Tribunal administratif N° 53123 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:53123 chambre de vacation Inscrit le 4 juillet 2025 Audience publique du 23 juillet 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4) L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 53123 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 4 juillet 2025 par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Maroc), de nationalité marocaine, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 19 avril 2025 de le transférer vers la France comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 16 juillet 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Nur CELIK, en remplacement de Maître Lukman ANDIC, et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.
Le 18 avril 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) avait introduit plusieurs demandes de protection internationale, à savoir en France en date des 4 juillet 2019, 27 janvier et 6 août 2021, 24 mai 2022 et 24 mars 2025, et en Allemagne en date du 3 septembre 2021. Il s’avéra encore à cette occasion, suite à une recherche dans le Système d’Information Schengen (SIS), que l’intéressé fut signalé par les autorités suisses en vue d’une décision de retour, inscription 1valable du 21 mars 2025 au 21 mars 2030. Il ressort, par ailleurs, du rapport de police établi à cette occasion que suite à une demande de renseignement via le Centre de coopération policière et douanière (CCPD), le concerné était signalé en France « pour obligation de quitter le territoire en date du 2 avril 2025 » et y faisait l’objet d’une interdiction de territoire de trois ans, suite au rejet de sa demande de protection internationale y introduite.
En date du 30 avril 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
En date du 27 mai 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues français une demande de reprise en charge de Monsieur (A) basée sur l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers par un courrier du 10 juin 2025 sur base du même article.
Par décision du 19 juin 2025, notifiée à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 18 avril 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains, le rapport de Police Judiciaire du 18 avril 2025 et le rapport d'entretien Dublin III du 30 avril 2025 établis dans le cadre de votre demande de protection internationale.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 18 avril 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
2La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 3 septembre 2021 et cinq demandes en France en dates des 4 juillet 2019, 27 janvier 2021, 6 août 2021, 24 mai 2022 et 24 mars 2025.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 30 avril 2025.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités françaises le 27 mai 2025, demande qui fût acceptée par lesdites autorités françaises en date du 10 juin 2025.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 3 septembre 2021 et cinq demandes en France en dates des 4 juillet 2019, 27 janvier 2021, 6 août 2021, 24 mai 2022 et 24 mars 2025.
3 Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine vers juin 2019, lorsque vous seriez monté à bord d'un camion en partance pour le territoire des Etats membres. Le chauffeur du camion vous aurait alors déposé à … en France.
Vous avez introduit une première demande de protection internationale en France en date du 4 juillet 2019. Votre demande aurait été rejetée et vous déclarez qu'afin d'éviter un ordre de quitter le territoire et votre rapatriement vous auriez introduit vos deux autres demandes en date du 27 janvier 2021 et en date du 6 août 2021.
Vos demandes ayant été finalement rejetées, vous seriez alors parti en Allemagne afin d'y introduire une nouvelle demande de protection internationale.
Vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 3 septembre 2021. Celle-ci aurait été rejetée et vous auriez fait l'objet d'un transfert de l'Allemagne vers la France dans le cadre d'une procédure Dublin.
De retour en France, vous y avez introduit deux demandes de protection internationale en date du 24 mai 2022 et en date du 24 mars 2025. Vos demandes auraient été à nouveau rejetées et les autorités françaises vous auraint notifié un ordre de quitter le territoire et vous auraient annoncé votre rapatriement.
Le 15 avril 2025, vous auriez finalement quitté la France afin de vous rendre au Luxembourg.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 18 avril 2025, vous avez signalé avoir quelques soucis d'estomac, mais force est de constater que vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous indiquez ne pas vouloir retourner en France parce que vous y seriez menacé.
Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
4 Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la France. Vous ne faites valoir aucun indice que la France ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions françaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait 5amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la France, seule votre capacité à voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la France, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 4 juillet 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 19 juin 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Prétentions des parties A l’appui de son recours et en fait, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tout en précisant que lors de ses séjours en France entre juillet 2019 et avril 2022, respectivement entre mai 2022 et avril 2025, il aurait été menacé et se serait retrouvé sans abris et à la rue. Il précise ensuite que ce serait de manière surprenante que le ministre lui reprocherait de ne pas avoir fait état de traitements inhumains et dégradants « de la part des autorités bulgares », alors qu’il aurait pourtant fait valoir des défaillances systémiques en France en ce qui concerne le traitement des demandes de protection internationale et, plus particulièrement, s’agissant de l’accès des demandeurs d’asile aux soins et au logement dans ledit pays.
En droit, il conclut tout d’abord à une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III. Il reproche dans ce contexte au ministre de s’être abstenu d’examiner de manière rigoureuse et approfondie la situation prévalant en France. A cet égard, Monsieur (A) s’empare de plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », et de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », et soumet à l’appréciation du tribunal un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers belge du 19 mars 2024, un communiqué de presse de l’organisation non-
gouvernementale « France Terre d’Asile » du 6 février 2025, ainsi qu’un rapport de la Asylum Information Database (« AIDA ») intitulé « Rapport national : France 2021 ». Il en conclut que la France ne serait pas à considérer comme un pays sûr pour les demandeurs de protection 6internationale au seul motif d’avoir ratifié différentes conventions internationales prohibant des actes de traitements inhumains et dégradants.
Il soutient dans ce contexte que si des rapports et articles de presse faisaient état d’une situation problématique dans un Etat membre, les autorités nationales chargées de l’examen de la demande de protection internationale auraient l’obligation de s’assurer que les droits fondamentaux ne soient pas mis à mal dans l’Etat membre responsable et ne pourraient pas se contenter de constater que le demandeur ne démontre pas lui-même le risque de traitement inhumain et dégradant. L’intéressé fait encore valoir que la CourEDH aurait eu l’occasion de retenir que la situation de dénuement dans laquelle se serait trouvé un demandeur de protection internationale resté plusieurs mois dans l’incapacité à répondre à ses besoins les plus élémentaires, à savoir se nourrir, se laver et se loger et dans l’absence de perspective de voir sa situation s’améliorer combinée à l’inertie des autorités compétentes en matière d’asile seraient constitutives d’une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH ».
Il donne ensuite à considérer que malgré le fait qu’il aurait indiqué lors de son audition Dublin III qu’il se serait retrouvé à la rue en France, le ministre aurait manqué de prendre en compte cet élément personnel et que la motivation déférée pêcherait dès lors d’un manque de motivation.
Le demandeur conclut de tout ce qui précède que l’existence de défaillances systémiques en France serait établie et que la décision déférée encourrait dès lors la réformation pour violation de l’article 3 du règlement Dublin III.
Monsieur (A) se prévaut ensuite d’une violation isolée de l’article 3 de la CEDH en se référant à un arrêt de la CourEDH du 2 juillet 2020, N.H. et autres c. France, requêtes numéros 28820/13, 75547/13 et 13114/15, ainsi qu’à la jurisprudence de la CJUE suivant laquelle l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », serait applicable même en l’absence de défaillances systémiques dans un Etat membre, pour faire valoir qu’au vu de l’incapacité des autorités françaises d’assurer aux demandeurs de protection internationale des conditions de vie décentes, il courrait un risque réel d’être exposé à des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert en France, ce d’autant plus qu’il y aurait été à la rue.
Le demandeur conclut finalement, sur base de la même argumentation, à une violation de l’article 17 du règlement Dublin III.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Appréciation du tribunal A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant, l’examen de la légalité externe précédant celui de la légalité interne.
7En ce qui concerne la légalité externe de la décision déférée et plus précisément le moyen du demandeur tendant, en substance, à un défaut de motivation de la décision déférée en ce que le ministre aurait motivé celle-ci par des considérations générales et sans prendre en compte ses affirmations lors de son entretien Dublin III suivant lesquelles il se serait retrouvé sans logement lors de ses différents séjours en France, il échet de constater que suivant l’article 34, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, certes non invoqué en l’espèce, mais auquel s’apparente ledit moyen, « Les décisions prises par le ministre en matière de protection internationale sont communiquées par écrit au demandeur dans un délai raisonnable. Toute décision négative est motivée en fait et en droit et les possibilités de recours sont communiquées par écrit au demandeur. […] ».
Force est de constater qu’en l’espèce, la décision déférée, citée in extenso ci-avant, est, contrairement aux affirmations du demandeur, motivée tant en fait qu’en droit, en ce qu’elle indique, en se basant sur les articles 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, les raisons ayant amené le ministre à prendre la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers la France, à savoir le fait que le demandeur y a introduit cinq demandes de protection internationale les 4 juillet 2019, 27 janvier et 6 août 2021, 24 mai 2022 et 24 mars 2025 et que ledit pays a accepté sa reprise en charge le 10 juin 2025 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, le ministre retraçant le parcours migratoire de celui-ci, de même qu’il prend expressément en compte la circonstance que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale en France. Le ministre a, en outre, après avoir constaté que le demandeur n’a pas fait état d’éventuelles particularités sur son état de santé, relevé que la France est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, désignée ci-après par « la Convention de Genève », à la CEDH et à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, ci-après désignée par « la Convention torture », de même qu’elle est liée par la directive n° 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Procédure », et par la directive la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), ci-après désignée par « la directive Accueil », et que de ce fait, elle est présumée respecter l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que les articles 3 de la CEDH et 3 de la Convention torture, tout en soulignant qu’il n’existerait ni de jurisprudence de la CourEDH, ou de la CJUE, ni une recommandation du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR », visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France.
Le tribunal constate, par ailleurs, que le ministre a, dans ce contexte, relevé que le demandeur n’aurait pas rapporté la preuve que sa demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable en France, ni qu’il n’y aurait pas les moyens de faire valoir ses droits, notamment devant les juridictions françaises, ni qu’il y serait exposé à des traitements inhumains et dégradants, ni que la France ne respecterait pas le principe de non-
refoulement. Le ministre a également exclu l’application de l’article 16, paragraphe (1) du règlement Dublin III pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de la demande de protection internationale du demandeur. Enfin, il a relevé que le demandeur ne lui a soumis aucun élément humanitaire ou exceptionnel ayant dû l’amener à appliquer l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, voire d’autres raisons individuelles qui pourraient empêcher sa remise aux autorités françaises.
8 Or, en relevant expressément que le demandeur n’aurait apporté aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement Dublin III, certes sans expressément faire mention de l’affirmation du demandeur suivant laquelle il se serait retrouvé sans abris en France, il ne saurait pas pour autant en être déduit que cette circonstance n’ait pas été prise en compte, le bien-fondé de la décision du ministre d’estimer que ledit élément ne serait pas à qualifier de traitement inhumain et dégradant relevant d’une analyse au fond ci-dessous.
Il suit de tout ce qui précède que c’est à tort que le demandeur estime que la décision déférée reposerait sur des considérations générales en ce que celui-ci aurait omis de prendre en compte sa situation individuelle, le ministre ayant, au contraire, expressément et concrètement motivé sa décision par l’omission du demandeur d’avoir renversé cette présomption en ce que celui-ci n’aurait apporté aucun élément de preuve en ce sens.
Le moyen tiré d’une illégalité externe de la décision déférée est partant à rejeter pour ne pas être fondé.
Quant à la légalité interne de la décision déférée, il échet de relever que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour reprendre en charge Monsieur (A), prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale, laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, 9précités, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A) était la France où il a déposé cinq demandes de protection internationale les 4 juillet 2019, 27 janvier et 6 août 2021, 24 mai 2022 et 24 mars 2025 et que ledit pays a accepté sa reprise en charge le 10 juin 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre comme étant responsable pour connaître de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à y donner et de ne pas l’examiner.
En l’espèce, le tribunal constate que le demandeur ne conteste ni la compétence de principe des autorités françaises ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais reproche au ministre d’avoir décidé son transfert en France en violation des articles 3, paragraphe (2), alinéa 2, et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Il y a ensuite lieu de préciser que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, non invoqué en l’espèce, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
S’agissant de l’argumentation quant à l’existence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le tribunal rappelle qu’en vertu de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
10La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la France est tenue au respect, en adhérant aux textes légaux communautaires et en tant que signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres, ainsi que les Etats y adhérant, peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt, précité, du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres et les Etats y adhérant.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne, ainsi que les Etats y adhérant sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat, il n’en reste pas moins que 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
11suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, du règlement Dublin III requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le demandeur conclut à l’existence de défaillances systémiques en France, en affirmant qu’il s’y serait retrouvé sans abris et que sa vie y aurait été menacée.
Or, mis à part le constat que l’intéressé reste, tant dans le cadre de sa requête introductive d’instance que lors de son entretien Dublin III, en défaut d’expliquer de manière circonstanciée en quelle mesure sa vie aurait été menacée en France, il y a lieu de relever que s’il ressort du communiqué de presse de l’organisation non-gouvernementale « France Terre d’Asile » du 6 février 2025 invoqué par Monsieur (A) que la France fait face à des difficultés dans l’accueil de demandeurs de protection internationale l’ayant amenée à adopter des délais plus raccourcis pour le traitements des demandes de protection internationale, il ne se dégage néanmoins pas dudit document, ni des autres éléments de la cause que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en France seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la 6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
12dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte, étant encore relevé que le rapport prémentionné de l’AIDA auquel se réfère également le demandeur, reflète la situation en France en 2021, de sorte qu’il n’est pas établi que la France ferait toujours, à l’heure actuelle, face aux mêmes problèmes en matière d’hébergement des demandeurs de protection internationale.
S’agissant de la référence faite par le demandeur à l'arrêt de la CourEDH du 2 juillet 2020 dans l'affaire N.H. et autres c. France, force est de constater que si cet arrêt fait certes état de difficultés ponctuelles, limitées à deux régions spécifiques, au niveau de la procédure d'asile et des conditions d'accueil en France, il ne permet cependant pas de constater qu'il existe actuellement et de manière générale en France des défaillances systémiques dans le système d'accueil français empêchant tout transfert de demandeurs d'asile vers la France, étant encore relevé que la problématique dont était saisie la CourEDH tournait essentiellement autour du primo-accueil des migrants, de sorte à être en tout état de cause étrangère à la situation concrète de reprise en charge du demandeur dans le cadre du règlement Dublin III.
S’agissant par ailleurs de l’arrêt prémentionné du Conseil du contentieux des étrangers belge du 19 mars 2024, il y a lieu de relever, indépendamment du constat que les décisions de juridictions étrangères ne s’imposent pas au tribunal, que ledit arrêt ordonne simplement une mesure provisoire dans le cadre du transfert de la partie concernée vers la France, sans qu’il n’en ressorte que ledit arrêt ait retenu l’existence de défaillances systémique dans le procédure d’asile en France.
Il échet, par ailleurs de constater que l’ensemble des développements du demandeur concernent l’accès à des structures d’hébergement des demandeurs de protection internationale en France, c’est-à-dire des personnes dont la demande de protection internationale est toujours en cours d’instruction, tandis qu’il est constant en cause que le demandeur a été débouté de ses demandes de protection internationale en France, cet Etat membre ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précité.
En cas de transfert vers la France, il devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.
En effet, la directive Accueil, prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs »12. L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » 12 Considérant 25.
13ou encore lorsqu’il « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est- à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».
De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
Ainsi, même à admettre que la France ait adopté une politique visant à restreindre l’accès au système d’accueil à certaines catégories de personnes et notamment à celles y ayant déjà été définitivement déboutées de leur demande de protection internationale, une telle politique ne saurait s’analyser per se en un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Le tribunal relève encore qu’outre de ne pas fournir de précisions quant à la situation des demandeurs de protection internationale définitivement déboutés et transférés en France dans le cadre du règlement Dublin III, le demandeur n’invoque pas non plus une jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la France, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant du HCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la France de ressortissants marocains dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile française qui l’exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Le demandeur reste, en tout état de cause, en défaut de rapporter la preuve que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale déboutés en France risquent systématiquement de ne pas être respectés, ou encore que les demandeurs de protection internationale déboutés n’auraient en France aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir, étant encore relevé que la France est signataire de la CEDH et de la Convention torture, de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions. Le demandeur reste, par ailleurs, en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités françaises n’auraient pas analysé correctement sa demande de protection internationale avant de l’en débouter.
En tout état de cause, même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder au système d’aide français - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents français -, respectivement si le demandeur devait estimer que le système d’aide français serait à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système français ne serait pas conforme aux normes européennes.
14 Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays, de sorte que le moyen tendant à l’existence de défaillances systémiques en France est à rejeter pour ne pas être fondé.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable13.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte14, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant15.
En l’espèce, le tribunal constate que le demandeur réitère son argumentation suivant laquelle sa vie serait menacée en France et qu’il risquerait de s’y retrouver sans abri pour conclure qu’une telle situation constituerait un traitement inhumain et dégradant dans son chef.
Or, en ce qui concerne d’abord les menaces contre la vie du demandeur, celui-ci reste, tel que relevé ci-avant, en défaut d’expliquer de manière circonstanciée en quelle mesure sa vie serait menacée en France, de sorte que ces développements sont en tout état de cause à écarter, le tribunal se trouvant dans l’impossibilité d’apprécier la nature, les circonstances et le degré de gravité d’une telle menace pour sa vie permettant d’en conclure que lesdites menaces correspondraient au degré de gravité requis pour pouvoir être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH et l’article 4 de la Charte.
En ce qui concerne le risque de se retrouver sans abris en cas de transfert en France, le tribunal rappelle que la directive Accueil, ainsi que le règlement Dublin III admettent, tel que relevé ci-avant, expressément la limitation de l’accès des personnes définitivement déboutées de leur demande de protection internationale aux structures d’hébergement pour demandeurs 13 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pt. 103 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96.
15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17, pt. 88.
15de protection internationale et qu’une telle politique ne saurait s’analyser per se en un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Or, à défaut pour le demandeur d’étayer ses développements relatifs aux circonstances concrètes et personnelle dans lesquelles il se serait retrouvé en France sans abris, sinon d’expliciter les conditions concrètes dans lesquels il craint de se retrouver en cas de transfert vers la France, celui-ci ne prouve pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés lors de son séjour en France, alors qu’il reste en défaut d’avancer des éléments suffisamment concrets et plausibles tenant à sa situation personnelle de nature à démontrer qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités françaises avant de le transférer.
Il suit des considérations qui précèdent que l’argumentation du demandeur ayant trait à l’existence, dans son chef, d’un risque en cas de transfert vers la France de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, pris isolément, est également à rejeter.
S’agissant ensuite du moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres16, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201717.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge18, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration19.
16 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, pt. 65.
17 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
18 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
19 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
16En l’espèce, Monsieur (A) se prévaut, à cet égard, des mêmes éléments qu’à la base de ses moyens ayant trait au risque pour lui de subir un traitement inhumain et dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte en raison de défaillances systémiques en France.
Dans la mesure où le tribunal ne saurait, à ce stade de son analyse, se départir de sa conclusion quant au caractère non fondé desdits moyens, et, à défaut d’autres éléments invoqués par le demandeur dans le cadre de son moyen ayant trait à une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ledit moyen est également à rejeter pour ne pas être fondé.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Françoise EBERHARD, premier vice-président, Emilie DA CRUZ DE SOUSA, premier juge, Laura URBANY, premier juge, et prononcé à l’audience publique du 23 juillet 2025 par le premier vice-président Françoise EBERHARD en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Françoise EBREHARD Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 23 juillet 2025 Le greffier du tribunal administratif 17