Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 16
ARRÊT DU 28 JANVIER 2019
(n° 02/2019, 11 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 18/21695 - N° Portalis 35L7-V-B7C-B6O67
Décision déférée à la Cour : Jugement du 18 Septembre 2018 -Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° [...]
APPELANTE
Société BUSINESS NETWORK INVESTMENT (BNI) SAS à associé unique, agissant poursuites et diligences de son président Monsieur Taieb B...,
Ayant son siège social: [...]
RCS Bordeaux n° 792 135 527,
Prise en la personne de ses représentants légaux
Représentée par Me Pascale G... de la SCP SCP NABOUDET - HATET, avocat au barreau de PARIS, toque : L0046
Ayant pour avocat plaidant Me F... X..., avocate au barreau de Paris, toque: A071
INTIMÉ
L'ETAT DE LIBYE
Quartier général du Gouvernement d'Entente Nationale
Ayant ses bureaux: Tarid Al à TRIPOLI , en LIBYE
Pris en la personne de son gouvernement transitoire,
Représenté par Me Jean-Philippe Y..., avocat au barreau de PARIS, toque : L0053
Ayant pour avocat plaidant Me A... Z..., avocat au barreau de Paris, toque: E785
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 27 Novembre 2018, en audience publique, devant la Cour composée de:
M. A... E..., Président
Mme Fabienne SCHALLER, Conseillère
Mme Laure ALDEBERT, Conseillère
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Madame Fabienne SCHALLER dans les conditions prévues par l'article 785 du code de procédure civile.
Greffière, lors des débats : Mme Clémentine GLEMET
La procédure ayant été communiquée au Ministère Public, celui-ci a transmis par voie électronique le 26 novembre 2018 son avis, dont les parties ont pu prendre connaissance contradictoirement.
ARRÊT :
- CONTRADICTOIRE
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par A... E..., Président et par Clémentine GLEMET, Greffière à qui la minute a été remise par le magistrat signataire.
I- Faits et procédure :
1. Monsieur Taieb B..., ressortissant franco-tunisien, exerçait comme travailleur indépendant l'activité de gestion de fonds, de montage de transactions commerciales, de financement par dettes, de leur restructuration et de leur recouvrement dans les pays émergents. Il était inscrit au RCS de Bordeaux et opérait sous le nom commercial BNI. Il a créé le 27 mars 2013 une C... Business Network Investment & Debt (ci-après «lasociété BNI») ayant la même activité et dont il était le président.
2. A la suite des événements dits du printemps Libyen, le Conseil de Sécurité des Nations Unies et le Conseil de l'Union Européenne ont décidé en mars 2011 le gel des avoirs Libyens à l'étranger, dont ceux du Fonds de Développement Économique et Social libyen(FDES).
3. La société BNI indique avoir été mandatée en 2012 par le Gouvernement Libyen constitué par le Conseil National de Transition, pour travailler avec la Libyan Investment Authority (LIA), le FDES et la Commission des contentieux afin de localiser, solliciter le dégel des avoirs et leur restitution à l'État de Libye et indique avoir signé un contrat le 15juin 2012 pour assister la Commission des contentieux dans le recouvrement des avoirs du FDES. Elle indique avoir signé un protocole transactionnel avec l'État de Libye le 12juin 2014 lui accordant une rémunération de 80 millions USD.
4. Un litige étant survenu au regard de l'exécution et de la rémunération de cette mission, la société BNI a fait exécuter en France une saisie conservatoire le 7 mai 2015 entre les mains de l'Union des banques arabes et françaises, au visa d'une ordonnance sur requête rendue par le Président du tribunal de commerce de Nanterre.
5. Parallèlement, la société BNI a saisi le tribunal de commerce de Paris le 5 juin 2015 pour voir l'État de Libye condamné à lui payer sa rémunération, sur le fondement du protocole transactionnel signé le 12 juin 2014.
6. Par jugement du 18 septembre 2018 le tribunal de commerce de Paris, au visa de l'article 14 du code civil, rappelant l'immunité de juridiction dont bénéficient les États étrangers :
- S'est déclaré incompétent et a renvoyé les parties à mieux se pourvoir,
- A condamné la SAS Business Network Investment (BNI) à payer à l'État de la Libye pris en la personne de son gouvernement transitoire, la somme de 8 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et l'a condamnée aux dépens.
7. La société BNI a interjeté appel par déclaration en date du 4 octobre 2018 et a fait délivrer une assignation pour plaider à jour fixe devant la Cour d'appel de Paris en date du 23 octobre 2018.
II- Prétentions des parties :
8. Aux termes de conclusions communiquées par voie électronique le 22novembre 2018 la société BNI demande à la cour, au visa des articles 49, 53, 75, 88 et suivants, 122 et suivants du code de procédure civile, de :
- Infirmer le jugement rendu le 18 Septembre 2018 par le Tribunal de commerce de Paris,
Statuant à nouveau,
- Débouter l'État de Libye de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- Dire et juger que BNI est recevable en ses demandes,
- Dire et juger que le Tribunal de commerce de Paris est compétent,
- Évoquer le fond de l'affaire,
- Renvoyer les parties à conclure sur le fond du litige.
Subsidiairement,
- Dire que le Tribunal de commerce de Paris est incompétent au profit du Tribunal de commerce de Bordeaux,
- Plus subsidiairement, dire que le Tribunal de commerce de Paris est incompétent au profit du Tribunal de grande instance de Bordeaux,
- Condamner l'État de Libye a payer la somme de 20 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.
9. Aux termes de ses dernières conclusions communiquées par voie électronique le 26novembre 2018, l'État de Libye demande, au visa notamment de l'article 1131 du code civil à la cour de :
- Annuler le prétendu contrat du 12 juin 2014 et dire en tout cas qu'il ne peut avoir aucun effet.
- Annuler pareillement et dire en tout cas de nul effet le prétendu contrat du 15 juin 2012, qui aurait été signé par le représentant d'une société qui n'avait aucune existence légale à cette époque et ce d'autant que le contrat du 12 juin 2014 a pour fondement et pour cause celui du 15 juin 2012.
- Confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 18 septembre 2018 par le Tribunal de Commerce de Paris et par lequel il s'est déclaré incompétent.
- Donner acte à l'État de Libye du fait que cette procédure relève de la compétence de la juridiction administrative deTripoli (Libye) et constater à ce sujet que, le 15 juin 2012, alors que l'État de Libye connaissait des troubles importants, la société BNI reconnaît avoir attribué compétence aux juridictions libyennes pour tout différend qui l'opposerait à l'État de Libye.
- Débouter en conséquence la société BNI de son moyen tiré de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.
Et, recevant l'État de Libye en sa demande reconventionnelle, sur laquelle le Tribunal de Commerce de Paris a omis de statuer :
- Dire et juger abusive tant l'action entreprise devant le Tribunal de Commerce de Paris par la société BNI que l'appel interjeté par cette même société contre le jugement du 18septembre 2018.
- Condamner en conséquence la société BNI à verser à l'État de Libye une somme de 50000 Euros (cinquante mille euros) à titre de dommages et intérêts.
- La condamner pareillement à verser à l'État de Libye une somme de 20 000 Euros (vingt mille Euros) sur le fondement et par application de l'article 700 du Code de Procédure Civile.
Très subsidiairement :
- Dire qu'il n'y a lieu en tout cas à évocation de cette procédure.
- Condamner en outre la société BNI aux entiers dépens de première instance et d'appel, lesquels pourront être recouvrés directement par Maître Jean-Philippe Y..., Avocat aux offres de droit.
III- Moyens des parties :
10. La société BNI indique que l'immunité de juridiction est une fin de non-recevoir au sens de l'article 122 du code de procédure civile et non une exception de compétence et sollicite l'infirmation de la décision des premiers juges sur ce point. Elle estime que l'État de Libye y aurait au surplus renoncé en ne formulant aucune prétention sur ce point dans ses conclusions.
11. Elle soutient en tout état de cause que l'État de Libye a clairement renoncé à son immunité de juridiction en signant avec la société BNI le protocole transactionnel du 12 juin 2014 par lequel l'État de Libye reconnaissait qu'une somme de 80.000.000 USD était due à la société BNI en contrepartie des prestations qu'elle avait fournies en exécution d'une mission qui lui avait été confiée par procuration du 22 mai 2012, que la validité dudit protocole n'a pas été écartée par les premiers juges, que les autorités libyennes n'ont pas porté plainte pour faux, que le protocole transactionnel a été légalisé et authentifié, que dès lors la clause de renonciation par l'État de Libye à son immunité de juridiction est valable, que la renonciation est claire, expresse et spéciale, qu'il doit donc lui être donné plein effet.
12. La société BNI rappelle que l'immunité de juridiction des États est une règle coutumière, qui ne s'applique que dans le cadre exclusif de l'exercice par les États de leur souveraineté.
13. Elle soutient que les prestations qui lui ont été confiées, consistant en une opération de recouvrement en France d'actifs privés résultant de ventes de pétrole, appartenant au FDES, société libyenne de droit privé, ne relèvent pas d'actes de souveraineté mais d'actes de gestion.
14. La société BNI indique encore qu'à la supposer acquise, l'immunité alléguée cède devant l'article 6§1 de la Convention européenne des Droits de l'Homme dès lors que sa mise en 'uvre ne garantit pas aux parties leur droit d'accès à un tribunal impartial et à un procès équitable, ou aboutit à un déni de justice, ce qui est le cas en l'espèce, puisque la Libye est en guerre, que les événements politiques survenus en Libye mettent en doute l'effectivité des voies de droit sur son territoire, le système judiciaire local étant désorganisé, que la société BNI ne bénéficiera pas en Libye d'une garantie pour que ses demandes soient examinées équitablement et de manière impartiale et indépendante, que la restriction au droit d'accès à un tribunal n'est dès lors pas proportionnée au but qu'elle poursuit.
15. La société BNI estime que les premiers juges ont à tort écarté le protocole transactionnel en estimant qu'il était un accessoire du contrat principal, et se sont déclarés incompétents au motif que ledit contrat attribuait compétence aux juridictions libyennes, alors que la «cause» du protocole n'est pas à rechercher dans le contrat du 15 juin 2012 mais dans la prestation de service fournie par la société BNI et la recherche d'une contrepartie équitable à cette prestation, chacun des contrats ayant son propre objet, distinct de l'objet de l'autre et mettant à la charge des parties des obligations différentes, qu'il est soumis à un régime légal et à une juridiction différente, qu'il existe une succession de contrats dans le temps dont l'interdépendance ou l'indivisibilité ne résulte pas de la loi, ni de la volonté des parties et qui sont parfaitement autonomes, qu'en conséquence le Tribunal de commerce de Paris est compétent pour statuer sur l'exécution du protocole.
16. Sur la demande d'annulation du protocole du 12 juin 2014, la société BNI soutient qu'il appartient à l'État de Libye d'apporter la preuve par écrit de l'inexistence de cause alléguée, ce qu'il ne fait pas, que la cause exprimée dans le protocole est établie par l'existence des relations contractuelles entre l'État de Libye et la société BNI, par la réalité de la mission confiée, par la réalisation des diligences requises, par la demande de règlement de ses services demeurée vaine. Elle verse aux débats des documents émanant du ministère de la justice libyen qui confirme le travail effectué au bénéfice de la Commission de recouvrement des avoirs.
17. Elle conteste également le caractère léonin du protocole qui n'est pas une cause de nullité du contrat et soutient que l'État de Libye conteste en réalité le montant de son engagement de payer, tel qu'il résulte du protocole, ce qui est une question de fond et que cette question ne peut avoir aucun effet sur la compétence.
18. Elle indique que la contestation de signature n'est pas claire et ne constitue pas un désaveu de signature, qu'en tout état de cause, le désaveu de signature n'entraîne pas la nullité du contrat, qu'il y a lieu de donner plein effet à la clause du protocole par laquelle les parties ont attribué compétence au Tribunal de commerce de Paris.
19. Sur l'annulation du contrat du 15 juin 2012 pour défaut d'existence légale de la société BNI à la date de signature, la société BNI soutient que si par extraordinaire la cour devait annuler ledit contrat qui attribuait compétence aux juridictions libyennes, elle ne pourrait qu'infirmer le jugement et dire que le Tribunal de commerce de Paris est compétent, en application des règles de droit international privé et notamment de l'article 14 du code civil lui faisant bénéficier d'un privilège de juridiction, et subsidiairement la juridiction bordelaise. Elle rappelle en outre que Monsieur B... a bien signé le contrat du 15 juin 2012 et l'a transféré à la société BNI constituée ultérieurement.
20. En réponse, l'État de Libye soutient qu'il n'appartient pas à un tribunal de commerce de connaître d'un litige relatif aux actions entreprises par un État souverain pour recouvrer des avoirs qui lui ont été détournés. Il indique que le tribunal de commerce est incompétent à double titre, à raison de la matière et territorialement, mais que cette incompétence dépend de la réponse à une question de fond, à savoir celle de la validité ou de la nullité du protocole d'accord du 12 juin 2014, par lequel l'État de Libye aurait renoncé à ses immunités de juridiction et d'exécution. Il indique que si le protocole est un faux, le tribunal doit se déclarer incompétent au regard de l'immunité de juridiction, la mission qu'il aurait donnée en juin 2012 et qu'il conteste, relevant en tout état de cause de sa souveraineté, et non d'opérations de nature commerciale, et ce premier contrat, à le supposer valable, donnant compétence aux tribunaux libyens. Il indique également que le tribunal doit se déclarer de plus fort incompétent, la clause attributive insérée dans le protocole étant dès lors sans effet.
21. L'État de Libye indique que le Premier Ministre du Gouvernement libyen par intérim, Monsieur H..., conteste avoir signé tous documents ou accords d'aucune sorte avec BNI, que les documents argués de faux n'ont jamais été communiqués qu'en photocopies, de telle manière qu'aucune vérification n'a été possible permettant de savoir s'il ne s'agissait pas de montages, que le cachet figurant sur le prétendu protocole ne légalise ni n'authentifie aucune signature, mais seulement la conformité d'une copie à son original, en l'occurrence une traduction, que l'ambassadeur de Libye en France, en poste pendant toute la durée du litige, qui a attesté que ses services n'étaient pas habilités à authentifier les signatures et a immédiatement indiqué que le gouvernement libyen contestait leur véracité.
22. L'État de Libye indique que le contrat contient de fausses énonciations, qu'il est léonin et qu'il est nul pour défaut de cause, ce qui a pour effet la nullité de l'attribution de compétence du Tribunal de commerce de Paris et son incompétence au profit de la Juridiction Administrative Libyenne, siégeant à Tripoli.
23. Il indique en effet que la société BNI n'a recouvré ni retrouvé aucune somme pour le compte de l'État de Libye et ne peut donc prétendre à une quelconque rémunération, que le prétendu protocole est nul et ne peut avoir aucun effet pour défaut de cause ou fausse cause, qu'il est purement léonin au regard des concessions faites par l'État de Libye sans contrepartie.
24. Il soutient enfin que le contrat du 15 juin 2012 a été signé à une date où la société BNI n'avait pas d'existence légale, celle-ci ayant été constituée et immatriculée le 29 mars 2013 au RCS de Bordeaux, qu'en conséquence le contrat du 12 juin 2014, ayant pour fondement celui du 15 juin 2012, est nul pour se fonder et avoir pour cause un premier contrat nul, que la cour doit annuler le contrat du 12 juin 2014 ou le déclarer dénué de toute valeur juridique, que rien ne justifie que le Tribunal de commerce de Paris soit compétent.
25. A titre subsidiaire, il indique que la société BNI ne peut pas se prévaloir de l'article 14 du code civil pour tenter de justifier la compétence des juridictions françaises alors qu'elle se fonde sur un contrat attribuant compétence aux juridictions libyennes, qu'elle a ainsi renoncé à son privilège de juridiction. Il conteste tout risque de déni de justice, les troubles intervenus en Libye n'ayant jamais affecté le fonctionnement des tribunaux qui ont toujours été indépendants du pouvoir, que c'est en parfaite connaissance de cause que la société BNI a signé les contrats dont elle se prévaut, que le moyen fondé sur l'article 6§1 de la CEDH est non seulement nouveau mais infondé.
26. La Cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
IV- Avis du ministère public :
27. Le ministère public, au visa de l'article 14 du code civil, rappelle la jurisprudence selon laquelle les États ont qualité pour invoquer le bénéfice du privilège d'immunité de juridiction quand ils se croient fondés à s'en prévaloir, que le bénéfice de l'immunité a été reconnu à des organismes publics étrangers pourvus de la personnalité juridique propre distincte de l'État.
28. Le ministère public souligne que le contrat conclu le 15 juin 2012 entre la société BNI et l'État de Libye a pour objet le recouvrement d'avoirs appartenant au peuple libyen par le Conseil National de Transition du gouvernement Libyen. Il rappelle que le tribunal de commerce a jugé que «le recouvrement par un État d'actifs préalablement placés à l'étranger par le gouvernement qui l'a précédé ne peut être assimilé à un acte de gestion mais relève de la souveraineté de l'État».
29. Le ministère public est d'avis que la cour confirme le jugement du tribunal de commerce en ce qu'il s'est déclaré incompétent.
V- Motifs de la décision :
Sur la requalification de la demande :
30. Il est constant que le moyen tiré d'une immunité de juridiction n'est pas une exception d'incompétence mais une fin de non-recevoir. Il appartient à la cour de requalifier ainsi la demande, indépendamment de la qualification proposée par les parties.
31. La fin de non-recevoir tirée d'une immunité de juridiction doit être résolue avant toute autre question dans la mesure où l'immunité de juridiction d'un État prive de tout pouvoir le for saisi, ce dernier ne pouvant statuer sur les exceptions de compétence ou sur le fond avant d'avoir statué sur la fin de non-recevoir tirée d'une telle immunité.
32. En l'espèce, l'État de Libye ayant fait valoir son immunité de juridiction, tant devant le tribunal de commerce de Paris que devant la cour, ainsi que cela résulte de ses conclusions, même s'il indique que cette question est secondaire au regard de la nullité des contrats, il y a lieu de dire que cette question prime toute autre question et qu'il appartenait au tribunal, tout comme il appartient aujourd'hui à la cour, de statuer d'abord sur cette demande, une fois requalifiée, avant de statuer sur toute question de fond ou exception de procédure.
33. Or le tribunal, quoique régulièrement saisi d'un tel moyen, s'est déclaré incompétent tout en indiquant que le litige mettait en jeu la souveraineté de l'État de Libye, et a renvoyé les parties à mieux se pourvoir.
34. Ce faisant, la question de l'immunité ayant été posée, le tribunal ne pouvait se déclarer incompétent sans avoir statué au préalable sur la recevabilité de l'action.
35. Il y a lieu par conséquent d'infirmer la décision des premiers juges sur ce point et de statuer sur la fin de non-recevoir tirée de l'immunité de juridiction, avant de statuer, le cas échéant sur les autres demandes.
Sur l'immunité de juridiction :
36. L'immunité de juridiction est une règle coutumière de courtoisie internationale, ayant fait l'objet d'une convention adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 2 décembre 2004, signée par la France, commandant aux États de ne pas prononcer de condamnation contre les autres États lorsqu'ils agissent dans le cadre de leur souveraineté, ni contre les personnes qui les représentent sur la scène internationale. Ces États et ces personnes jouissent d'une immunité de juridiction, qu'elles peuvent invoquer devant le tribunal et qui oblige celui-ci à refuser sa saisine.
37. Il est toutefois constant que les États étrangers et les organisations qui en constituent l'émanation ne bénéficient de l'immunité de juridiction que si l'acte donnant lieu au litige ou qui leur est imputé participe, par sa nature et sa finalité, à l'exercice de la souveraineté de ces États et n'est donc pas un acte de gestion.
38. De plus, s'agissant d'une règle relative et non absolue, un État peut renoncer à son immunité de juridiction dans un litige. Cette renonciation doit toutefois être certaine, expresse et non équivoque. Une telle renonciation ne saurait en effet souffrir le moindre doute, le litige sur la validité de ladite renonciation relevant alors lui-même du champ de l'immunité invoquée.
39. En l'espèce, il résulte des éléments versés aux débats que l'État de Libye, contrairement à ce que soutient la société BNI, conteste avoir renoncé à son immunité, alors que la société BNI soutient que l'État de Libye y aurait renoncé par la signature d'un protocole d'accord transactionnel en juin 2014, dont la validité est niée par l'État de Libye, le premier ministre libyen contestant sa signature sur le document.
40. Il appartient ainsi à la cour, d'une part, de vérifier si l'État de Libye a renoncé à l'immunité invoquée, et si, d'autre part, l'État libyen agissait au titre de sa souveraineté, ces deux éléments étant un préalable nécessaire à la capacité de juger des juridictions françaises.
Sur la renonciation à l'immunité de juridiction:
41. La renonciation invoquée par la société BNI résulte du protocole transactionnel du 12juin 2014 dont seule une copie est versée aux débats, arguée de faux par l'État libyen, et aux termes duquel:
«Article 5
Le présent protocole transactionnel revêt pour les parties un caractère commercial et est soumis au droit français. Tout différend relatif à son interprétation ou à son exécution sera soumis au tribunal de commerce de Paris.
En cas de saisine du Tribunal de commerce de Paris, l'État libyen renonce expressément et spécialement à son immunité de juridiction et d'exécution.»
42. Sans aborder le fond sur la validité dudit protocole dont l'original n'a jamais été produit et du contrat d'origine qui lui, prévoyait la compétence des juridictions libyennes, la question est de savoir si le simple fait, pour l'État de Libye, d'arguer de faux le protocole transactionnel du 12 juin 2014, par fausse signature de son premier ministre, en fournissant une dénégation de signature par le premier ministre lui-même, ne rend pas nécessairement cette renonciation nulle (mais cela relèverait de l'appréciation des juges du fond), ou à tout le moins, équivoque au sens des règles du droit international public relatives à la validité de la renonciation.
43. Il résulte en effet des éléments du dossier que:
- Par lettre du 21 octobre 2015, l'ambassadeur de Libye en France a indiqué que le gouvernement libyen contestait toute valeur juridique aux documents communiqués par la société BNI, ceux-ci étant des faux, cet ambassadeur étant toujours officiellement en poste à Paris,
- Par lettre du 28 octobre 2015, le Vice Ministre des Affaires Étrangères et de la Coopération Internationale de l'État de Libye a confirmé que le Premier Ministre avait démenti avoir signé aucun accord ou conciliation avec qui que ce soit,
- Par lettre du 28 avril 2016, Monsieur Abdallah H... lui-même, Premier Ministre du Gouvernement libyen par interim, a dénié être le signataire du protocole du 12 juin 2014 et a affirmé qu'il n'a jamais signé de document ni d'accord d'aucune sorte avec la société BNI,
- L'original du protocole transactionnel n'a jamais été fourni, la légalisation faite par l'ambassade portant uniquement sur la traduction qui en a été faite, et non sur le signataire des actes.
44. Ainsi, la renonciation par l'État de Libye à son immunité de juridiction affectée de telles dénégations de signature, même sans qu'un dépôt de plainte pour faux ne soit nécessaire, et sans que cela ne remette en cause la légalisation du ministère des affaires étrangères libyen, n'est dès lors pas «certaine, expresse et non équivoque», ce qui conduit à lui dénier, au stade de l'appréciation de la fin de non-recevoir, toute efficacité juridique.
45. Il y a lieu par conséquent d'écarter la renonciation invoquée.
Sur les actes de souveraineté:
46. L'immunité de juridiction, pour pouvoir être utilement invoquée par un État, suppose que les actes litigieux soient des actes d'autorité en lien avec la souveraineté de l'État et non des actes de gestion qui se rapprochent de ceux effectués par les particuliers.
47. Pour caractériser les actes d'autorité bénéficiant de l'immunité, ceux-ci doivent s'apparenter aux actes de puissance publique ou aux actes accomplis dans l'intérêt d'un service public, les critères d'appréciation pouvant résulter soit de la qualification de l'auteur des actes, ou de la forme des actes, mais aussi du but poursuivi par l'auteur de l'acte et de leur contexte. Ainsi, des activités exercées dans un but d'intérêt public, ou dans le cadre de l'exercice, par l'État, de prérogatives de puissance publique, tels que des marchés de fournitures ou de travaux, des actes de nationalisation ou de réquisition, ont pu être considérés comme émanant de la souveraineté de l'État.
48. En l'espèce, il résulte des pièces versées aux débats que le litige porte sur le mandat donné à la société BNI par le Conseil national de Transition de la Libye, signé par le président du département du service contentieux de l'État libyen, pour recouvrer des avoirs libyens actuellement détenus par le Fond de développement économique et social libyen en France.
49. Sans aborder le fond du litige sur la validité dudit mandat et du contrat signé en 2012 en exécution de ce mandat, il n'est pas contesté que le litige porte sur l'exécution d'une résolution du conseil des ministres libyen, la résolution n°34 de l'année 2012, par laquelle le gouvernement libyen autorisait le «Comité pour le suivi des actifs libyens» à rechercher, tracer, geler et recouvrer les actifs et fonds propriété de la Libye, et dont la société BNI confirme, en produisant lesdites pièces aux débats, que «ces actifs appartiennent principalement et fondamentalement au peuple libyen», ce qui ne peut être considéré comme du recouvrement de biens «privés», quand bien même lesdits fonds seraient détenus par le Fond de développement économique et social libyen en France, ou proviendraient en partie, comme le relève le rapport final du Groupe d'experts sur la Libye créé par la résolution 1973 (2011) du Conseil de sécurité des Nations Unies, de contrebande de carburants, de trafic d'armes ou seraient encore constitués de biens privés, dont le rapport indique que, pour ces derniers, ils devraient rester la propriété des personnes désignées, l'ensemble devant être fait sous le contrôle de la communauté internationale.
50. Il résulte en outre de l'avis du conseil national de transition libyen du 19 mai 2012, dont la traduction est versée aux débats par la société BNI, et des autres pièces relatives aux décisions de la communauté internationale sur le gel des avoirs libyens, que la mission conférée au département du service contentieux de l'État libyen relève d'une décision gouvernementale et a pour but de suppléer le ministère de la justice, ministère de tutelle, sous le contrôle du Premier ministre, pour effectuer le travail principal de suivre et de tracer les avoirs libyens tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays.
51. De même, il ressort de la résolution 1970 (2011) du Conseil de sécurité des Nations Unies adoptée le 26 février 2011, versée aux débats, que le gel des avoirs libyens portait sur tous les avoirs financiers, qu'ils soient en possession ou sous le contrôle, direct ou indirect, d'individus ou d'entités désignés dans l'annexe II de ladite résolution, et que les États Membres devaient veiller à empêcher leurs nationaux ou toute personne de s'en saisir ou d'en avoir disposition, ce qui démontre que l'affectation de ces avoirs était non seulement soumis à la souveraineté du gouvernement transitoire dûment habilité, mais également de la communauté internationale et écarte de façon claire toute possibilité de qualifier les actes de recouvrement de ces actifs de simples actes de gestion.
52. Au regard de ces éléments, la souveraineté des actes en cause résulte non seulement de leur auteur, mais également du but poursuivi, identifié comme relevant de l'intérêt public, peu important que les actifs recherchés proviennent de la vente du pétrole libyen ou d'autres sources, leur destinataire final déclaré étant «le peuple libyen» et le cas échéant, des personnes privées identifiées.
53. Cette mission confiée à la société BNI, à la supposer établie dans le cadre d'un débat au fond, relève donc par nature d'un acte de souveraineté et non d'un acte de gestion, et justifie que l'État de Libye excipe, en cas de litige, de son immunité de juridiction.
54. L'immunité de juridiction doit dès lors être reconnue en faveur de l'État libyen pour se défendre à la présente action, et la décision infirmée en ce sens, la demande étant irrecevable.
Sur la violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme:
55. La société BNI soutient encore que l'exercice de cette immunité de juridiction serait contraire aux dispositions de la convention européenne des droits de l'homme et notamment à son article 6, selon lequel toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, et que le renvoi vers les juridictions libyennes la priverait de l'accès à un tribunal lui permettant de faire valoir ses droits.
56. Cependant, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur l'immunité de juridiction que, de même que le droit d'accès à un tribunal est inhérent à la garantie d'un procès équitable accordée par l'article 6§1, de même certaines restrictions à l'accès doivent être tenues pour lui être inhérentes.
57. Il est ainsi admis que l'immunité de juridiction constitue une de ces limitations généralement admises par la communauté des nations comme relevant de la doctrine de l'immunité des États et que l'immunité de juridiction doit être examinée à la lumière des circonstances particulières de chaque espèce.
58. En l'espèce, la société BNI, qui se prévaut d'un contrat signé en 2012, ne conteste pas qu'elle avait validé le choix de la loi libyenne et des juridictions libyennes dans ce contrat en toute connaissance de cause, sans contester l'impartialité ou l'indépendance desdites juridictions, alors même que le gel des avoirs libyens venait d'être ordonné par la communauté internationale et qu'elle savait que le régime libyen était particulièrement fragile, à la suite de la crise libyenne de mars 2011.
59. Elle ne démontre ainsi pas précisément en quoi l'immunité de juridiction retenue porterait atteinte à son droit de bénéficier d'un procès équitable, de simples allégations générales et non circonstanciées étant insuffisantes.
60. Il n'est par conséquent pas établi qu'il y ait violation de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme dans l'application de l'immunité de juridiction retenue.
Sur le déni de justice:
61. Le déni de justice invoqué par la société BNI supposerait qu'il existe un risque qu'aucun tribunal étranger ne se saisisse, que les parties soient dans l'impossibilité de saisir une juridiction étrangère, ce qui n'est pas établi en l'espèce, la reconstruction de l'État libyen et l'organisation de ses juridictions étant notamment sous le contrôle du Conseil national de transition libyen, reconnu par la France comme titulaire de l'autorité gouvernementale, et autorisé par la suite à superviser les opérations de dégel, comme cela est confirmé par un courrier de Monsieur Alain D..., ministre français des affaires étrangères et européennes, produit par la société BNI sous sa pièce n° 45.
62. Il résulte de l'ensemble de ces motifs que l'action engagée par la société BNI se heurte à une fin de non-recevoir et non une exception d'incompétence, qu'il y a lieu de requalifier en ce sens, et que n'étant pas valablement saisie, il y a lieu de renvoyer les parties à mieux se pourvoir, les autres demandes formées, y compris celles portant sur la nullité du contrat du 15 juin 2012 , étant irrecevables.
63. L'exercice d'une action en justice ne dégénère en abus que s'il constitue un acte de malice ou de mauvaise foi. Aucune démonstration n'est faite par l'Etat libyen à l'appui de cette demande. Il y a lieu de l'en débouter.
Sur les autres demandes:
64. Les dépens tant de première instance que d'appel resteront à la charge de la société BNI qui succombe.
65. Elle sera également condamnée à payer à l'État libyen une somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, en sus de l'indemnité déjà allouée par les premiers juges.
Par ces motifs,
66. Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré le tribunal de commerce de Paris incompétent,
Statuant à nouveau,
67. Déclare l'action de la société BNI contre l'État de Libye irrecevable,
68. Déboute l'Etat libyen de sa demande reconventionnelle,
69. Condamne la société BNI à payer à l'État de Libye la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
70. Laisse les dépens à la charge de la société BNI, qui pourront être recouvrés par Maître Jean-Philippe Y..., en application de l'article 699 du code de procédure civile.
La greffière Le président
C. GLEMET F. E...