Tribunal administratif N° 52591 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52591 5e chambre Inscrit le 26 mars 2025 Audience publique du 16 avril 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52591 du rôle et déposée le 26 mars 2025 au greffe du tribunal administratif par la société à responsabilité limitée NCS AVOCATS SARL, établie et ayant son siège social à L-8080 Bertrange, 89, route de Longwy, immatriculée au registre de commerce et des sociétés de Luxembourg sous le numéro B225706, inscrite à la liste V du tableau de l’Ordre des avocats du Barreau de Luxembourg, représentée aux fins de la présente procédure par Maître Aline CONDROTTE, avocat à la Cour, assistée de Maître Mamadou Bobo BALDE, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Guinée), de nationalité guinéenne, assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 6 mars 2025 de le transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 2 avril 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Luca ESTGEN en sa plaidoirie à l’audience publique de ce jour.
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Le 16 janvier 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-
après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Une recherche effectuée à cette occasion dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait illégalement franchi la frontière espagnole en date du 15 novembre 2024.
1Le 14 février 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le même jour, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités espagnoles en vue de la prise en charge de l’intéressé sur base de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 25 février 2025 sur base du même article.
Par décision du 6 mars 2025, notifiée à l’intéressé en mains propres le 11 mars 2025, le ministre informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg a pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 16 janvier 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Espagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 16 janvier 2025 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 14 février 2025.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 16 janvier 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 15 novembre 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 14 février 2025.
Sur base des informations à notre disposition, une demande de prise en charge en vertu de l'article 13(1) du règlement DIII a été adressée aux autorités espagnoles en date du 14 2février 2025, demande qui fut accepté par lesdites autorités espagnoles en date du 25 février 2025.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un Etat membre dans lequel il est entré en venant d'un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale, conformément à l'article 13(1) du règlement DIII.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 15 novembre 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine le 5 août 2024 en direction du Maroc en passant par le Mali et l'Algérie. Vous seriez resté deux mois au Maroc avant de prendre un bateau pneumatique en direction de l'Espagne. En Espagne, vous seriez resté un mois et trois semaines avant de vous rendre en France où vous seriez resté trois à quatre jours. Vous déclarez être arrivé au Luxembourg en bus en date du 11 janvier 2025.
Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Espagne qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
3Vous déclarez ne pas vouloir retourner en Espagne, parce que vous ne parlez pas la langue espagnole.
Rappelons à cet égard que l'Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Il n'existe en outre aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir 4discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Or, il ne ressort d'aucun élément de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert. Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Espagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 26 mars 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 6 mars 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours et en fait, le demandeur réitère, en substance, les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que repris ci-avant, et explique qu’il aurait quitté la Guinée en raison des menaces et violences qu’il aurait subies de la part de son père qui serait un commandant de la police guinéenne, tout en retraçant le parcours qu’il aurait suivi avant de venir au Luxembourg.
En droit, tout en soutenant que l’application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, dont il cite les dispositions, relèverait du pouvoir discrétionnaire des autorités compétentes et que ladite disposition conférerait un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres, le demandeur fait valoir, en se référant à la jurisprudence des juridictions administratives en la matière, que l’article 17 du règlement Dublin III trouverait application dans des situations particulières, notamment humanitaires, tel que ce serait le cas en l’espèce.
A cet égard, il fait valoir que le ministre n’aurait pas tenu compte de sa situation particulière qui serait constitutive d’un « cas humanitaire » caractérisé notamment par son état de santé 5puisqu’il souffrirait d’une hépatite B et ferait l’objet d’un suivi médical au Luxembourg. Il donne encore à considérer qu’il ressortirait des certificats médicaux et analyses médicales versés en cause que son état de santé nécessiterait un « suivi particulier par des spécialistes ».
En deuxième lieu, et en se référant à un article intitulé « HRW : Espagne : Les migrants détenus dans des conditions déplorables », publié le 6 août 2017 sur le site internet « asile.ch », le demandeur reproche au ministre une violation de l’article 3 du règlement Dublin III, dont il cite les dispositions, en donnant plus particulièrement à considérer que compte tenu des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui seraient « déplorables » en Espagne, ainsi que de ses problèmes de santé qui risqueraient de s’aggraver en cas de transfert vers ledit pays, il existerait des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Espagne qui entraîneraient dans son chef un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-
après désignée par « la CEDH », et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », ceci d’autant plus qu’il existerait des doutes sérieux quant aux capacités d’accueil et d’hébergement en Espagne.
En troisième lieu, et en s’appuyant sur un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », du 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, ainsi que sur deux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », des 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, et 19 mars 2019, n° C-163/17, Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, le demandeur fait valoir que, compte tenu de sa situation individuelle, caractérisée plus particulièrement par ses problèmes de santé qui risqueraient de s’aggraver en cas de transfert vers l’Espagne, son transfert conduirait à un risque de subir des traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. A cet égard, il soutient encore qu’il ne pourrait pas bénéficier de soins appropriés en Espagne.
Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la décision déférée serait à réformer.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Appréciation du tribunal Il y a tout d’abord lieu de rappeler que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale. ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
6 L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour prendre en charge le demandeur, prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n°603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Espagne où le demandeur avait, tel qu’il ressort des recherches effectuées dans la base de données EURODAC de même que du récit du demandeur, irrégulièrement franchi la frontière en date du 15 novembre 2024 en provenance du Maroc et que les autorités espagnoles ont accepté sa prise en charge le 25 février 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
D’ailleurs, le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne, ni, par conséquent, l’incompétence des autorités luxembourgeoises, mais il considère que son transfert vers ledit pays violerait les articles 3 et 17 du règlement Dublin III, 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Le tribunal relève ensuite que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat membre tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Il convient, à cet égard, de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais qu’il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
En ce qui concerne tout d’abord l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État 7membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire de l’article 3 de la CEDH -, une telle situation empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers cet Etat membre1.
A cet égard, le tribunal est amené à rappeler que l’Espagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes dans l’intérêt tant des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable –que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes nos C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt.
78.
3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
8principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte.
Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le demandeur estime que les défaillances systémiques en Espagne résulteraient des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale qui seraient « déplorables » dans ledit pays, l’intéressé exprimant plus particulièrement des doutes quant aux capacités d’accueil et d’hébergement en Espagne et insistant sur ses problèmes de santé qui risqueraient, selon lui, de s’aggraver en cas de transfert.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, grande chambre, 10 décembre 2013, n° C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, n° C-163/17, Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
9Si le demandeur entend remettre en question la présomption du respect par l’Espagne des droits fondamentaux en faisant état de défaillances systémiques dans ce pays, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de retenir que la situation en Espagne telle que décrite par lui atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et par les principes dégagés ci-avant.
Or, force est de constater que pareilles défaillances systémiques atteignant un tel seuil particulièrement élevé de gravité ne résultent pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal.
A cet égard, il échet de relever que le demandeur a déclaré lors de son audition auprès de la police grand-ducale qu’il n’aurait pas déposé de demande de protection internationale en Espagne, dès lors qu’il « ne parle pas espagnol », affirmation qu’il a réitérée lors de son entretien Dublin III auprès du ministère12.
Le tribunal se doit, par ailleurs, de constater (i) que le demandeur n’ayant pas eu la qualité de demandeur de protection internationale lors de son séjour en Espagne, il ne saurait, en tout état de cause, se prévaloir de l’existence de prétendues défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans ce pays, et (ii) que, lors de son entretien Dublin III ainsi que dans sa requête introductive d’instance, il n’a fait état ni de problèmes particuliers qu’il aurait personnellement rencontrés en Espagne, notamment pour y déposer une demande de protection internationale, ni d’une crainte d’y subir un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. En effet, lors de son entretien Dublin III et sur question expresse de l’agent en charge auprès du ministère pour quelles raisons il ne souhaiterait pas se rendre en Espagne en vue du traitement de sa demande de protection internationale et quelles seraient pour lui les conséquences d’un transfert vers ledit pays, le demandeur s’est limité à affirmer que « Je ne connais personne là-bas, je ne parle pas espagnol, je n’aimerais pas y aller. »13.
Ce constat n’est pas ébranlé par l’article intitulé « HRW : Espagne : Les migrants détenus dans des conditions déplorables », publié le 6 août 2017 sur le site internet « asile.ch », dont se prévaut le demandeur, ledit article datant, tel que soulevé à juste titre par le délégué du gouvernement, de plus de sept années de sorte à ne pas refléter la situation actuelle en Espagne.
Le tribunal relève encore que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Espagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par « l’UNHCR ». Le concerné ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Espagne de ressortissants guinéens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile espagnole qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Le tribunal relève enfin que le demandeur n’établit pas non plus que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale en Espagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’y auraient aucun droit 12 Page 5 du rapport d’entretien Dublin III.
13 Page 5 du rapport d’entretien Dublin III.
10ou aucune possibilité de les faire valoir en usant des voies de droit adéquates, étant encore rappelé que l’Espagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention contre la torture, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.
S’agissant plus particulièrement de l’affirmation du demandeur suivant laquelle ses problèmes de santé risqueraient de s’aggraver en cas de transfert vers l’Espagne, force est de constater que celle-ci reste à l’état d’une pure allégation. Le tribunal constate en effet que, contrairement aux affirmations du demandeur, s’il ressort, certes, des résultats d’une analyse sanguine datée au 13 mars 2025 dans le chef du demandeur qu’il présentait, à cette date, une « Sérologie compatible avec l’évolution d’une hépatite B aigüe ou avec une hépatite B chronique » et que « Un nouveau prélèvement à distance est nécessaire pour contrôler la guérison ou le passage à la chronicité », il ne ressort toutefois d’aucun élément soumis au tribunal qu’il ferait, à l’heure actuelle, l’objet d’un quelconque traitement médical.
De surcroît, même à admettre, pour les besoins de la discussion, que l’état de santé du demandeur requerrait un traitement médical, il ne se dégage d’aucun élément du dossier que le concerné ne pourrait pas bénéficier en Espagne du traitement dont il pourrait avoir besoin, ce dernier ne versant pas non plus un quelconque élément de nature à établir des défaillances dans le système de santé espagnol, voire une impossibilité quelconque d’accès des demandeurs de protection internationale aux soins médicaux en Espagne.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient dans son chef un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays, de sorte que le moyen y afférent encourt le rejet.
Néanmoins, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements de l’Union européenne, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu, même en l’absence de défaillances systémiques dans un Etat membre, que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable14.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat 14 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pt. 103 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts 65 et 96.
11membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant16.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, le sexe, l’âge et l’état de santé de l’intéressé17.
En ce qui concerne plus particulièrement les problèmes de santé mis en avant par le demandeur, il échet tout d’abord de relever qu’il ne se dégage pas de l’arrêt précité de la CJUE du 16 février 2017 que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne déclarant avoir un quelconque problème de santé.
A cet égard, le tribunal relève que dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Accueil », sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats »18. Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […]19 ». Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante 16 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, n° C-163/17, pt. 88.
17 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pt. 94 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09, pt. 219.
18 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 70.
19 Ibidem, pts. 74 et 75.
12l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] »20.
Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée21.
Il appartient dès lors au tribunal, compte tenu des développements du demandeur à cet égard, de vérifier si son état de santé présente une gravité telle qu’il ne peut sérieusement être exclu que son transfert entraînerait pour lui un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH22.
Or, bien que le demandeur affirme qu’il souffrirait d’une hépatite B, aucun des certificats médicaux respectivement analyses médicales, ni aucun autre élément soumis au tribunal ne permet de conclure à une gravité particulière de son état de santé faisant de lui une personne à risque, étant encore relevé que, interrogé sur son état de santé lors de l’entretien Dublin III, l’intéressé a déclaré que « Je vais bien. » et, sur question expresse de l’agent en charge auprès du ministère s’il suivrait un traitement médical spécifique, il a répondu « Pantoprazol, Augmentin, Ibuprofen, Sediplus et Voltaren Gel. »23, sans que l’intéressé n’y ait d’ailleurs indiqué ne pas avoir eu accès auxdits médicaments en Espagne.
Il ne ressort en outre d’aucun élément du dossier qu’un transfert du concerné vers l’Espagne pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur son état de santé, respectivement que son état de santé s’opposerait à son transfert vers l’Espagne, ce dernier ne faisant d’ailleurs, à défaut d’éléments contraires soumis à l’analyse du tribunal, l’objet d’aucun traitement médical.
Ce constat s’impose d’autant plus que le demandeur reste en défaut de verser une quelconque pièce, voire de soumettre un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’il ne pourrait pas bénéficier en Espagne des soins médicaux dont il pourrait, le cas échéant, avoir besoin, respectivement que ce même pays ne respecterait pas les obligations lui imposées à travers la CEDH, la Charte ou encore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 3 janvier 1976.
20 Ibidem, pt. 96.
21 Ibidem, point 83.
22 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
23 Page 2 du rapport d’entretien Dublin III.
13Si le demandeur s’appuie sur un article intitulé « Hépatite B : causes, symptômes, diagnostic et traitements », mis à jour le 15 avril 2024 sur le site internet « Doctissimo », duquel il ressortirait que l’hépatite B serait considérée par l’Organisation Mondiale de la Santé comme un problème majeur de santé publique, il convient de relever que le demandeur se limite à citer de façon théorique et abstraite cet article sans le mettre en relation avec sa situation personnelle et plus particulièrement d’établir qu’il n’aurait pas accès en Espagne aux traitements nécessités pour soigner ladite maladie.
Partant, le tribunal est amené à retenir qu’il ne se dégage pas des éléments lui soumis que le demandeur se trouve dans une situation de vulnérabilité particulière s’opposant à son transfert vers l’Espagne.
Il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose de toute façon pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), alinéa 1er une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne par le biais de la communication aux autorités espagnoles des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Pour le surplus, il convient de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’asile espagnol était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si le demandeur devait estimer que le système espagnol n’était pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits sur base de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ainsi que de la directive Accueil directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droit adéquates.
A titre superfétatoire, pour autant que le demandeur, à travers son affirmation non autrement circonstanciée qu’il aurait quitté la Guinée en raison des menaces et violences qu’il aurait subies de la part de son père qui serait un commandant de la police guinéenne, ait entendu faire état d’une crainte d’un refoulement vers la Guinée, force est de rappeler que la décision déférée n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale de l’intéressé, respectivement de ses suites, soit en l’espèce l’Espagne, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour prendre en charge le demandeur.
Il convient ensuite de rappeler que l’Espagne respecte a priori - le demandeur ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter - en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, les droits et libertés prévus par la CEDH, 14le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou la Convention contre la torture, ainsi que, plus particulièrement, le principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et que l’Espagne dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »). Ainsi, le demandeur pourrait encore le cas échéant se prévaloir des risques prétendument encourus dans son pays d’origine devant la justice espagnole afin d’éviter son éloignement.
Par ailleurs, il n’appert pas non plus que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only ») : le règlement Dublin III cherchant en effet à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.
A cela s’ajoute que, si par impossible les autorités espagnoles devaient quand même décider de rapatrier le demandeur dans son pays d’origine en violation du principe de non-
refoulement, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles compétentes en usant des voies de droit adéquates24. Par ailleurs, même si toutes les voies de recours devaient être épuisées, il serait possible au demandeur de saisir la CourEDH pour lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de demander aux autorités espagnoles de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas non plus établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers l’Espagne, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
En ce qui concerne finalement le moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] », il y a lieu de préciser que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres25, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été 24 Voir article 26 de la directive Accueil.
25 CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, affaires jointes nos C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt. 65.
15souligné dans l’arrêt de la CJUE du 16 février 201726.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge27, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration28.
En l’espèce, le demandeur affirme que sa situation serait particulière et relèverait d’un cas humanitaire en raison (i) de ses problèmes de santé nécessitant un « suivi particulier par des spécialistes » et (iii) du fait qu’il aurait quitté la Guinée en raison des menaces et violences qu’il aurait subies de la part de son père qui serait un commandant de la police guinéenne.
Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant que cet argumentaire ne permettait pas de conclure que son transfert vers l’Espagne était contraire aux articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, 3 de la CEDH et 4 de la Charte, et que d’autres considérations n’ont pas été mises en avant par le demandeur sous cet aspect pour infirmer le constat afférent du tribunal, celui-ci conclut qu’il n’est pas non plus établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III.
Il s’ensuit que le tribunal retient que les motifs invoqués par le demandeur ne sauraient s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférant encourt le rejet.
Au vu de ce qui précède, et en l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
26CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
27 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64 (3e volet) et les autres références y citées.
28 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n° 12 (2e volet) et les autres références y citées.
16 Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 16 avril 2025 par :
Laura Urbany, premier juge, Felix Hennico, attaché de justice délégué, Izabela Golinska, attaché de justice délégué, en présence du greffier Lejila Adrovic.
s. Lejila Adrovic s. Laura Urbany Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 16 avril 2025 Le greffier du tribunal administratif 17