Tribunal administratif N° 52672 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52672 1re chambre Inscrit le 8 avril 2025 Audience publique du 2 juin 2025 Recours formé par Monsieur (A1) et consort, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (2), L.18.12.2015)
___________________________________________________________________________
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52672 du rôle et déposée le 8 avril 2025 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée ETUDE SADLER SARL, inscrite à la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg, établie et ayant son siège social à L-1611 Luxembourg, 9, avenue de la Gare, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B275043, représentée aux fins de la présente instance par Maître Noémie SADLER, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A1), né le … à … (Erythrée), et de son épouse, Madame (A2), née le … à … (Erythrée), tous les deux de nationalité érythréenne, demeurant actuellement ensemble à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 20 mars 2024 ayant déclaré irrecevables leurs demandes de protection internationale sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 30 avril 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Max LENERS, en remplacement de Maître Noémie SADLER, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 14 mai 2025.
__________________________________________________________________________
Le 7 novembre 2025, Monsieur (A1) et son épouse, Madame (A2), ci-après désignés par « les époux (A) », introduisirent auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », des demandes de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, les époux (A) furent entendus par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
1Il s’avéra à cette occasion qu’ils avaient introduit des demandes de protection internationale en Grèce en date du 23 septembre 2024.
Le 7 janvier 2025, à la suite de deux demandes d’information leur adressées par les autorités luxembourgeoises le 14 novembre 2024 sur base de l’article 34 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, les autorités grecques informèrent leurs homologues luxembourgeois du fait que le statut de réfugié avait été accordé en Grèce aux époux (A) le 27 septembre 2024 et qu’ils étaient chacun titulaire d’un permis de séjour valable du 27 septembre 2024 au 26 septembre 2027, ainsi que d’un document de voyage valable du 8 octobre 2024 au 7 octobre 2029.
Le 8 janvier 2025, les époux (A) introduisirent auprès du ministère des demandes de protection internationale au nom de leurs enfants mineurs (A3) et (A4), nés le … à ….
Le 21 janvier 2025, les époux (A) furent entendus séparément par un agent du ministère, d’une part, sur la recevabilité de leurs propres demandes de protection internationale et, d’autre part, sur la situation de leurs enfants (A3) et (A4) et les motifs gisant à la base des demandes de protection internationale de ces derniers.
Par décision du 20 mars 2025, notifiée aux intéressés par courrier recommandé expédié le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa les époux (A) qu’il avait statué sur le bien-fondé des demandes de protection internationale des enfants (A3) et (A4) dans le cadre d’une procédure accélérée en se basant sur les dispositions de l’article 27 (1) a) de la loi du 18 décembre 2015 et que lesdites demandes avaient été refusées comme non fondées, tout en ordonnant aux enfants de quitter le territoire dans un délai de trente jours, à destination de tout pays dans lequel ils sont autorisés à séjourner, sauf l’Erythrée.
Par décision séparée du même jour, notifiée aux intéressés par courrier recommandé expédié le lendemain, le ministre informa les époux (A) que leurs demandes de protection internationale avaient été déclarées irrecevables en application des dispositions de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015, au motif qu’ils étaient bénéficiaires du statut de réfugié en Grèce, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] En date du 7 novembre 2024 vous avez introduit des demandes de protection internationale sur base de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après dénommée « la Loi de 2015 ») pour votre compte, ainsi que pour le compte de vos deux enfants, les jumeaux (A3) et (A4), tous les deux nés le 6 décembre 2024 à Luxembourg-ville au Luxembourg, de nationalité érythréenne. Ces derniers feront l’objet d’une décision séparée.
Je tiens à vous informer qu’en vertu des dispositions de l’article 28 (2) a) de la Loi de 2015, vos demandes de protection internationale, Madame, Monsieur, sont irrecevables au motif qu’une protection internationale vous a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne, en l’occurrence la Grèce.
En effet, il ressort des recherches effectuées dans la base de données « Eurodac » que vous avez introduit des demandes de protection internationale en Grèce en date du 23 2septembre 2024 et que les autorités grecques vous ont accordé le statut de réfugié en date du 27 septembre 2024. De plus, il se dégage des informations disponibles que vous vous êtes vus délivrer tous les deux un titre de séjour grec le 27 septembre 2024, valable jusqu’au 26 septembre 2027, et un titre de voyage pour réfugié grec le 8 octobre 2024, valable jusqu’au 7 octobre 2029.
Le jour-même, auprès du Service de Police judiciaire, vous avez expliqué qu’après votre arrivée sur le territoire grec, vos empreintes digitales auraient été saisies et vous auriez été obligés d’introduire des demandes de protection internationale. Vous ajoutez que les autorités grecques vous auraient remis « eine griechisches Dokument, das ich später wegwarf ». Vous auriez ensuite utilisé des passeports grecs pour prendre un vol à destination de la France, et après avoir remis lesdits passeports au passeur, vous auriez rejoint le Luxembourg car « die Menschenrechte dort respektiert wurden und die Lebensbedingungen gut sind ».
Le 21 janvier 2025, des entretiens séparés sur la recevabilité de vos demandes de protection internationale ont été menés. Au cours de votre entretien, Monsieur, vous avez d’abord tenu à expliquer qu’après neuf années d’essais infructueux, vous avez enfin pu avoir des enfants grâce à une fécondation in vitro réalisée en Ethiopie. Vous avez souligné que cette procédure n’était pas accessible en Grèce et que la naissance de vos jumeaux nécessiterait un suivi médical particulier.
Vous avez également évoqué l’absence de soutien gouvernemental en Grèce pour les traitements médicaux, ainsi que la difficulté à y trouver un emploi, ce qui aurait rendu votre situation précaire. Ainsi, vous avez justifié votre présence au Luxembourg par trois raisons principales : « There is humanitarian support in Luxembourg and secondly, we wanted our children to have access to education here. And we hoped to find a job in Luxembourg » (p.2/5 de votre rapport d’entretien, Monsieur). Madame, lors de votre entretien, lorsque l’agent ministériel vous a demandé votre point de vue sur le fait que vous aviez déjà obtenu une protection internationale en Grèce, vous avez répondu que vous n’aviez « nothing to say » (p.2/4 de votre rapport d’entretien, Madame). Vous avez ensuite expliqué que vous n’étiez pas restée en Grèce, car vous auriez dû vous débrouiller seule, sans aucune aide, et qu’étant enceinte, il vous aurait été impossible de trouver un emploi ou un logement. Enfin, vous avez tous les deux déclaré que vous auriez perdu vos documents grecs, à savoir vos titres de séjour et vos titres de voyage pour réfugié, après les avoir confiés à un ressortissant érythréen qui voyageait avec vous en France. Toutefois, cette personne aurait ensuite nié les avoir en sa possession et elle serait éventuellement partie aux États-Unis.
Compte tenu de ce qui précède, Madame, Monsieur, l’introduction de vos nouvelles demandes de protection internationale dans un autre Etat membre n’est pas justifiée alors que vous ne sauriez-vous voir octroyer une deuxième fois un statut de protection dont vous êtes déjà bénéficiaire.
En ce qui concerne les préoccupations que vous avez exprimées quant au manque de soutien médical en Grèce, et en l’occurrence en ce qui a trait au suivi médical que nécessiteraient vos jumeaux, il convient de soulever que vous n’étayez aucunement cette information par des précisions médicales ou des justificatifs probants, tels que des rapports médicaux attestant d’une pathologie ou d’une quelconque fragilité de leur état de santé.
L’absence de telles pièces justificatives, ainsi que le manque de précisions sur la nature exacte des besoins médicaux allégués, conduisent à présumer que vos enfants sont en bonne santé et 3ne requièrent pas un suivi médical particulier au-delà des contrôles de routine normalement prévus pour tout nouveau-né.
À cet égard, il est pertinent de soulever que la Grèce dispose d’un système de santé permettant d’assurer les soins de base, y compris les examens médicaux de routine pour les nouveau-nés. Les structures médicales grecques sont en mesure de garantir un suivi pédiatrique standard, comprenant les vaccinations, les bilans de santé et toute prise en charge nécessaire au développement normal des enfants.
En tant que bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce, vous avez droit à un accès effectif aux soins médicaux dans ce pays. Conformément au cadre légal en vigueur, les autorités grecques vous attribuent un numéro de sécurité sociale permanent, l’AMKA, qui vous permet de bénéficier des services de santé au même titre que les citoyens grecs. Ce droit s’étend également à vos enfants mineurs, y compris lorsqu’ils ne disposent pas encore formellement d’un statut de bénéficiaire de protection internationale en Grèce, dès lors qu’ils sont à votre charge. En outre, les informations officielles publiées par le gouvernement grec précisent que les bénéficiaires de la protection internationale ont « le droit à un accès gratuit aux soins de santé primaires, secondaires et tertiaires. Vous pouvez vous faire soigner dans les hôpitaux publics, les centres médicaux publics, les centres de santé et les cliniques municipales. En cas d’urgence, c’est-à-dire si vous faites face à une urgence médicale nécessitant des soins médicaux immédiats et urgents, vous pouvez appeler la ligne nationale au 166. Vous pouvez également vous rendre au service des urgences d’un hôpital ».
Il échet également de noter que selon la législation grecque en vigueur, tous les secteurs médicaux publics sont tenus de fournir un soutien médical de premiers secours en cas d’urgence, même si une personne ne détient pas de PAAYPA, c’est-à-dire le numéro provisoire d’assurance et de soins de santé attribué à un demandeur d’asile, ou d’AMKA. Une telle personne souhaitant obtenir des soins peut même montrer un document officiel d’orientation d’urgence et de référence juridique, respectivement une circulaire, prouvant qu’elle a le droit aux services de santé.
Dès lors, l’argument selon lequel vous seriez privés d’une prise en charge médicale en Grèce ne saurait être retenu, puisque non seulement les structures médicales du pays sont pleinement en mesure de répondre à vos besoins de santé ainsi qu’à ceux de vos enfants, mais elles y sont également légalement tenues.
À toutes fins utiles, il est aussi relevant de souligner qu’il existe plus d’une centaine d’ONG en Grèce qui aident les bénéficiaires dans la communication avec le personnel médical, qui gèrent des centres médicaux et des polycliniques et qui fournissent divers services médicaux, telles que Médecins du Monde, Médecins sans frontières, Croix-Rouge hellénique, PRAKSIS, Solidarity Now et BABEL – Unité de santé mentale pour migrants. En outre, de nombreuses ONG spécifiquement dédiées aux enfants sont également implantées à Athènes, ville de laquelle vous provenez, telles que The Women’s and Kids’ Space, Infant and young child feeding ou encore Seeds of Humanity Hellas, et offrent toutes des services de pédiatrie.
En ce qui concerne vos déclarations à travers lesquelles vous déplorez l’insuffisance des aides fournies par les autorités grecques à un bénéficiaire de la protection internationale, alors que celles-ci ne vous auraient pas accordé un accès à un logement ou à un emploi, il échet de soulever que ces difficultés rencontrées ne peuvent pas être considérées comme étant contraire à la règlementation de l’UE, dans la mesure où il n’existe à priori dans aucun pays 4une obligation de l’Etat de pourvoir un emploi à l’un de ses résidents, et par extension à un bénéficiaire de protection internationale, ou même de lui garantir un accès à un logement, d’autant plus que les nationaux et résidents grecs peuvent eux aussi être confrontés à des difficultés similaires. Dès lors, l’absence d’une assistance spécifique en la matière ne saurait justifier une nouvelle demande de protection internationale dans un autre État membre.
À cet égard, il est relevant de rappeler qu’une personne ayant obtenu le statut de réfugié en Grèce bénéficie des mêmes droits et obligations qu’un citoyen grec. Cela implique qu’elle doit entreprendre, comme tout citoyen grec, les démarches administratives nécessaires pour accéder aux services publics, notamment en matière de logement, d’emploi et de couverture sociale. L’absence d’une assistance spécifique au-delà de ce qui est accordé aux citoyens grecs ne constitue pas un motif suffisant pour solliciter une nouvelle protection internationale dans un autre État membre. Par ailleurs, la même exigence s’appliquerait si cette personne résidait au Luxembourg. En conséquence, il semble évident que votre choix délibéré de venir vous installer au Luxembourg repose pleinement sur des motifs de convenance personnelle, plutôt que par nécessité liée à la protection internationale.
Madame, Monsieur, vous n’avez également à aucun moment mentionné avoir entrepris la moindre démarche auprès des autorités grecques en vue de trouver une solution aux prétendues difficultés que vous alléguez, que ce soit en matière de logement, d’emploi ou d’accès aux soins. Dès lors, on ne saurait reprocher aux autorités grecques un manquement à leurs obligations dès lors qu’aucune tentative de votre part n’a été faite pour solliciter leur aide ou pour exercer les droits qui vous sont reconnus en tant que bénéficiaire de la protection internationale.
En fin de compte, il échet de retenir que la Grèce, en tant qu’État membre de l’Union européenne est signataire de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CharteUE), de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est présumée en appliquer les dispositions. Or, vous ne rapportez pas la preuve que vos droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Grèce ou encore que vous n’auriez aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités grecques.
Eu égard à ce qui précède, force est de constater qu’il n’existerait donc pas dans votre chef, et de celui de vos enfants mineurs, en cas de retour en Grèce, un risque d’atteintes graves au sens de l’article 3 de la CEDH, sinon de l’article 4 de la CharteUE, d’autant plus que vous ne fournissez aucune preuve concrète et, circonstanciée que vous auriez personnellement rencontré des problèmes en Grèce à la suite de vos obtentions du statut de réfugié, de sorte qu’aucune défaillance ne saurait être reprochée aux autorités grecques.
Partant vos demandes en obtention d’une protection internationale sont déclarées irrecevables. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 8 avril 2025, inscrite sous le numéro 52672 du rôle, les époux (A) firent introduire un recours tendant à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 20 mars 2025 ayant déclaré irrecevables leurs demandes de protection internationale.
5Par requête séparée, déposée au greffe du tribunal administratif le même jour, inscrite sous le numéro 52673 du rôle, les époux (A), agissant au nom et pour le compte de leurs enfants (A3) et (A4), firent encore introduire un recours tendant à la réformation (i) de la décision du ministre du 20 mars 2025 de statuer sur le bien-fondé des demandes de protection internationale de ces derniers dans le cadre d’une procédure accélérée, (ii) de la décision ministérielle du même jour portant refus de faire droit auxdites demandes de protection internationale et (iii) de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.
Etant donné que l’article 35 (3) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit expressément un recours en annulation en la matière, seul un recours en annulation a pu être introduit contre la décision ministérielle, précitée, du 20 mars 2025, telle que déférée.
Ledit recours est, par ailleurs, à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Prétentions et moyens des parties A l’appui de leur recours, les demandeurs exposent les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée. Plus particulièrement, ils expliquent qu’après s’être vu accorder le statut de réfugié par les autorités grecques, ils se seraient rapidement rendus compte du fait que cette protection ne serait que théorique et que leurs droits fondamentaux seraient bafoués en Grèce.
En effet, malgré le fait que Madame (A2) aurait été enceinte au dernier trimestre, ils se seraient retrouvés à la rue, sans possibilité d’intégrer un foyer pour réfugiés. Or, sans adresse fixe, ils n’auraient eu accès à aucun soin médical, de sorte que la demanderesse n’aurait bénéficié d’aucune prise en charge gynécologique au cours de sa grossesse. Dès lors, afin de garantir la survie de leurs enfants à naître, ils se seraient rendus au Luxembourg, où ils auraient déposé des demandes de protection internationale le 7 novembre 2024.
En droit, les demandeurs soutiennent que la décision déférée devrait encourir l’annulation « […] pour violation de la loi ou des intérêts privés à plusieurs titres […] ».
Ils font valoir qu’il serait certes exact que les enfants (A3) et (A4) ne seraient pas bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce et que les demandes de protection internationale de ces derniers n’auraient pas fait l’objet d’une décision d’irrecevabilité.
Cependant, il serait évident que si les parents étaient contraints de se rendre en Grèce à la suite d’un éventuel rejet du présent recours, (A3) et (A4), qui seraient des nourrissons âgés de 4 mois, les accompagneraient nécessairement, les demandeurs se prévalant à cet égard de l’article 9 (1) de la Convention internationale des droits de l’Enfant du 20 novembre 1989, ci-après désignée par « la CIDE ».
Ils se réfèrent encore à l’article 3 (1) de la CIDE et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE »), pour soutenir que même en présence d’une décision d’irrecevabilité concernant uniquement les parents, le ministre devrait prendre en compte les conséquences que cette décision engendrerait pour les enfants (A3) et (A4).
En se prévalant d’un rapport de l’Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés (« OSAR ») du 10 octobre 2024, intitulé « La Grèce en tant qu’« Etat tiers sûr » », ils font valoir qu’en tant que bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce, ils ne pourraient effectuer les démarches nécessaires afin d’obtenir une couverture médicale et sociale adéquate pour 6eux-mêmes et leurs enfants, alors que le système social grec serait conçu de sorte à écarter les personnes sans abri et bénéficiaires d’une protection internationale de son champ d’application.
Ils ajoutent que les enfants (A3) et (A4) ne disposeraient pas d’un droit de séjour en Grèce, de sorte qu’ils ne posséderaient pas d’une autorisation de séjour « ADET » leur permettant d’obtenir un numéro de sécurité sociale et qu’ils seraient, dès lors, de facto et de jure exclus de toute prestation sociale et de toute couverture médicale. Même si (A3) et (A4) avaient un droit de séjour en Grèce, ils n’auraient pas non plus accès aux prestations sociales et médicales, étant donné que leurs parents n’auraient ni une adresse officielle, ni un passeport, ni un numéro d’identification sociale, ni un contrat de bail, ni une adresse de correspondance.
Dans ce contexte, les demandeurs soulignent que le Comité Européen des Droits Sociaux aurait condamné la Grèce pour violation des droits sociaux des enfants migrants, demandeurs ou bénéficiaires d’une protection internationale, en ce qui concerne, notamment, leur accès aux soins médicaux, au logement et à l’éducation.
Les demandeurs ajoutent que les développements du ministre selon lesquels ils pourraient bénéficier de soins d’urgence seraient dépourvus de pertinence, étant donné qu’il serait évident que des nourrissons auraient besoin d’un suivi médical régulier ne se limitant pas aux soins d’urgence. Quant à l’argumentation ministérielle ayant trait à la présence, en Grèce, d’ONG qui aideraient les bénéficiaires d’une protection internationale en ce qui concerne la communication avec le personnel médical, qui géreraient des centres médicaux et des polycliniques et qui fourniraient divers services médicaux, ils font plaider que l’argumentation en question méconnaîtrait la réalité du terrain. En prenant position, sources à l’appui, sur les services offerts par les ONG « Médecins du Monde », « Médecins sans frontières », « Croix rouge hellénique », « PRAKSIS », « Infant and Young Child Feeding », « The Women’s and Kids’ Space », ainsi que « Seeds of Humanity », telles qu’évoquées par le ministre dans la décision déférée, ils soutiennent, en substance, qu’aucune d’entre elles ne pourrait fournir aux enfants (A3) et (A4) le suivi pédiatrique régulier dont ils auraient besoin en tant que nourrissons.
En conclusion, ils soutiennent que le ministre serait resté en défaut de prouver qu’eux-mêmes et leurs enfants pourraient bénéficier de soins de santé adéquats en Grèce et que la décision déférée devrait, dès lors, encourir l’annulation pour violation de l’intérêt supérieur et des droits fondamentaux de leurs enfants.
Par ailleurs, ils se prévalent de l’existence, en Grèce, de défaillances systémiques dans les conditions d’accueil des bénéficiaires d’une protection internationale, défaillances systémiques qu’ils auraient personnellement subies en vivant dans la rue, sans bénéficier d’aucun soutien social. Les conditions de vie auxquelles ils auraient ainsi été confrontés lors de leur séjour en Grèce auraient gravement porté atteinte à leurs droits fondamentaux, tels que garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».
Dans ce contexte, ils soulignent que des juridictions d’autres Etats membres de l’Union européenne auraient suspendu les transferts de bénéficiaires d’une protection internationale vers la Grèce. Ils citent à cet égard des extraits de décisions de juridictions allemandes rendues en 2021, qui auraient conclu que les conditions de vie des bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce seraient contraires aux droits de l’Homme.
7La situation des bénéficiaires d’une protection internationale, telle que décrite dans ces décisions de justice allemandes de 2021, serait restée inchangée depuis de nombreuses années et se serait même aggravée en ce qui concerne l’accès aux soins médicaux et au système d’aide sociale.
En se prévalant du susdit rapport de l’OSAR, ils soutiennent que, contrairement à l’argumentation ministérielle, ils n’auraient pas quitté la Grèce pour des motifs de convenance personnelle, mais parce que les conditions de vie auxquelles y seraient confrontés les bénéficiaires d’une protection internationale seraient constitutives d’un traitement inhumain et dégradant. Dans ce contexte, ils soutiennent qu’il ne saurait leur être reproché de ne pas avoir entrepris suffisamment d’efforts pour obtenir un logement, alors qu’ils seraient tout simplement dans l’impossibilité d’en trouver un, ainsi que cela se dégagerait dudit rapport de l’OSAR.
En dernier lieu, les demandeurs reprochent au ministre de ne pas avoir tenu compte de la situation des femmes sans abri. En se prévalant d’un article de presse aux termes duquel « […] [a]u bout d’un an passé à la rue, 100 % des femmes [auraient] subi un viol, quel que soit leur âge, quelle que soit leur apparence […] », ils font valoir que dans la mesure où Madame (A2) aurait été sans abri lors de leur séjour en Grèce et où elle le serait à nouveau en cas de retour en Grèce, il serait certain qu’elle aurait été ou serait, elle aussi, victime d’un viol. Sur ce point, ils insistent sur le fait que selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH »), les viols et les agressions sexuelles seraient constitutifs de traitements contraires à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »). Etant donné qu’en cas de retour en Grèce, Madame (A2) ne pourrait bénéficier d’une protection contre de tels actes, alors qu’aucune solution d’hébergement n’y serait offerte aux bénéficiaires d’une protection internationale, les époux (A) concluent que la décision déférée devrait encourir l’annulation pour violation des droits fondamentaux de la demanderesse.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours.
Il insiste sur le fait que dans la mesure où il serait constant en cause que les demandeurs bénéficieraient d’une protection internationale leur accordée par les autorités grecques en date du 27 septembre 2024, le ministre aurait valablement pu déclarer leurs demandes de protection internationale irrecevables sur le fondement de l’article 28 (2) a) de la loi du 18 décembre 2015, sans que cette conclusion soit énervée par les moyens invoqués à l’appui du présent recours.
Quant à l’argumentation des demandeurs selon laquelle les enfants (A3) et (A4) ne pourraient accéder en Grèce aux soins de santé dont ils auraient besoin, le délégué du gouvernement reprend, en substance, les développements afférents, tels que figurant dans la décision ministérielle déférée, citée in extenso ci-avant, tout en soulignant qu’à l’appui de leur recours, les demandeurs n’auraient toujours pas versé de pièces probantes établissant l’existence, dans le chef de (A3) et (A4), d’un besoin de suivi médical régulier allant au-delà des contrôles de routine normalement prévus pour tout nouveau-né.
S’agissant de l’argumentation des demandeurs selon laquelle les enfants (A3) et (A4) seraient de facto et de jure exclus de toute prestation sociale et de toute couverture médicale, étant donné qu’ils ne bénéficieraient pas d’un droit de séjour en Grèce, le délégué du gouvernement fait valoir que dans la mesure où les époux (A) seraient bénéficiaires du statut de réfugié en Grèce, il serait évident qu’ils pourraient régulariser la situation de leurs enfants 8afin qu’ils soient également protégés. Par ailleurs, le choix des demandeurs de ne pas attendre la fin de la grossesse de Madame (A2) en Grèce et de venir au Luxembourg quelques jours seulement après avoir reçu leurs titres de voyage grecs constituerait une démarche délibérée effectuée dans l’unique but de choisir un pays qu’ils considéreraient comme offrant de meilleures conditions économiques, ce qui ressortirait de leurs propres déclarations. Or, une telle attitude ne saurait être acceptée, car elle relèverait du « forum shopping ».
En outre, le délégué du gouvernement souligne que l’intérêt supérieur des enfants (A3) et (A4) aurait bien été respecté par le ministre, étant donné qu’il ne serait nullement question de séparer ceux-ci de leurs parents. Il serait, en effet, dans l’intérêt supérieur des enfants de vivre ensemble avec leurs parents dans un Etat où leur situation administrative pourrait être régularisée.
Il ajoute qu’il ressortirait des recherches effectuées par la partie étatique que les autorités grecques émettraient en général une décision de délivrance d’une carte de séjour en même temps que la décision relative à l’octroi d’une protection internationale. En l’espèce, les demandeurs se seraient chacun vu accorder un titre de séjour grec dès le 27 septembre 2024.
Ainsi, ils auraient pu bénéficier d’un accès aux soins médicaux en Grèce, ainsi que cela ressortirait du « Guide d’information pour les bénéficiaires de la protection internationale » établi par les autorités grecques.
Pour le surplus, le délégué du gouvernement reprend les développements figurant dans la décision ministérielle déférée concernant les problèmes d’accès au logement et à l’emploi évoqués par les demandeurs lors du dépôt de leurs demandes de protection internationale et réitère la conclusion ministérielle selon laquelle il ne serait pas établi que les époux (A) et leurs enfants courraient un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Il soutient, en substance, que cette conclusion ne serait pas énervée par l’argumentation des demandeurs ayant trait à l’existence, en Grèce, de défaillances systémiques dans l’accueil des bénéficiaires d’une protection internationale. A cet égard, le délégué du gouvernement fait valoir que les publications invoquées dans ce contexte par les demandeurs ne seraient pas mises en lien avec leur situation personnelle et particulière, tout en soulignant que les époux (A) auraient quitté la Grèce quelques jours seulement après avoir obtenu leurs titres de séjour et de voyage, de sorte qu’ils ne sauraient valablement soutenir s’être trouvés dans l’impossibilité de se loger. Dans ce contexte, le représentant étatique souligne que les demandeurs ne fourniraient aucune preuve d’une quelconque démarche qu’ils auraient entreprise en vue de trouver un logement ou un travail en Grèce.
En se prévalant d’un jugement du tribunal administratif du 3 août 2020, portant le numéro 44233 du rôle, de même que d’une communication de la Commission européenne du 4 avril 2025 ayant conclu à l’absence de défaillances systémiques en Grèce, le délégué du gouvernement soutient que ce serait à juste titre que le ministre aurait déclaré irrecevables les demandes de protection internationale des époux (A).
Appréciation du tribunal Le tribunal relève qu’aux termes de l’article 28 (2) de la loi du 18 décembre 2015, « […] le ministre peut prendre une décision d’irrecevabilité, sans vérifier si les conditions d’octroi de la protection internationale sont réunies, dans les cas suivants :
9 a) une protection internationale a été accordée par un autre Etat membre de l’Union européenne ; […] ».
Cet article transpose en droit national l’article 33 (2) a) de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, qui prévoit que :
« Les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable uniquement lorsque :
a) une protection internationale a été accordée par un autre État membre […] ».
Il ressort de ces dispositions que le ministre peut déclarer irrecevable une demande de protection internationale, sans vérifier si les conditions d’octroi en sont réunies, dans le cas où le demandeur s’est vu accorder une protection internationale dans un autre Etat membre de l’Union européenne.
Dès lors, et dans la mesure où il est constant en cause que les demandeurs se sont vu accorder le statut de réfugié par les autorités grecques en date du 27 septembre 2024, c’est a priori à bon droit que le ministre a déclaré irrecevables leurs demandes de protection internationale introduites au Luxembourg.
S’agissant de l’argumentation des demandeurs ayant trait à l’existence, dans leur chef et dans celui de leurs enfants, d’un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de retour en Grèce, le tribunal relève tout d’abord que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et le Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard.1 Le tribunal relève encore que la CJUE a, dans un arrêt du 19 mars 20192, confirmé le principe selon lequel le droit de l’Union européenne repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée.
Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les Etats membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union européenne qui les met en œuvre, ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment à l’article 4 de celle-ci, qui consacre l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses Etats membres, de sorte qu’il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs ou aux bénéficiaires d’une protection internationale dans chaque Etat membre est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH.
Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale soient 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 78.
2 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.
10traités, dans cet Etat membre, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux.
Dans ce contexte, il importe de relever que, eu égard au caractère général et absolu de l’interdiction énoncée à l’article 4 de la Charte, qui interdit, sans aucune possibilité de dérogation, les traitements inhumains ou dégradants sous toutes leurs formes, il est indifférent, aux fins de l’application de cet article 4, que ce soit au moment même d’un transfert, au cours de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait un risque sérieux de subir un tel traitement.
Le tribunal relève encore que dans le susdit arrêt du 19 mars 2019, de même que dans un arrêt séparé du même jour3, la Cour a retenu que lorsque la juridiction saisie d’un recours contre une décision rejetant une nouvelle demande de protection internationale comme irrecevable dispose d’éléments produits par le demandeur aux fins d’établir l’existence d’un tel risque dans l’Etat membre ayant déjà accordé l’un des statuts conférés par la protection internationale, cette juridiction est tenue d’apprécier, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union européenne, la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes.
La CJUE a, à cet égard, souligné que, pour relever de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH, et dont le sens et la portée sont donc, en vertu de l’article 52 (3) de la Charte, les mêmes que ceux que lui confère ladite convention, les défaillances en question doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause.
Elle a encore précisé que ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie n’atteignant toutefois pas ce seuil lorsqu’elles n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant.4 Le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’Etat membre requérant que dans l’Etat membre normalement responsable du demandeur n’est, quant à lui, pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier Etat membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.5 Les demandeurs remettant, en substance, en question la présomption du respect par les autorités grecques de leurs droits fondamentaux tels que consacrés notamment par la Charte et par la CEDH, il leur incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
En l’espèce, au regard du seuil de gravité fixé par la CJUE, le tribunal ne s’est pas vu soumettre d’éléments probants qui lui permettraient de retenir de manière générale l’existence 3 CJUE, 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-438/17.
4 CJUE, 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-438/17, points 90 et 91.
5 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17, point 97.
11de défaillances systémiques en Grèce, en ce sens que la situation des bénéficiaires d’un statut de protection internationale y serait telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour les personnes concernées, d’être systématiquement exposées à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur renvoi dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
En effet, s’il ressort du susdit rapport de l’OSAR qu’en Grèce, les bénéficiaires d’une protection internationale risquent de se voir confrontés à des difficultés plus ou moins importantes suivant le cas de figure dans lequel ils se trouvent au niveau de l’accès à l’hébergement, à l’emploi et aux soins, en raison, notamment, d’obstacles administratifs, force est toutefois de constater que sur base de ces seuls éléments, il ne peut être retenu pour les bénéficiaires d’une protection internationale une absence totale et systématique d’accès à un logement, à un emploi, aux soins, à des prestations sociales ou, de manière générale, à des moyens de subsistance permettant de faire face à leurs besoins les plus élémentaires.
Eu égard aux considérations qui précèdent et à défaut d’autres éléments, le tribunal retient que les demandeurs sont restés en défaut de démontrer que les bénéficiaires d’une protection internationale en Grèce risqueraient systématiquement de voir leurs droits les plus fondamentaux bafoués dans ledit pays en raison de l’existence de défaillances systémiques.
Cependant, il appartient encore au tribunal d’analyser la situation personnelle des demandeurs.
En effet, il ressort de la jurisprudence de la CJUE qu’il ne saurait être entièrement exclu qu’un demandeur de protection internationale puisse démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles qui lui sont propres et qui impliqueraient qu’un renvoi dans l’Etat membre lui ayant déjà accordé une protection internationale l’exposerait, en raison de sa vulnérabilité particulière, à un risque de traitements contraires à l’article 4 de la Charte.6 Le tribunal précise que l’analyse à laquelle il doit procéder à cet égard doit nécessairement englober la situation des enfants des demandeurs. En effet, même si ces derniers ne sont pas personnellement visés par la décision d’irrecevabilité litigieuse, il n’en reste pas moins que si les demandeurs étaient renvoyés en Grèce, leurs enfants, qui, au jour de la prise de la décision déférée, faisaient eux-mêmes l’objet d’une décision de retour, les suivraient nécessairement, tel que soutenu à juste titre par les époux (A). D’ailleurs, dans la décision déférée, le ministre procède lui-même à l’analyse des risques encourus par les enfants (A3) et (A4) en Grèce.
Or, dans l’appréciation du risque de subir des traitements contraires à l’article 4 de la Charte encouru par les membres de la famille (A), il y a lieu de tenir compte de la circonstance particulière selon laquelle les enfants (A3) et (A4) sont des jumeaux âgés d’environ 4 mois au jour de la décision déférée, ce qui, même en l’absence de problèmes de santé spécifiques qui 6 CJUE, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17, point 95 ; CJUE, Milkiyas Addi c. Bundesrepublik Deutschland, C-517/17, n° 52.
12seraient documentés par des pièces probantes, permet de les qualifier de particulièrement vulnérables.
Dans ce contexte, le tribunal précise qu’au regard de l’article 3 de la CEDH, la CourEDH prend notamment en compte l’âge de la personne concernée, un enfant en bas âge ayant nécessairement besoin d’une protection plus large dans le cadre dudit article 3.7 Le tribunal relève ensuite qu’il est certes exact qu’il n’est ni allégué ni a fortiori établi qu’après s’être vu octroyer le statut de réfugié par les autorités grecques en date du 27 septembre 2024, les demandeurs auraient entrepris la moindre démarche concrète afin d’accéder à un logement, à des soins de santé ou à un emploi en Grèce, les intéressés ayant, de manière non contestée, quitté ce pays quelques jours après l’obtention de leurs titres de voyage valables du 8 octobre 2024 au 7 octobre 2029.
S’il est encore exact qu’il ne ressort pas des pièces versées en cause que de telles démarches n’auraient en aucun cas pu être couronnées de succès, il n’en reste pas moins qu’au vu des éléments soumis à l’appréciation du tribunal, il ne saurait pas non plus être exclu qu’en cas de retour en Grèce, les demandeurs et leurs enfants se verraient, du moins pendant un certain temps, confrontés à une situation de sans-abrisme et de privation d’accès aux soins, indépendamment de leurs choix personnels.
En effet, il se dégage du susdit rapport de l’OSAR qu’en Grèce, les bénéficiaires d’une protection internationale perdent leur place d’hébergement 30 jours après la reconnaissance d’un statut de protection internationale, sans qu’une solution de remplacement soit prévue, de sorte à devoir se tourner vers le marché libre du logement. Il en ressort aussi qu’il n’existe aucun logement spécifique pour les bénéficiaires d’une protection internationale et que peu de logements pour les personnes sans-abri. Sur ce dernier point, ledit rapport cite l’exemple d’Athènes, qui ne compte que quatre centres d’hébergement pour sans-abris et précise qu’il est extrêmement difficile d’y être admis, lesdits refuges étant toujours bondés et la demande étant très forte. Toujours selon le rapport, précité, de l’OSAR, les ONG ne proposent que très peu de logements, de sorte qu’il est hautement improbable de trouver une place. S’il ressort de ce même rapport, de même que de la communication de la Commission européenne, telle qu’invoquée par la partie étatique, qu’il existe un programme dénommé HELIOS, respectivement, depuis janvier 2025, HELIOS+, dans le cadre duquel les bénéficiaires d’une protection internationale peuvent, notamment, bénéficier d’allocations de loyers, les prestations exactes fournies dans le cadre de ce programme et les conditions à remplir pour en bénéficier ne se dégagent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
Quant à l’accès aux soins, le tribunal constate qu’il ressort du susdit rapport de l’OSAR, ainsi que des sources citées par la partie étatique, que celui-ci est subordonné à la possession d’un numéro de sécurité sociale, l’« AMKA ». Si les bénéficiaires d’une protection internationale peuvent convertir le numéro provisoire d’assurance et de soins de santé (« PAAYPA »), qui leur a été attribué en tant que demandeurs de protection internationale, en AMKA endéans un délai d’un mois à compter de la délivrance de leur titre de séjour, démarche que les demandeurs sont, de l’entendement du tribunal, restés en défaut de faire, il n’en reste pas moins qu’il se dégage du susdit rapport de l’OSAR, de même que d’un extrait du site internet « www.greece.refugee.info », intitulé « Assurance santé »8, tel que cité par la partie étatique, qu’une fois délivrée, l’AMKA doit en tout état de cause encore être activée pour que 7 Voire en ce sens : CourEDH, 4 mai 2023, A.C. et M.C. c France, requête n° 4289/21.
8 https://greece.refugee.info/fr/articles/4985624835479.
13les personnes concernées puissent effectivement accéder aux soins de santé. Or, il se dégage de cette dernière publication que l’activation est subordonnée, notamment, à une preuve de travail ou d’études, qui peut être rapportée par la fourniture d’une « […] [a]ttestation de travail délivrée par [l’]employeur [de la personne concernée] (déclaration solennelle, officiellement certifiée en ligne ou dans n’importe quel KEP) […] », d’un contrat de travail, d’un « […] [c]ertificat d’ouverture d’entreprise (AADE) […] » ou d’un « […] [c]ertificat d’études en Grèce […] ». Le tribunal en déduit qu’en réalité, seuls les bénéficiaires d’une protection internationale qui disposent d’un emploi, ont ouvert une entreprise ou poursuivent des études peuvent effectivement exercer leur droit aux soins de santé, même si la partie étatique explique, source à l’appui9, que tous les secteurs médicaux publics sont tenus de fournir un soutien médical de premiers secours en cas d’urgence, alors même que la personne concernée ne disposerait ni de PAAYPA ni d’AMKA.
Quant à l’accès à un emploi légal conditionnant dans une large mesure l’accès à un logement et l’accès aux soins – via l’activation de l’AMKA –, le tribunal constate qu’il ressort du susdit rapport de l’OSAR que pour les bénéficiaires d’une protection internationale, celui-ci est rendu difficile par des obstacles linguistiques et administratifs, ainsi que par la mauvaise situation économique. Plus particulièrement, il ressort du document intitulé « Guide d’information pour les bénéficiaires de la protection internationale », dont se prévaut la partie étatique, que pour travailler de manière légale en Grèce, il faut remplir plusieurs conditions administratives, parmi lesquelles figure celle de disposer d’un numéro d’affiliation à la sécurité sociale (« AMA »), dont l’octroi est, notamment, conditionné par la fourniture d’un justificatif du lieu de résidence de la personne concernée, la pièce en question citant, à cet égard, les documents suivants : « […] contrat de bail/déclaration sur l’honneur de votre hôte ou bailleur/facture d’électricité ou d’eau à votre nom […] ». A défaut d’éléments de preuve contraires, le tribunal en déduit que les sans-abris sont exclus du marché de travail légal. Sur ce dernier point, le tribunal constate que s’il se dégage de l’une des sources citées par le délégué du gouvernement que les personnes sans-abri peuvent se voir délivrer une AMKA moyennant la fourniture d’un « […] certificat du dortoir ou du service de la commune ou du Centre communautaire […] »10, il ne ressort toutefois pas des éléments de la cause que cette même possibilité existerait pour la délivrance de l’AMA conditionnant l’accès à un emploi légal.
Si les époux (A), qui sont âgés de 37, respectivement de 36 ans, sont certes a priori physiquement aptes à s’adonner à une activité rémunérée, il n’en reste pas moins que leurs chances de succès sur le marché du travail légal grec sont réduites par le fait (i) qu’aucun d’eux ne parle le grec, ni l’anglais – même si le demandeur a déclaré comprendre cette dernière langue –, (ii) qu’il n’est ni allégué ni a fortiori établi qu’ils disposeraient d’un quelconque réseau social ou familial en Grèce, où ils n’ont résidé que pendant quelques semaines et (iii) qu’ils doivent assurer la garde et subvenir aux besoins de jumeaux âgés d’approximativement 4 mois au jour de la prise de la décision déférée, étant souligné que le susdit document intitulé « Guide d’information pour les bénéficiaires de la protection internationale » précise expressément :
« […] Il n’est pas facile de chercher et de trouver un emploi en Grèce. C’est un long processus11 et il faut être préparé aux difficultés et aux défis auxquels vous serez confronté.e […] ».
9 « Soins de santé sans numéro de sécurité sociale (PAAYPA ou AMKA) », https://greece.refugee.info/fr/articles/4985632313623.
10 « Assurance santé », https://greece.refugee.info/fr/articles/4985624835479.
11 Souligné par le tribunal.
14Au vu de l’ensemble de ces éléments, le tribunal arrive à la conclusion que le risque qu’en cas de retour en Grèce, les époux (A) et leurs enfants soient confrontés à une situation de sans-abrisme et de privation d’accès à des soins de santé dépassant un soutien médical de premiers secours en cas d’urgence est loin d’être négligeable. Dans ce contexte, le tribunal relève encore, d’une part, qu’il ne saurait être nié qu’un enfant en bas âge, tel que les enfants (A3) et (A4), nécessitant des contrôles médicaux fréquents, ce tant au regard de son développement normal qu’au regard de la fragilité de son système immunitaire, a nécessairement besoin d’un accès aux soins médicaux afin de garantir son plein développement et son intégrité physique12 et, d’autre part, que face aux contestations circonstanciées formulées sur ce point par les demandeurs, la partie étatique n’établit pas que les ONG auxquelles elle a fait référence permettraient effectivement aux enfants (A3) et (A4) d’avoir un accès suffisant aux soins de santé.
Si, certes, cette situation n’est pas nécessairement durable, en ce sens qu’il n’existerait aucune perspective d’amélioration résultant d’efforts pouvant raisonnablement être exigés des époux (A), le tribunal ne saurait cependant exclure qu’au vu de la vulnérabilité particulière des enfants (A3) et (A4) – qui sont des nourrissons âgés d’approximativement 4 mois au jour de la prise de la décision déférée –, ladite situation soit telle qu’elle puisse avoir pour ces derniers des conséquences atteignant le seuil de gravité requis pour être qualifiées de traitements inhumains et dégradants, étant rappelé, dans ce contexte, qu’au regard de l’article 3 de la CEDH, la CourEDH prend notamment en compte l’âge de la personne concernée, un enfant en bas âge ayant nécessairement besoin d’une protection plus large dans le cadre dudit article 3.13 Pour l’ensemble de ces raisons, eu égard aux circonstances particulières du cas d’espèce et compte tenu du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, tel que consacré, notamment, par l’article 3 (1) de la CIDE, le tribunal arrive à la conclusion qu’en l’absence d’une quelconque garantie individuelle de la part des autorités grecques quant à une prise en charge appropriée des enfants (A3) et (A4) en cas de retour en Grèce – en termes d’hébergement et d’accès aux soins –, la décision déférée encourt l’annulation.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare justifié, partant annule la décision ministérielle du 20 mars 2024 ;
renvoie le dossier en prosécution de cause devant le ministre des Affaires intérieures ;
condamne l’Etat aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 2 juin 2025 par :
Daniel WEBER, vice-président, Annemarie THEIS, premier juge, Izabela GOLINSKA, attaché de justice délégué, 12 Trib. adm., 10 juillet 2024, n° 50474 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
13 Voire en ce sens : CourEDH, 4 mai 2023, A.C. et M.C. c France, requête n° 4289/21.
15en présence du greffier Luana POIANI.
s. Luana POIANI s. Daniel WEBER Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 2 juin 2025 Le greffier du tribunal administratif 16