Par acte sous seing privé en date du 17 janvier 1991, la SCI LE BAS NOYER a donné à bail à la société CASTORAMA des locaux faisant partie du centre commercial ART DE VIVRE à Eragny (95) pour une durée de douze années à compter du 1er juillet 1990, moyennant un loyer annuel de 6.424.663 francs hors taxes. Par le jeu des indexations, le loyer s'est trouvé porté à 7.255.613 francs hors taxes au 1er juillet 2000. Après avoir fait établir le 20 décembre 1999 un rapport par M. X..., expert, qui concluait à une valeur locative qu'il estimait à 5.600.000 francs, la société CASTORAMA a saisi le juge des loyers commerciaux du tribunal de grande instance de Pontoise, lequel, par jugement en date du 24 avril 2001, l'a déboutée de sa demande de révision du loyer. Pour statuer ainsi, le premier juge a relevé qu'aucune modification matérielle des facteurs locaux de commercialité n'était même alléguée non plus que la variation de 10 % de la valeur locative en résultant, mais qu'au contraire, il était démontré par la bailleresse que ces éléments avaient augmenté et que le prix au m des baux de grande surface dans les centres commerciaux similaires se situaient entre 767 francs et 1.000 francs du m . La société CASTORAMA a régulièrement interjeté appel de ce jugement le 15 mai 2001. Elle a soutenu que la loi du 11 décembre 2001, dite loi MURCEF, n'était pas applicable aux instances en cours, en invoquant l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Se fondant alors sur l'interprétation des articles L145-33 et L145-38 du Code de commerce qu'en faisait la Cour de cassation avant cette loi, elle a estimé que sa demande était recevable dès lors que le loyer était supérieur à la valeur locative. Elle a donc demandé sa fixation à la somme de 853.714,50 euros à compter du 13 juillet 2000. A titre subsidiaire, elle s'est prévalue d'un accord des parties sur la détermination du "loyer-plancher" au loyer du bail initial et a demandé, en
conséquence, la fixation du loyer à la somme de 979.433,56 euros. Elle a, dans les deux cas, demandé la restitution du trop versé avec les intérêts légaux à compter de la demande de révision et la capitalisation de ces intérêts. Plus subsidiairement encore, elle a sollicité une expertise et la fixation d'un loyer provisionnel à la somme de 979.433,56 euros. La SCI LE BAS NOYER a répliqué que la loi MURCEF était interprétative et donc d'application immédiate et qu'elle ne portait pas atteinte à la notion de procès équitable. Elle a donc conclu à l'irrecevabilité de la demande de révision de loyer et à la confirmation du jugement entrepris. Elle a sollicité une somme de 2000 euros au titre de l'article 700 du NCPC. SUR CE, Considérant que par la loi nä2001-1168 du 11 décembre 2001, dite loi MURCEF, le législateur est venu préciser que les dispositions de l'article L145-38 alinéa 3 du Code de commerce, selon lesquelles, à moins que ne fût rapportée la preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision triennale ne pouvait excéder la variation de l'indice trimestriel du coût de la construction intervenue depuis la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer, dérogeaient aux dispositions de l'article L145-33, selon lesquelles le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés devait correspondre à la valeur locative ; Que ceci signifie que, contrairement à ce qui était jusqu'alors jugé par la Cour de cassation, le montant du loyer contractuel, supérieur à la valeur locative, ne peut être ramené à celle-ci qu'à la condition de rapporter la preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ; Considérant qu'aux termes de l'article 2 du Code civil, la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif ; Qu'il est toutefois admis que les lois interprétatives,
comme l'est la loi MURCEF, sont d'application immédiate aux instances en cours ; Que néanmoins, cette dérogation au principe d'absence d'effet rétroactif des lois suppose que la loi interprétative soit conforme à des normes qui lui sont supérieures, et, dans le cas présent, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; Qu'ainsi que l'a rappelé la Cour européenne des droits de l'homme dans un arrêt ZIELINSKI et autres c/ FRANCE en date du 28 octobre 1999, "si, en principe, le pouvoir législatif n'est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige" ; Que, contrairement à ce que soutient l'intimée, cette restriction apportée à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice n'est pas limitée aux cas où l'Etat ou toute autre personne de droit public serait partie au litige, mais elle a vocation à s'appliquer à l'ensemble des procédures ; Considérant qu'en l'espèce, la jurisprudence de la Cour de cassation était fixée depuis 1996 en ce que le prix du bail révisé en application de l'article L145-38 du Code de commerce (anciennement article 27 du décret du 30 septembre 1953) ne pouvait excéder la valeur locative ; Que cette jurisprudence était certes vivement contestée par investisseurs et bailleurs pour des raisons évidentes, était également critiquée par certains praticiens du droit, mais ayant toujours été confirmée depuis 1996 par de nombreux arrêts, et notamment huit en date du 30 mai 2001 malgré la résistance de certaines juridictions du fond, elle avait le mérite de clarifier la situation, en indiquant aux juridictions et
aux parties l'interprétation des articles L145-33 et L145-38 qui apparaissait la plus adéquate ; Considérant que c'est dans ces circonstances qu'est intervenue la loi du 11 décembre 2001 qui a contredit cette interprétation desdits articles, en venant indiquer que le second dérogeait au premier ; Considérant que, contrairement à ce qui est prétendu par l'intimée, cette loi n'a pas eu pour objet "d'éteindre une controverse nuisible au Droit et à l'intérêt des justiciables", puisque, dans un Etat de droit, une controverse de cette nature s'éteint nécessairement d'elle-même lorsque la jurisprudence de la juridiction suprême est bien fixée ; Considérant qu'en réalité, la loi du 11 décembre 2001 n'a répondu à aucun motif d'intérêt général, mais, votée à l'instigation des bailleurs, elle n'a pas eu d'autre objet que de mettre un terme à une jurisprudence qui déplaisait à ceux-ci, ainsi que cela a été reconnu au cours des débats parlementaires où l'on a pu entendre que le texte était "le fruit d'une discussion assez longue entre le Gouvernement et les bailleurs", ou encore le rapporteur de la Commission des Finances du Sénat rappeler que "n'ayant que pour objet de revenir sur la jurisprudence de la Cour de cassation, le nouveau dispositif proposé par l'Assemblée nationale a le mérite de répondre en partie aux préoccupations relatives à la sécurité juridique des contrats d'immobilier commercial, auxquelles votre commission avait souhaité répondre" ; Considérant que dès lors, l'application immédiate de la loi du 11 décembre 2001 heurterait sur plusieurs plans le principe d'équité indispensable au bon déroulement des procès, sans que des motifs impérieux d'intérêt général le justifie ; Que tout d'abord, elle créerait une discrimination entre des plaideurs dont les affaires se présenteraient en des termes identiques devant une même juridiction, mais qui seraient malgré tout jugés différemment selon que les hasards de l'audiencement feraient que les uns obtiendraient
une décision définitive avant la promulgation de la loi et les autres non ; Qu'ensuite, en dehors de tout revirement de jurisprudence, le plaideur se verrait priver d'une victoire qui ne faisait guère de doute en début de procédure, aux seuls motifs qu'un tiers au procès, fût-il le législateur, en aurait souverainement décidé ainsi et que son affaire aurait été examinée trop tard par la juridiction ; Qu'enfin, l'application immédiate de la loi MURCEF mettrait à mal le nécessaire principe de sécurité juridique au respect duquel les parties ont droit lorsqu'elles contractent, engagent une action en justice ou exercent une voie de recours ; Considérant que, pour toutes ces raisons, la cour dira que la loi du 11 décembre 2001 n'est pas applicable à la présente procédure et elle statuera au vu des articles L145-33 et L145-38 du Code de commerce dans leur rédaction antérieure ; Considérant qu'il résulte des dispositions combinées de ces deux textes que le loyer révisé doit être fixé dans la double limite de la valeur locative et du prix résultant de l'indexation prévue à l'article L145-38 alinéa 3, de sorte qu'il convient de retenir la moins élevée de ces deux sommes, indépendamment de toute variation des facteurs locaux de commercialité ; Que la société CASTORAMA soutient, en produisant aux débats un rapport d'expertise de M. X... à l'appui de ses dires, que la valeur locative est inférieure au montant du loyer tel que résultant de l'application des indices ; Que la cour ne disposant pas des éléments suffisants pour statuer sur ce point, elle ordonnera une expertise ; PAR CES MOTIFS LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement : - INFIRME le jugement entrepris. STATUANT À NOUVEAU, VU les articles 2 du Code civil et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, - DIT que la loi nä2001-1168 en date du 11 décembre 2001 n'est pas applicable en l'espèce. VU les articles L145-33 et L145-38 alinéa 3 du Code de commerce dans leur
rédaction antérieure au 11 décembre 2001. - DIT que le loyer révisé ne peut pas excéder la valeur locative. AVANT DIRE DROIT, - ORDONNE une expertise et commet M. Y..., demeurant 4 chaussée de la Muette, 75016 PARIS pour y procéder, avec mission de se rendre sur place, Centre commercial ART DE VIVRE à ERAGNY (95) et de donner son avis sur la valeur locative des lieux loués au 13 juillet 2000. - DISONS que de sa mission l'expert dressera un rapport qu'il déposera au greffe de la cour dans les six mois qui suivront la notification qui lui sera faite du versement de la provision. - DIT qu'en cas d'empêchement ou de refus de l'expert, il sera pourvu à son remplacement par ordonnance rendue sur requête. - DIT que l'expertise sera effectuée aux frais avancés de la société CASTORAMA, laquelle devra consigner au greffe de la Cour avant le 15 mars 2003 une somme de 8.000 euros (huit mille euros) à valoir sur la rémunération de l'expert. - RAPPELLE qu'à défaut de consignation à bonne date la désignation de l'expert sera caduque. - SURSOIT À STATUER sur le surplus des demandes. - RÉSERVE les dépens. Et ont signé le présent arrêt : Le greffier présent lors du prononcé,
Le président, C. CLAUDE
A. RAFFEJEAUD