Tribunal administratif N° 52025 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:52025 2e chambre Inscrit le 28 novembre 2024 Audience publique du 19 décembre 2024 Recours formé par Monsieur (A), et consorts, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L. 18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52025 du rôle et déposée le 28 novembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Yvette NGONO YAH, avocat à la Cour, assistée de Maître Hakan KAPLANKAYA, avocat, tous les deux inscrits au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Turquie), et de son épouse Madame (B), déclarant être née le … à … (Turquie), agissant en leurs noms personnels ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs, (C), née le … à … (Turquie), (D), née le … à … (Turquie), (E), née le … à …, (F), née le … à …, déclarant tous être de nationalité turque, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 14 novembre 2024 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de les transférer vers l’Allemagne, comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de leurs demandes de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 5 décembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Hakan KAPLANKAYA, en remplacement de Maître Yvette NGONO YAH, et Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 9 décembre 2024.
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Le 11 septembre 2024, Monsieur (A), et son épouse, Madame (B), introduisirent en leurs noms personnels ainsi qu’au nom de leurs enfants mineurs, (C), (D), (E), (F), ci-après désignés par « les consorts (AB) », auprès du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », des demandes de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur leurs identités et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) et son épouse Madame (B) avaient auparavant introduit une demande deprotection internationale en Allemagne en date du 19 mai 2023.
Le 26 septembre 2024, Monsieur (A) et son épouse Madame (B) furent entendus séparément par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leurs demandes de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
En date du 21 octobre 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues allemands des demandes de reprise en charge des consorts (AB) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, demandes qui furent formellement acceptées en date du 24 octobre 2024 sur base du même article.
Par décision du 14 novembre 2024, notifiée aux intéressés en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après dénommé le « ministre », informa les consorts (AB) du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de les transférer dans les meilleurs délais vers l’Allemagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 11 septembre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers l’Allemagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 11 septembre 2024 et les rapports d’entretien Dublin III du 26 septembre 2024 établis dans le cadre de votre demande de protection internationale. En mains également les décisions concernant votre demande de protection international en Allemagne.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 11 septembre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
Madame, Monsieur, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 19 mai 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 26 septembre 2024.
2 Sur cette base, des demandes de reprise en charge sur base de l’article 18(1)d du règlement DIII ont été adressées aux autorités allemandes en date du 21 octobre 2024, demandes qui furent acceptées par lesdites autorités allemandes en date du 24 octobre 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point d) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert Madame, Monsieur, il ressort des résultats du 11 septembre 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 19 mai 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Turquie accompagnés de vos enfants le 12 mai 2023. Vous auriez pris un vol d’… vers la Serbie. Arrivés en Serbie, vous seriez restés trois jours sur le territoire serbe avant d’entamer votre trajet vers l’Allemagne. Vous ne vous souvenez plus des pays que vous auriez traversé, mais vous seriez arrivés en Allemagne le 16 mai 2023.
Vous avez introduit une demande de protection internationale en Allemagne en date du 19 mai 2023. Votre demande aurait été rejetée, ainsi que votre recours contre cette décision 3 de rejet. Afin d’éviter un rapatriement vers votre pays d’origine, vous auriez quitté l’Allemagne pour vous rendre au Luxembourg le 9 septembre 2024. Vous seriez arrivés au Luxembourg le jour-même, en date du 9 septembre 2024.
Madame, lors de votre entretien Dublin III en date du 26 septembre 2024, vous avez déclaré ne pas aller très bien car vous seriez stressée.
Monsieur, lors de votre entretien Dublin III en date du 26 septembre 2024, vous avez déclaré être en bonne santé, mais que vos enfants n’iraient pas très bien et qu’elles suivraient un traitement médical. Cependant, force est de constater que vous n’avez transmis aucun élément concret sur vos états de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Allemagne.
Madame, Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir retourner en Allemagne, parce que vous avez peur d’être rapatriés en Turquie.
Rappelons à cet égard que l’Allemagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l’Allemagne est liée par la Directive (UE) n°2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l’Allemagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l’Allemagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. Torture.
Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Allemagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires allemandes.
Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que l’Allemagne ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
4 Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d’analyser les risques d’être soumis à des traitements inhumains au sens de l’article 3 CEDH dans votre pays d’origine, mais dans l’Etat de destination, en l’occurrence l’Allemagne. Vous ne faites valoir aucun indice que l’Allemagne ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l’article 13 CEDH ou que vous n’aviez ou n’auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions allemandes, notamment en vertu de l’article 46 de la directive « Procédure ».
Madame, Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Allemagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l’exécution du transfert vers l’Allemagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Allemagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne en informant les autorités allemandes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités allemandes n’ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 28 novembre 2024, les consorts (AB) ont fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de ladécision ministérielle, précitée, du 14 novembre 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation sous analyse, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a dès lors pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de leur recours et en fait, les demandeurs retracent les faits et rétroactes ayant mené à la décision déférée du 14 novembre 2024, en expliquant avoir quitté la Turquie par avion à destination de la Serbie pour se rendre en Allemagne le 16 mai 2023 où ils auraient déposé une demande de protection internationale, laquelle aurait été rejetée par les autorités allemandes. Alors qu’ils encourraient un retour forcé vers leur pays d’origine, la Turquie, sur décision des autorités allemandes, les demandeurs insistent sur les conséquences de cette situation sur l’état de santé psychologique des membres de la famille. Ils affirment que Madame (B) aurait commencé un suivi psychologique au Luxembourg en raison de symptômes anxiodépressifs qui seraient consécutifs à des épisodes traumatiques qu’elle aurait vécus en Turquie et en Allemagne, et que leur fille (C) souffrirait de céphalées et qu’un traitement médical lui aurait été prescrit.
En droit, les demandeurs se prévalent d’une violation des articles 3 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dénommée ci-après « la CEDH », au motif qu’un retour en Allemagne porterait gravement atteinte à la santé psychologique de Madame (B) et de l’enfant (C). Ils expliquent que l’état de santé de Madame (B) et de l’enfant (C) se serait déjà dégradé lors de leur séjour en Allemagne, de sorte qu’un transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant dans le chef de ceux-ci. Ils ajoutent que comme les quatre enfants mineurs seraient scolarisés au Luxembourg, il serait dans leur intérêt supérieur de rester au Luxembourg, les demandeurs se référant aux articles 3, paragraphe (1) et 10, paragraphe (1) de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989, ci-après désignée par la « Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant », ainsi qu’à l’article 24, paragraphe (2) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dénommée ci-après « la Charte ».
Ce serait dès lors à tort que le ministre aurait retenu qu’il n’existerait pas de raisons pour une application de l’article 17 du règlement Dublin III, alors qu’ils auraient versé un certificat médical daté du 22 novembre 2024 établi par le psychologue …, dont il se dégage que Madame (B) « […] a bénéficié d’un suivi psychologique à partir du 02/10 »2024 pour des symptômes anxio-dépressifs suite à des épisodes traumatiques vécus en Allemagne et en Turquie. […] », et un certificat du Service national d’urgence pédiatrique du Centre Hospitalier de Luxembourg, également daté du 22 novembre 2024, concernant leur fille (C) établissant que celle-ci l’avait consulté pour des céphalées, de sorte qu’il devrait être admis que l’état de santé physique et psychologique de Madame (B) et de l’enfant (C) se serait dégradé depuis leur présence au Luxembourg, et qu’un transfert vers l’Allemagne constituerait un traitement inhumain et dégradant dans leur chef.
Ils citent dans ce contexte un rapport du Conseil de l’Europe daté d’avril 2020, intitulé « Regroupement familial pour les enfants réfugiés et migrants. Normes juridiques et pratiques 6 prometteuses », et concluent que le ministre aurait dû faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
En renvoyant à un article du journal « Frankfurter Allgemeine», intitulé « Deutschland schiebt Hunderte Asylbewerber in die Türkei ab », du 27 septembre 2024, les demandeurs ajoutent que les autorités allemandes et turques se seraient accordées sur le renvoi de 500 demandeurs d’asile chaque semaine. En s’appuyant sur différents articles parus dans la presse, ils précisent encore qu’il y aurait un accord entre les autorités allemandes et turques susceptible d’entraîner l’expulsion vers la Turquie de 13.500 citoyens turcs qui se trouveraient en Allemagne, et que la plupart de ces expulsions concerneraient des demandeurs d’asile kurdes, de sorte que la présomption du respect des droits fondamentaux par l’Allemagne, et notamment sa capacité de pouvoir leur offrir une protection internationale adéquate, ne serait pas fondée, et que la décision ministérielle violerait les articles 1er et 4 de la Charte, et 3 de la CEDH. Ils citent ensuite un rapport de l’organisation « Amnesty International » de 2024, dans lequel il aurait été rapporté qu’en Allemagne, les violences et agressions physiques visant des centres d’accueil pour personnes réfugiées auraient fortement augmenté, alors que les autorités n’arriveraient pas à endiguer l’extrême droite, l’antisémitisme et le racisme, y compris les crimes de haine violents tout en se référant encore à un rapport présenté en juin par le « Groupe indépendant d’experts sur l’hostilité à l’égard des musulmans » qui indiquerait que le racisme contre les musulmans serait répandu dans la société allemande. Ils soulignent que l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne et le Conseil de l’Europe auraient dénoncé l’insouciance, les manquements graves, voire la complaisance des autorités allemandes face à la montée du racisme dans ce pays, de sorte qu’il aurait été décidé d’appliquer une « surveillance soutenue » de l’exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, dénommée ci-après « la CourEDH », dans l’affaire « Basu c. Allemagne », concernant le caractère peu satisfaisant des enquêtes menées en Allemagne sur les allégations de profilage racial, et l’absence de mécanisme de plainte indépendant et efficace qui aurait été constatée tant au niveau fédéral qu’au niveau des « Länder », sur les allégations de violations des droits humains commises par la police, pour conclure à une violation par la décision déférée des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Ils estiment finalement qu’il n’existerait aucune garantie que les autorités allemandes respecteront les prescriptions de la directive n°2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, dénommée ci-après « la directive Accueil », d’autant plus que les autorités allemandes ne leur auraient jamais fourni la moindre assistance protectrice, adéquate et effective durant leurs séjours en Allemagne, malgré les obligations leur imposées en matière d’assistance médicale et d’accueil suivant les articles 17, 19 et 21 de ladite directive.
Au vu de l’ensemble de ces considérations, les demandeurs concluent que la décision ministérielle déférée devrait encourir la réformation.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, sur base duquel la décision litigieuse a été prise, dispose que « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du 7 demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités allemandes pour reprendre en charge les consorts (AB), prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de: […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale, laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer les demandeurs vers l’Allemagne et de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, précités, au motif que l’Etat responsable de l’examen de leurs demandes de protection internationale était l’Allemagne où ils ont déposé une demande de protection internationale en date du 19 mai 2023, et que les autorités allemandes ont accepté leur reprise en charge le 24 octobre 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers ledit Etat membre comme étant responsable pour connaître de leurs demandes de protection internationale, respectivement des suites à y donner et de ne pas les examiner.
Il y a ensuite lieu de constater que les demandeurs ne contestent pas la compétence de principe de l’Allemagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois pour connaître de leurs demandes de protection internationale, mais soutiennent que leur transfert en Allemagne violerait, d’une part, les articles 3 et 8 de la CEDH, et 1er et 4 de la Charte et, d’autre part, l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, dans la mesure où leur droit à une vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH ne serait pas respecté.
Il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH, et auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Pour autant que les demandeurs, en arguant qu’ils risqueraient de subir en Allemagne des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la CEDH, aient entendu invoquer l’existence de défaillances systémiques dans ledit Etat, le tribunal relève que l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - corollaire de l’article 3 de la CEDH - , une telle situation empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers cet Etat membre1.
A cet égard, le tribunal relève que l’Allemagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH et le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16 PPU, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, pt. 78.
3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu. la preuve matérielle de défaillances avérées4.
Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise ou reprise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que, pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, les demandeurs estiment qu’ils risqueraient des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert vers l’Allemagne en remettant en question la présomption du respect par cet Etat membre des droits fondamentaux, et notamment la protection de l’ensemble 4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, pt. 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt. 91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.des migrants sur son territoire, de sorte que s’ils entendent faire état de défaillances systémiques en Allemagne, il leur incombe de la renverser en présentant des éléments permettant de retenir que la situation en Allemagne telle que décrite par eux atteint le degré de gravité tel que requis par la jurisprudence précitée de la CJUE et des principes dégagés ci-avant.
Concernant tout d’abord la crainte des demandeurs de subir des traitements inhumains en raison de leur statut de demandeurs de protection internationale, respectivement en raison de leur nationalité, il échet de relever que, s’il ressort certes des pièces versées en cause, et notamment des rapports et publications précités, que les autorités allemandes ont connu des problèmes quant à leurs capacités d’accueil des demandeurs de protection internationale, impliquant que ceux-ci risqueraient de se voir confrontés, suivant les situations, à des difficultés en termes d’hébergement, de conditions de vie et d’accès aux soins, il ne s’en dégage néanmoins pas que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Allemagne soient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets pour tout demandeur de protection internationale d’être systématiquement exposé à une situation de précarité et de dénuement matériel et psychologique au point que son transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. Ainsi, lesdits rapports et publications précités ne permettent pas au tribunal de conclure à l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, qui seraient de nature à empêcher tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
A cet égard, le tribunal relève également que les demandeurs n’invoquent aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Allemagne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. Les demandeurs ne font pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Allemagne dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile allemande qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Par ailleurs, les demandeurs ne font valoir aucun problème concret qu’ils auraient personnellement rencontré lors de leur séjour en Allemagne, et notamment, avoir été victimes d’un quelconque profilage racial, ou encore de violences racistes de la part des autorités allemandes. Il échet encore de relever que si les demandeurs affirment avoir été laissés démunis et sans protection par les autorités allemandes, et de craindre de l’être à nouveau, ils n’ont fait état d’aucun agissement qu’ils auraient personnellement subi de la part desdites autorités lors du traitement de leurs demandes de protection internationale, et qui permettraient d’appuyer leur argumentation dans le sens de l’existence en Allemagne de défaillances systémiques.
Il ressort en outre de leurs déclarations actées lors de leurs entretiens menés dans le cadre du règlement Dublin III en date du 26 septembre 2024 que suite au dépôt de leurs demandes de protection internationale en Allemagne, ils y seraient restés pendant plus d’une année, lesdits entretiens ne comportant, par ailleurs, aucune mention concernant un quelconque problème que les demandeurs auraient rencontré en matière de procédure d’asile et de conditions d’accueil dans ce pays, étant souligné qu’il ressort de ces mêmes entretiens que leurs demandes de protection internationale ont été analysées et qu’ils étaient, pendant cette procédure, logés dans un foyer à Bitbourg.
Il échet encore de relever qu’il ne se dégage d’aucun élément de la cause que les demandeurs ne puissent pas, en cas de retour en Allemagne, bénéficier des conditions matérielles d’accueil, les demandeurs restant en défaut de verser la moindre preuve à cet égard, étant d’ailleurs relevé que les demandeurs ne font état, ni dans leurs rapports d’audition, ni devant la police grand-ducale à leur arrivée, d’un quelconque problème en relation avec leur qualité de demandeurs de protection internationale, respectivement relatif à leur accueil en Allemagne, où ils ont vécu pendant plus d’un an. Au contraire, il ressort de leurs déclarations que les demandeurs se limitent à invoquer comme seule raison pour laquelle ils ont décidé de quitter l’Allemagne pour le Luxembourg, le fait que leurs demandes ont été rejetées en Allemagne et qu’ils ont voulu éviter un éloignement vers la Turquie.
En ce qui concerne ensuite la crainte des demandeurs de ne pas avoir accès à des soins de santé, notamment la crainte de l’absence de garantie que l’Allemagne respecterait les prescriptions de la directive Accueil, en particulier celles relatives à l’assistance médicale adéquate et effective découlant des articles 17, 19 et 21 de la directive Accueil, le tribunal constate qu’il ne résulte d’aucun élément du dossier que les demandeurs aient, à un moment donné, infructueusement sollicité l’aide ou l’assistance des autorités allemandes en raison de leur état de santé. A cet égard, le tribunal relève encore que lors de son entretien mené dans le cadre du règlement Dublin III en date du 26 septembre 2024, Madame (B) a répondu à la question relative à son état de santé : « pas très bien, je suis stressée »12, sans fournir un quelconque élément par rapport à sa situation personnelle, ou par rapport à sa fille (C).
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé des demandeurs lors de l’organisation du transfert vers l’Allemagne par le biais de la communication aux autorités allemandes des informations adéquates, pertinentes et raisonnables les concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que les intéressés expriment leurs consentements explicites à cet égard.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que les demandeurs n’ont pas rapporté la preuve de l’existence, en Allemagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient pour eux un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, empêchant tout transfert des demandeurs de protection internationale repris en charge par les autorités allemandes sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, étant précisé, tel que relevé ci-avant, que les demandeurs, dont les demandes de protection internationale ont été traitées et rejetées par l’Allemagne, ne seront a priori plus considérés, en cas de retour en Allemagne, comme des demandeurs de protection internationale, mais comme des étrangers en situation irrégulière.
12 Rapport Dublin III de Madame (B), p. 2.Comme les demandeurs n’ont pas démontré que leur transfert vers l’Allemagne serait contraire aux articles 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, 3 de la CEDH et 4 de la Charte, le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.
Néanmoins, il convient encore de relever dans ce cadre que si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable13.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant15.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef des demandeurs, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de gravité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, telles que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé16.
Tel que relevé ci-avant, les demandeurs restent en défaut de démontrer qu’au cours de leur séjour en Allemagne, leurs conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
Ils n’établissent pas non plus qu’en cas de transfert, ils seraient personnellement exposés au risque que leurs besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu renoncer à leur transfert, ou bien demander des garanties individuelles auprès des autorités allemandes avant de les transférer.
A cet égard et concernant plus particulièrement les problèmes de santé mis en avant par les demandeurs, il y a tout d’abord lieu de relever qu’il ne se dégage pas de l’arrêt de la CJUE du 16 février 2017, précité, que l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable pour l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur de protection internationale doit, en tout état de cause et préalablement à la prise d’une décision de transfert et par avis médical, s’assurer automatiquement que le transfert n’entraîne pas une détérioration significative et irrémédiable de l’état de santé de l’intéressé pour toute personne 13 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96 15 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.
16 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.déclarant avoir un quelconque problème de santé.
En effet, dans l’arrêt en question, la CJUE a d’abord mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable, que les Etats membres liés par la directive Accueil sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […]17».
Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […]18 ».
Cette jurisprudence vise dès lors l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée19.
La CJUE a encore relevé la coopération entre l’Etat membre devant procéder au 17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 74 et 75.
18 Trib. adm., 8 janvier 2020, n° 43800 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu, ayant repris ces principes.
19 Trib. adm., 8 janvier 2020, n° 43800 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu, ayant repris ces principes.transfert et l’Etat membre responsable afin d’assurer que le demandeur d’asile concerné reçoive des soins de santé pendant et à l’issue du transfert, l’Etat membre procédant au transfert devant s’assurer que le demandeur d’asile concerné bénéficie de soins dès son arrivée dans l’Etat membre responsable, les articles 31 et 32 du règlement Dublin III imposant, en effet, à l’Etat membre procédant au transfert de communiquer à l’Etat membre responsable les informations concernant l’état de santé du demandeur d’asile qui sont de nature à permettre à cet Etat membre de lui apporter les soins de santé urgents indispensables à la sauvegarde de ses intérêts essentiels.
Ainsi, ce n’est que dans l’hypothèse où la prise de précautions de la part de l’Etat membre procédant au transfert ne suffirait pas, compte tenu de la gravité particulière de l’affection du demandeur d’asile concerné, à assurer que le transfert de celui-ci n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, qu’il incomberait aux autorités de l’Etat membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de cette personne, et ce aussi longtemps que son état ne la rend pas apte à un tel transfert.
Il appartient dès lors au tribunal, compte tenu des développements des demandeurs à cet égard, de vérifier si l’état de santé de Madame (B) et de sa fille (C) présente une gravité telle qu’il ne peut sérieusement être exclu que leur transfert entraînerait pour elles un risque réel de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte et de l’article 3 de la CEDH20.
A cet égard, le tribunal constate, tel que relevé ci-avant, que si les demandeurs ont versé un certificat médical du psychologue … du 22 novembre 2024, établissant que Madame (B) « […] a bénéficié d’un suivi psychologique à partir du 02/10/2024 pour des symptômes anxio- dépressifs suite à des épisodes traumatiques vécus en Allemagne et en Turquie. […] », et un certificat du Service national d’urgence pédiatrique du Centre Hospitalier de Luxembourg, daté du 22 novembre 2024, concernant leur fille (C) suivant lequel celle-ci a été en consultation pour de céphalées, ils restent en défaut d’établir que Madame (B) et leur fille (C) seraient atteintes de problèmes de santé susceptibles d’affecter leur état de santé général au point de s’opposer à leur transfert, ou que leur transfert risquerait de détériorer de manière significative et irrémédiable leurs états de santé, au sens de la jurisprudence de la CourEDH.
Le tribunal constate encore qu’il ne résulte, par ailleurs, d’aucun élément du dossier que les demandeurs aient, à un moment donné, infructueusement sollicité l’aide ou l’assistance des autorités allemandes en raison de leur état de santé. Il ne se dégage partant d’aucun élément du dossier que les demandeurs et plus particulièrement Madame (B) et sa fille (C) ne puissent pas bénéficier en Allemagne du traitement médical dont ils pourraient avoir besoin.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si les demandeurs devaient estimer que le système d’aide allemand était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes compétentes. Il en va de même si les demandeurs devaient estimer que le système allemand n’était pas conforme aux normes européennes. Dans ce cas, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits sur base de la directive Accueil directement auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
20 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
Le tribunal est dès lors amené à conclure que les demandeurs n’apportent pas la preuve que, dans leur cas précis, leurs droits tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Allemagne, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés en Allemagne, ou encore que ceux-ci n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités allemandes en usant des voies de droit adéquates.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal ne saurait conclure que l’état de santé des demandeurs, et plus particulièrement celui de Madame (B) et celui de leur fille (C), témoigne d’une particulière gravité et ne permet dès lors pas de retenir une situation de vulnérabilité particulière dans le chef des demandeurs.
Aucune violation de l’article 3 de la CEDH et 4 de la Charte pris isolément ne saurait dès lors être reprochée au ministre, de sorte que le moyen encourt le rejet.
Dans la mesure où les demandeurs se fondent sur les mêmes prétentions pour conclure à une violation de l’article 1er de la Charte relatif à la dignité humaine, ce moyen est également à écarter pour être non fondé eu égard aux développements qui précèdent.
En ce qui concerne encore la crainte d’un refoulement vers la Turquie, il y a tout d’abord lieu de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202321, la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs et en tout état de cause, le tribunal se doit de relever que la décision entreprise n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement des demandes de protection internationale, respectivement de ses suites, soit en l’espèce l’Allemagne, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge les intéressés, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté.
Il convient ensuite de constater à cet égard que l’Allemagne respecte a priori - les demandeurs ne fournissant aucun indice tangible permettant au tribunal d’en douter - en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions les droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que, plus particulièrement, le principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et que ledit Etat membre dispose d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 21 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »).
A cela s’ajoute qu’il n’apparaît pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only »). Le règlement Dublin III cherche, en effet, à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.
Enfin, si les articles de presse cités par les demandeurs et publiés sur le site en ligne du journal « Frankfurter Allgemeine», et « medyanews.net », précités, relatent effectivement des événements divers sur la situation des migrants en Allemagne, et font plus particulièrement état d’un accord entre l’Allemagne et la Turquie susceptible d’entraîner l’expulsion de 13.500 citoyens turcs kurdes vers la Turquie, force est au tribunal de relever qu’il n’en ressort toutefois pas que tout demandeur de protection internationale débouté d’ethnie kurde est, quelle que soit sa situation individuelle, renvoyé systématiquement et de manière arbitraire en Turquie par les autorités allemandes en violation de leurs obligations internationales et plus précisément du principe de non-refoulement, tel que souhaitent le faire valoir les demandeurs. En effet, la simple existence d’un accord de réadmission entre l’Allemagne et la Turquie, non versé en cause, n’est pas de nature à laisser conclure à une violation quelconque par l’Allemagne du principe de non-refoulement.
Dans ces circonstances et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il n’est pas établi que le transfert des demandeurs vers l’Allemagne exposerait ces derniers à un refoulement en cascade qui serait contraire au principe de non-refoulement ancré à l’article 33 de la Convention de Genève. Le moyen afférent est dès lors à rejeter.
En ce qui concerne le moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, auquel est susceptible d’être rattaché le moyen tenant à une violation de l’article 8 de la CEDH, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres22, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt de la CJUE, du 16 février 201723.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté 22 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
23 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge24, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration25.
Force est en l’espèce de relever que les demandeurs font plaider, en substance, que le ministre aurait dû faire usage de la clause discrétionnaire, alors que la décision déférée aurait été prise en méconnaissance de l’article 8 de la CEDH, correspondant à l’article 7 de la Charte, aux termes desquels « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance […] », respectivement « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. », ainsi que de l’intérêt supérieur de leurs enfants, dont le respect serait garanti par les articles 3, paragraphe (1) de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant et 24, paragraphe (2) de la Charte.
Or, force est au tribunal tout d’abord de constater que les consorts (AB) n’avancent pas et qu’il ne ressort d’ailleurs d’aucun élément versé en cause que les enfants seront privés d’éducation en cas de transfert en Allemagne.
Si les demandeurs se réfèrent encore à un rapport du Conseil de l’Europe daté d’avril 2020, intitulé « Regroupement familial pour les enfants réfugiés et migrants. Normes juridiques et pratiques prometteuses », précité, pour soutenir qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants que la famille reste au Luxembourg, le tribunal constate cependant que cette référence est dépourvue de pertinence dans la présente affaire, puisque le rapport en question porte sur les responsabilités des Etats membres en matière de regroupement familial, alors que la décision déférée porte sur le transfert des demandeurs en application du règlement Dublin III, sans que l’unité familiale ne soit nullement remise en cause.
Dans ce contexte, le tribunal relève qu’il est certes exact que la décision déférée a pour conséquence que les enfants ne termineront probablement pas l’année scolaire au Luxembourg, il ne ressort toutefois d’aucun élément soumis à son appréciation, que cette même circonstance porterait atteinte à l’intérêt supérieur des enfants au point de constituer une violation de l’article 8 de la CEDH, alors qu’il est avant tout dans l’intérêt supérieur d’un enfant de rester auprès de sa famille, peu importe le territoire sur lequel il séjourne, tant qu’il est en sécurité26.
Il suit de l’ensemble de ces considérations que les demandeurs laissent de démontrer qu’au regard de leur situation, et particulièrement de celle de leurs filles, le ministre aurait violé l’article 8 de la CEDH ou fait un mauvais usage du pouvoir discrétionnaire dont il dispose en vertu de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, étant par ailleurs relevé que, l’article 8 de la CEDH ne conférant pas directement aux étrangers un droit de séjour dans un pays précis, les demandeurs n’établissent pas que leurs filles ne pourraient pas poursuivre leur scolarité en Allemagne.
24 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
25 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
26 Trib. adm., 11 octobre 2023, n° 49311 du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu; trib. adm., 19 février 2024, n°49310a, disponible sous www.jurad.etat.lu.Le moyen tenant à une violation de l’article 17 du règlement Dublin III, en combinaison avec l’article 8 de la CEDH, équivalant à l’article 7 de la Charte, et avec l’article 3, paragraphe (1) de la Convention Internationale relative aux droits de l’Enfant, ainsi qu’avec l’article 24, paragraphe (2) de la Charte, est partant à rejeter.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne les demandeurs aux frais et dépens.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, premier juge, et lu à l’audience publique du 19 décembre 2024 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro 19