Tribunal administratif N° 52536 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52536 4e chambre Inscrit le 17 mars 2025 Audience publique du 4 avril 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52536 du rôle et déposée le 17 mars 2025 au greffe du tribunal administratif par Maître Sanae IGRI, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Guinée) et être de nationalité guinéenne, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 7 mars 2025 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de le transférer vers l’Allemagne, comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 26 mars 2025 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Luc REDING en sa plaidoirie à l’audience publique du 1er avril 2025, Maître Sanae IGRI s’étant excusée.
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Il ressort d’un procès-verbal de la police grand-ducale, dit « Fremdennotiz » du 31 décembre 2024, que Monsieur (A) fut interpellé à Findel près du lieu d'hébergement « Wanteraktioun », sans avoir été en possession de documents d’identité, respectivement d’une autorisation de séjour.
Le 9 janvier 2025, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-
après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, il fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. Il ressort dudit rapport que Monsieur (A) a été signalé dans la base de données CCPD par les autorités allemandes pour avoir été débouté de ses demandes de protection internationale, mais bénéficiant d’un statut de tolérance valable jusqu’au 21 mai 12025.
Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que l’intéressé avait auparavant introduit des demandes de protection internationale en Italie, les 2 mars, 27 septembre et 27 octobre 2017, en Suisse les 23 mars et 3 octobre 2017, en Autriche le 11 juin 2017, ainsi qu'en Allemagne les 1er novembre 2017 et 12 juin 2019.
Par arrêté du 3 février 2025, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », ordonna l’assignation à résidence de Monsieur (A) à la maison retour, sise à L-…, pour une durée de trois mois.
Le 11 février 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 11 février 2025, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues allemands une demande de reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, laquelle fut acceptée par ces derniers en date du 17 février 2025 sur le même fondement.
Par décision du 7 mars 2025, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé expédié le 10 mars 2025, le ministre informa Monsieur (A) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 9 janvier 2025 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 9 janvier 20255 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 11 février 2025.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale 2En date du 9 janvier 2025, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit trois demandes de protection internationale en Italie en date des 2 mars 2017, 27 septembre 2017 et 27 octobre 2017, deux demandes en Suisse en date des 22 mars 2017 et 3 octobre 2017, une demande en Autriche en date du 11 juin 2017 et deux demandes en Allemagne en date des 1er novembre 2017 et 12 juin 2019.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 11 février 2025.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités allemandes en date du 11 février 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités allemandes en date du 17 février 2025.
Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
2. Quant à la motivation de la présente décision de transfert 3En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit trois demandes de protection internationale en Italie en date des 2 mars 2017, 27 septembre 2017 et 27 octobre 2017, deux demandes en Suisse en date des 22 mars 2017 et 3 octobre 2017, une demande en Autriche en date du 11 juin 2017 et deux demandes en Allemagne en date des 1er novembre 2017 et 12 juin 2019.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine fin septembre 2009 en direction de la Libye en passant par le Mali et l'Algérie où vous auriez passé quelques années.
Par la suite vous auriez continué votre trajet vers la Libye avant de vous rendre à bord d'une embarcation clandestine en direction de l'Italie. Après quelques jours dans différentes villes, vous auriez quitté l'Italie pour vous rendre en Allemagne en traversant la Suisse et l'Autriche.
Pendant votre trajet à travers l'Europe, vous avez introduit plusieurs demandes de protection internationale et vous auriez été transféré à plusieurs reprises dans l'Etat membre responsable de votre demande dans le cadre d'une procédure Dublin. Finalement, les autorités allemandes auraient rejeté votre demande, et vous auriez quitté l'Allemagne sans avoir attendu l'issue du recours introduit contre cette décision. Selon vos déclarations, vous seriez arrivé au Luxembourg fin décembre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 11 février 2025, vous indiquez être schizophrène. Cependant vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Allemagne qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l'Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Allemagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas 4les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l'Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence l'Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l'Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Allemagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
5 D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n'ont pas été constatées. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 17 mars 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle, précitée, du 7 mars 2025.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours principal en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours et en fait, le demandeur, outre de passer en revue certains des rétroactes cités ci-avant, fait préciser qu’il serait ressortissant guinéen, de nationalité guinéenne et qu’il aurait quitté son pays d'origine fin septembre 2009, en passant par le Mali, l'Algérie et la Libye, afin de demander l'asile au sein de l'Union Européenne, où il aurait déposé plusieurs demandes de protection internationale en Italie, en Suisse, en Autriche et en Allemagne.
Il donne à considérer qu’il serait atteint de schizophrénie et aurait, de ce fait, eu plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, de même qu’un médecin lui aurait prescrit un médicament nommé « Olanzapine ».
Il explique encore qu’il aurait déjà été transféré à plusieurs reprises en exécution du règlement Dublin III.
Etant donné que les autorités allemandes auraient rejeté sa demande de protection internationale y introduite, il serait parti pour le Luxembourg fin décembre 2024 dans l'espoir de pouvoir enfin être accueilli et protégé, et dès lors, de voir accepter sa demande d'asile.
En droit, le demandeur estime, en premier lieu, que la décision déférée serait insuffisamment motivée, en violation de l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, dénommée ci-après « la Charte », ce qui constituerait une atteinte à son droit à un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dénommée ci-après « la CEDH ».
Tout en citant, dans ce contexte, l’article 7 du règlement Dublin III énonçant la hiérarchie des critères à prendre en considération dans la détermination de l'État membre responsable d’une demande de protection internationale, il critique la décision déférée de ne pas avoir énoncé le critère retenu pour établir la responsabilité de l'Allemagne, ce qui le priverait de son droit de connaître précisément les raisons de la décision prise à son encontre, et par la même, l’empêcherait de pouvoir y répondre de manière adéquate dans le cadre d'un recours.
Le renvoi par le ministre à l'article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III ne suffirait pas à cet égard, alors que ce dernier ne servirait qu'à souligner les obligations de l'Etat allemand résultant de sa désignation en tant qu'État membre responsable de la demande 6de protection internationale litigieuse.
Il invoque, dans un deuxième temps, une violation des articles 3 de la CEDH, ainsi que 4 de la Charte.
Après avoir cité l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que l'article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, il fait relever qu'il risquerait, en cas de transfert vers l’Allemagne, des traitements inhumains ou dégradants en violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte en raison des défaillances systémiques dans l’accueil des demandeurs de protection internationale qui y règneraient.
Il fait référence à une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH », selon laquelle un traitement serait considéré comme dégradant s'il humilie ou avilit un individu, s'il témoigne d'un manque de respect pour sa dignité humaine, voire la diminue, ou s'il suscite chez l'intéressé des sentiments de peur, d'angoisse ou d'infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, de même qu’il pourrait suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui. Par ailleurs l'absence d'un but d’humiliation ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l'article 3 de la CEDH.
Or, en l’espèce, il conviendrait de rappeler que, dans la pratique, les policiers allemands forceraient les personnes en situation irrégulière interceptées à donner leurs empreintes sans leur expliquer les conséquences.
Par ailleurs, le système d'accueil des réfugiés en Allemagne ferait face à une grande crise, tel que cela ressortirait d’un article Euronews du 2 février 2024, selon lequel l'ensemble du système d'accueil serait au bord du gouffre, ce qui aurait une répercussion négative sur l'intégration. Il serait également envisagé de réduire les aides pour les demandeurs d'asile en vue de décourager les nouveaux arrivants.
En effet, l'Allemagne serait confrontée à une pression sans précédent en matière d'accueil des migrants, avec des structures d'hébergement saturées et des conditions de vie indignes pour de nombreux réfugiés, ce qui aurait conduit l’exécutif allemand à adopter une position plus stricte en matière d'immigration, cherchant à intensifier les expulsions des personnes en situation irrégulière.
Selon un article publié par l’agence de presse Reuters du 12 février 2025, l’Allemagne aurait rétabli des contrôles aux frontières terrestres à partir du 16 septembre 2024, initialement pour six mois, mais prolongée en février 2025, afin de répondre à l'afflux migratoire et à des préoccupations sécuritaires, ce qui aurait conduit à 47 000 rejets aux frontières, ainsi qu’une diminution d'un tiers des demandes d'asile entre 2023 et 2024.
En janvier 2025, le parlement allemand aurait adopté une motion non contraignante appelant à un renforcement radical des règles d'immigration et d'asile, motion notamment soutenue et fêtée par l'extrême droite, ce qui montrerait le durcissement radical et actuel de l'Allemagne quant à sa politique d'immigration.
Le demandeur en conclut que dans ces circonstances, son transfert vers l’Allemagne serait non seulement inapproprié, mais également contraire aux principes de protection internationale et de non-refoulement, alors qu’il y risquerait d'être exposé à une situation de 7vulnérabilité accrue au vu des pratiques administratives moins favorables à ses droits.
Par ailleurs, il ressortirait d’un rapport publié par l’organisation Human Rights Watch de 2019, confirmé par l’organisation Amnesty International, que la discrimination raciale en Allemagne serait de plus en plus marquée, alors que les attaques visant les réfugiés et les demandeurs d'asile resteraient préoccupantes, de même que les manifestations xénophobes organisées dans différentes villes en Allemagne. Plusieurs personnes d'extrême droite auraient été jugés pour des infractions terroristes et de tentative de meurtre pour des attaques commises en 2015 contre des foyers d'accueil de réfugiés et contre un homme politique local appuyant les migrants.
De plus, le rapport précité de l’organisation Human Rights Watch critiquerait certains aspects du système allemand d'expulsion après le signalement d'une série de cas où des demandeurs d'asile auraient été renvoyés dans leurs pays d'origine alors que leurs dossiers auraient encore été en instance, ce qui serait contraire au principe de non-refoulement.
De son côté, la Commission Européenne contre le Racisme et l'Intolérance se serait dit préoccupé, dans son rapport publié le 17 mars 2020, du comportement raciste des services de police allemande et du grand nombre d'informations faisant état du profilage racial pratiqué par ladite police.
Il résulterait de ces violations évidentes des normes minimales prévues par la CEDH que l'Allemagne méconnaîtrait de façon flagrante le droit des demandeurs d'asile de ne pas être soumis à un traitement inhumain ou dégradant.
De surcroit, de nombreuses études et rapports indépendants auraient montré que les réfugiés de couleur, seraient particulièrement vulnérables aux pratiques discriminatoires au sein du système de sécurité, de la police et des autorités locales, tel que cela aurait été souligné par le rapport de l'European Network Against Racism de 2020 et confirmé par le rapport d'Amnesty International 23/2024 concernant l'Allemagne qui noterait également que le regroupement familial pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire serait soumis à des quotas et accordé à la discrétion de l'administration allemande.
Le demandeur en conclut qu’en tant que citoyen d'origine guinéenne, il se trouverait particulièrement exposé à ce type de traitement discriminatoire qui serait encore profondément traumatisant pour les demandeurs d'asile, aggravant leur vulnérabilité et leur détresse psychologique, de sorte que son transfert vers l'Allemagne serait incompatible avec les principes de dignité humaine et de non-discrimination, en l’absence de la garantie d’un accueil conforme aux standards européens.
Finalement, le demandeur invoque une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III en donnant à considérer que le ministre aurait dû se déclarer compétent pour connaître de sa demande de protection internationale, au motif qu’il serait respectueux des normes et principes de l'Union Européenne, qu’il maîtriserait très bien la langue française ce qui favoriserait son intégration au Luxembourg s’il devait y bénéficier de la protection internationale, plutôt qu’en Allemagne.
Il fait également souligner que l'Allemagne aurait déjà rejeté sa demande de protection internationale, ce qui ne laisserait pas présager une place à un examen favorable de sa demande en Allemagne, où il aurait, par ailleurs, subi des discriminations raciales en raison de son 8origine et de sa couleur de peau, ce qui aurait profondément affecté son estime de soi et sa santé mentale, en plus de la souffrance, pesant sur lui, de se voir confronté à de graves menaces s'il retournerait en Guinée.
Il rappelle dans ce contexte qu’il risquerait de subir des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert en Allemagne en raison des conditions d'accueil des demandeurs d'asile réservées en Allemagne, constitutives de traitements inhumains et dégradants, de sorte que son transfert vers l'Allemagne serait manifestement inapproprié.
Une telle décision l’exposerait à une situation de grande précarité dans un contexte d'incertitude juridique et administrative, susceptible de compromettre ses droits fondamentaux et sa demande de protection internationale.
Au contraire, la prise en charge par le Luxembourg de sa demande de protection internationale éviterait de prolonger une situation de détresse et mettrait fin à un cycle de transferts ne permettant, en aucune manière, une issue concrète quant à sa situation.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens.
En ce qui concerne d’abord la légalité externe de la décision sous analyse et plus particulièrement le moyen relatif à une motivation insuffisante de la décision déférée, force est d’abord au tribunal de relever que l’article 41 de la Charte, aux termes duquel « 1. Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l'Union.
2. Ce droit comporte notamment : (…) - l'obligation pour l'administration de motiver ses décisions. », ne saurait trouver application en l’espèce, alors que cette disposition s’adresse non pas aux Etats membres, mais uniquement aux institutions, aux organes et aux organismes de l’Union, tel que cela a été souligné par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 novembre 2014, dans une affaire C-166/13.
Le tribunal doit encore relever que l’obligation de motivation pesant, en l’espèce, au ministre, découle de l’article 34, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, non directement invoqué par le demandeur, aux termes duquel « Les décisions prises par le ministre en matière de protection internationale sont communiquées par écrit au demandeur dans un délai raisonnable. Toute décision négative est motivée en fait et en droit et les possibilités de recours sont communiquées par écrit au demandeur. (…) ».
En l’espèce, c’est à bon droit que le délégué du gouvernement conclut au rejet de ce premier moyen, alors qu’au-delà du constat qu’il est de jurisprudence constante qu’un défaut de motivation n’entraîne pas ipso facto l’annulation d’une décision administrative, mais seulement la suspension des délais, étant donné que l’administration est toujours en droit de préciser la motivation en cours d’instance, la décision litigieuse contient une motivation explicite, en fait et en droit, en ce qu’elle précise que l’Allemagne est responsable de la demande de protection internationale du demandeur et que ce même pays a accepté explicitement de le reprendre en charge, le ministre s’étant, dans ce contexte, encore référé aux bases légales applicables en la matière, à savoir les articles 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sans que cette 9conclusion ne soit énervée par le fait que la décision ne se prononce pas par rapport à la hiérarchie des critères de désignation de l’Etant membre responsable au sens de l’article 7 du règlement Dublin III, alors que l’Allemagne a d’ores et déjà traité la demande de protection internationale du demandeur au fond et acceptée de le reprendre en charge de ce fait.
Il s’ensuit qu’aucun reproche quant à la motivation tant factuelle que juridique de la décision déférée ne saurait être adressé au ministre et que le moyen tiré d’un défaut de motivation de la décision déférée ensemble celui d’une violation de l’article 13 de la CEDH sont à rejeter pour ne pas être fondés.
En ce qui concerne la légalité interne de la décision sous analyse, le tribunal relève qu’en vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour assurer le suivi du dossier du demandeur à la suite du rejet de sa demande de protection internationale, prévoit que « 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : (…) d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Le tribunal rappelle, à cet égard, qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Allemagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale serait l’Allemagne, en ce qu’il y a introduit une demande de protection internationale notamment en date du 12 juin 2019, entretemps rejetée par les autorités allemandes compétentes, et que ces dernières ont accepté sa reprise en charge le 17 février 2025, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Cette conclusion n’est pas énervée par l’argumentation du demandeur, dans le cadre de son moyen de légalité externe précité, selon laquelle l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III ne figurerait pas parmi les critères d’attribution de compétence en matière de demande de protection internationale, alors qu’il ressort, au contraire, dudit article que l’Etat membre, ayant débouté un demandeur de protection internationale, doit le reprendre en charge 10dans le cas où ce dernier présente une nouvelle demande de protection internationale dans un autre Etat membre.
Il échet par ailleurs de constater que le demandeur ne fournit aucun élément de nature à remettre en cause la compétence de principe de l’Etat allemand, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais avance que son transfert serait contraire aux articles 3, paragraphe (2) et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi qu’aux articles 3 de la CEDH, et 4 de la Charte.
Le tribunal relève que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), précité, du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En ce qui concerne la mise en cause, par le demandeur, des conditions d’accueil des demandeurs d’asile régnant en Allemagne, force est au tribunal de relever qu’aux termes de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé.1 A cet égard, le tribunal relève que l’Allemagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
11principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
1219 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le tribunal ne s’est pas vu soumettre d’éléments permettant de conclure à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Allemagne, qui atteindraient le seuil de gravité tel que décrit ci-avant, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Si les articles de presse et rapports internationaux dénotent effectivement une certaine pression sur le système d’accueil des demandeurs de protection internationale en Allemagne, un tel constat ne permet cependant pas d’en tirer la conclusion que les conditions d’accueil régnant de manière générale et à l’heure actuelle en Allemagne atteindraient le degré de défaillances systémiques de nature à violer l’article 4 de la Charte, respectivement l’article 3 de la CEDH.
En effet, l’intensification des contrôles frontaliers, dont il est question, concerne essentiellement la situation de migrants franchissant illégalement les frontières de l’Allemagne, et non pas celle de personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III. Si le demandeur fait encore état d’un certain nombre d’incidents à connotation xénophobe et d’une discrimination raciale en Allemagne, il échet de relever, outre le fait qu’il ressort des mêmes rapports internationaux que la justice allemande ne manque pas de prononcer des condamnations dans ce contexte, que le demandeur n’a pas fait état, contrairement à ce qui est allégué dans sa requête introductive d’instance, d’avoir personnellement fait l’objet d’une discrimination en raison de son origine ethnique en Allemagne, étant relevé que le demandeur y a vécu pendant huit années tout en soulignant, tant devant la police grand-ducale, en date du 9 janvier 2025, que dans le cadre de son entretien Dublin III précité du 11 février 2025, avoir pu introduire une demande de protection internationale dès son arrivée en Allemagne, avoir été logé dans un camp de réfugiés et avoir pu introduire un recours contre la décision lui ayant refusé sa demande de protection internationale, de sorte qu’il n’a pas non plus établi avoir été personnellement victime de la volonté d’une politique plus stricte en matière d’asile. En effet, le demandeur se limite d’ailleurs à indiquer, sur la question pour quelle raison il aurait quitté l’Allemagne, qu’il serait venu au Luxembourg parce que sa procédure d’asile en Allemagne serait terminée. Il ressort finalement du dossier administratif, tel que relevé ci-avant, que le 9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
13demandeur bénéficie actuellement d’un statut de tolérance en Allemagne, valable encore jusqu’au 21 mai 2025.
Il suit de ces considérations générales, ainsi que de la situation personnelle du demandeur que ce dernier laisse d’établir l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 dudit règlement, qui seraient de nature à empêcher tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
En outre, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (« UNHCR »). Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.12 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.14 Or, force est de rappeler qu’en l’espèce, outre le fait que le demandeur n’affirme pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en Allemagne, il n’apporte pas non plus la preuve que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Allemagne, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale, même déboutés, en Allemagne ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Allemagne aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités allemandes en usant des voies de 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09 13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96 14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88 14droit adéquates15, étant encore rappelé que l’Allemagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève – comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 – ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.
En ce qui concerne ensuite le risque suggéré d’un renvoi arbitraire du demandeur en Guinée, le tribunal relève que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202316, la juridiction de l’Etat requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat requérant, d’une part, et celles de l’Etat requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de constater que la décision déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, respectivement de ses suites étant relevé que ledit Etat membre, en l’occurrence l’Allemagne, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.
Par ailleurs, il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités allemandes devaient néanmoins décider de le rapatrier en violation des articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 33 de la Convention de Genève, alors même qu’il serait exposé dans son pays d’origine à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
Il ne ressort dès lors pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que le transfert du demandeur vers l’Allemagne l’exposerait à un retour forcé en Guinée, qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré dans l’article 33 de la Convention de Genève ou découlant des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Il suit des considérations qui précèdent que l’argumentation du demandeur ayant trait à une violation isolée des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte est à rejeter dans son ensemble.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ».
15 Voir, pour les demandeurs de protection internationale : article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.
16 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes nos C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
15A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres17, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201718.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration20.
Etant donné que le tribunal vient de rejeter l’argumentation du demandeur ayant trait, d’une part, à un risque de subir des traitements inhumains et dégradants, en cas de transfert vers l’Allemagne et, d’autre part, à un risque de retour forcé dans son pays d’origine, en violation du principe de non-refoulement, et que c’est sur base de la même argumentation que le demandeur estime que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du demandeur, alors même que cet examen incombe aux autorités allemandes, sans que cette conclusion ne soit énervée par l’affirmation non pertinente à cet égard du demandeur selon laquelle il serait respectueux des normes et principes de l'Union Européenne et qu’il maîtriserait très bien la langue française.
Le moyen tiré d’une violation dudit article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III encourt, dès lors, le rejet et il en est de même en ce qui concerne l’argumentation du demandeur ayant trait au caractère disproportionné de la décision déférée.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, quatrième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
17 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
18 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en annulation, n° 64, troisième tiret, et les autres références y citées.
20 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2024, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
16condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 4 avril 2025 par :
Paul Nourissier, premier vice-président, Olivier Poos, vice-président, Emilie Da Cruz De Sousa, premier juge, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 avril 2025 Le greffier du tribunal administratif 17