Tribunal administratif N° 51994 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:51994 5e chambre Inscrit le 22 novembre 2024 Audience publique du 20 décembre 2024 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 51994 du rôle et déposée le 22 novembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Felix MGBEKONYE, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Nigéria) et être de nationalité nigériane, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 12 novembre 2024, de le transférer vers la Finlande comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de ladite demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 décembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Monsieur le délégué du gouvernement Felipe LORENZO en sa plaidoirie à l’audience publique du 11 décembre 2024, Maître Felix MGBEKONYE s’étant excusé.
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Le 10 octobre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection temporaire au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par « la loi du 18 décembre 2015 », suite à la décision d’exécution (UE) 2022/382 du Conseil de l’Union européenne du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’article 5 de la directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire, ci-après désignée par « la décision du Conseil du 4 mars 2022 ».
Les déclarations de Monsieur (A) sur son identité furent actées par un agent de la police grand-ducale, service de la police judiciaire, section criminalité organisée – police des étrangers – dans un rapport du même jour.
Il s’avéra, à cette occasion, suite à une recherche effectuée dans la base de données EURODAC le 10 octobre 2024 que Monsieur (A) avait déposé une demande de protection internationale en Finlande le 13 octobre 2022 et qu’il avait été réadmis le 27 juin 2024.
Toujours le même jour, Monsieur (A) remplit un questionnaire en relation avec sa demande de protection temporaire.
Par décision du 17 octobre 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, désigné ci-après par « le ministre », informa Monsieur (A) que sa demande de protection temporaire était rejetée.
Par arrêté du même jour, notifié à l’intéressé le même jour, le ministre déclara irrégulier le séjour de Monsieur (A) sur le territoire luxembourgeois et lui ordonna de quitter le territoire dans un délai de 30 jours.
Le même jour, Monsieur (A) introduisit auprès du ministère une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015.
Le 17 octobre 2024, il fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de la police judiciaire, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Toujours le 17 octobre 2024, Monsieur (A) adressa un courrier électronique au ministère, sollicitant une modification de ses déclarations enregistrées le même jour, en ces termes : « […] Please I want you to help me correct an error in my application form. The place I was supposed to write that I am a bisexual, I wrote that I am transgender. Please help me correct it. I am a bisexual not a transgender. ».
Le 30 octobre 2024, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
Le même jour, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités finlandaises en vue de la reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 31 octobre 2024 en application du prédit article du règlement Dublin III.
Par un arrêté du 12 novembre 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre ordonna l’assignation à résidence de Monsieur (A) à la maison retour, sise à L-… pour une durée de trois mois à compter de la notification de l’arrêté en question.
Par décision également du 12 novembre 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas sa demande de protection internationale et qu’il sera transféré vers la Finlande, Etat membre responsable pour examiner sa demande de protection internationale, le ministre invoquant plus particulièrement les dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, la décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 17 octobre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Finlande qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 17 octobre 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 30 octobre 2024.
1.
Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 17 octobre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Finlande en date du 13 octobre 2022.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 30 octobre 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités finlandaises en date du 30 octobre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités finlandaises en date du 31 octobre 2024.
2.
Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
3 Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3.
Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en Finlande en date du 13 octobre 2022.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté votre pays d'origine la dernière fois en octobre 2021 par avion en direction de l'Ukraine pour y faire des études. En mars 2022 vous auriez quitté l'Ukraine, en raison de la situation de guerre dans le pays. Vous déclarez être parti en Hongrie. Vous seriez resté une semaine à … avant de vous diriger vers les Pays-Bas où vous auriez demandé une protection temporaire et où vous seriez resté trois à quatre mois.
En mai 2022, vous auriez voyagé en Finlande et vous y auriez séjourné jusqu'en octobre 2024. Vous y avez introduit une demande de protection internationale en octobre 2022. A la suite du rejet de votre demande de protection internationale de la part des autorités finlandaises, vous auriez décidé de venir au Luxembourg. Au Luxembourg, vous déclarez être arrivé en date du 5 octobre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 30 octobre 2024, vous avez mentionné que vous auriez des problèmes psychologiques et que vous prendriez des médicaments contre l'insomnie. Il y a cependant lieu de soulever que vous n'avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Finlande qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir retourner en Finlande, parce que les autorités finlandaises veulent vous rapatrier au Nigeria.
Rappelons à cet égard que la Finlande est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Finlande est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 4 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Finlande profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Finlande est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Finlande sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires finlandaises.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Finlande ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Finlande. Vous ne faites valoir aucun indice que la Finlande ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions finlandaises, notamment en vertu de l'article 46 de la directive « Procédure ».
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Finlande revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
5 Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Finlande, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Finlande, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Finlande en informant les autorités finlandaises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités finlandaises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 18 novembre 2024, inscrite sous le numéro 51835 du rôle, Monsieur (A) sollicita le sursis à exécution de la décision de retour du 17 octobre 2024 « en ce qu’elle porte ordre de quitter le territoire dans un délai de 30 jours » à son encontre. Ce recours fit l’objet d’une radiation à l’initiative de Monsieur (A), tel que sollicité par courrier électronique de son litismandataire en date du 19 novembre 2024.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 22 novembre 2024, inscrite sous le numéro 51994 du rôle, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 12 novembre 2024.
1) Quant à la compétence du tribunal et à la recevabilité du recours Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal administratif est compétent pour connaître du recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
2) Quant au fond Arguments et moyens des parties A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes relevés ci-avant, en précisant, concernant les faits, qu’il appartiendrait à la minorité ethnique Igbo du Nigéria et qu’il serait de confession chrétienne.
Il déclare qu’il serait « transgenre » et affirme qu’il n’aurait jamais osé révéler son identité sexuelle avant son arrivée « en Europe » par crainte de se faire tuer. Il fait valoir qu’une telle identité sexuelle serait perçue comme une « abomination » dans son pays d’origine, tant par les membres de sa famille, également de confession chrétienne, que suivant les traditions locales de son ethnie Igbo. Le demandeur soutient que cette hostilité se serait également, et surtout, manifestée au sein du mouvement sécessionniste appelé « Mouvement pour la réalisation de l’Etat souverain du Biafra (MASSOB) » remplacé par le « Peuple Indigène du Biafra (IPOB) », lequel aurait pour objet de permettre à un groupe d’Etats du sud-est du Nigéria de se détacher de l’Etat fédéral nigérian afin de former la nation indépendante du Biafra, ci-après désigné par « le mouvement sécessionniste », au sein duquel il aurait été un leader de la jeunesse.
Le demandeur explique que « la rébellion sécessionniste » aurait été vaincue, et que les membres du mouvement sécessionniste feraient l’objet d’arrestation par les autorités nigérianes, lesquelles auraient officiellement désigné ledit mouvement comme groupe terroriste.
Il fait valoir qu’il aurait échappé à un « attentat d’assassinat sur sa personne » en 2006, lequel aurait, selon lui, été commandité par les autorités nigérianes.
Le demandeur soutient que l’« attentat manqué » perpétré à son encontre l’aurait contraint à quitter son pays d’origine la même année pour se réfugier d’abord en Côte d’Ivoire, puis au Ghana, où il serait resté jusqu’en 2021. Soutenant qu’il aurait continué à craindre pour sa vie dans les pays africains, il explique qu’il aurait quitté le Ghana vers la fin de l’année 2021 pour rejoindre l’Ukraine, où il aurait poursuivi des études universitaires « en master (Renewable Energy/ Agricultural Engineering) » à l’université « Kharkiv State Uniiversty of Food Technology and Trade ».
Il explique enfin qu’il aurait fui l’Ukraine en mars 2022 en raison de l’invasion militaire russe, alors que les démarches liées à l’obtention de son titre de séjour étudiant auraient été encore en cours. Il affirme qu’il aurait rejoint la Finlande, où il aurait déposé une demande de protection temporaire ainsi qu’une demande de protection internationale, lesquelles auraient, toutes deux, été rejetées.
En ce qui concerne les rétroactes, le demandeur fait valoir qu’il aurait adressé un courrier électronique au ministère le 14 janvier 2024, dans lequel il aurait exposé sa situation en Finlande. Il y aurait précisé qu’il sollicitait la protection temporaire auprès des autorités luxembourgeoises, au motif que ses demandes n’auraient pas fait l’objet d’un examen approprié en Finlande. Le demandeur soutient avoir reçu une réponse du ministère le 15 janvier 2024 indiquant qu’il ne pourrait introduire valablement une telle demande qu’en se trouvant physiquement au Grand-Duché de Luxembourg et l’invitant à reprendre contact avec le ministère une fois sur place. Sur cette base, il explique qu’il aurait quitté la Finlande début octobre 2024 pour se rendre au Grand-duché de Luxembourg, où il serait arrivé le 5 octobre 2024.
En droit, le demandeur cite dans un premier temps in extenso la décision ministérielle litigieuse du 12 novembre 2024.
Dans un deuxième temps, il cite in extenso l’article 3, paragraphes (1) et (2), alinéas 1 et 2 du règlement Dublin III.
Le demandeur soutient, à cet égard, que bien qu’il serait de jurisprudence constante que le juge considérerait qu’un Etat européen serait présumé respecter ses obligations à l’égard des demandeurs d’asile, cette présomption pourrait être renversée par le demandeur par la présentation d’allégations précises et circonstanciées de mauvais traitement subis, lesquelles apporteraient la preuve de défaillances existant dans l’Etat membre.
Le demandeur renvoie, dans ce contexte, à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 19 mars 2019, dans l’affaire …, lequel aurait retenu que le système commun européen n’exclurait pas qu’un demandeur de protection internationale puisse être confronté à des conditions de vie susceptibles de l’exposer à une situation de dénuement matériel extrême, en violation de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. Il ajoute que la CJUE aurait précisé qu’il conviendrait que de telles défaillances atteignent un seuil particulièrement élevé de gravité.
Il se réfère, également, à deux décisions du Conseil d’Etat français, lesquelles auraient retenu que les mauvais traitements subis par le demandeur de protection internationale devraient conduire le juge administratif à annuler la décision de transfert sur la base de ses déclarations détaillées.
Le demandeur fait encore valoir qu’il aurait été laissé à lui-même en Finlande après le dépôt de sa demande de protection internationale, de sorte qu’il aurait été contraint de dépenser l’intégralité de ses économies, y compris celle qu’il aurait initialement destinées au financement de ses études en Ukraine, pour subvenir à ses besoins vitaux, le demandeur se référant à ses déclarations lors de son entretien auprès du ministère. Il soutient que la dépense de ses économies lui aurait permis d’éviter une situation de dénuement matériel extrême en Finlande.
Le demandeur soutient, en outre, que dans la mesure où ses économies auraient été intégralement épuisées, il encourrait désormais le risque de traitement inhumains et dégradants en cas de transfert vers la Finlande.
A titre subsidiaire, le demandeur invoque l’existence d’un « fait nouveau » dans le cadre de sa demande de protection internationale, à savoir son « coming out » en tant que personne « transgenre ». Il précise qu’il n’aurait pas mentionné cet élément dans sa demande de protection internationale introduite en Finlande par crainte de subir des atteintes graves ou des persécutions de la part de membres du « mouvement séparatiste pour l’instauration de l’Etat de Biafra », mouvement qui serait particulièrement actif en Finlande. Le demandeur ajoute qu’il redoute également la réaction de sa « petite amie » ukrainienne, qui vivrait en Finlande, face à la révélation de son « identité sexuelle ».
Par courrier électronique du 10 décembre 2024, le litismandataire du demandeur a transmis au tribunal un document intitulé « note de plaidoiries », dans lequel il s’est par ailleurs excusé de son absence à l’audience publique des plaidoiries du 11 décembre 2024 « pour cause de deuil ». Compte tenu de ces circonstances exceptionnelles, et bien que le tribunal ait soulevé d’office la question de la recevabilité de ce document en tant qu’écrit, à l’égard de laquelle le délégué du gouvernement s’est rapporté à prudence de justice, il y a lieu de considérer le contenu de la « note de plaidoiries » comme une retranscription de la plaidoirie orale que le litismandataire du demandeur entendait présenter lors de l’audience publique des plaidoiries.
Il y a ainsi lieu d’admettre que le litismandataire du demandeur a exposé oralement qu’il ressortirait de plusieurs articles de la presse internationale que « le numéro 2 » du mouvement sécessionniste, Monsieur (B), aurait été arrêté en Finlande, de sorte qu’il risquerait également d’être emprisonné en cas de transfert vers la Finlande en raison de son appartenance à ce mouvement, en particulier au motif que la Finlande coopérerait avec les autorités nigériennes à cet effet.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour ne pas être fondé.
S’agissant plus particulièrement des moyens exposés oralement par le litismandataire du demandeur, le délégué du gouvernement fait valoir que ces derniers manqueraient de clarté, en ce qu’ils ne préciseraient ni la nature exacte de la persécution invoquée, ni l’auteur présumé de cette persécution.
En outre, il soutient qu’il ne serait pas établi que le demandeur serait une personne active au sein du mouvement en cause, ce qui exclurait, selon lui, tout risque d’arrestation à son encontre.
Par conséquent, le délégué du gouvernement en conclut que, à supposer même un refoulement à l’encontre du demandeur, celui-ci ne serait pas exposé à un risque de mauvais traitements.
Appréciation du tribunal En présence de plusieurs moyens invoqués, le tribunal n'est pas lié par l'ordre dans lequel ils lui ont été soumis et détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l'effet utile s'en dégageant.
A titre liminaire, il échet de relever qu’un moyen formulé pour la première fois oralement à l’audience des plaidoiries n’est pas admissible, la procédure devant les juridictions administratives étant essentiellement écrite. En conséquence, les moyens du demandeur formulés pour la première fois dans la « note de plaidoiries », mais non inclus dans la requête introductive d’instance, sont d’ores et déjà à écarter.
En ce qui concerne la procédure de détermination de l’Etat membre responsable du traitement d’une demande de protection internationale, il y a tout d’abord lieu de relever qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer lapersonne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités finlandaises pour examiner la demande de protection internationale du demandeur, prévoit que « 1. L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25, et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre ».
En l’espèce, le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision ministérielle déférée a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur (A) est la Finlande, en ce que le demandeur y a introduit une demande de protection internationale en date du 13 octobre 2022 et que les autorités finlandaises ont accepté sa reprise en charge en date du 31 octobre 2024.
C’est dès lors a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Force est ensuite au tribunal de relever que le demandeur ne conteste ni la compétence de principe des autorités finlandaises ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises pour connaître de sa demande de protection internationale, mais soutient que son transfert vers la Finlande serait de nature à violer l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ainsi que les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
A cet égard, il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
L’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III n’ayant pas été invoqué par le demandeur, le tribunal ne procédera pas à son examen. Aux termes de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre 10 responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable. ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la Finlande est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève » et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats membres, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3,4.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, point 78.
3 Ibidem, point 79.
4 Trib. adm 26 février 2014, n° 33956 du rôle, Trib. adm. 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que Trib. adm. 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.justice.public.lu.
5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.
Le demandeur remettant en question la présomption du respect par la Finlande des droits fondamentaux, puisqu’il affirme y risquer des traitements inhumains et dégradants, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser, étant, à cet égard, relevé que sa situation est celle d’un demandeur de protection internationale débouté, de sorte que c’est sur cette toile de fond que ses contestations doivent être examinées.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.
7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.justice.public.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
11 Ibid., pt. 92.
12 Ibid., pt. 93.Le tribunal est toutefois amené à retenir qu’en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer qu’en cas de retour en Finlande, il risquerait d’encourir un quelconque traitement inhumain ou dégradant au sens des dispositions internationales précitées, respectivement dans le sens retenu par la CJUE, nécessitant, tel que retenu ci-avant, des actes devant revêtir un certain seuil de gravité et entraînant des souffrances physiques ou psychologiques intenses.
D’abord, il ressort certes des développements du demandeur que ce dernier fonde l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Finlande, lesquelles entraineraient pour lui un risque réel et avéré de subir des traitements contraires aux articles de la 3 CEDH et 4 de la Charte, en substance, sur le fait d’avoir évité une situation de dénuement matériel extrême en Finlande, imputable à l’indifférence alléguée des autorités finlandaises, et le risque de se retrouver à nouveau exposé à une telle situation en cas de transfert vers la Finlande.
Or, par rapport à cette crainte alléguée du demandeur d’être confronté à des défaillances systémiques graves en Finlande qui résulteraient des conditions d’accueil dans ledit pays, le demandeur dénonçant à cet égard plus particulièrement l’absence d’hébergements en faveur des demandeurs de protection internationale, le tribunal constate, en premier lieu, qu’il ressort du rapport d’entretien Dublin III en date du 30 octobre 2024 que le demandeur a lui-même déclaré que: « I slept in a refugee center at first and then when I was in Espoo I rent an appartement and lived on my own for one year and six months », de sorte que le demandeur a été hébergé dans un centre pour réfugié, mais qu’il a décidé de louer un appartement.
Concernant ensuite la question d’un accès éventuellement limité, voire impossible à des conditions d’accueil minimales des personnes transférées sous le règlement Dublin III en Finlande, invoquée par le demandeur, le tribunal relève que la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes d’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par la « directive Accueil », prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs13». L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « […] c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE […] », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».
De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
13 Considérant 25.Ensuite, tel que relevé ci-avant, il est constant en cause que le demandeur a été débouté de sa demande de protection internationale introduite en Finlande, cet Etat membre ayant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d), du règlement Dublin III, précité.
Par conséquent, en cas de transfert vers la Finlande, le demandeur devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant en sa qualité de demandeur d’asile débouté comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.
Or, la loi du 18 décembre 2015, législation régissant les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au Luxembourg, s’applique à tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle aucune décision finale n’a encore été prise, de sorte à exclure les demandeurs ayant formulé une « demande ultérieure », tandis que l’article 22 de la même loi permet au directeur de l’Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration de limiter ou de retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil lorsque le demandeur a notamment déjà introduit une demande de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg.
Dès lors, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant quitté sans autorisation leur lieu d’hébergement ou ayant introduit une demande ultérieure après avoir essuyé un premier refus définitif à leur demande de protection internationale est autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise.
Ainsi, même à admettre que la Finlande ait adopté une politique visant à restreindre l’accès au système d’accueil à certaines catégories de personnes et notamment à celles y ayant déjà été définitivement déboutées de leur demande de protection internationale, une telle politique ne peut pas per se être constitutive d’une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, d’une part, que le demandeur n’a pas soumis au tribunal des éléments suffisamment convaincants permettant de retenir qu’il encourt un risque de se voir confronté à une limitation de facto ou en vertu de dispositions légales ou réglementaires finlandaises à des conditions d’accueil qui seraient contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte et, d’autre part, à supposer qu’en cas de retour du demandeur dans ledit pays, il serait confronté à une limitation de l’accès aux conditions d’accueil, une telle limitation ne constitue pas per se une violation de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, sous réserve d’une possibilité d’accès, à l’instar de toute autre personne en situation de détresse, en ce compris les nationaux, à un dispositif d’aide d’urgence.
La question litigieuse, en l’espèce, se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale.
Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la CourEDH a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait pas non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie14.
La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat15.
Par ailleurs, un Etat ne peut pas se voir reprocher de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être, le cas échéant, exposée à la nécessité d’entreprendre des démarches administratives plus contraignantes pour obtenir l’assistance, telle que la mise à disposition d’un logement gratuit de l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide finlandais - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents finlandais - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités finlandaises en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système finlandais n’était pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits sur base de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Procédure », ainsi que de la directive Accueil directement auprès des autorités finlandais en usant des voies de droit adéquates.
Le tribunal est dès lors amené à conclure que le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Finlande, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale déboutés ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Finlande, ou encore que ceux-ci n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités finlandaises en usant des voies de droit adéquates.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la CourEDH » relative à une suspension générale des transferts vers la Finlande, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, désigné ci-après par 14 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.
15 CourEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne, n° 32734/96.« l’ UNHCR ». Il ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Finlande de demandeurs de protection internationale dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile finlandaise qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Finlande, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cette conclusion n’est pas énervée par l’affirmation du demandeur selon laquelle il aurait été contraint de dépenser l’intégralité de ses économies, y compris celles qu’il aurait initialement destinées au financement de ses études en Ukraine, pour subvenir à ses besoins vitaux pendant son séjour en Finlande, afin d’éviter une situation de dénuement matériel extrême, ni par celle selon laquelle il risquerait, en cas de transfert vers la Finlande, de se retrouver en situation de dénouement matériel extrême en l’absence d’économies. A cet égard, force est au tribunal de constater, tel que retenu ci-avant, qu’il ressort du dossier administratif que le demandeur a choisi de ne pas habiter dans le foyer auquel il a été affecté par les autorités finlandaises mais de louer un appartement.
En outre, il n’est pas démontré, comme le relève à juste titre le délégué du gouvernement, que ladite perte, même si elle était avérée, pourrait entraîner une situation de dénouement matériel extrême telle qu’il ne serait plus en mesure de subvenir à ses besoins les plus essentiels, ce qui caractériserait un traitement dégradant et inhumain.
Le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III encourt dès lors le rejet.
Néanmoins, il convient encore de relever, dans ce cadre, que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable16.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte17, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la 16 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant18.
Le transfert d’un demandeur de protection internationale par le Grand-Duché de Luxembourg vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en application du règlement Dublin III ne pourrait toutefois constituer une violation des articles 3 de la CEDH ou 4 de la Charte, qu’à la condition que l’intéressé démontre qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourt un risque réel de subir la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans cet Etat.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé.
A cet égard, concernant l’affirmation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque d’atteintes graves ou de persécutions de la part des membres du « mouvement séparatiste pour l’instauration de l’Etat de Biafra » en Finlande en raison de son « identité sexuelle », il échet de constater que le demandeur est resté en défaut d’établir, au-delà de ses seules affirmations, le moindre fait personnel concret dans ce contexte, de sorte que ces affirmations restent en l’espèce purement hypothétiques.
En ce qui concerne l’affirmation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque d’atteintes graves ou de persécutions en Finlande au motif qu’il aurait été membre du mouvement sécessionniste, il échet d’abord de constater que le demandeur est resté en défaut d’apporter, au-delà de ses seules affirmations, le moindre élément permettant de démontrer son appartenance audit mouvement séparatiste. De surcroît, même en admettant qu’il ait été membre dudit mouvement sécessionniste, le demandeur reste en défaut de fournir un quelconque fait personnel concret dans ce contexte, de sorte que ces allégations restent en l’espèce purement hypothétiques.
Quant à l’invocation par le demandeur de la réaction de sa « petite amie » à l’égard de son « identité sexuelle », cette argumentation est à écarter pour défaut de pertinence au regard des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, et encourt par conséquent le rejet.
Dans ces circonstances et dans la mesure où le demandeur n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en Finlande, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation desdits articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte encourt également le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
18 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.
Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 20 décembre 2024 par :
Carine REINESCH, premier juge, Benoît HUPPERICH, premier juge, Nicolas GRIEHSER SCHWERZSTEIN, juge, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Carine REINESCH Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 20 décembre 2024 Le greffier du tribunal administratif 18