Tribunal administratif N° 52947 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52947 4e chambre Inscrit le 2 juin 2025 Audience publique du 27 juin 2025 Recours formé par Monsieur (A), connu sous différents alias, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52947 du rôle et déposée le 2 juin 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Samira MABCHOUR, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Libye) et être de nationalité algérienne, connu sous différents alias, actuellement assigné à résidence à la maison retour sise à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 16 mai 2025 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 18 juin 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en sa plaidoirie à l’audience publique du 24 juin 2025.
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Le 10 avril 2025, Monsieur (A), connu sous différents alias, ci-après désigné par « Monsieur (A) », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche effectuée le même jour dans la base de données EURODAC, que l’intéressé avait auparavant introduit plusieurs demandes de protection internationale, à savoir le 9 janvier 2018 en Grèce, le 1er novembre 2019 en Slovénie, le 27 mars 2020 et le 9 juin 2022 aux Pays-Bas, ainsi que le 23 juillet 2020 et le 22 novembre 2023 en Allemagne. Une recherche effectuée dans la base de données du système d’information Schengen (« SIS ») révéla en outre que l’intéressé, qui était connu sous différents alias, faisaitl’objet d’un signalement de la part des autorités allemandes au motif « Aide procédure judiciaire », valable du 21 février 2025 au 6 janvier 2028, et de la part des autorités suisses au motif « Ressortissant d’un pays tiers en vue d’une décision de retour », valable du 9 janvier 2025 au 9 janvier 2030. Une demande de renseignements effectuée à cette même occasion via le Centre de coopération policière et douanière (« CCPD ») révéla, quant à elle, que la demande de protection internationale introduite en Allemagne par Monsieur (A) avait été rejetée en date du 22 décembre 2023 et qu’il était connu des autorités allemandes en rapport avec différentes infractions pénales.
Le 15 avril 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 24 avril 2025, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues allemands en vue de la reprise en charge de l’intéressé sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités en date du 28 avril 2025 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.
Par décision du 16 mai 2025, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur (A) de sa décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers l’Allemagne sur le fondement des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 10 avril 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 10 avril 2025 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 15 avril 2025.
2 1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 10 avril 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 9 janvier 2018, en Slovénie en date du 1er novembre 2019, deux demandes aux Pays-Bas en date des 27 mars 2020 et 9 juin 2022 et deux demandes en Allemagne en date des 23 juillet 2020 et 22 novembre 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 20 mars 2025.
Sur base des informations à notre disposition, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 24 avril 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 28 avril 2025 en vertu de l'article 18(1)d.
2) Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3 3) Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Grèce en date du 9 janvier 2018, en Slovénie en date du 1er novembre 2019, deux demandes aux Pays-Bas en date des 27 mars 2020 et 9 juin 2022 et deux demandes en Allemagne en date des 23 juillet 2020 et 22 novembre 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Libye en 2014 pour vous rendre en Algérie, où vous seriez resté jusqu'en 2017. À la fin de l'année 2017, vous seriez parti clandestinement en Grèce, où vous seriez arrivé au début de l'année 2018. En date du 9 janvier 2018, vous avez introduit une demande de protection internationale en Grèce.
Après sept mois passés en Grèce, vous seriez parti en Albanie, puis en Bosnie, où vous auriez résidé pendant un an. Vous seriez ensuite parti en Slovénie, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 1er novembre 2019.
Après plusieurs mois, vous seriez parti aux Pays-Bas, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 27 mars 2020. Vous seriez ensuite allé en Allemagne, où vous avez introduit une nouvelle demande de protection internationale le 23 juillet 2020. Après un séjour de deux années en Allemagne, vous seriez retourné aux Pays-Bas, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 9 juin 2022. Après un séjour de plus d'une année aux Pays-Bas, vous seriez retourné en Allemagne, où vous avez introduit une nouvelle demande de protection internationale le 22 novembre 2023.
Toujours selon vos déclarations, vous auriez vécu dans un camp de réfugiés en Thuringe jusqu'à la fin de l'année 2024. Vous seriez ensuite parti en Suisse, où vous auriez séjourné quelques mois, avant de prendre un train en direction du Luxembourg, où vous seriez arrivé le 7 avril 2025.
Lors de votre entretien en date du 15 avril 2025, vous avez indiqué souffrir de problèmes de santé, notamment de fractures au niveau du dos. Il y a cependant lieu de soulever que vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Allemagne qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l'Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
4 Soulignons en outre que l'Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l'Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence l'Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l'Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou 5 exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Allemagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n'ont pas été constatées. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 2 juin 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et, subsidiairement, à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 16 mai 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur, tout en rappelant certains des rétroactes passés en revue ci-avant, donne à considérer, que dans le cadre de son parcours migratoire, il aurait connu plusieurs épisodes de précarité extrême et de désocialisation prolongée.
En droit, le demandeur conclut d’abord à une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dénommée ci-après la « CEDH », ainsi que de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par la « Charte », en ce que la décision n’aurait pas pris en compte le risque réel et sérieux de traitements inhumains et dégradants auquel il serait exposé en cas de transfert vers l’Allemagne.
De plus l’article 19, paragraphe (2) de la Charte interdirait le renvoi d’un individu vers un pays où il existe un risque sérieux qu’il soit exposé à un tel traitement, même indirectement.
Il ressortirait d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, dénommée ci-
après « la CourEDH », dans une affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce (n° 30696/09) que la protection contre les traitements inhumains et dégradants s’appliquerait pleinement aux transferts opérés en vertu du règlement Dublin III, de sorte que, tel que précisé dans un arrêtTarakhel c. Suisse (n° 29217/12) de la même Cour, il serait exigé, avant tout transfert, de procéder à une évaluation individualisée, actuelle et concrète du risque de mauvais traitement dans l’Etat requis.
Le demandeur donne à considérer qu’il présenterait un profil de vulnérabilité élevé, souffrant de douleurs chroniques dorsolombaires, ayant nécessité une opération avec mise en place d’une arthrodèse le 1er août 2024, son état de santé exigeant un suivi médical régulier, spécialisé et stable.
De plus, son parcours migratoire et son expérience antérieure en Allemagne, marqués par l’absence de protection, un rejet de ses demandes d’asile, l’inaccessibilité aux soins médicaux et l’exclusion sociale, démontreraient que son renvoi vers ce pays le replongerait dans une situation d’extrême précarité, renforcée par l’existence d’une interdiction d’entrée sur le territoire allemand qui rendrait son transfert juridiquement inopérant et matériellement dangereux.
Dans ces conditions, un tel transfert s’apparenterait à un refoulement indirect au sens de l’article 19, paragraphe (2) de la Charte et de l’article 33 de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, dénommée ci-après « la Convention de Genève ».
En deuxième lieu, le demandeur fait plaider que la décision déférée serait entachée d’une erreur manifeste d’appréciation résultant de l’absence d’une évaluation individualisée de sa situation et de son état de santé.
Il se réfère à l’article 24 de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, dénommée ci-après « la directive 2013/32/UE », qui imposerait aux Etats membres d’identifier et de prendre en considération les besoins particuliers des demandeurs, notamment en cas de vulnérabilités médicales ou psychologiques, afin de garantir une procédure adaptée.
Ce principe découlerait également de l’article 4 de la Charte qui consacrerait le respect de la dignité humaine et l’interdiction des traitements inhumains.
La CourEDH, dans son arrêt Tarakhel c. Suisse aurait également exigé une évaluation individualisée et approfondie, surtout en cas de vulnérabilité de la personne concernée, avant tout transfert vers un autre Etat membre, contrôle incluant l’analyse des conditions d’accueil, des soins disponibles et des soutiens sociaux dans l’Etat de destination.
Or, en l’espèce, la décision déférée ne mentionnerait à aucun moment son état de santé, ni son parcours migratoire, ni les impacts psychiatriques de sa trajectoire d’exil. De même, il n’aurait pas été procédé à une expertise médicale, ni à un entretien adapté, de sorte à ne pas avoir pu en tirer des conséquences par rapport à son instabilité mentale documentée.
Dès lors, en procédant à une analyse purement administrative, dénuée de toute prise en compte de sa situation humaine concrète, le demandeur indiquant souffrir de dorsolombalgies chroniques nécessitant un suivi continu et approfondi, le ministre aurait commis une erreur manifeste d’appréciation, ainsi qu’une violation du droit à une procédure équitable garanti par l’article 47 de la Charte.
En dernier lieu, le demandeur conclut à une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III par le refus injustifié d’appliquer la clause de souveraineté y prévue.
Si ce pouvoir ne serait pas illimité, il s’inscrirait dans la logique humanitaire et protectrice du régime d’asile européen commun, destiné à éviter que le mécanisme prévu par le règlement Dublin III ne produise des effets contraires à la dignité humaine, en particulier dans des situations exceptionnelles de vulnérabilité, ou lorsque l’Etat désigné ne pourrait, concrètement, garantir le respect des droits fondamentaux.
Ainsi, la CJUE aurait, dans un arrêt C.K. c. Slovénie (C-578/16), affirmé que le recours à l’article 17, paragraphe (1) deviendrait une obligation juridique lorsque le transfert exposerait la personne concernée à un risque réel de traitements inhumains ou dégradants, notamment en raison de troubles médicaux graves.
Or, en l’espèce, il remplirait tous les critères d’une situation humanitaire exceptionnelle, alors qu’il souffrirait d’une maladie chronique, se trouverait dans une situation de rupture sociale complète et disposerait au Luxembourg d’un environnement protecteur incluant des liens stables, un début de prise en charge de son état de santé et une possibilité de reconstruction sociale.
Le demandeur reproche à la décision déférée de ne pas avoir justifié son refus de faire usage de la clause de souveraineté, par une motivation individualisée, respectivement par une appréciation concrète des circonstances exceptionnelles du dossier, entraînant dans le chef de l’Etat luxembourgeois un manque à son devoir de prévention d’un risque grave pour ses droits fondamentaux, ce qui engagerait la responsabilité internationale et européenne de ce dernier.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
Le tribunal relève ensuite qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour reprendre en charge Monsieur (A), prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu 8 de (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale, laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précités, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A) était l’Allemagne où il a déposé deux demandes de protection internationale en dates des 23 juillet 2020 et 22 novembre 2023, lesquelles ont finalement fait l’objet d’un refus le 23 décembre 2023, et que les autorités allemandes ont accepté sa reprise en charge en date du 28 avril 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre comme étant responsable pour connaître de sa demande de protection internationale, respectivement des suites à y donner et de ne pas l’examiner, étant relevé que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement, l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour connaître de sa demande de protection internationale.
Cette conclusion n’est pas énervée par le fait que le demandeur affirme avoir fait l’objet, de la part des autorités allemandes, d’une interdiction d’entrée sur le territoire, alors qu’au-delà du fait qu’une telle mesure ne ressort pas du dossier soumis au tribunal, les autorités allemandes ont expressément accepté sa reprise en charge, de sorte qu’il n’y a aucun empêchement juridique à son transfert vers l’Allemagne.
En ce qui concerne ensuite l’argumentation du demandeur selon laquelle son transfert en Allemagne violerait les articles 3 de la CEDH, ainsi que 4, 19, paragraphe (2) et 47 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, de même que l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, il échet d’abord de préciser que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, non invoqué en l’espèce, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, le tribunal constate que le demandeur n’invoque pas l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III pour faire valoir l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Allemagne.
En ce qui concerne le moyen tendant à la violation par la décision ministérielle litigieuse de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, ensemble les articles 19, paragraphe (2) et 47 de la Charte invoqués par le demandeur dans ce contexte, le tribunal relève que l’Allemagne est tenue au respect, en adhérant aux textes légaux communautaires et en tant que signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-
refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.
Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard1. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. Comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres, ainsi que les Etats y adhérant, peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées2, le demandeur restant, en l’espèce en défaut d’alléguer et a fortiori d’établir l’existence de telles défaillances en Allemagne.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.3 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du 1 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.
2 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
3 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte4, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.5 Néanmoins, il ne se dégage pas de cette jurisprudence que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.
En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par la « directive Accueil », sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats (…) ». Elle a retenu ensuite que « (…) dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. (…) »6.
Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « (…) d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans 4 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
5 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
6 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert (…) » 7.
Cette jurisprudence vise dès lors l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée8.
La CJUE a encore relevé la coopération entre l’Etat membre devant procéder au transfert et l’Etat membre responsable afin d’assurer que le demandeur d’asile concerné reçoive des soins de santé pendant et à l’issue du transfert, l’Etat membre procédant au transfert devant s’assurer que le demandeur d’asile concerné bénéficie de soins dès son arrivée dans l’Etat membre responsable, les articles 31 et 32 du règlement Dublin III imposant, en effet, à l’Etat membre procédant au transfert de communiquer à l’Etat membre responsable les informations concernant l’état de santé du demandeur d’asile qui sont de nature à permettre à cet Etat membre de lui apporter les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels.
Ainsi, ce n’est que dans l’hypothèse où la prise de précautions de la part de l’Etat membre procédant au transfert ne suffirait pas, compte tenu de la gravité particulière de l’affection du demandeur d’asile concerné, à assurer que le transfert de celui-ci n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, qu’il incomberait aux autorités de l’Etat membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de cette personne, et ce aussi longtemps que son état ne la rend pas apte à un tel transfert.
Il appartient dès lors au tribunal, compte tenu des développements du demandeur à cet égard, de vérifier si l’état de santé de celui-ci présente une gravité telle qu’il ne peut sérieusement être exclu que son transfert entraînerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH9.
Or, en l’espèce, force est de constater que s’il se dégage certes d’un certificat médical établi par le docteur …, par lequel ce dernier sollicite un avis orthopédiste au sujet du demandeur, que ce dernier se plaint de dorsolombalgies chroniques après avoir subi une opération au dos en Allemagne le 1er août 2024, et qu’un traitement médicamenteux lui est prescrit dans ce contexte, il ne ressort cependant pas de cette pièce versée en l’espèce que l’état de santé de Monsieur (A) revêtirait une gravité telle que les autorités luxembourgeoises auraient dû prendre des précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante son état de santé, respectivement qu’un transfert vers l’Allemagne entraînerait des 7 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 96.
8 Ibidem, point 83.
9 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.conséquences significatives et irrémédiables sur son état de santé ou encore que son état de santé s’opposerait à son transfert vers l’Allemagne.
Il ne ressort pas non plus des pièces versées au dossier que le demandeur n’avait ou n’aurait pas d’accès à des soins en Allemagne, étant relevé, à cet égard, qu’il a, au contraire, tel que relevé ci avant, pu bénéficier d’une opération en Allemagne pour ses problèmes au dos.
Ce constat s’impose d’autant plus que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre au tribunal un quelconque élément concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en Allemagne des soins médicaux dont il pourrait, le cas échéant, avoir besoin, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers la CEDH, la Charte ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976.
A défaut d’autres éléments soumis à l’appréciation du tribunal, le demandeur est resté en défaut d’établir que son transfert vers l’Allemagne pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur son état de santé, respectivement que son état de santé s’opposerait à son transfert vers l’Allemagne.
Enfin, et même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale débouté de sa demande, au système de santé allemand, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit internes, voire devant les instances européennes adéquates.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne par le biais de la communication aux autorités allemandes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Partant, le tribunal est amené à retenir qu’il ne se dégage pas des éléments lui soumis que le demandeur se trouve dans une situation de vulnérabilité particulière s’opposant à son transfert vers l’Allemagne.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il n’est pas démontré qu’il existe un risque réel et avéré que le transfert du demandeur s’opère, dans ce contexte, en violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, respectivement que le ministre ait commis une erreur d’appréciation à cet égard.
Quant à l’invocation par le demandeur, dans ce contexte, d’une violation de l’article 47 de la Charte, le tribunal relève que ledit article prévoit que « Toute personne dont les droits et 13 libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.
Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice. ».
Dans la mesure où ladite disposition vise exclusivement le droit à un recours effectif devant un tribunal, celle-ci n’est pas applicable aux procédures précontentieuses devant les autorités administratives d’un Etat, de sorte que ledit moyen encourt le rejet pour ne pas être fondé.
En ce qui concerne ensuite le moyen du demandeur tiré, dans ce contexte, d’une violation, par le ministre, du principe de non-refoulement prévu aux articles 19, paragraphe (2) de la Charte et 33 de la Convention de Genève, au motif que son transfert vers l’Allemagne constituerait un refoulement au sens de ladite disposition et contraire à l’article 3 de la CEDH, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202310, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale.
Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale, n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur mais désigne uniquement l’Etat responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites, étant souligné que ledit Etat, en l’occurrence l’Allemagne, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.
Quant à l’argumentation du demandeur selon laquelle il courrait un risque d’être renvoyé arbitrairement vers son pays d’origine par les autorités allemandes, force est au tribunal de constater que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un tel risque. Il ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à son égard et faillirait dès lors à ses obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.
Par ailleurs, il n’appert de toute façon pas que la mise en œuvre d’une décision 10 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant, tel que relevé ci-dessus, précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »), le règlement Dublin III cherchant, en effet, à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat de leur choix.
A cela s’ajoute qu’il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités allemandes devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation de l’article 19, paragraphe (2) de la Charte, respectivement de l’article 33 de la Convention de Genève, alors même que dans son pays d’origine, il serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie et son intégrité physique, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates11. Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités allemandes de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé, en cas de transfert vers l’Allemagne à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH respectivement de faire l’objet d’un refoulement. Ainsi, l’argumentation afférente est à rejeter dans son ensemble.
En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…). », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres12, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201713.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge14, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration15.
11 Voir article 26 de la directive Accueil.
12 CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, N.S. e.a., affaires jointes C-411/10 et C-493/10, point 65.
13 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16 PPU, points 88 et 97.
14 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3e volet) et les autres références y citées.
15 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision ministérielle déférée par rapport à l’article 3 de la CEDH, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, y compris en ce qu’il est resté en défaut d’établir qu’il risquerait des traitements inhumains ou dégradants en cas de transfert vers l’Allemagne, plus particulièrement au regard de son état de santé, et que c’est sur base de cette même argumentation que le demandeur soutient que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur alors même que cet examen incombe aux autorités allemandes. Il est encore relevé, dans ce contexte, que l’affirmation du demandeur, dans sa requête introductive d’instance, selon laquelle il aurait un support au Luxembourg, est contredite par ses propres explications dans son entretien du 15 avril 2025.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 27 juin 2025 par :
Paul Nourissier, premier vice-président, Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 27 juin 2025 Le greffier du tribunal administratif 16