Tribunal administratif N° 52794 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025: 52794 2e chambre Inscrit le 5 mai 2025 Audience publique du 22 mai 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52794 du rôle et déposée le 5 mai 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Maria Ana REAL GERALDO DIAS, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Iraq), de nationalité irakienne, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 15 avril 2025 de le transférer vers la France comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 15 mai 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Léa FAUVERTEIX, en remplacement de Maître Maria Ana REAL GERALDO DIAS, et Madame le délégué du gouvernement Evelyne LORDONG en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 19 mai 2025.
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Le 5 février 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, dans le cadre d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC, que Monsieur (A) avait précédemment introduit deux demandes de protection internationale en Roumanie, en date des 7 avril et 3 octobre 2018, ainsi que deux demandes de protection internationales en France, en date des 25 juin 2018 et 1er juillet 2020 et qu’il fait l’objet d’un signalement dans le Système d’information Schengen (SIS) par les autorités françaises en raison d’une décision d’interdiction d’entrée sur le territoire français.
1 Le 10 mars 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
En date du même jour, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités françaises en vue de la reprise en charge de Monsieur (A) sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités par courrier électronique envoyé le 24 mars 2025 via la plateforme …, sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du prédit règlement.
Par décision du 15 avril 2025, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée expédiée le 17 avril 2025, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la France sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 5 février 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 5 février 2025 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 10 mars 2025.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 5 février 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit deux demandes de protection internationale en Roumanie en date des 7 avril 2018 et 3 octobre 2018, ainsi que deux demandes en France en date des 25 juin 2018 et 1er juillet 2020.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 10 mars 2025.
2 Sur base des informations à notre disposition, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités françaises en date du 10 mars 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités françaises en date du 25 mars 2025 en vertu de l'article 18(1)d.
Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
2. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit deux demandes de protection internationale en Roumanie en date des 7 avril 2018 et 3 octobre 2018, ainsi que deux demandes en France en date des 25 juin 2018 et 1er juillet 2020.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine le 26 décembre 2017 en avion, muni d'un visa turc en direction de la Turquie. Vous déclarez être resté un mois en Turquie avant de vous rendre en Grèce. En Grèce, vous seriez resté deux mois et vous auriez poursuivi votre chemin vers la Serbie, la Roumanie, l'Allemagne et la France. Vous avez introduit une demande de protection internationale en France et après trois mois, vous auriez été transféré en Roumanie par les autorités françaises. En Roumanie, vous seriez resté un an, jusqu'en juillet 2020 quand vous seriez retourné en France. Après un an en France, votre 3demande de protection internationale aurait été rejetée. Cependant, grâce à votre avocat vous auriez obtenu un contrat de travail en France et vous auriez travaillé de 2021 à avril 2024.
Après la fin de votre contrat de travail, vous déclarez avoir vécu chez votre frère à … jusqu'à votre arrivée au Luxembourg en février 2025.
Monsieur, vous ne voulez pas retourner en France parce que vous êtes d'avis que les autorités françaises ne vous acceptent plus. Vous indiquez en outre qu'« ils vont me détruire ma vie » (p.5 du Rapport d'entretien Dublin III du 10 mars 2025) et que vous ne vous entendriez plus avec votre frère.
Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la France qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la France est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la France est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 Juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale (refonte) (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 Juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte) (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la France profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la France est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la France sur base du règlement (UE) n°604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires françaises.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la France ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de 4l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la France. Vous ne faites valoir aucun indice que la France ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions françaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en France revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la France, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la France, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la France en informant les autorités françaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 5 mai 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 15 avril 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, 5le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur affirme avoir dû fuir son pays d’origine, l’Irak, en raison d’un conflit familial avec son père et son oncle ayant émergé à cause des fréquentations qu’il aurait eues avec des personnes de diverses confessions religieuses, autres que la religion musulmane.
Il expose que dans sa ville d’origine …, il aurait été éduqué par une famille très croyante au sein de laquelle un de ses oncles aurait été un Imam très respecté, tout en précisant que la ville de … serait une ville kurde du Kurdistan irakien dans laquelle plusieurs confessions religieuses se côtoieraient, raison pour laquelle il aurait notamment eu des amis de confession chrétienne. Le demandeur explique que les prédites fréquentations auraient toujours été une source de conflit avec sa famille et notamment avec son père et son oncle qui n’auraient jamais accepté qu’il ait des amis d’une confession religieuse différente de la leur. Il précise, à cet égard, que les tensions intrafamiliales se seraient cristallisées lorsqu’il aurait visité une église fréquentée par ses amis, alors que son oncle aurait intercepté une photo prise dans ce contexte, tout en ajoutant qu’à la suite de cet évènement, il aurait été victime de multiples violences physiques de la part dudit oncle, en raison du fait qu’il aurait refusé de rejoindre la mosquée pour y suivre des cours religieux en vue de devenir Imam, de sorte qu’il aurait décidé de quitter son pays d’origine pour rejoindre son frère, le dénommé (B), installé en France depuis de nombreuses années.
Le demandeur continue en expliquant avoir rejoint la France le 29 mai 2020 et y avoir introduit une demande de protection internationale le 18 septembre 2020, demande qui aurait été rejetée une première fois le 16 décembre 2020. Il ajoute que le recours formé à l’encontre de la prédite décision de refus de lui accorder une protection internationale aurait également été rejetée par une décision ayant été assortie d’un ordre de quitter le territoire français. Il affirme encore avoir, par la suite, « requis auprès des autorités françaises une demande d’admission exceptionnelle au séjour portant la mention ʺ salarié ʺ en 2023 », demande qui aurait à son tour également été rejetée, la décision de refus en question ayant, elle aussi, été assortie d’un ordre de quitter le territoire français. En raison de l’impossibilité de réintroduire une demande de protection internationale ou une demande de séjour en tant que travailleur salarié en France, le demandeur indique avoir pris la décision de se rendre au Grand-Duché de Luxembourg, sans préjudice quant à la date exacte, afin d’y déposer une demande de protection internationale.
En droit, le demandeur fait valoir que pour fonder la décision de transfert vers la France, le ministre se serait basé sur le fait qu’il aurait introduit en 2020 une demande de protection internationale en France laquelle aurait définitivement été rejetée par décision du 14 juin 2021, assortie d’un ordre de quitter le territoire français endéans un délai de 30 jours, ainsi que d’une interdiction d’entrée sur ledit territoire pour une durée d’un an.
Il réitère que suite à la décision du 2 avril 2024, portant « refus d’un titre de séjour avec la mention ʺ salarié ʺ », il aurait de nouveau été « invité » à quitter le territoire français dans un délai de 30 jours, tout en ajoutant que ladite décision aurait précisé, en son article 3, qu’« à l’expiration de ce délai, l’intéressé pourra être reconduit d’office à la frontière à destination du pays dont la nationalité, à savoir l’Irak », de sorte qu’il estime risquer d’être renvoyé dans son pays d’origine, ce qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré à l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée 6par « la Convention de Genève ». Il fait, dans ce contexte, valoir que sa vie serait en danger en Irak en raison de son appartenance à un groupe social composé « d’amis de confessions religieuses diverses », de sorte qu’il y risquerait de faire l’objet de persécutions de la part de sa famille.
Le demandeur conclut, de ce qui précède, à une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, en faisant valoir que les autorités luxembourgeoises pourraient « sur base d’une volonté de solidarité », soulever la clause de souveraineté pour des raisons humanitaires et procéder à l’examen de sa demande de protection internationale, même si en vertu des critères fixés par ledit règlement, le Luxembourg n’était pas le pays responsable de l’examen de ladite demande.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Il y a lieu de relever que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités françaises pour assurer le suivi du dossier du demandeur à la suite du rejet de sa demande de protection internationale prévoit que « 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale, laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.
Le tribunal constate, de prime abord, qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la France et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la France, en ce qu’il y a introduit deux demandes de protection internationale en date des 25 juin 2018 et 1er juillet 2020 et que les autorités françaises ont accepté sa reprise en charge le 25 mars 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le 7transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Ensuite, il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, non invoqué par le demandeur, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après dénommée « la Charte », auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, le demandeur, qui ne conteste pas la compétence de principe des autorités françaises ni l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises pour connaître du traitement de sa demande de protection internationale, n’invoque, tel que constaté ci-avant, pas l’existence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile, respectivement dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III qui entraîneraient dans son chef un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »), mais considère que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté prévue à l’article 17 du règlement Dublin III, au motif que la France risquerait de le renvoyer dans son pays d’origine, l’Irak, ce qui serait contraire au principe de non-refoulement prévu à l’article 33 de la Convention de Genève.
En ce qui concerne le moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, il y a lieu de relever que celui-ci dispose comme suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
Cette faculté laissée à chaque Etat membre par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, de décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement Dublin III, est discrétionnaire et relève du pouvoir d’appréciation étendu des Etats membres1, mais ne constitue nullement un droit pour le demandeur, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») du 16 février 20172.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.
8satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge3, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration4.
Le tribunal relève tout d’abord que la France est tenue au respect, en tant qu’Etat membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.
Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard5.
Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Tel que relevé ci-avant, le demandeur n’invoque, dans le cadre du recours sous analyse, pas l’existence, en France, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile, respectivement dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, de même qu’il n’affirme pas avoir rencontré, au cours de son séjour en France, des conditions d’existence qui aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant au sens des articles 4 de la Charte ou 3 de la CEDH.
Il fait, en effet, uniquement valoir qu’au vu du risque d’un refoulement, en cas de transfert vers la France, vers son pays d’origine, pays dans lequel sa vie serait en danger, sa situation personnelle relèverait d’un cas humanitaire ayant dû amener le ministre à appliquer la clause de souveraineté et à se déclarer compétent pour traiter sa demande de protection internationale.
Or, outre le fait que la décision ministérielle entreprise n’implique pas un retour du demandeur vers son pays d’origine, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour 3 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, Recours en annulation, n° 64 et les autres références y citées.
4 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
5 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-
493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
9le traitement de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites, soit en l’espèce la France, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge l’intéressé, il convient encore de rappeler que la France respecte a priori -
le demandeur ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter - les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, dont plus particulièrement le principe de non-refoulement, et dispose en principe d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »).
A cela s’ajoute qu’il n’apparaît de toute façon pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« … ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« … »). Le règlement Dublin III cherche, en effet, à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.
Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il n’est pas établi que le transfert du demandeur vers la France exposerait ce dernier à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe du non-refoulement, ancré à l’article 33 de la Convention de Genève, et a fortiori contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.
Par ailleurs, si par impossible les autorités françaises devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant, en violation des articles précités, à supposer que l’intéressé soit effectivement exposé à un risque concret et grave pour sa vie en cas de retour en Irak, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés - le demandeur devant d’abord faire valoir ses droits directement auprès des autorités françaises compétentes en usant des voies de droit adéquates6 - de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme et de lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités françaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Au vu de ces considérations, la crainte péremptoire du demandeur de faire l’objet d’un refoulement indirect par les autorités françaises ne saurait, en tout état de cause, pas s’analyser en une raison humanitaire ou exceptionnelle de nature à justifier le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Au vu de ce qui précède, il y a lieu de conclure que le demandeur n’a pas mis en avant des problèmes qui pourraient s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter.
6 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
10En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Alexandra Bochet, vice-président, Caroline Weyland, premier juge, Melvin Roth, attaché de justice délégué, et lu à l’audience publique du 22 mai 2025 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Bochet 11