Tribunal administratif N° 50259 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:50259 3e chambre Inscrit le 28 mars 2024 Audience publique du 3 juin 2025 Recours formé par Monsieur (A), … (France), contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de police des étrangers
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50259 du rôle et déposée le 28 mars 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Eric SAYS, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Nigéria) et être de nationalité nigériane, demeurant à F-… (France), élisant domicile en l’étude de son litismandataire, préqualifié, sise à L-2668 Luxembourg, 24, rue Julien Vesque, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision de retour prise à son encontre le 14 mars 2024 par le ministre des Affaires intérieures, assortie d’une interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois d’une durée de cinq ans ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 28 juin 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Pascale MILLIM en sa plaidoirie à l’audience publique du 11 mars 2025, Maître Eric SAYS s’étant excusé.
Suivant relevé journalier du Centre pénitentiaire d’Uerschterhaff (« CPU ») du 17 mars 2023, Monsieur (A) fut placé en détention préventive du chef d’infraction à la législation relative aux stupéfiants.
Une recherche effectuée en date du 24 mars 2023 dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) avait déposé une demande de protection internationale en Italie les 30 avril 2014, 1er août 2016 et 3 mars 2017, en Autriche les 6 mars 2016 et 18 février 2017, en Suisse le 7 juin 2016, aux Pays-Bas le 19 octobre 2020, ainsi qu’en France le 5 septembre 2022.
Suivant relevé journalier du CPU du 3 mai 2023, Monsieur (A) fut libéré du CPU en date du même jour.
Il ressort d’un rapport de la police grand-ducale, région Capitale, Commissariat …, référencé sous le numéro …, dit « Fremdennotiz », du 22 mai 2023, d’un rapport de la police 1grand-ducale, région Capitale, Commissariat …, référencé sous le numéro …, dit « Fremdennotiz », du 5 août 2023, d’un rapport de la police grand-ducale, région Capitale, Commissariat …, référencé sous le numéro …, dit « Fremdennotiz », du 25 septembre 2023, d’un rapport de la police grand-ducale, région Capitale, …, référencé sous le numéro …, dit « Fremdennotiz », du 7 février 2024, qu’en date des mêmes jours, Monsieur (A) fit l’objet de contrôles d’identité lors desquels il présenta une attestation de demande d’asile française valable jusqu’au 5 octobre 2023 respectivement jusqu’au 18 août 2024 sans toutefois présenter des documents d’identité ou de voyage valables. Il s’avéra encore, suite à une recherche dans la base de données du système d’information Schengen (« SIS ») en date du 7 août 2023 que Monsieur (A) faisait l’objet d’un signalement de la part des autorités italiennes pour « Interdiction d’accès/séjour ».
Il se dégage ensuite d’un rapport de la police grand-ducale, région Capitale, Commissariat …, référencé sous le numéro …, dit « Fremdennotiz », du 14 mars 2024, que le même jour, Monsieur (A) fut interpellé par les forces de l’ordre suite à des faits d’infraction à la législation relative aux stupéfiants. Une demande de renseignements via le Centre de coopération policière et douanière en date du même jour confirma que l’intéressé était titulaire d’une attestation de demande d’asile française valable jusqu’au 18 août 2024.
Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », constata le séjour irrégulier de Monsieur (A) sur le territoire luxembourgeois, lui ordonna de quitter ledit territoire sans délai et prononça à son encontre une interdiction d’entrée sur le même territoire d’une durée de cinq ans, ledit arrêté étant basé sur les motifs et considérations suivants :
« […] Vu les articles 100 et 109 à 115 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration ;
Vu les différents rapports établis par la Police grand-ducale ;
Vu la détention préventive de l'intéressé ;
Considérant que l'intéressé n'est pas en possession d'un document de voyage valable ;
Considérant que l'intéressé n'est pas en possession d'un visa en cours de validité ;
Considérant que l'intéressé constitue une menace pour l'ordre public ;
Considérant que l'intéressé fait l'objet d'un signalement aux fins de non-admission dans le SIS ;
Considérant que l'intéressé n'est ni en possession d'une autorisation de séjour valable pour une durée supérieure à trois mois ni d'une autorisation de travail ;
Que par conséquent il existe un risque de fuite dans le chef de l'intéressé ; […] ».
Par arrêté séparé du même jour, notifié à l’intéressé également le même jour, le ministre ordonna le placement de Monsieur (A) au Centre de rétention pour une durée d’un mois à partir de la notification de l’arrêté en question.
Le 19 mars 2024, le ministre ordonna la libération immédiate de Monsieur (A) du Centre de rétention.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 28 mars 2024, Monsieur (A) fit introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision de retour, précitée, du 14 mars 2024, assortie d’une interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois d’une durée de cinq ans.
2Etant donné qu’aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond en la présente matière, l’article 113 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après désignée par « la loi du 29 août 2008 », aux termes duquel :
« Contre les décisions du ministre visées aux articles 109 et 112 un recours en annulation est ouvert devant le Tribunal administratif dans les formes et délais ordinaires. […] », renvoyant plus particulièrement à l’article 112 de la même loi sur base duquel l’interdiction du territoire a été prise, prévoyant expressément un recours en annulation, seul un recours en annulation a pu être introduit en l’espèce, de sorte que le tribunal est incompétent pour connaître du recours principal en réformation.
Le tribunal est, en revanche, compétent pour connaître du recours subsidiaire en annulation, qui est par ailleurs recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours et après avoir exposé les faits et rétroactes à la base de la décision déférée, le demandeur, en droit et quant à la légalité externe de celle-ci, se rapporte à prudence de justice en ce qui concerne la compétence du « ministre de l’Immigration et de l’Asile » pour prendre l’arrêté litigieux.
Quant à la légalité interne, et après avoir cité l’article 112 de la loi du 29 août 2008, le demandeur conteste tout d’abord qu’il constituerait un danger ou une menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique. Dans ce contexte, il donne à considérer que, si tel était le cas, le ministre n’aurait pas ordonné sa libération immédiate du Centre de rétention en date du 19 mars 2024.
Le demandeur soutient ensuite qu’il disposerait d’une attestation de demande de protection internationale française valable jusqu’au 18 août 2024 et qu’il aurait été seulement « de passage » au Luxembourg pour rejoindre son épouse, Madame (B), avec laquelle il résiderait ensemble à … (France).
Il en conclut que l’interdiction d’entrée sur le territoire de cinq ans prononcée à son encontre ne serait pas justifiée quant à son principe.
Subsidiairement, il fait valoir que ladite interdiction d’entrée sur le territoire ne serait pas justifiée quant à sa durée, alors qu’il ne présenterait aucun danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Appréciation du tribunal C’est de prime abord à tort que le demandeur conteste, par le fait de s’être rapporté à prudence de justice, la compétence du « ministre de l’Immigration et de l’Asile » pour prendre l’arrêté litigieux, arrêté qui a, en effet, été pris par le ministre des Affaires intérieures, étant encore relevé qu’en vertu de l’article 3, point g) de la loi du 29 août 2008, le ministre visé dans les dispositions de cette loi est le membre du gouvernement ayant l’immigration 3dans ses attributions, soit, conformément à l’annexe B du règlement interne du Gouvernement tel qu’approuvé par arrêté grand-ducal du 27 novembre 2023 portant approbation et publication du règlement interne du Gouvernement, le ministre des Affaires intérieures.
Le moyen de légalité externe afférent est dès lors à rejeter pour ne pas être fondé.
Quant à la légalité interne de la décision déférée, le tribunal relève tout d’abord que l’arrêté litigieux comporte trois volets, à savoir (i) le constat du caractère irrégulier du séjour du demandeur sur le territoire luxembourgeois, (ii) un ordre de quitter ledit territoire sans délai et (iii) une interdiction d’entrée sur le même territoire d’une durée de cinq ans.
Or, force est au tribunal de constater que le demandeur n’a formulé aucun moyen d’annulation visant le constat du caractère irrégulier de son séjour sur le territoire luxembourgeois, ni l’ordre de quitter ledit territoire sans délai, de sorte qu’il y a lieu de considérer que le recours sous analyse est dirigé contre le seul volet de l’interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois pour une durée de cinq ans prononcée à son encontre.
En ce qui concerne l’interdiction d’entrée sur le territoire luxembourgeois, il y a lieu de relever qu’aux termes de l’article 112 de la loi du 29 août 2008, « (1) Les décisions de retour peuvent être assorties d’une interdiction d’entrée sur le territoire d’une durée maximale de cinq ans prononcée soit simultanément à la décision de retour, soit par décision séparée postérieure. Le ministre prend en considération les circonstances propres à chaque cas. Le délai de l’interdiction d’entrée sur le territoire peut être supérieur à cinq ans si l’étranger constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale. […] ».
Le tribunal relève que, suivant les enseignements de la Cour administrative, l’article 112, précité, de la loi du 29 août 2008 est à interpréter en ce sens que le ministre est obligé d’assortir automatiquement une décision de retour ne comportant pour l’intéressé aucun délai de départ d’une décision d’interdiction d’entrée, étant précisé que le terme « peuvent », utilisé dans ledit article 112, vise le seul choix à effectuer par le ministre de prendre une telle décision simultanément avec la décision de retour ou par un acte séparé, conformément à l’article 6, paragraphe (6) de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, et que l’obligation faite par le même article 112 de prendre en considération les circonstances propres à chaque cas se rapporte essentiellement à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre dans la fixation de la durée de l’interdiction d’entrée. L’article 112, paragraphe (1), précité, oblige donc le ministre à assortir une décision de retour d’une interdiction d’entrée sur le territoire dont la durée ne peut, en principe, pas excéder cinq ans, sauf dans l’hypothèse où l’intéressé constitue une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale1.
Il s’ensuit qu’en l’espèce le ministre était a priori obligé d’assortir la décision de retour prononcée à l’encontre du demandeur d’une interdiction d’entrée sur le territoire, étant précisé, tel que relevé ci-dessus, que le demandeur n’a formulé aucun moyen d’annulation visant l’ordre de quitter le territoire sans délai.
1 Cour adm., 11 octobre 2018, n° 40795C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 760 et les autres références y citées.
4Si le demandeur entend contester la légalité de l’interdiction d’entrée sur le territoire prononcée à son encontre en affirmant qu’il ne constituerait pas de danger, ni de menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique alors que, si tel était le cas, le ministre n’aurait pas ordonné sa libération immédiate du Centre de rétention en date du 19 mars 2024, force est toutefois de constater que, nonobstant le fait que l’arrêté litigieux mentionne que « l'intéressé constitue une menace pour l'ordre public », il ressort clairement du libellé dudit article 112 de la loi du 29 août 2008 que ce n’est que dans l’hypothèse où la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire dépasse cinq ans que la partie étatique est obligée d’invoquer des motifs d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, alors que pour prononcer une interdiction d’entrée sur le territoire d’une durée inférieure ou égale à cinq ans, tel que c’est le cas en l’espèce, le ministre dispose d’un pouvoir discrétionnaire, sous réserve de l’obligation de prise en compte des circonstances propres à chaque cas.
Il ressort de ces considérations que le moyen tiré d’une violation de l’article 112 de la loi du 29 août 2008 encourt le rejet dans la mesure où les développements du demandeur quant à l’absence de danger, respectivement de menace pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique dans son chef, ne sont pas pertinents en l’espèce.
Ce constat n’est pas énervé par les affirmations du concerné suivant lesquelles il disposerait d’une attestation de demande de protection internationale française valable jusqu’au 18 août 2024 et qu’il aurait seulement été « de passage » au Luxembourg pour rejoindre son épouse, Madame (B), à …, alors que celles-ci manquent également de pertinence dans la mesure où le demandeur n’a formulé aucun moyen d’annulation visant le constat du caractère irrégulier de son séjour sur le territoire luxembourgeois, ni l’ordre de quitter ledit territoire sans délai. A cela s’ajoute que, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, il ressort des éléments du dossier administratif que pendant la période allant du 3 mai 2023, date de sa libération du CPU, au 14 mars 2024 il s’est maintenu sur le territoire luxembourgeois sans documents d’identité ou de voyage valables ainsi que sans autorisation de séjour ou de travail, étant encore relevé que la seule facture « Freebox », versée en cause par le demandeur, établie à son nom et renseignant une adresse à … en France, outre le fait que celle-ci date du 2 novembre 2023, soit de plusieurs mois avant la date de la décision litigieuse, ne saurait de toute façon pas suffire pour démontrer le contraire, faute pour l’intéressé de verser une quelconque preuve d’une résidence effective en France.
Il convient encore de constater que si le ministre a un large pouvoir d’appréciation dans la fixation de la durée de l’interdiction du territoire sous la seule limite de la durée maximale fixée en principe à cinq ans et de la prise en compte des circonstances propres de l’espèce, un tel pouvoir n’échappe cependant pas au contrôle des juridictions administratives, en ce que le ministre ne saurait verser dans l’arbitraire. Ainsi, confronté à une décision relevant d’un pouvoir d’appréciation étendu, le juge administratif, saisi d’un recours en annulation, est appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration, sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute et s’ils sont de nature à justifier la décision, de même qu’il peut examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis, en ce sens qu’au cas où une disproportion devait être retenue par le tribunal administratif, celle-ci laisserait entrevoir un usage excessif du pouvoir par l’autorité ayant pris la décision2.
2 Trib. adm., 27 février 2013, n° 30584 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Etrangers, n° 742 et les autres références y citées.
5A cet égard, le tribunal relève que le comportement du demandeur est à prendre en considération dans le cadre de la fixation de la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire, qui, en l’espèce, a été fixée au maximum légal de cinq ans, tel que prévu pour les étrangers qui ne constituent pas une menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale.
Force est cependant de constater que le demandeur est resté en défaut de rapporter un quelconque élément de nature à remettre en cause la proportionnalité de la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire, étant encore relevé qu’il ressort des éléments du dossier administratif (i) que l’intéressé a introduit une multitude de demandes de protection internationale dans différents Etats, (ii) qu’il faisait l’objet d’un signalement dans le SIS de la part des autorités italiennes pour « Interdiction d’accès/séjour », (iii) qu’il fut placé en détention préventive du chef d’infraction à la législation relative aux stupéfiants le 17 mars 2023 jusqu’au 3 mai 2023, date de sa libération du CPU, (iv) que pendant la période allant du 3 mai 2023 au 14 mars 2024 il s’est maintenu sur le territoire luxembourgeois sans documents d’identité ou de voyage valables ainsi que sans autorisation de séjour ou de travail, et (v) que le 14 mars 2024 il fut interpellé par les forces de l’ordre suite à de nouveaux faits d’infraction à la législation relative aux stupéfiants.
Eu égard à l’ensemble de ces considérations, le tribunal arrive à la conclusion que le ministre n’a pas dépassé sa marge d’appréciation, ni méconnu le principe de proportionnalité, en fixant la durée de l’interdiction d’entrée sur le territoire à cinq ans.
Au regard de ce qui précède, et en l’absence d’autres moyens, le recours subsidiaire en annulation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation ;
reçoit le recours subsidiaire en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 3 juin 2025 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Felix Hennico, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
6s.Judith Tagliaferri s.Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 3 juin 2025 Le greffier du tribunal administratif 7