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01/04/2025 | LUXEMBOURG | N°52493

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 01 avril 2025, 52493


Tribunal administratif N° 52493 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52493 3e chambre Inscrit le 7 mars 2025 Audience publique du 1er avril 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 52493 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 7 mars 2025 par Maître Karima HAMMOUCHE, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de

Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Maroc), et être de nationalité maro...

Tribunal administratif N° 52493 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2025:52493 3e chambre Inscrit le 7 mars 2025 Audience publique du 1er avril 2025 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 52493 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif en date du 7 mars 2025 par Maître Karima HAMMOUCHE, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Maroc), et être de nationalité marocaine, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 21 février 2025 de le transférer vers les Pays-Bas comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif en date du 14 mars 2025 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Karima HAMMOUCHE et Monsieur le délégué du gouvernement Vincent STAUDT en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 25 mars 2025.

Le 12 décembre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg. A cette même occasion, il s’avéra par ailleurs que Monsieur (A) fit l’objet de plusieurs signalements dans la base de données SIS par les autorités françaises et néerlandaises pour les motifs de recherche suivants : « Interdiction d’accès/séjour, « Ressortissant d’un pays tiers en vue d’une décision de retour » et « Annulation document voyage ».

Les recherches effectuées le même jour dans la base de données EURODAC révélèrent que Monsieur (A) avait introduit une demande de protection internationale aux Pays-Bas en date du 21 octobre 2024.

Le 21 janvier 2025, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

Il ressort d’un rapport de police dit « Fremdennotiz », émanant du commissariat … du 29 janvier 2025 que Monsieur (A) fit l’objet d’un contrôle de police à cette même date dans le cadre d’une tentative de vol par effraction.

Par un arrêté du 30 janvier 2025, notifié à l’intéressé en mains propres le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », assigna à résidence Monsieur (A) à la maison retour, pour une durée de trois mois à partir de sa notification.

Le 4 février 2025, les autorités luxembourgeoises contactèrent leurs homologues néerlandais en vue de la reprise en charge de l’intéressé sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III.

Par courrier électronique du 6 février 2025, les autorités néerlandaises acceptèrent la demande de reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III.

Par décision du 21 février 2025, notifiée par courrier recommandé du même jour, le ministre informa Monsieur (A) de sa décision de le transférer dans les meilleurs délais vers les Pays-Bas sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 12 décembre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers les Pays-Bas qui sont l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire du 12 décembre 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 21 janvier 2025.

2 1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 12 décembre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale aux Pays-Bas en date du 21 octobre 2024.

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 21 janvier 2025.

Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités néerlandaises en date du 4 février 2025, demande qui fut acceptée par lesdites autorités néerlandaises en date du 6 février 2025, sur base de l'article 18(1)d.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.

Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).

3 3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale aux Pays-Bas en date du 21 octobre 2024.

Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Maroc en 2021 vers l'Algérie. Vous auriez ensuite atteint les Etats membres à bord d'une embarcation clandestine en direction de l'Italie. Arrivé en Italie, vous seriez parti en France après deux jours. Vous auriez vécu et travaillé à Marseille pendant plus de deux ans. Vous auriez ensuite séjourné quelques semaines en Suisse avant de partir aux Pays-Bas. Selon vos dires, vous n'auriez pas eu l'intention d'y introduire une demande de protection internationale. Vous auriez logé chez des amis aux Pays-Bas pendant quelques mois avant de partir au Luxembourg.

Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers les Pays-Bas qui sont l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que les Pays-Bas sont liés à la Charte UE et sont partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que les Pays-Bas sont liés par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que les Pays-Bas profitent, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'ils respectent leurs obligations découlant du droit international et européen en la matière.

Par conséquent, les Pays-Bas sont présumés respecter leurs obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers les Pays-Bas sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires néerlandaises.

4 Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que les Pays-Bas ne respecteraient pas le principe de non-refoulement à votre égard et failliraient à leurs obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.

Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence les Pays-Bas. Vous ne faites valoir aucun indice que les Pays-Bas ne vous offriraient pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions néerlandaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».

Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence aux Pays-Bas revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers les Pays-Bas, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers les Pays-Bas, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers les Pays-Bas en informant les autorités néerlandaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

5 D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités néerlandaises n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 27 mars 2025, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 21 février 2025.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation introduit en l’espèce, lequel est encore recevable pour avoir, par ailleurs, été introduit dans les formes et délai de la loi.

Il n’y a, dès lors, pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.

Arguments des parties A l’appui de son recours et en fait, le demandeur réitère, en substance, les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, tels que repris ci-avant.

En droit, après avoir cité l’article 3, paragraphe (2), alinéas 1er et 2 du règlement Dublin III et s’être emparé des arrêts C-411/10, C-493/10 du 21 décembre 2011 et C-578/16 PPU du 16 février 2017 de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », ainsi que d’un arrêt « Tarakhel contre Suisse » du 4 novembre 2014 de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », le demandeur fait valoir qu’il devrait être admis que le système d’asile néerlandais ne respecterait pas les droits fondamentaux des demandeurs de protection internationale, ce qui constituerait une défaillance systémique dans la procédure de protection internationale et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale. Il estime plus particulièrement que les Pays-Bas ne disposeraient pas d’une structure d’hébergement appropriée pour accueillir les demandeurs d’asile.

Il s’appuie également sur un arrêt C-163/17 du 19 mars 2019 de la CJUE pour soutenir que le système commun européen d’asile, qui serait fondé sur le principe de confiance mutuelle, n’exclurait pas, en cas de transfert vers l’Etat membre responsable du traitement de sa demande de protection internationale, que le demandeur de protection internationale puisse faire face à des conditions de vie qui l’exposeraient à une situation de dénuement matériel extrême contraire à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. Il fait, à cet égard, valoir que bien que les Pays-Bas soient présumés respecter leurs obligations découlant du droit international, il n’en resterait pas moins que ledit Etat membre aurait à ce jour été à de multiples reprises épinglé en raison de la violation « de certaines dispositions, des traités internationaux auxquelles [il] avai[t] adhéré ». Ainsi, il affirme que des organismes internationaux n’auraient pas manqué de « souligner la mise en œuvre systématique du profilage ethnique par les autorités policières des Pays-Bas induisant des contrôles systématiques et disproportionnées d’identité et de fouilles des demandeurs de protection internationale sur des motifs discriminatoires tels que la race, la couleur de peau, la langue, la religion, la nationalité ou encore l’origine nationale ou ethnique. ».

Le demandeur se prévaut ensuite d’un rapport de l’organisation Amnesty International publié en 2023, ainsi que du « Rapport 2024 sur la situation de l’asile », publié parl’European Union Agency for Asylum (« EUAA ») pour mettre en avant que les Pays-Bas seraient un pays de l’Union européenne dans lequel le système d’asile et d’accueil serait soumis à des pressions disproportionnées en relation avec l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile ce qui impliquerait a fortiori un dysfonctionnement de tout leur système.

Il ajoute que dans une lettre du 26 août 2022 adressée au ministre néerlandais chargé des migrations, la Commissaire aux droits de l’Homme aurait ainsi épinglé « les violations des droits humains du fait de la politique d’asile restrictive mise en place aux Pays-Bas dans le centre d’enregistrement de Ter Appel en termes de regroupement familial et en termes de santé apportée aux demandeurs d’asile », tout en dénonçant plus particulièrement le fait que les conditions d’accueil n’y seraient pas conformes aux normes minimales prévues par l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH ») et en insistant sur la nécessité pour le gouvernement néerlandais de remédier sans délai à la situation par l’identification rapide des personnes vulnérables et par le bénéfice d’un hébergement approprié. La Commissaire aux droits de l’Homme aurait également noté que des mesures proposées récemment pour faire face à cette situation risqueraient d’avoir des répercussions sur le droit de demander l’asile ou sur le droit au respect à la vie familiale, notamment à cause d’une réduction des possibilités de regroupement familial.

Or, même si le gouvernement néerlandais avait admis dans un courrier de réponse du 1er septembre 2022 l’existence de difficultés à respecter le système européen d’accueil, tout en insistant sur la nécessité d’une solution à l’échelle européenne, il n’en resterait pas moins que la situation ne serait toujours pas régularisée à l’heure actuelle et que la politique migratoire néerlandaise actuelle s’annoncerait extrêmement difficile suite à l’arrivée récente au pouvoir d’un nouveau gouvernement. Le demandeur estime que la politique soutenue par la coalition gouvernementale majoritairement d’extrême droite, qui prévoirait également une clause d’exemption de la politique européenne d’asile et de migration à soumettre à la Commission européenne, induirait au final « un refoulement systématique par un accueil volontairement drastique des demandeurs de protection internationale ».

Au vu de ces considérations, il devrait être admis que l’exécution de la décision ministérielle litigieuse emporterait sans aucun doute une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Charte »).

En se prévalant de la jurisprudence de la CJUE et plus particulièrement de son interprétation de l’article 4 de la Charte, le demandeur insiste sur le fait qu’en cas de transfert vers les Pays-Bas, il subirait un traitement inhumain et dégradant notamment « par les lacunes pointées en termes d’accueil » puisqu’il se retrouverait indubitablement démuni « dans l’attente de la décision de transfert éventuel vers son pays d’origine ».

Finalement, le demandeur soutient que comme en raison de sa situation particulière, il risquerait de faire l’objet de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH en cas de retour aux Pays-Bas, le ministre aurait dû faire usage de la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et ainsi déclarer le Grand-Duché de Luxembourg comme étant l’Etat membre responsable du traitement de sa demande de protection internationale, avant de conclure que la décision litigieuse du 21 février 2025 devrait être réformée.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Appréciation du tribunal L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, sur base duquel la décision litigieuse a été prise, dispose que « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de l’examen de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités néerlandaises pour reprendre en charge Monsieur (A), prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».

Il est constant en cause que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale de Monsieur (A), mais bien les Pays-Bas, Etat dans lequel il a déposé une demande de protection internationale en date du 21 octobre 2024, et qui a accepté de le reprendre en charge le 6 février 2025.

Ainsi, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner la demande de protection internationale déposée au Luxembourg par Monsieur (A) et de le transférer vers les Pays-Bas.

Il y a ensuite lieu de relever que le demandeur ne conteste ni cette compétence de principe des autorités néerlandaises ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais il considère, en substance, que son transfert vers les Pays-Bas l’exposerait à un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte en raison des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions matérielles d’accueil dans ledit pays, tout en invoquant, à cet effet et en substance, une violation des articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi qu’une violation du principe de non-refoulement.

Il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

En ce qui concerne d’abord le moyen du demandeur relatif à l’existence de défaillances systémiques aux Pays-Bas, le tribunal relève que l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».

Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire de l’article 3 de la CEDH.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.

A cet égard, le tribunal relève que les Pays-Bas sont tenus au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par la « Convention contre la torture », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, désignée ci-après par « la Convention de Genève », et disposent a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4.

Dans son arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou de reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce 2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt. 78.

3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.

4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.

6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.

7 CJUE, grande chambre, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.

8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.

9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91. seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.

En l’espèce, le demandeur n’a pas fourni le moindre élément probant qui serait de nature à établir qu’à l’heure actuelle, les Pays-Bas connaîtraient de manière générale des défaillances systémiques en ce sens que les conditions matérielles des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte, respectivement 3 de la CEDH.

En effet, le demandeur ne fournit aucun élément objectif tangible permettant de retenir que les droits des demandeurs de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés aux Pays-Bas, ou encore que ceux-ci n’auraient dans ce pays aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités néerlandaises en usant des voies de droit adéquates, étant rappelé que les Pays-Bas sont signataires de la Charte et de la CEDH et qu’ils sont en tant que membre de l’Union européenne tenus au respect des dispositions de celles-ci, de celles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de la Convention contre la torture et de la Convention de Genève.

Ce constat n’est pas ébranlé par la documentation versée en cause par le demandeur.

En effet, s’il se dégage certes des documents invoqués par le demandeur, et plus particulièrement du rapport de l’EUAA, précité, que les autorités néerlandaises ont connu en 2022, tout comme d’ailleurs d’autres Etats membres de l’Union européenne, de sérieux problèmes au niveau de leur système d’asile et d’accueil en relation avec l’augmentation du nombre de demandeurs de protection internationale, ils ne sont toutefois pas suffisants pour retenir de manière générale l’existence, aux Pays-Bas, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale.

Par ailleurs, tant le rapport de l’organisation Amnesty International de 2023 que la lettre adressée le 26 août 2022 par la Commissaire aux droits de l’Homme au ministre 10 Ibid., pt. 92.

11 Ibid., pt. 93.néerlandais, ne font état que de problèmes ponctuels rencontrés dans deux centres d’accueil en particulier et ce, qui plus est, en 2022.

Les pièces invoquées ne permettent dès lors pas de conclure qu’il existe à l’heure actuelle un risque réel et concret que tout demandeur de protection internationale se voie confronté aux Pays-Bas à un système d’asile et d’accueil contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Il y a, par ailleurs, lieu de rappeler que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale aux Pays-Bas, cet Etat membre ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III. Il s’ensuit que le demandeur ne saurait se prévaloir, dans le cadre du présent recours, de l’existence alléguée de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil de demandeurs de protection internationale dans ce pays pour contester son transfert vers les Pays-Bas, alors qu’il ne s’y trouvera pas dans une situation comparable.

En cas de transfert vers les Pays-Bas, il devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.

Même à admettre que le système d’accueil néerlandais - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents néerlandais -

était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il appartiendrait au demandeur de faire valoir ses droits directement auprès des autorités néerlandaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes compétentes ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système néerlandais ne serait pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits sur base de la directive n° 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (refonte), ci-après dénommée « la directive Accueil », directement auprès des autorités néerlandaises en usant des voies de droit adéquates.

Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers les Pays-Bas, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers les Pays-Bas de ressortissants marocains dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile néerlandaise qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, aux Pays-Bas, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de laCEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs de protection internationale vers ce pays.

Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements de l’Union européenne, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant14.

Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, le sexe, l’âge et l’état de santé de l’intéressé15.

Or, en l’espèce, il ne se dégage pas des éléments soumis à l’appréciation du tribunal que personnellement et concrètement les droits du demandeur n’auraient pas été respectés aux Pays-Bas dans le cadre de sa demande de protection internationale y introduite.

S’il s’appuie sur quelques publications dont il déduit ses craintes de faire l’objet de traitements inhumains et dégradants aux Pays-Bas, notamment sous forme de « contrôles systématiques et disproportionnées d’identité et de fouilles […] sur des motifs discriminatoires tels que la race, la couleur de peau, la langue, la religion, la nationalité ou encore l’origine nationale ou ethnique », respectivement de conditions d’accueil non conformes aux normes minimales prévues par l’article 3 de la CEDH, il convient de relever que le demandeur se limite à citer de façon théorique et abstraite des rapports et articles sans les mettre en relation avec sa situation particulière. Or, de telles contestations générales et péremptoires sont insuffisantes pour emporter la réformation de la décision déférée.

12 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, pt. 103; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.

13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.

14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.

15 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12, pt. 94; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09, pt. 219.Ce constat s’impose d’autant plus qu’il ne se dégage pas des éléments du dossier qu’au cours des mois qu’il a passés aux Pays-Bas, il ait rencontré le moindre problème concret, respectivement que ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à son transfert ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités néerlandaises avant de le transférer.

En ce qui concerne le non-respect, par les Pays-Bas, du principe de non-refoulement dont se prévaut encore le demandeur, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202316, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.

Par ailleurs, et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision ministérielle déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine du demandeur mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat membre, en l’occurrence les Pays Bas, a reconnu être compétent pour reprendre le demandeur en charge.

Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyée arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités néerlandaises. Il ne fournit plus particulièrement aucun élément de nature à démontrer que les Pays-Bas ne respecteraient pas le principe de non-refoulement à son égard et failliraient dès lors à leurs obligations internationales en le renvoyant dans un pays où sa vie, son intégrité physique ou sa liberté seraient sérieusement en danger ou encore qu’il risquerait d’être forcé de se rendre dans un tel pays.

Ce constat n’est pas ébranlé par la référence faite par le demandeur à un rapport d’Amnesty international de 2023 faisant état du fait que les Pays-Bas feraient partie des Etats signataires du « protocole d’accord sur les migrations conclu entre l’Union européen et la Tunisie », le demandeur restant en effet en défaut d’expliquer de manière circonstanciée le contenu d’un tel protocole d’accord et dans quelle mesure cet accord lui serait applicable in concreto, étant rappelé à cet égard qu’il n’appartient pas au tribunal de suppléer à la carence des parties dans le développement de leurs moyens et de rechercher lui-même les conclusions en droit qu’ils entendent en tirer.

De plus, si par impossible les autorités néerlandaises devaient néanmoins décider d’éloigner le demandeur, même le cas échéant en violation de l’article 33 de la Convention de 16 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.Genève, non explicitement invoqué par le demandeur, à supposer que l’intéressé soit effectivement exposé à un risque concret et grave en cas de retour au Maroc, il lui appartiendrait, tous recours internes éventuellement épuisés - le demandeur devant d’abord faire valoir ses droits directement auprès des autorités néerlandaises compétentes en usant des voies de droit adéquates17 - de saisir la CourEDH et de lui demander, sur base de l’article 39 de son règlement intérieur, de prier les autorités néerlandaises de surseoir à l’exécution du rapatriement jusqu’à l’issue de la procédure devant cet organe.

Au vu des développements faits ci-avant, il n’est partant pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers les Pays-Bas, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III.

En ce qui concerne le moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] », il y a lieu de préciser que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres18, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt prémentionné de la CJUE du 16 février 201719.

Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge20, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration21.

En l’espèce, le demandeur renvoie en substance, dans ce contexte, à son argumentaire développé à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ensemble les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.

Or, dans la mesure où cet argumentaire a été rejeté ci-avant et que d’autres considérations n’ont pas été mises en avant par le demandeur sous cet aspect pour infirmer le constat afférent du tribunal, celui-ci conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait 17 Voir article 26 de la directive n°2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

18 CJUE, grande chambre, 21 décembre 2011, N.S. e.a., affaires jointes C-411/10 et C-493/10, pt. 65.

19 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.

20 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 (3e volet) et les autres références y citées.

21 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 (2e volet) et les autres références y citées.mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours principal en réformation en la forme ;

au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;

dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;

condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 1er avril 2025 par :

Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Felix Hennico, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 1er avril 2025 Le greffier du tribunal administratif 16


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 52493
Date de la décision : 01/04/2025

Origine de la décision
Date de l'import : 05/04/2025
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2025-04-01;52493 ?

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