Tribunal administratif N° 52849 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52849 4e chambre Inscrit le 13 mai 2025 Audience publique du 6 juin 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52849 du rôle et déposée le 13 mai 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Michel KARP, avocat à la Cour, assisté par Maître Elena FROLOVA, avocat, les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Ukraine), de nationalité ukrainienne, actuellement assigné à résidence à la maison retour sise à L-…, tendant, d’après son dispositif, principalement à la réformation sinon subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 29 avril 2025 de le transférer vers la Belgique comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 21 mai 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Elena FROLOVA, en remplacement de Maître Michel KARP, et Monsieur le délégué du gouvernement Jeff RECKINGER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 3 juin 2025.
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Le 14 mars 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Les déclarations de Monsieur (A) sur son identité et sur son itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées par un agent de la police grand-ducale, service criminalité organisée dans un rapport du même jour.
Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) avait introduit depuis 2019 en tout neuf demandes de protection internationale dont deux en Allemagne, trois aux Pays-Bas et quatre en Belgique.
En date du 2 avril 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, en vertu 1du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 3 avril 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues belges une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande que les autorités belges acceptèrent en date du 8 avril 2025 sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b) du même règlement.
Par décision du 29 avril 2025, notifiée à l’intéressé en mains propres le 2 mai 2025, le ministre des Affaires intérieures, dénommé ci-après « le ministre », informa Monsieur (A) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Belgique sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 14 mars 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)b du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Belgique qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 14 mars 2025 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 2 avril 2025.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 14 mars 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit quatre demandes de protection internationale en Belgique en date des 7 juin 2019, 15 janvier 2021, 20 mai 2021 et 5 mars 2024, trois demandes aux Pays-
Bas en date des 17 janvier 2021, 23 mai 2021 et 12 janvier 2022 et deux demandes en Allemagne en date des 16 juillet 2020 et 22 avril 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 2 avril 2025.
22. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point b) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le demandeur dont la demande est en cours d'examen et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 14 mars 2025 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit quatre demandes de protection internationale en Belgique en date des 7 juin 2019, 15 janvier 2021, 20 mai 2021 et 5 mars 2024, trois demandes aux Pays-Bas en date des 17 janvier 2021, 23 mai 2021 et 12 janvier 2022 et deux demandes en Allemagne en date des 16 juillet 2020 et 22 avril 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine le 6 juin 2019 en bus en direction de la Belgique. Depuis votre entrée, vous avez introduit plusieurs demandes de protection internationale en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. Vous auriez été transféré en Belgique à plusieurs reprises, mais vos demandes y auraient été rejetées. Avant d'arriver au Luxembourg le 11 mars 2025, vous auriez séjourné à Anvers pendant trois mois et auriez été hébergé par une association humanitaire appelée « Victor ».
Lors de votre entretien Dublin III en date du 2 avril 2025, vous avez mentionné avoir des problèmes dentaires et souffrir d'anémie, mais vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Belgique qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection 3internationale.
Monsieur, vous déclarez avoir quitté la Belgique parce que vous n'aviez pas d'endroit où dormir.
Rappelons à cet égard que la Belgique est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Belgique est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Belgique profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Belgique est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Belgique sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires belges.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons 4humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Belgique, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités belges n'ont pas été constatées. (…) ».
Par un arrêté du 2 mai 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre assigna encore Monsieur (A) à résidence à la maison retour sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, pour une durée de trois mois.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 13 mai 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant, d’après son dispositif, auquel le tribunal est seul tenu, principalement à la réformation sinon subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 29 avril 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours, le demandeur expose, en substance, les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant qu’il aurait introduit plusieurs demandes de protection internationale dans d’autres Etats membres de l’Union européenne, et qu’il aurait, plusieurs fois, été transféré en Belgique, où il aurait dernièrement vécu dans la rue ou grâce à l'aide d'associations humanitaires. Il précise encore avoir des problèmes dentaires et souffrir d'anémie, sans qu'une prise en charge médicale ou bilan ne lui auraient été octroyés par un quelconque pays au cours de son périple.
5En droit, le demandeur estime que le ministre aurait tiré des conclusions hâtives par rapport à sa situation personnelle, sans prendre en compte le statut précaire que la Belgique imposerait à ses demandeurs de protection internationale.
Dans ce contexte, il conclut, en premier lieu, à une violation de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », et de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après désignée par « la CEDH », au motif que les conditions d’accueil en Belgique, notamment en termes de logement, d’accès aux soins de santé et de garanties procédurales, lesquelles seraient critiquées par de nombreux rapports internationaux et décisions judiciaires, pourraient porter atteinte à leur dignité humaine et à leur bien-être. Ainsi, en cas de transfert, les autorités belges le laisseraient démuni, sans ressources et sans protection, comme ils l'auraient déjà fait précédemment pour lui et d'autres réfugiés.
En effet, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ci-après dénommé « l’UNHCR », aurait exprimé une vive inquiétude quant à la dégradation des conditions de vie des demandeurs d’asile en Belgique, où des milliers de personnes, y compris des familles et des enfants, seraient contraintes de vivre dans la rue sans accès aux soins médicaux, à l’hygiène, à un hébergement adéquat ni à l’information, situation qui perdurerait depuis 2021 et qui résulterait de la saturation du système d’accueil belge, géré par l’agence FEDASIL, incapable de répondre à l’afflux de nouveaux arrivants. Ainsi, entre octobre 2021 et décembre 2022, plus de 10.000 refus d’accueil auraient été enregistrés, exposant les demandeurs de protection internationale à des conditions précaires, insalubres et dangereuses, ayant des conséquences graves sur leur santé physique et mentale. Dans une lettre adressée au gouvernement belge en mars 2023, quatre rapporteurs spéciaux des Nations unies auraient dénoncé ces violations des droits fondamentaux, rappelant les obligations légales de la Belgique en matière d’asile, notamment l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, tout en exhortant les autorités belges à prendre des mesures immédiates pour garantir un accueil digne, pour assurer l’accès aux services essentiels et pour protéger les personnes vulnérables, tout en demandant des enquêtes sur les violations commises et des actions pour éviter leur répétition.
Dans sa réponse du 22 mai 2023, la secrétaire d'Etat belge, reconnaissant que la Belgique subirait une pression migratoire intense depuis l'été 2021, aggravée en 2022 et 2023, admettrait que malgré les mesures prises, la Belgique ne parviendrait pas à offrir un hébergement à tous les demandeurs de protection internationale dès leur arrivée, ce qui ne serait pas un choix politique, mais une contrainte matérielle, de sorte à demander du temps pour réformer le système d’asile et d’accueil.
De plus, souffrant de pathologies aggravées par son état de santé fragile, le demandeur estime que son transfert vers ce pays constituerait un traitement inhumain et dégradant, en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, au regard de l'absence totale d’assistance de la part des autorités belges lors de son précédent séjour, et ce, malgré les obligations prévues par la directive n°2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale, dénommée ci-
après « la directive Accueil ». Ainsi, son état psychologique se serait détérioré en raison de son abandon dans la rue.
Il invoque encore, dans ce contexte, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, dénommée ci-après « la CourEDH », du 18 août 2023, dans une affaire Camara c.
Belgique, ayant condamné la Belgique pour ne pas avoir exécuté une décision de justice 6ordonnant l’hébergement d’un demandeur d’asile, ce qui révèlerait une carence systémique dans le respect des droits fondamentaux, de sorte que la présomption de respect des droits fondamentaux par les Etats membres de l’Union européenne, prévue par le règlement Dublin III, se trouverait renversée dans le cas de la Belgique, en application de l'article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Il reproche ensuite au ministre la violation de l'article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, car ce dernier aurait pris sa décision, tout en sachant qu'il se retrouverait dans une situation de particulière vulnérabilité en cas de transfert vers la Belgique.
Il fait finalement valoir que son transfert vers la Belgique serait contraire au principe de non-refoulement découlant de l'article 33 de la Convention de Genève sur le statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, ci-après désignée par la « Convention de Genève », étant donné qu'il serait soumis en Belgique, en tant que demandeur de protection internationale, à des conditions matérielles d'hébergement inhumaines et dégradantes reconnues tant par l’UNHCR que par les autorités belges elles-mêmes. De même, le demandeur estime que les autorités belges le laisseraient sans protection et l'expulseraient directement vers son pays d'origine, en violation des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, de sorte qu’il aurait également appartenu au ministre de faire application de la clause de souveraineté prévue par l’article 17 du règlement Dublin III à cet égard.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
Le tribunal relève ensuite qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités belges pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale du demandeur que « l’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de (…) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le demandeur dont la demande est en cours d’examen et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ; (…) ».
7Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Belgique et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point, b) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Belgique, en ce qu’il y avait introduit des demandes de protection internationale en date des 7 juin 2019, 15 janvier et 20 mai 2021, ainsi le 5 mars 2024 et que les autorités belges avaient accepté sa reprise en charge le 8 avril 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer vers la Belgique.
Force est de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe des autorités belges, et, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais soutient que son transfert violerait les articles 3, paragraphe (2), alinéa 2, et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que l’article 3 de la CEDH, de même que l’article 4 de la Charte, ensemble le principe de non-refoulement ancré à l’article 33 de la Convention de Genève.
A cet égard, il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale malgré la compétence de principe et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH, et auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
S’agissant de l’argumentation quant à l’existence, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le tribunal rappelle qu’en vertu de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
8La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la Belgique est tenue au respect, en adhérant aux textes légaux communautaires et en tant que signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres, ainsi que les Etats y adhérant, peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt, précité, du 16 février 20175, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres et les Etats y adhérant.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
9jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.
En l’espèce, le demandeur estime que les défaillances systémiques en Belgique résulteraient des conditions d’accueil et d’hébergement dégradées auxquelles les demandeurs de protection internationale devraient faire face dans ce pays.
Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
Le tribunal est en effet amené à constater que le demandeur est resté en défaut d’établir qu’il existerait de manière générale des défaillances systémiques en Belgique, en ce sens que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, sans que les considérations sur la situation d’il y deux ans concernant des difficultés d’hébergement de tous 7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.jurad.etat.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
11 Ibid., pt. 92.
12 Ibid., pt. 93.
10les nouveaux arrivants parmi les demandeurs de protection internationale ne soient pertinentes à cet égard, étant relevé qu’ils manquent d’actualité.
En effet et concernant plus spécialement les affirmations du demandeur quant à son vécu depuis son dernier transfert vers la Belgique et la question d’un accès éventuellement limité, voire impossible à des conditions d’accueil minimales des personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III, il convient de préciser que la directive Accueil prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs »13. L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » ou encore « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».
De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
Dès lors, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant quitté sans autorisation leur lieu d’hébergement ou ayant introduit une demande ultérieure après avoir déjà essuyé des refus définitifs à leurs demande de protection internationale est autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise.
Par ailleurs, le tribunal constate que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH, relative à une suspension générale des transferts vers la Belgique, voire une demande en ce sens de la part du UNHCR. Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Belgique de ressortissants ukrainiens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile belge qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Belgique de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
13 Considérant 25.
11Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.14 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.16 En l’espèce, le tribunal relève que le demandeur n’affirme pas et a fortiori ne prouve pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en Belgique dans le cadre de sa demande de protection internationale y introduite.
De plus, tel que relevé ci-avant, la restriction de l’accès au système d’accueil à certaines catégories de personnes ne saurait s’analyser per se en un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
En effet, la question litigieuse, en l’espèce, se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale, aide dont il affirme pourtant avoir bénéficié en Belgique avant son départ vers le Luxembourg.
Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la CourEDH a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait pas non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie17.
La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat18.
14 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
16 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
17 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.
18 CourEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne, n° 32734/96.
12Force est à cet égard encore au tribunal de constater, au vu des nombreuses demandes de protection internationale introduites par le demandeur dans différents Etats membres de l’Union européenne, dont la Belgique, que ces demandes relèvent, in fine, du forum shopping que le règlement Dublin III a justement pour objectif d’éviter.
En ce qui concerne, dans ce contexte, l’affirmation du demandeur, selon laquelle il n’aurait jamais eu accès aux soins, ni en Belgique ni dans un autre Etat membre, force est de relever qu’il ne se dégage d’aucun élément concret soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement, les droits du demandeur n’auraient pas été respectés en Belgique concernant l’accès à des soins de santé, respectivement que le demandeur ait, à un moment donné, infructueusement sollicité l’aide ou l’assistance des autorités belges en raison de son état de santé, ce dernier ne versant pas non plus un quelconque élément de nature à établir des défaillances dans le système médical belge, voire une impossibilité quelconque d’accès aux soins médicaux en Belgique.
En tout état de cause, le demandeur reste en défaut de démontrer que son état de santé présente une gravité telle qu’il ne peut sérieusement être exclu que son transfert entraînerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH19.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation de son transfert vers la Belgique par le biais de la communication aux autorités belges des informations adéquates, pertinentes et raisonnables la concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Même à admettre que le système d’accueil belge - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents belges - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il appartiendrait au demandeur de faire valoir ses droits directement auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes compétentes. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système belge n’était pas conforme aux normes européennes.
Il suit des considérations qui précèdent que le moyen du demandeur ayant trait à l’existence, dans son chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, respectivement des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, pris isolément, en cas de transfert vers la Belgique, est à rejeter pour manquer de fondement.
19 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
13 Ce constat n’est pas énervé par le moyen du demandeur tiré du principe de non-
refoulement découlant de l’article 33 de la Convention de Genève, lequel se trouverait violé en cas de transfert vers la Belgique, étant rappelé que la décision entreprise n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande d’asile, soit en l’espèce la Belgique, ce pays ayant, comme relevé ci-
dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge l’intéressé, ce point n’étant pas contesté.
Il y a ensuite lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202320, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement en Ukraine par les autorités belges en violation du principe de non-refoulement.
De plus, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités belges devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des l’article 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, qu’il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates.
L’argumentation ayant trait à une violation du principe de non-refoulement est, au vu des développements faits ci-avant, à rejeter pour ne pas être fondée.
En ce qui concerne finalement le moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) », il y a lieu de préciser que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres21, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt de la CJUE, précité, du 16 février 201722.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la 20 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
21 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, pt. 65.
22 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
14satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge23, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration24.
En l’espèce, le demandeur se borne à affirmer que le ministre aurait dû faire application de l’article 17 du règlement Dublin III sur base du risque, en son chef, de voir violés, en cas de transfert vers la Belgique, les articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, sans prouver, au vu des développements faits ci-avant, que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III.
Il s’ensuit qu’à défaut de toute autre argumentation y relative, le moyen afférent encourt le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 6 juin 2025 par :
Paul Nourissier, premier vice-président, Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 6 juin 2025 Le greffier du tribunal administratif 23 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3e volet) et les autres références y citées.
24 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.