La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

07/07/2025 | LUXEMBOURG | N°53021

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 07 juillet 2025, 53021


Tribunal administratif N° 53021 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:53021 1re chambre Inscrit le 16 juin 2025 Audience publique du 7 juillet 2025 Recours formé par Madame (A1) et consort, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

___________________________________________________________________________


JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 53021 du rôle et déposée le 16 juin 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC,

avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom d...

Tribunal administratif N° 53021 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:53021 1re chambre Inscrit le 16 juin 2025 Audience publique du 7 juillet 2025 Recours formé par Madame (A1) et consort, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)

___________________________________________________________________________

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 53021 du rôle et déposée le 16 juin 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame (A1), née le … à … (Maroc), agissant tant en son nom personnel qu’au nom et pour le compte de son enfant mineur, (A2), né le … à … (Espagne), les deux de nationalité marocaine, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 30 mai 2025 de la transférer, ensemble avec son enfant mineur, vers l’Espagne comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 25 juin 2025 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Albert JACO, en remplacement Maître Lukman ANDIC, et Monsieur le délégué du gouvernement Luc REDING en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 2 juillet 2025.

____________________________________________________________________________

Le 24 février 2025, Madame (A1), déclarant agir en son nom personnel, ainsi qu’au nom et pour le compte de son enfant mineur, (A2), introduisit auprès du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Les déclarations de Madame (A1) sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg ayant été actées dans un rapport du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, du même jour.

Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Madame (A1) avait auparavant introduit des demandes de protection internationale en Espagne, le 23 janvier 2024, et en Allemagne, le 15 avril 2024.

Par courrier du même jour, Madame (A1) fut convoquée à un entretien au ministère en 1date du 24 mars 2025 en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n°604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III », entretien auquel cette dernière ne se présenta pas.

Le 19 mars 2025, les autorités luxembourgeoises introduisirent auprès des autorités espagnoles une demande de reprise en charge de Madame (A1) sur le fondement de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, demande qui fut refusée le 27 mars 2025 par ces dernières autorités au motif que les empreintes digitales de l’intéressée ne leur auraient pas été transmises.

Le 28 mars 2025, les autorités luxembourgeoises introduisirent, à nouveau, une demande de reprise en charge de Madame (A1) auprès de leurs homologues espagnols, en y joignant les empreintes digitales de l’intéressée. Cette demande fut acceptée par les autorités espagnoles par courrier du 9 avril 2025, avec la précision que cette acceptation inclurait l’enfant mineur de Madame (A1).

Par décision du 30 mai 2025, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame (A1) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de la transférer, ensemble avec son enfant mineur, dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 24 février 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).

En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains, le rapport de Police Judiciaire du 24 février 2025 établi dans le cadre votre demande de protection internationale.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 24 février 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Espagne en date du 23 janvier 2024 et une demande en Allemagne en date du 15 avril 2024.

Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, vous avez été convoqué à un entretien Dublin III qui était prévu pour le 24 mars 2025. Cet entretien n’a pas 2eu lieu, étant donné que vous ne vous êtes pas présentée au rendez-vous prévu.

Sur base des informations à notre disposition, une demande de reprise en charge en vertu de l’article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités espagnoles en date du 19 mars 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 9 avril 2025.

2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point b) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge – dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 – le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 24 février 2025 de la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Espagne en date du 23 janvier 2024 et une demande en Allemagne en date du 15 avril 2024.

Selon vos déclarations auprès du Service de police judiciaire, vous auriez quitté votre pays d’origine au mois de novembre 2023 pour vous rendre en Espagne. À votre arrivée en Espagne, les autorités locales ont pris vos empreintes digitales en date du 23 janvier 2024. Vous auriez ensuite accompagné le père de votre fils (A2) en France, pour finalement vous rendre en Allemagne, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 15 avril 2024.

Après un séjour d’environ deux semaines en Allemagne, vous seriez retournée en Espagne pour accoucher de votre fils. À la suite de la naissance de votre fils, vous seriez repartie 3en France dans le but de rejoindre le père de votre enfant. Selon vos propos, ce dernier n’aurait plus souhaité maintenir de lien avec vous, ce qui vous aurait conduite à retourner avec votre fils en Espagne.

Après avoir séjourné plusieurs mois en Espagne, vous seriez repartis en direction de la France, avant de vous rendre au Luxembourg, où vous seriez arrivés en date du 21 février 2025.

Lors de votre entretien avec la Police Judiciaire en date du 24 février 2025, vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l’Espagne est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l’Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l’Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, l’Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires espagnoles.

Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Espagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Madame, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.

Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du 4règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité à voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avérait nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendrait en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 16 juin 2025, Madame (A1), agissant tant en son nom personnel qu’au nom et pour le compte de son fils mineur (A2), a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 30 mai 2025.

Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, lequel est recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

Prétentions des parties A l’appui de son recours, la demanderesse expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée.

En droit, elle conclut, tout d’abord, à une violation de l’article 3 (2) du règlement Dublin III. Elle reproche, dans ce contexte, au ministre de s’être abstenu d’examiner de manière rigoureuse et approfondie la situation prévalant en Espagne. Pour le surplus, elle conclut, en 5substance, à l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, en se prévalant, à cet égard, de divers articles de presse, dont il se dégagerait que dans ce pays, les conditions d’accueil des demandeurs d’asile et les conditions de traitement des demandes de protection internationale seraient catastrophiques et que très peu de demandes y introduites seraient accueilles. Elle invoque encore un rapport du Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe du 13 avril 2023, dont il ressortirait, notamment, d’une part, qu’en Espagne, l’accès aux droits et à la protection varierait considérablement d’une région à l’autre et resterait difficile pour de nombreux réfugiés et demandeurs d’asile et, d’autre part, qu’il n’y aurait pas de possibilité réelle et effective de demander l’asile à la frontière entre Nador, au Maroc, et Melilla, en Espagne. En outre, elle souligne qu’il se dégagerait de ses propres déclarations qu’elle n’aurait pas été logée décemment en Espagne et que les services sociaux espagnols lui auraient annoncé leur intention de lui retirer son enfant.

En outre, la demanderesse soulève une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »), en se prévalant d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») du 2 juillet 2020, affaire N.H. et autres c. France, dans lequel la Cour aurait constaté une violation dudit article 3 de la CEDH s’agissant des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en France.

Après avoir renvoyé à ses développements antérieurs relatifs à l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, la demanderesse rappelle qu’elle serait mère d’un nourrisson. Elle cite ensuite l’article 3 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, ci-après désignée par « la CIDE », tout en soutenant qu’au vu des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne, il existerait un risque réel qu’en cas de transfert vers ce pays, elle-même et son fils mineur ne bénéficieraient pas de garanties suffisantes quant aux soins dont ils auraient besoin.

Par ailleurs, la demanderesse conclut à une violation de l’article 13 de la CEDH, en faisant valoir qu’il appartiendrait aux juges nationaux d’apprécier si les éléments de preuve produits par le demandeur avaient été examinés par les autorités nationales. Elle précise à cet égard que les juges nationaux devraient faire un double contrôle de la décision de transfert consistant, d’un côté, en un contrôle de la situation de droit et de fait prévalant dans l’Etat membre requis, et, d’un autre côté, en un contrôle de l’application des critères de détermination de l’Etat membre responsable avec l’option de prononcer la suspension de ladite décision de transfert. Elle critique dans ce contexte le fait que le ministre ne se serait pas livré à un examen approfondi de la situation en Espagne, mais se serait borné à affirmer que ledit Etat membre serait présumé respecter les dispositions de la CEDH et de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève ».

En dernier lieu, la demanderesse soulève un moyen tiré de la violation de l’article 17 du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite. A l’appui de ce moyen, elle invoque un jugement du tribunal administratif de Marseille du 26 juin 2023, pour soutenir, en substance, qu’eu égard aux conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne, à son état de vulnérabilité et à celui de son fils – un enfant en bas âge nécessitant un suivi pédiatrique –, il aurait appartenu au ministre de faire usage de la susdite clause discrétionnaire, sous peine de méconnaître l’intérêt supérieur de son enfant, lequel devrait primer, tout comme leur état de santé.

6Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.

Appréciation du tribunal Le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Madame (A1), prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre […] ».

Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer la demanderesse et son fils mineur vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de la demanderesse serait l’Espagne, en ce qu’elle y avait introduit une demande de protection internationale le 23 janvier 2024 et que les autorités espagnoles avaient accepté sa reprise en charge le 9 avril 2025. C’est, dès lors, a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer la demanderesse et son enfant mineur vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.

Force est de constater que la demanderesse ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient que la décision déférée méconnaîtrait les articles 3 (2), alinéa 2 et 17 du règlement Dublin III, ainsi que les articles 3 et 13 de la CEDH, tout en se prévalant encore de l’article 3 de la CIDE consacrant le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Quant au moyen tiré de la violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que cet article prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

7 Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».

La situation visée par ledit article 3 (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.1 A cet égard, le tribunal relève que l’Espagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient à la demanderesse de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.

2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.

3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.

8Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par la demanderesse, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine.10 Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant.11 En l’espèce, le tribunal précise d’ores et déjà que la demanderesse ne saurait utilement se prévaloir du susdit arrêt de la CourEDH du 2 juillet 2020 à l’appui de son argumentation tirée de la violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble l’article 3 de la CEDH, étant donné que l’arrêt en question concerne les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en France, de sorte à être dépourvu de pertinence au regard du présent litige, concernant la décision ministérielle de transférer la demanderesse et son fils mineur vers l’Espagne.

Pour le surplus, le tribunal relève qu’il est certes exact qu’il ressort des articles et rapport versés par la demanderesse (i) qu’en Espagne, les personnes en quête d’une protection internationale peuvent être confrontées à de longues durées d’attente avant de pouvoir accéder à la procédure d’asile, ainsi qu’à des obstacles en matière d’accès à l’hébergement et aux soins, (ii) que le taux de reconnaissance des demandes de protection internationale est plus faible en Espagne que dans les autres Etats membres de l’Union européenne et (iii) que l’entrée sur le territoire espagnol est particulièrement difficile pour les demandeurs tentant d’y accéder depuis 6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.

10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.

9le Maroc. Il ne se dégage néanmoins pas de ces articles et rapport, ni des autres éléments de la cause que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.

Il ne se dégage, par ailleurs, pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal qu’en Espagne, les personnes en quête d’une protection internationale se verraient systématiquement refuser l’accès à la procédure d’asile, ni que les autorités espagnoles manqueraient systématiquement à leurs obligations en matière de traitement des demandes de protection internationale, telles que découlant, notamment, de la réglementation européenne applicable, le seul fait que le taux de reconnaissance des demandes d’asile y soit plus faible que dans les autres Etats membres de l’Union européenne étant insuffisant à cet égard. Sur ce dernier point, le tribunal précise que le fait, pour un demandeur d’asile, de choisir l’Etat dans lequel il souhaite que sa demande soit examinée en fonction des taux de reconnaissance respectifs des différents Etats participant au système européen commun d’asile relève du « forum shopping » que le règlement Dublin III vise précisément à éviter.

En outre, le tribunal relève que la demanderesse n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Espagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR ». La demanderesse ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Espagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile espagnole qui exposerait les personnes concernées à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que la demanderesse n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.12 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

10Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.14 En l’espèce, le tribunal constate qu’il ne ressort pas des éléments soumis à son appréciation que durant son séjour en Espagne, les conditions d’existence de la demanderesse – qui a bien pu accéder à la procédure d’asile dans ce pays et dont la demande de protection internationale est en cours d’examen auprès des autorités espagnoles, comme en atteste le fait que ces dernières ont accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III – aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.

Il est certes exact que l’intéressée – qui ne s’est pas présentée à son entretien Dublin III – a, lors de son audition par un agent de la police grand-ducale, expliqué qu’au cours de son séjour à Murcie ayant suivi la naissance de son fils, elle n’aurait pas trouvé de logement, et qu’elle aurait finalement décidé de quitter l’Espagne pour se rendre au Luxembourg, au motif, notamment, qu’elle n’aurait pu régulariser sa situation et que les autorités espagnoles l’auraient laissée vivre dans des mauvaises conditions.

Ces explications sont cependant insuffisantes pour conclure à l’existence, dans le chef de la demanderesse et de son fils mineur, d’un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants en cas de retour en Espagne. En effet, il ne ressort pas des éléments de la cause que la demanderesse ait entrepris de quelconques démarches concrètes auprès des autorités espagnoles afin d’obtenir un hébergement adéquat, ni que ces dernières lui auraient refusé de lui en fournir un, ni encore que de telles démarches auraient été vouées à l’échec.

De manière plus générale, le tribunal constate que la demanderesse n’a pas fourni des éléments concrets et individuels dont il se dégagerait que nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence de preuve de l’existence, de manière générale, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, elle-même et son fils seraient, en cas de transfert vers ce pays, personnellement exposés au risque que leurs besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, au point qu’il aurait fallu renoncer à leur transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités espagnoles avant de les transférer.

A cela s’ajoute qu’il ne se dégage pas non plus des éléments soumis au tribunal que les autorités espagnoles refuseraient de traiter la demande de protection internationale de Madame (A1), lesdites autorités ayant, au contraire, accepté la reprise en charge de la demanderesse sur le fondement de l’article 18 (1) b) du règlement Dublin III. Il ne se dégage pas davantage des éléments de la cause que les autorités espagnoles compétentes risqueraient de violer le droit de la demanderesse à l’examen, selon une procédure juste et équitable, de sa demande de protection 13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.

14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 88.

11internationale ou qu’elles risqueraient de refuser de lui garantir une protection conforme au droit international et au droit européen, notamment et en particulier au vu des risques éventuellement encourus par elle dans son pays d’origine, la demanderesse n’ayant, en effet, fourni aucun élément probant permettant de conclure que sa procédure d’asile n’y serait pas conduite conformément aux normes imposées par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par « la directive 2013/33/UE ».

Outre le fait que la demanderesse n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits et ceux de son fils ne seraient pas garantis en cas de retour en Espagne, elle n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Espagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Espagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates15.

Il convient, par ailleurs, de souligner que si la demanderesse devait estimer que le système d’asile espagnol est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si la demanderesse devait estimer que le système d’accueil espagnol ne serait pas conforme aux normes européennes.

S’agissant de la référence faite par la demanderesse à sa vulnérabilité et à celle de son fils, ainsi qu’à leur état de santé, le tribunal relève que dans son arrêt, précité, du 16 février 2017, la CJUE a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats […] ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-

15 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

12ci. […] »16. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] »17.

Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée.18 En l’espèce, la demanderesse n’a pas fourni le moindre élément de preuve dont il se dégagerait qu’elle-même ou son fils mineur souffriraient de problèmes médicaux spécifiques.

Ainsi, la demanderesse n’a pas fourni d’éléments objectifs qui seraient de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé ou de celui de son fils et a fortiori les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner le transfert sur ceux-ci.

En tout état de cause, il ne se dégage d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal que la demanderesse et son fils ne pourraient trouver en Espagne une aide spécifique au vu des besoins éventuels particuliers en matière d’accueil requis le cas échéant par leur état de santé, à admettre l’existence de problèmes de santé graves.

Le tribunal précise encore que s’il est certes exact qu’il ne saurait être nié qu’un enfant en bas âge, tel que l’enfant (A2), nécessite des contrôles médicaux fréquents, ce tant au regard de son développement normal qu’au regard de la fragilité de son système immunitaire, il n’en reste pas moins qu’il ne se dégage aucunement des éléments de la cause qu’en Espagne, ce dernier ne pourrait accéder aux soins médicaux dont il a besoin en tant que nourrisson.

Dans ce contexte, le tribunal précise que, lors de son audition par la police grand-ducale, la demanderesse a indiqué être retournée en Espagne depuis l’Allemagne, précisément en raison de la possibilité d’y être hospitalisée pour accoucher de son fils, lequel est effectivement né en Espagne.

Il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32 (1), alinéa 1er une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre 16 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.

17 Ibid., points 76 à 85 et point 96.

18 Ibid., point 83.

13à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé de la demanderesse et de celui de son fils lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne par le biais de la communication aux autorités espagnoles des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que les intéressés expriment leur consentement explicite à cet égard.19 Dans ces circonstances et dans la mesure où la demanderesse n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que compte tenu de leur situation personnelle, elle-même et son fils seraient exposés en Espagne à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 4 de la Charte, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que l’argumentation ayant trait à un risque, dans le chef de Madame (A1) et de son fils (A2), d’être victimes de traitements inhumains et dégradants en Espagne est à rejeter dans son ensemble.

Pour les mêmes motifs, c’est en vain que la demanderesse se prévaut d’une violation du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, tel que consacré, notamment, par l’article 3 de la CIDE.

Ces conclusions ne sont pas énervées par l’affirmation de la demanderesse, formulée au cours de son audition par un agent de la police grand-ducale, selon laquelle des assistants sociaux espagnols lui auraient annoncé la prise d’une mesure de placement à l’égard de son enfant mineur. En effet, outre le fait que le tribunal ne s’est pas vu soumettre la moindre information quant aux circonstances exactes ayant entouré cette annonce de la part de ces assistants sociaux, il est évident qu’une mesure de placement d’un enfant mineur ne constitue pas, en tant que telle, un traitement inhumain et dégradant, mais peut, selon les circonstances, se révéler nécessaire pour préserver l’intérêt supérieur du mineur concerné.

Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».

A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres20, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201721.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des 19 En ce sens : trib. adm., 30 mars 2022, n° 47115 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.

20 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

21 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

14intérêts publics dont elles ont la charge22, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration23.

En l’espèce, pour conclure à une violation de l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, la demanderesse invoque, en substance, la même argumentation que celle développée à l’appui de ses moyens tirés de la violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble l’article 3 de la CEDH et le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Or, cet argumentaire vient d’être rejeté ci-avant, le tribunal ayant plus particulièrement retenu qu’un transfert de la demanderesse et de son fils mineur vers l’Espagne n’est pas de nature à les exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que, d’une part, la preuve de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, n’a pas été rapportée en l’espèce et, d’autre part, la demanderesse n’a pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle et de celle de son fils, un transfert vers l’Espagne les exposerait à un tel risque, indépendamment de l’absence de défaillances systémiques au sens de cette dernière disposition, le tribunal ayant encore retenu qu’un tel transfert ne se heurte pas au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

S’agissant enfin du moyen ayant trait à une violation de l’article 13 de la CEDH, aux termes duquel « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. », le tribunal constate que la demanderesse reste en défaut d’avancer concrètement en quoi son droit à un recours effectif aurait été violé, voire même quel droit ou quelle liberté reconnus par la CEDH auraient été violés soit par les autorités luxembourgeoises, soit par les autorités espagnoles.

Le moyen afférent est dès lors rejeté.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

22 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 et les autres références y citées.

23 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.

15au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 7 juillet 2025 par :

Daniel WEBER, vice-président, Annemarie THEIS, premier juge, Izabela GOLINSKA, attaché de justice délégué, en présence du greffier Luana POIANI.

s. Luana POIANI s. Daniel WEBER Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 7 juillet 2025 Le greffier du tribunal administratif 16


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 53021
Date de la décision : 07/07/2025

Origine de la décision
Date de l'import : 18/08/2025
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2025-07-07;53021 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award