Tribunal administratif N° 52598 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52598 3e chambre Inscrit le 27 mars 2025 Audience publique du 23 avril 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52598 du rôle et déposée le 27 mars 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Marcel MARIGO, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Togo), de nationalité togolaise, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 12 mars 2025 de le transférer vers l’Allemagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 4 avril 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Luca ESTGEN en sa plaidoirie à l’audience publique du 22 avril 2025.
Le 29 janvier 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, désigné ci-après par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données EURODAC révéla un « No hit », tandis que celle effectuée dans la base de données du système d’information sur les visas (VIS) révéla que l’Allemagne avait délivré à l’intéressé un visa valable du 8 septembre 2024 au 14 octobre 2024, ce qui ressort également d’une vérification faite le même jour dans les bases de données du Centre de coopération policière et douanière (CCPD).
1 En date du 17 février 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
Le même jour, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues allemands une demande de prise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 25 février 2025 sur base du même article.
Par un arrêté du 7 mars 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », assigna à résidence Monsieur (A) à la maison retour pour une durée de trois mois à partir de sa notification.
Par décision du 12 mars 2025, notifiée à l’intéressé par lettre recommandée le lendemain, le ministre informa Monsieur (A) de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 29 janvier 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(4) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 29 janvier 2025 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 17 février 2025.
En mains également une copie d'un certificat médical, attestant d'une hospitalisation du 30 décembre 2024 jusqu'au 15 janvier 2025 au sein du centre médical de santé ….
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 29 janvier 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac n'a révélé aucun résultat.
2 Il résulte cependant des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que l'Allemagne vous a délivré un visa valable du 8 septembre 2024 au 14 octobre 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 17 février 2025.
Sur cette base, une demande de prise en charge sur base de l'article 12(4) du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 17 février 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 25 février 2025.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
La responsabilité de l'Allemagne est acquise suivant l'article 12(4) du règlement DIII en ce que le demandeur est titulaire d'un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d'un ou plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d'entrer sur le territoire d'un État membre et que l'État membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que l'Allemagne vous a délivré un visa valable du 8 septembre 2024 au 14 octobre 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine une première fois en septembre 2024 en avion avec un visa valable en direction de l'Allemagne. Vous déclarez être 3 venu en Allemagne en septembre 2024, pour y faire du « business ». Après trois semaines sur place, vous seriez retourné au Togo. En janvier 2025, vous auriez quitté le Togo, muni d'un faux passeport, par avion en direction du Luxembourg, en faisant escale à Casablanca et Istanbul. Vous déclarez être arrivé au Luxembourg en date du 27 janvier 2025.
Pour corroborer vos dires, vous avez uniquement remis une copie d'un certificat médical, dont l'authenticité ne peut pas être déterminée.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 17 février 2025, vous mentionnez avoir des problèmes psychologiques. De plus, vous mentionnez être allé aux urgences à cause de douleurs au niveau thoracique, que vous auriez mal à la gorge, que vous tousseriez du sang et que vous auriez des démangeaisons au niveau des parties intimes. Cependant vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Allemagne, qui est l'Etat membre responsable de l'examen de votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l'Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Allemagne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les 4 autorités allemandes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes allemandes, notamment judiciaires.
Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Allemagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère être nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 27 mars 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 12 mars 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.
5 Il n’y a, dès lors, pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours et au-delà des faits et rétroactes exposés ci-dessus, le demandeur explique être ressortissant togolais et avoir été contraint de quitter son pays d’origine en abandonnant sa famille pour se rendre en Europe aux fins d’y introduire une demande de protection internationale.
En droit, le demandeur se prévaut d’une violation des articles 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », 3, paragraphe (2), 16 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-
après désignée par « la Convention de Genève ».
En ce qui concerne tout d’abord la violation alléguée des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, il fait valoir que le seul fait que l’Allemagne soit liée par divers instruments juridiques internationaux, tels que la CEDH, la Charte, la Convention de Genève, la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture », de même que par la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Procédure », et la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Accueil », ne signifierait pas qu’elle observerait effectivement les dispositions des articles 33 de la Convention de Genève, 3 de la CEDH ou 3 de la Convention contre la torture. Il se prévaut, à cet égard, d’un rapport de l’organisation non-gouvernementale « … », intitulé « … », publié sur le site internet « … », duquel il ressortirait que l’Allemagne ne respecterait notamment pas le principe du non-
refoulement, tel que prévu par l’article 33 de la Convention de Genève, et en conclut que la présomption de respect des droits fondamentaux par ledit pays ne saurait être utilement invoquée en l’espèce par le ministre.
Dans ce contexte, il reproche encore au ministre d’avoir retenu qu’il n’aurait pas démontré que ses conditions d’existence en Allemagne avaient revêtu un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles seraient constitutives d’une violation des articles 3 de la CEDH et 3 de la Convention torture, alors qu’il serait « constant » que son transfert vers ledit pays constituerait, à défaut d’une prise en charge appropriée de ses droits les plus élémentaires, une violation des dispositions de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, « pris en combinaison de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III ».
En ce qui concerne ensuite la violation alléguée de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, le demandeur rappelle avoir fui son pays d’origine et soutient que sa situation, telle que présentée aux autorités ministérielles lors du dépôt de sa demande de protection internationale, aurait dû amener les autorités luxembourgeoises à examiner sa demande de protection internationale en lieu et place des autorités allemandes.
6 Enfin, le demandeur estime qu’il risquerait, en cas de transfert en Allemagne, d’être refoulé vers son pays d’origine en violation de l’article 33 de la Convention de Genève. A cet égard, il fait valoir que les autorités luxembourgeoises ne disposeraient pas de suffisamment de garanties de la part des autorités allemandes quant à l’absence de prise d’une décision de refoulement vers son pays d’origine, à savoir le Togo, tout en réitérant qu’il résulterait du rapport, prémentionné, de l’organisation non-gouvernementale « Amnesty International », que l’Allemagne ne respecterait pas le principe du non-refoulement, tel qu’inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève.
Au vu de l’ensemble de ces considérations, le demandeur conclut que la décision ministérielle déférée devrait encourir la réformation.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Analyse du tribunal L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, sur base duquel la décision litigieuse a été prise, dispose que « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour prendre en charge Monsieur (A), prévoit que « Si le demandeur est seulement titulaire d’un ou de plusieurs titres de séjour périmés depuis moins de deux ans ou d’un ou de plusieurs visas périmés depuis moins de six mois lui ayant effectivement permis d’entrer sur le territoire d’un État membre, les paragraphes 1, 2 et 3 sont applicables aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des États membres. […] ».
Il suit de ces dispositions que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui qui a délivré au demandeur un visa dont la validité a expiré depuis moins de six mois, aussi longtemps que le demandeur n’a pas quitté le territoire des Etats membres.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12, paragraphe (4) du règlement Dublin III, au motif 7 que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Allemagne, Etat qui lui a délivré un visa d’une validité du 8 septembre 2024 au 14 octobre 2024, et que les autorités allemandes ont accepté sa prise en charge le 25 février 2025 sur base du dernier article, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre comme étant responsable pour connaître de sa demande de protection internationale.
Il échet à cet égard de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour connaître de sa demande de protection internationale, mais soutient que son transfert en Allemagne violerait les articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte, 3, paragraphe (2), 16 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que l’article 33 de la Convention de Genève.
S’agissant tout d’abord du moyen basé sur une violation de l’article 16 du règlement Dublin III, lequel a trait à l’hypothèse où un demandeur de protection internationale serait à charge d’un membre de famille résidant dans un Etat membre ou un tel membre de famille serait à charge du demandeur de protection internationale, le tribunal constate que le demandeur s’est limité à se référer à cet article, sans autrement préciser la situation factuelle, respectivement juridique à l’origine d’une éventuelle violation dudit article dans son chef. Il s’ensuit que ledit moyen est à rejeter pour être simplement suggéré, étant relevé qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer la carence du demandeur en recherchant lui-même les moyens juridiques et factuels qui auraient pu se trouver à la base de ses conclusions.
Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En ce qui concerne d’abord l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le tribunal relève que celui-ci prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des 8 défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire de l’article 3 de la CEDH - , une telle situation empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers cet Etat membre1.
A cet égard, le tribunal relève que l’Allemagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 ou la Convention contre la torture, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes dans l’intérêt tant des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption -
réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.
Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, dénommée ci-après « la CJUE », a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-
493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt. 78.
3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU, pt. 95.
9 été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le demandeur remettant en question cette présomption du respect par l’Allemagne des droits fondamentaux, puisqu’il fait état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de retenir que la situation en Allemagne, telle que décrite par lui, atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.
Il ressort des développements du demandeur que ce dernier fonde l’existence de défaillances systémiques en Allemagne, en substance, sur (i) le non-respect, par les autorités allemandes, du principe de non-refoulement, tel qu’inscrit à l’article 33 de la Convention de Genève et (ii) l’absence d’une « prise en charge appropriée [de ses] droits les plus élémentaires » par ces dernières.
Concernant tout d’abord le non-respect allégué du principe de non-refoulement, force est au tribunal de constater que le demandeur reste en défaut de lui fournir des éléments concrets susceptibles de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas ses obligations à cet égard.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, grande chambre, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
10 Le renvoi au rapport de l’organisation non-gouvernementale « Amnesty International », intitulé « Allemagne 2023 », prémentionné, n’est, en effet, pas pertinent dans ce contexte puisque ledit rapport, et notamment l’extrait cité par le demandeur dans sa requête introductive d’instance, a trait au problème spécifique de discrimination raciale en Allemagne, sans faire état d’une quelconque violation du principe de non-refoulement par les autorités allemandes, étant encore relevé que le demandeur ne verse pas le rapport en question, mais en cite un extrait.
Concernant plus particulièrement le problème de discrimination raciale en Allemagne, le tribunal ajoute encore, par souci d’exhaustivité, que si ledit rapport fait, certes, état d’une augmentation des crimes de haine enregistrés en Allemagne en 2022, sans d’ailleurs préciser le nombre absolu desdits cas, et d’insuffisances dans les mécanismes de plainte et d’enquête en Allemagne concernant les violations des droits humains, force est néanmoins de constater qu’il ne se dégage d’aucun élément tangible produit en l’espèce qu’il existe à l’heure actuelle un risque réel et concret que tout demandeur de protection internationale et plus particulièrement ceux transférés dans le cadre du règlement Dublin III seraient systématiquement confrontés en Allemagne à une discrimination, voire à des violences à cause de leur nationalité, ethnie ou religion, engendrant des traitements inhumains ou dégradants contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
En ce qui concerne ensuite l’absence alléguée d’une « prise en charge appropriée des droits les plus élémentaires » du demandeur, force est de constater qu’il ne ressort en l’espèce d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal qu’à l’heure actuelle, l’Allemagne connaîtrait de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que la procédure d’asile et les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure, d’emblée et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement l’article 3 de la CEDH.
En effet, mis à part le rapport prémentionné, le demandeur ne fournit aucun élément objectif tangible permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Allemagne, ou encore que ceux-ci n’auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que l’Allemagne est signataire de la Charte et de la CEDH et qu’elle est en tant que membre de l’Union européenne tenue au respect des dispositions de celles-ci et de celles de la Convention contre la torture et de la Convention de Genève.
La seule affirmation péremptoire du demandeur suivant laquelle il serait « constant » qu’il n’y aurait aucune « prise en charge appropriée [de ses] droits les plus élémentaires » en Allemagne est, en tout état de cause, insuffisante à cet égard.
11 Le demandeur n’a pas non plus invoqué une quelconque jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH », relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR », ni n’a-t-il fait état de l’existence d’un rapport ou avis de l’UNHCR interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande.
Ainsi, dans la mesure où le demandeur est resté en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités allemandes n’analyseraient pas correctement sa demande de protection internationale et qu’il n’aurait pas accès à la justice allemande pour, le cas échéant, faire valoir ses droits, que ce soit en relation avec la décision sur ladite demande de protection internationale ou avec son accès aux conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le moyen du demandeur basé sur l’existence de défaillances systémiques en Allemagne au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est rejeté.
Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements de l’Union européenne, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant14.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimal étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, le sexe, l’âge et l’état de santé de l’intéressé15.
12 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12, pt. 103 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU, pts. 65 et 96.
14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17, pt. 88.
15 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12, pt. 94 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09, pt. 219.
12 Pour autant que le demandeur ait entendu se prévaloir de son état de santé pour faire état d’un risque, dans son chef, de subir un traitement inhumain ou dégradant en cas de transfert vers l’Allemagne, il y a tout d’abord lieu de relever qu’il ne se dégage pas de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017, précité, que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen d’une demande de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.
En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive Accueil sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats »16. Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] »17.
Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] »18.
Cette jurisprudence vise dès lors l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales 16 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16 PPU, point 70.
17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16 PPU, points 74 et 75.
18 Ibidem, point 96.
13 établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée19.
La CJUE a encore relevé la coopération entre l’Etat membre devant procéder au transfert et l’Etat membre responsable afin d’assurer que le demandeur d’asile concerné reçoive des soins de santé pendant et à l’issue du transfert, l’Etat membre procédant au transfert devant s’assurer que le demandeur d’asile concerné bénéficie de soins dès son arrivée dans l’Etat membre responsable, les articles 31 et 32 du règlement Dublin III imposant, en effet, à l’Etat membre procédant au transfert de communiquer à l’Etat membre responsable les informations concernant l’état de santé du demandeur d’asile qui sont de nature à permettre à cet Etat membre de lui apporter les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels.
Ainsi, ce n’est que dans l’hypothèse où la prise de précautions de la part de l’Etat membre procédant au transfert ne suffirait pas, compte tenu de la gravité particulière de l’affection du demandeur d’asile concerné, à assurer que le transfert de celui-ci n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, qu’il incomberait aux autorités de l’Etat membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de cette personne, et ce aussi longtemps que son état ne la rend pas apte à un tel transfert.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier si l’état de santé du demandeur présente une gravité telle qu’il ne peut sérieusement être exclu que son transfert entraînerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH20.
Or, en l’espèce, force est de constater que le demandeur reste en défaut d’établir la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci.
En effet, s’il résulte, certes, des documents médicaux versés en cause que Monsieur (A) souffre de différents problèmes de santé, plus particulièrement d’une infection par le HPV et d’un syndrome de stress post-traumatique, et qu’il suit un traitement médicamenteux à cette fin, il ne se dégage toutefois pas desdits documents ni d’aucun autre document soumis à l’appréciation du tribunal, le demandeur restant, par ailleurs, en défaut d’y prendre position dans sa requête introductive d’instance, qu’il existerait, d’une part, une éventuelle contre-
indication pour transférer l’intéressé vers l’Allemagne et, d’autre part, qu’il ne pourrait pas bénéficier en Allemagne des soins médicaux dont il pourrait le cas échéant avoir besoin.
Enfin, et même à admettre que le demandeur ne puisse pas accéder, en tant que demandeur de protection internationale, au système de santé allemand, il lui appartiendrait de 19 Ibidem, point 83.
20 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09. 14 faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droits internes, voire devant les instances européennes adéquates.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne par le biais de la communication aux autorités allemandes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Pour le surplus, il convient de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’asile allemand était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système allemand n’était pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits sur base de la directive Procédure, ainsi que de la directive Accueil directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
Partant, le tribunal est amené à retenir qu’il ne se dégage pas des éléments lui soumis que le demandeur se trouve dans une situation de vulnérabilité particulière s’opposant à son transfert vers l’Allemagne.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert en Allemagne, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.
Il s’ensuit que le moyen relatif à une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, pris isolément, est à rejeter.
En ce qui concerne encore la crainte du demandeur d’un refoulement vers le Togo, force est d’abord de souligner que la décision déférée n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale, respectivement de ses suites, soit en l’espèce l’Allemagne, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour prendre en charge l’intéressé, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté.
15 Il échet ensuite de relever que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence d’un risque de refoulement par les autorités allemandes vers son pays d’origine, le concerné ne fournissant, tel que relevé ci-dessus, pas d’éléments susceptibles de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement et faillirait dès lors à ses obligations en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient mises sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays, étant rappelé à cet égard que le renvoi à un extrait du rapport, prémentionné, de l’organisation non-gouvernementale « … » est sans pertinence dans ce contexte pour ne pas traiter de la question du respect du principe de non-refoulement par ledit Etat.
Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments fournis par le demandeur que si les autorités allemandes devaient néanmoins décider de le rapatrier dans son pays d’origine en violation de l’article 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates21.
Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il n’est pas établi que le transfert du demandeur vers l’Allemagne exposerait ce dernier à retour forcé au Togo qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré à l’article 33 de la Convention de Genève, de sorte que le moyen afférent encourt également le rejet.
En ce qui concerne finalement le moyen du demandeur selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […]. », il y a lieu de relever que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres22, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201723.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge24, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration25.
21 Voir article 26 de la directive Accueil.
22 CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, N.S. e.a., affaires jointes C-411/10 et C-493/10, point 65.
23 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16 PPU, points 88 et 97.
24 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3e volet) et les autres références y citées.
25 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.
16 Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen du bien-fondé de la décision entreprise par rapport à l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, aux articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, ainsi que par rapport à l’article 33 de la Convention de Genève, que les prétentions du demandeur ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation qu’il estime que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté discrétionnaire, il y a lieu de conclure que les problèmes mis en avant ne sauraient pas davantage s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.
Au vu de ce qui précède, et en l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 23 avril 2025 par :
Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, premier juge, Felix Hennico, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Laura Urbany Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 23 avril 2025 Le greffier du tribunal administratif 17