 ci-dessus ainsi que la note de bas de page no 9).

De son côté, le Gouvernement défend la thèse que le montant en question ne saurait en aucun cas excéder les 244 958 TRY, à savoir l’objet de l’action complémentaire diligentée par la requérante, au titre de l’article 105 de l’ACO (paragraphes 24 et 33 à 35 ci-dessus).

44. Avant tout, bien que cette dernière thèse ait en partie sous-tendu la demande d’une seconde expertise (paragraphe 37 ci-dessus), la conclusion que la requérante en tire pour affirmer que la Cour devrait faire abstraction du rejet de son action complémentaire parce que le jugement y afférent serait inéquitable (paragraphe 40 in limine ci-dessus), est mal fondée.

À cet égard, il faut se rappeler que la question du rejet par le tribunal de ladite demande complémentaire ne faisait pas partie des griefs originels de la requérante (Décision, §§ 82 à 87), car l’action afférente à cette demande avait été introduite le 13 décembre 2002, soit bien après la saisine de la Cour en date du 4 mai 1998. La doléance tirée de l’iniquité de cette procédure, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, s’est donc greffée aux autres en cours d’instance (ibidem, §§ 109 et 110 respectivement).

En fait, bien que la requérante ait été déboutée de sa demande complémentaire pour motif de non-respect des formes et délais prescrits par le droit interne (paragraphe 16 ci-dessus), la Cour a considéré qu’il n’y avait pas lieu de soulever d’office – c’est-à-dire en l’absence d’une exception de la part du Gouvernement (ibidem, § 113) – une question quant à l’épuisement de la voie offerte par l’article 105 de l’ACO, dès lors que ce nouveau grief devait être écarté comme étant dénué de fondement (ibidem, §§ 123 et 124).

Or, la requérante, comme déjà auparavant, insiste sur le fait qu’en l’espèce les juridictions nationales ont méconnu son droit à un procès équitable, parce que, au mépris des précédents de la Cour de cassation en la matière, elles auraient rejeté sa demande complémentaire, en prenant la date d’une ancienne note d’avoir non-pertinente comme le dies a quo du délai de prescription de dix ans, au lieu de retenir la date du règlement effectif par l’administration des sommes allouées par le tribunal (paragraphe 39
ci-dessus).

45. La Cour souligne cependant que la question d’iniquité de la procédure relative à l’action complémentaire dont il s’agit a été examinée puis écartée au stade de la recevabilité et ne peut dès lors être réexaminée dans le contexte du présent arrêt. Il est vrai que la Cour n’avait effectivement pas eu à s’en tenir à la situation de fait et de droit ayant entouré cette procédure pour constater une violation de l’article 1 du Protocole no 1, mais rien ne l’empêche assurément d’apprécier, à ce stade, cette même situation aux fins de l’article 41, en tant qu’élément factuel objectif, nonobstant la circonstance que le grief y afférent a été déclaré irrecevable.

46. Un second point qui nécessite une précision ressort de l’argument, selon lequel, il serait impensable que la requérante puisse passer pour avoir limité sa demande de satisfaction équitable à l’objet de son action-pilote, en vertu de laquelle elle s’était vu allouer la somme dérisoire de 2 974 093 750 TRL (paragraphe 40 in fine ci-dessus).

Il est difficile de comprendre le sens exacte de cette remarque, mais il n’y a pas lieu de l’analyser plus en avant, la Cour ayant déjà décidé que les faits afférents à l’action complémentaire litigieuse doivent entrer en ligne de compte dans l’examen de la demande de la requérante, au titre de l’article 41 (paragraphe 45 ci-dessus).

47. Encore faut-il clarifier une dernière source potentielle de confusion, la requérante laissant entendre que le montant du capital de son préjudice excédentaire se trouverait fixé par la Cour à 34 127 621 USD (paragraphe 43 ci-dessus) et que si on suivait maintenant le raisonnement du Gouvernement, cela anéantirait son attente d’une satisfaction équitable, laquelle devrait refléter la somme déjà chiffrée dans l’arrêt au principal (paragraphe 26 ci-dessus).

En l’espèce, la Cour rappelle avoir constaté une atteinte au droit de la requérante au respect de ses « biens », au sens de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 ; pour ce faire, elle s’est fondée sur une disproportion injustifiée entre les indemnités finalement allouées et la valeur que les avoirs en jeu aurait pu représenter si l’administration avait exécuté en temps utile les dispositions relatives, notamment, aux prétentions nos 3, 8 et 12, dès qu’elles étaient devenues constitutives de « droits procéduraux acquis » (paragraphe 3 ci-dessus – arrêt au principal, §§ 79 à 83).

48. Que la Cour ait tenu compte des conclusions des rapports d’expertises produits lors de la procédure interne afin de démontrer cette disproportion ou qu’elle ait retenu comme élément dénotatif le montant de 34 127 621 USD dont ces rapports faisaient mention, ne veut en aucun cas dire qu’elle a du même coup fixé à la même somme le montant du damnum emergens.

La Cour ne saurait donc suivre la requérante lorsqu’elle part d’un amalgame entre la fonction référentielle d’un élément factuel qui, parmi d’autres, a motivé le constat de violation dans la présente affaire, et la détermination, le cas échéant, de la satisfaction équitable susceptible de redresser les conséquences de ce même constat. Il s’agit là de deux procédés distincts et qui ne sont pas forcément interdépendants, étant entendu qu’un manquement aux exigences, en l’occurrence, de l’article 1 du Protocole no 1 peut se concevoir même en l’absence d’un préjudice quelconque (mutatis mutandis, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 128, CEDH 2012, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 52, CEDH 2000-VII, Jorge Nina Jorge et autres c. Portugal, no 52662/99, § 39, 19 février 2004, et Guerrera et Fusco c. Italie, no 40601/98, § 53, 3 avril 2003).

b. La détermination de l’indemnité appropriée

49. Avant d’aborder ce chapitre, la Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (voir, par exemple, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 33, CEDH 2014, et Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI). En d’autres termes, la réparation du dommage matériel doit aboutir à la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu.

Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un tel arrêt. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même (voir, parmi d’autres, Di Belmonte c. Italie (no 1), no 72638/01, § 54, 16 mars 2010, et Guiso-Gallisay c. Italie [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009) ; si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH
2001-I), étant entendu que le caractère illégitime de la situation à l’origine de la violation constatée se répercute par la force des choses sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l’État défendeur (Terazzi S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), no 27265/95, § 32, 26 octobre 2004, et Sovtransavto Holding c. Ukraine (satisfaction équitable), no 48553/99, § 55, 2 octobre 2003).

50. Au vu de ce qui précède, il convient de préciser que, dans son arrêt au principal, la Cour n’a pas conclu à la violation du principe de légalité, en raison d’une situation caractérisée par des mesures illégales en leurs motifs, sinon arbitraires, ayant frappé les biens de la requérante (voir, entre autres, Carbonara et Ventura c. Italie (satisfaction équitable), no 24638/94, § 36, 11 décembre 2003) ; elle a seulement constaté une rupture du « juste équilibre », sachant que pareil constat ne justifie point une restitutio in integrum (voir, par exemple, Buffalo S.r.l. en liquidation c. Italie (satisfaction équitable), no 38746/97, § 24, 22 juillet 2004, et Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 20, 28 mai 2002
– comparer avec, Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, no 6334/05, § 169, 23 octobre 2012).

Dans ces conditions, le rétablissement de « la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu » se limite, en l’espèce, au paiement d’une indemnisation adéquate correspondant au préjudice matériel subi (damnum emergens), aucun fondement n’existant pour demander un quelconque manque à gagner (voir, mutatis mutandis, Vistiņš et Perepjolkins, précité, §§ 334 à 36, et Pialopoulos et autres c. Grèce (satisfaction équitable), no 37095/97, § 17, 27 juin 2002), ce que la requérante ne réclame d’ailleurs pas (paragraphe 36 in fine ci-dessus).

51. À cet égard, la requérante précise qu’elle vise à obtenir « l’actualisation de ses avoirs », soit « la réparation de l’intégralité de ses pertes dues à l’usure de l’inflation » (paragraphes 31 et 41 in fine ci-dessus). Pour la Cour, cette demande cadre avec les principes dégagés de sa jurisprudence relativement à l’actualisation des sommes en jeu afin de compenser les effets de l’inflation (voir, mutatis mutandis, Chinnici c. Italie (no 2), no 22432/03, § 62, 14 avril 2015, Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 105, 22 décembre 2009, et Beyeler, précité, § 23), étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque effectivement de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 258, CEDH 2006‑V, Buffalo S.r.l. en liquidation, précité, § 26, et Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301‑B).

Toutefois, les circonstances très particulières de la présente cause dispensent la Cour de recourir aux méthodes d’évaluation préconisées par cette jurisprudence, pour les raisons qui suivent.

52. À l’époque pertinente, la voie ouverte par l’article 105 de l’ACO était fondée sur l’idée de remettre le créancier dans la situation qui aurait été la sienne si le débiteur s’était exécuté à l’échéance de sa dette. Elle constituait ainsi, en théorie, une voie de dédommagement adéquate permettant aux personnes lésées de faire valoir différentes sources de pertes et d’obtenir ainsi la réparation de leur préjudice non-compensé par les intérêts moratoires (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). Dès lors que l’action-pilote diligentée par la requérante avait bel et bien été accueillie par le tribunal et la somme allouée au titre du préjudice excédentaire, confirmée par la 15ème Chambre de la Cour de cassation, force est de reconnaître que cette voie était également accessible et adéquate, en pratique (voir, Naci Balkar (Baltutan) et ANO İnşaat ve Ticaret Ltd. Şti. c. Turquie (déc.), no 9522/03, 7 juillet 2008, et Kat İnşaat Ticaret Kollektif Şirketi/İsmet Kamış ve Ortakları c. Turquie (déc.), no 74495/01, 31 janvier 2006).

53. Les éléments constitutifs du préjudice excédentaire allégué devant la Cour étant comparables, sinon identiques, à ceux de la perte que la requérante avait cherché à faire indemniser d’abord par le biais d’une action-pilote puis d’une action complémentaire, il y a donc chevauchement entre la nature des demandes présentées sur le plan de droit interne et à Strasbourg. Aussi la Cour ne peut-elle que souscrire à la thèse principale du Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus).

En l’espèce, le 13 décembre 2002, la requérante a saisi le tribunal d’une demande complémentaire qui, tout compte fait, s’élevait à 244 958 TRY (244 958 359 974 TRL) (paragraphes 15 et 24 in limine ci-dessus), somme qui alors équivalait environ à 160 000 USD[11]. La requérante n’ayant réservé aucun droit quelconque dans son mémoire introductif d’instance, la somme réclamée devait forcément représenter pour elle le montant total et définitif de son préjudice excédentaire.

54. Certes, ladite somme est sans commune mesure avec le capital de 34 124 621 USD que la requérante a constamment fait valoir au regard de l’article 41. Celle-ci n’a d’ailleurs jamais expliqué les raisons qui l’auraient conduite à limiter l’objet de son action complémentaire à 244 958 TRY.

Quoi qu’il en soit, la Cour n’a pas à chercher une réponse à ce sujet, car, comme le Gouvernement le fait remarquer (paragraphe 35 ci-dessus), il y a lieu de présumer que, avant de saisir le tribunal, la requérante – en sa qualité de société commerciale – était censée avoir chiffré sa demande complémentaire après mûre réflexion et à l’issue de calculs précis réalisés à partir de ses propres documents comptables et livres de commerce.

55. À cet égard, il faut rappeler qu’une satisfaction équitable ne peut être accordée que s’il n’existe pas en droit interne un recours propre à déboucher sur un résultat aussi proche que possible d’une restitutio in integrum (Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, § 44, CEDH 2000‑X). Or un tel recours existait en l’espèce, en vertu des dispositions de l’article 105 de l’ACO qui auraient sans doute permis d’effacer, fût-il en partie, les conséquences matérielles de la violation constatée en l’espèce.

Si la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne joue pas dans le domaine de l’article 41 (Matache et autres c. Roumanie (satisfaction équitable), no 38113/02, § 16, 17 juin 2008 ; Bozano c. France, 18 décembre 1986, § 66, série A no 111, et Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 113, série A no 39) il n’en demeure pas moins que la somme réclamée devant la Cour, à défaut d’avoir été revendiquée par le biais de la voie de dédommagement offerte par l’article 105 de l’ACO, reste une somme qui n’a jamais été constatée par une décision judiciaire ayant force de chose jugée (voir, notamment, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, précité).

Aussi la requérante ne peut-elle réclamer cette somme pour la première fois devant la Cour, au titre du dommage matériel (pour une situation comparable, voir Süzer et Eksen Holding A.Ş., précité, § 172, voir aussi, mutatis mutandis, Clinique Psychiatrique « Athina » Vrilission Sàrl et Clinique Lyrakou S.A. c. Grèce, no 32838/07, § 48, 2 juillet 2009, Castren-Niniou c. Grèce, no 43837/02, § 51, 9 juin 2005, Union des cliniques privées de Grèce et autres c. Grèce, no 6036/07, § 58, 15 octobre 2009, et Lo Tufo c. Italie, no 64663/01, §§ 67-69, CEDH 2005‑III).

56. La Cour conclut donc que le montant du capital relatif au préjudice excédentaire allégué en l’espèce ne peut que correspondre au montant chiffré devant les juridictions internes à ce même titre, soit à la somme de 244 958 TRY.

Ceci étant, elle est d’un avis différent de celui du Gouvernement (paragraphes 24 et 25 ci-dessus) quant à l’actualisation de la valeur de cette somme par l’application d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le laps de temps écoulé depuis le 13 décembre 2002.

Quant à la nature de ces intérêts, il convient de noter que, dans son action complémentaire, la requérante avait demandé l’application d’intérêts FPM, simples par définition (paragraphe 15 ci-dessus). Or la Cour observe que celle-ci ne pouvait faire autrement compte tenu de la prohibition de l’anatocisme posée par l’article 104 § 3 de l’ACO (paragraphe 21
ci-dessus). Partant, la Cour estime pouvoir s’en tenir à sa jurisprudence pertinente pour des cas similaires, selon laquelle, les intérêts en question doivent correspondre aux intérêts composés, c’est-à-dire à l’intérêt légal simple – en l’occurrence, les intérêts FPM – appliqué au capital progressivement réévalué (Guiso-Gallisay, précité, § 105, et Scordino c. Italie (no 1), précité, § 258).

57. Partant, la Cour estime pouvoir prendre pour base d’évaluation la somme de 2 801 452,44 TRY (équivalant environ à 956 127 EUR), inclusive d’intérêts composés, telle que fixée par le comité d’experts (paragraphe 38 ci-dessus). Ensuite, elle note que, cette somme ayant été déterminée pour la période du 13 décembre 2002 au 5 janvier 2013, il faut également tenir compte des intérêts à échoir pour la période subséquente allant du 5 janvier 2013 jusqu’à la date de ce présent arrêt. Elle note aussi que le montant de 2 974 093 750 TRL correspondant au préjudice excédentaire (paragraphes 30 et 40 ci-dessus), et qui était comprise dans le total de 288 446,89 TRY (paragraphe 3 ci-dessus) déjà versée par l’administration, est à déduire de la somme à décider au titre de l’article 41.

58. Tout compte fait, réaffirmant que son appréciation n’a pas à refléter l’idée d’un effacement total des conséquences de la violation constatée en l’espèce (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante, pour dommage matériel, la somme globale de 1 000 000 EUR plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur celle-ci.

B. Dommage moral

59. La requérante demande également une réparation morale, laissant à la Cour d’en décider du montant, en équité.

60. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter cette prétention.

61. La Cour constate que la requérante n’a pas soumis de demande chiffrée, s’en remettant à la sagesse de la Cour (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 48, CEDH 2004‑I). Celle-ci ne peut pas exclure, au vu de sa propre jurisprudence, qu’il puisse y avoir, pour une société commerciale, un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire. Le préjudice autre que matériel peut en effet comporter, pour une telle société, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Parmi ces éléments, il faut reconnaître la réputation de l’entreprise, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entreprise elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres des organes de direction de la société (voir, par exemple, Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 35, CEDH 2000‑IV, et Buffalo S.r.l. en liquidation, précité, § 28).

62. Dans la présente affaire, le prolongement de la procédure litigieuse et le fait d’avoir été privée de la possibilité de bénéficier rapidement du recouvrement des créances en jeu ont dû causer, dans le chef de la requérante ainsi que de ses ad

ministrateurs et associés, des désagréments considérables, ne serait-ce que sur la conduite des affaires courantes de la société. À cet égard, on peut donc estimer que la requérante a longtemps été laissée dans une situation d’incertitude qui justifie l’octroi d’une indemnité.

63. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui alloue, à ce titre, la somme de 5 000 EUR.

C. Frais et dépens

64. La requérante réclame enfin le remboursement des frais de procédure encourus en l’espèce, mais ne fournit aucune explication ni document à cet égard.

La Cour rappelle l’article 60 § 2 de son règlement, selon lequel toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999).

La demande de la requérante ne répondant pas à ces exigences, aucune somme n’est à accorder à ce titre.

D. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 000 000 EUR (un million euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

2. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 septembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente du juge Sajó.

A.S.

A.C.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

À mon grand regret, je ne peux pas suivre mes collègues dans la conclusion qui limite le dommage matériel à 1 million d’euros (EUR).

1. Avant d’entrer dans les détails du calcul, je tiens à souligner que je continue à partager les points de vue exprimés par la formation originale dans l’arrêt au principal. Je considère simplement que les conclusions de cet arrêt ne peuvent pas être ignorées. Il me paraît aussi important de souligner qu’une considération primordiale y avait été accordée au constat « qu’en définitive la situation décrite (...) n’a profité qu’à l’État » (arrêt au principal, § 80). La Cour avait ajouté que « le caractère adéquat du dédommagement consenti en l’espèce a sensiblement diminué avec le retard accusé dans le règlement des créances », et que « la partie requérante s’est vue placée dans une situation d’incertitude parce que les modalités de paiement prévues faisaient abstraction d’éléments économiques – tels notamment la dépréciation monétaire en Turquie – qui ont eu pour conséquence d’aggraver sa perte financière ».

2. L’arrêt au principal avait, certes, reconnu que toute tentative d’estimation de la perte subie par la partie requérante comportait forcément une part d’approximation. La Cour y avait néanmoins constaté, au vu de toutes les estimations, des pertes flagrantes, désignant même certaines d’entre elles comme « encore plus flagrantes » (arrêt au principal, § 76). Elle avait expressément reconnu comme perte la dépréciation des créances en jeu, qui avait été d’autant plus grave que « la partie requérante, exclue du bénéfice immédiat des dispositions définitives du jugement rendu en sa faveur, s’est vue contrainte d’assumer des retards injustifiés de cinq ou sept ans (...) pour recouvrer ses créances », tant et si bien que, au moment de leur règlement, la valeur réelle desdites créances correspondait à « à peine un pour cent » de celle qu’elles auraient dû représenter (arrêt au principal, § 82).

3. Par un fax envoyé le 5 février 2010, le Gouvernement a présenté de brèves observations, selon lesquelles :

« Le Gouvernement se réfère à l’action complémentaire du 13 décembre 2002 (ıslah dilekçesi), par laquelle, la requérante a réclamé une indemnisation complémentaire devant la 3ème Chambre du Tribunal de Grande Instance d’Ankara. Ces demandes de compensation correspondent à celles que la requérante a formulées devant la Cour... Le Gouvernement estime que, conformément à ladite demande de la requérante, le montant à accorder ne devrait pas excéder 244 955 TRY et soumet en annexe un calcul d’intérêts sur la base du taux de la facilité de prêt marginal à court terme. » (traduction)

Le Gouvernement n’a pas fourni d’explication concernant cette position. Force est de constater que, selon l’arrêt principal, la requête ne se limitait pas à 244 955 TRY.

4. Nonobstant cette observation du Gouvernement, par une lettre du 16 mai 2012 et en tenant compte des remarques des parties quant aux questions à adresser au comité d’experts, la Cour a chargé celui-ci d’évaluer le préjudice relatif aux quatre prétentions ayant fait l’objet de l’arrêt au principal.

5. Ce n’est qu’après que les experts se sont prononcés que le Gouvernement a proposé de considérer que seule l’action complémentaire introduite par la requérante le 13 décembre 2002 était pertinente et que les autres prétentions (nos 3, 8 et 12) ne pouvaient pas bénéficier de ce recours.

La Cour a suivi la logique de cette observation : l’arrêt énonce que l’article 105 du code des obligations turc (ACO) offre bien un terrain de recours adéquat en ce qui concerne la perte excédentaire. Apparemment, la Cour estime que toutes les pertes relatives à la créance principale ont été remboursées.

Je ne suis pas de cet avis.

Premièrement, l’argument du Gouvernement relatif au non-épuisement des voies internes est tardif (voir, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, §§ 14 à 16, série A no 14).

Deuxièmement, l’arrêt au principal avait reconnu des retards au sujet des quatre prétentions, et pas uniquement de la prétention no 13.

Troisièmement, si l’on suit la logique du présent arrêt, il est au moins certain que la prohibition de l’anatocisme ne cadre pas, a priori, avec la jurisprudence de la Cour, selon laquelle, notamment, les intérêts à accorder doivent correspondre aux intérêts composés, c’est-à-dire à l’intérêt légal simple – en l’occurrence, les intérêts FPM – appliqué au capital progressivement réévalué (paragraphe 56). En suivant la logique de la Cour, on pouvait au moins appliquer aux autres prétentions une forme de calcul similaire à celle retenue dans le cas de la prétention no 13, indépendamment de la non‑utilisation de l’article 105 du code des obligations turc à leur égard.

6. Enfin, l’arrêt au principal avait reconnu qu’il existait des pertes relatives à la dépréciation qui n’ont pas été compensées par les taux bancaires.

Ainsi, le problème soulevé par le présent arrêt n’est pas celui des affaires où le niveau de la satisfaction équitable accordée apparaît simplement trop faible ou excessif. C’est, plutôt, qu’il revient peu ou prou à la non‑application de l’arrêt au principal. En d’autres termes, à méconnaître la res iudicata.

* * *

[1]1. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.

[2]2. Il s’agit du rapport d’expertise du 28 novembre 2002, à savoir le dernier versé au dossier avant l’introduction de l’action complémentaire.

[3]3. Dans ses observations, la requérante mentionnait tantôt le montant de 34 124 621 USD, tantôt celui de 34 127 621 USD. L’origine de cette divergence provient d’une erreur de frappe commise au paragraphe 52 de l’arrêt au principal. La Cour retiendra le montant de 31 127 621 USD comme référence.

[4]4. Au 20 février 2002, le taux moyen annuel pour les dépôts en USD était de 15,06 %.

[5]5. Dans ses observations, le Gouvernement indique « 244 955 TRY », sans doute par inadvertance.

[6]6. En fait, à cette date, ledit taux était de 1,3441.

[7]7. Le total des principaux exprimé en USD a vraisemblablement été calculé en fonction des taux de change de cette devise en vigueur au moment de la mise en demeure de l’administration pour chacune des notes d’avoir, émises progressivement pour chaque portion de travail réalisée.

[8]8. Il s’agit de la somme maximale trouvée par le comité d’experts à partir d’une capitalisation d’intérêts, arrêtée au 5 janvier 2013 (date du rapport d’expertise). Elle ne figure pas dans le tableau récapitulatif (paragraphe 29 ci-dessus), consacré aux sommes assorties d’intérêts simples.

[9]9. Dans l’arrêt au principal (§§ 33, 45 et 75), le total des créances est indiqué comme étant 37 969 242 750 TRL, soit l’équivalent d’environ 34 127 621 USD. En fait, ce montant est inclusif des 13 800 105 USD, à savoir la somme déterminée lors de la procédure interne comme correspondant au coût des crédits bancaires que la requérante avait dû utiliser pour achever les travaux impayés ; elle s’inscrivait donc dans le contexte de la perte excédentaire. Il s’ensuit qu’en fait, le total des principaux impayés pour les trois premiers postes de production s’élevait a priori à 20 324 516 USD (paragraphe 41 ci-dessous). Le comité d’experts a trouvé la somme de 19 959 680,21 USD (paragraphe 29 ci-dessus et 38 in fine ci-dessous). La Cour n’est pas en mesure d’expliquer cette différence, qui au demeurant n’est pas déterminante.

[10]10. C’est le montant minimum calculé par rapport au 5 janvier 2013 par le comité d’experts relativement au total des principaux afférents aux trois premiers postes travail.

[11]11. À cette date le taux de conversion USD à l’achat était de 1 546 808 TRL.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-156523
Date de la décision : 08/09/2015
Type d'affaire : satisfaction équitable
Type de recours : Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : ÜNAL AKPINAR İNŞAAT SANAYİ TURİZM MADENCİLİK VE TİCARET S.A.
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AKILLIOGLU T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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