Tribunal administratif N° 52035 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:52035 3e chambre Inscrit le 2 décembre 2024 Audience publique du 17 décembre 2024 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 52035 du rôle et déposée le 2 décembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Nathalie BORON, avocat à la Cour, assistée de Maître Catherine FUNK, avocat, toutes les deux inscrites au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Libye), de nationalité libyenne, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 19 novembre 2024 de le transférer vers la Suisse comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 11 décembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Catherine FUNK, en remplacement de Maître Nathalie BORON, et Madame le délégué du gouvernement Charline RADERMECKER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 17 décembre 2024.
Il ressort d’un rapport de la police grand-ducale, région Capitale, commissariat Luxembourg …, du 11 juin 2024, référencé sous le numéro …, qu’en date du même jour, Monsieur (A) fit l’objet d’un contrôle d’identité lors duquel il ne put présenter de documents d’identité en cours de validité. Il s’avéra à cette occasion, suite à une recherche effectuée dans la base de données du système d’information Schengen (SIS), que celui-ci faisait l’objet d’un signalement de la part des autorités suisses pour le motif « Ressortissant d’un pays tiers en vue d’une décision de retour ».
En date du même jour, une demande de renseignements portant sur la situation administrative de Monsieur (A) fut adressée par les autorités luxembourgeoises à leurs homologues suisses via le réseau nommé « SIRENE » (Supplément d’Information Requis à l’Entrée Nationale), demande à laquelle les autorités suisses répondirent en date du 17 juin 2024.
1Une recherche effectuée le 12 juin 2024 dans la base de données EURODAC révéla encore que l’intéressé avait introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 8 novembre 2022.
Suivants plusieurs rapports de la police grand-ducale des 20 et 29 juin, 11 et 18 juillet, 7 et 15 septembre 2024, ainsi que du 5 octobre 2024, Monsieur (A) fit à nouveau l’objet de contrôles policiers lors desquels il ne put présenter de documents d’identité en cours de validité.
Le 23 octobre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-
après par « la loi du 18 décembre 2015 ».
En date du 6 novembre 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités suisses en vue de la reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », demande qui fut acceptée par les autorités suisses en date du 7 novembre 2024 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) dudit règlement.
Par arrêté du 18 novembre 2024, le ministre des Affaires intérieures, désigné ci-après par « le ministre », assigna Monsieur (A) à résidence à la maison retour pour une durée de trois mois à partir de la notification de l’arrêté en question.
Par décision du 19 novembre 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre informa Monsieur (A) qu’il avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Suisse sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 23 octobre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 23 octobre 2024 établi dans le cadre de votre demande de protection internationale ainsi que plusieurs rapports de police établis par la Police grand-ducale lors de diverses interpellations sur le territoire luxembourgeois.
2 1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 23 octobre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 8 novembre 2022.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités suisses en date du 6 novembre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités suisses en date du 7 novembre 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge — dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 — le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 8 novembre 2022.
3Selon vos déclarations auprès de la police grand-ducale, vous auriez quitté la Libye en 2021 pour vous rendre en Italie. Vous auriez quitté l'Italie pour demander une protection internationale en Suisse. En juillet 2024, vous auriez pris un train pour venir au Luxembourg.
La Suisse est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv.
torture »).
Soulignons en outre que la Suisse profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Suisse est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Suisse sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires suisses.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Suisse ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Suisse. Vous ne faites valoir aucun indice que la Suisse ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions suisses.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Suisse revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si 4cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Suisse, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Suisse, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avérait nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendrait en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Suisse en informant les autorités suisses conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités suisses n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 2 décembre 2024, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 19 novembre 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur retrace d’abord les faits et rétroactes ayant mené à la décision déférée du 19 novembre 2024, tels qu’exposés ci-avant, tout en relevant qu’il aurait dû quitter son pays d’origine en 2021 en raison des tensions politiques et militaires qui auraient mis sa vie en danger.
En droit, le demandeur conteste en premier lieu la compétence de principe de la Suisse, respectivement l’incompétence de l’Etat luxembourgeois, en faisant valoir que, contrairement à ce qu’aurait retenu le ministre dans sa décision litigieuse, les autorités suisses n’auraient, pendant la période de deux ans à laquelle il aurait séjourné en Suisse, rendu aucune décision définitive, et notamment aucune décision de refus, relative à sa demande de protection internationale y introduite le 8 novembre 2022.
En second lieu, il fait valoir que les conditions d’accueil et de vie inhumaines et dégradantes en Suisse s’apparenteraient à une torture psychologique. A cet égard, il donne à considérer que pendant son séjour dans ledit Etat de 2021 à juillet 2024, il serait resté sans 5nouvelles quant à l’état d’avancement de sa demande de protection internationale et qu’il aurait été livré à lui-même par les autorités suisses qui ne l’auraient pas pris en charge, de sorte qu’il aurait craint chaque jour d’être renvoyé dans son pays d’origine.
Il ajoute qu’il n’y aurait aucune garantie que les autorités suisses, bien qu’elles aient accepté de le reprendre en charge, traitent sa demande de protection internationale dans un délai raisonnable, en lui procurant des conditions de vie « sereines » dans l’attente de la décision définitive.
Il soutient ensuite que le ministre de la Justice et de la Police suisse, Monsieur …, aurait annoncé le 21 septembre 2024 que la Suisse instaurerait une politique d’externalisation des demandes de protection internationale dans des pays tiers, en raison du nombre important de migrants se trouvant en Suisse et de l’incapacité des services suisses à gérer les demandes dans des délais raisonnables. D’après le demandeur, cette politique d’externalisation entraînerait l’expulsion automatique des demandeurs de protection internationale vers le pays de provenance afin que leur demande y soit traitée au préalable. Il en déduit qu’en cas de transfert en Suisse, il risquerait d’être refoulé vers la Libye où sa vie serait menacée.
Il en conclut que la décision ministérielle déférée devrait encourir la réformation.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Il y a d’abord lieu de relever que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge.
Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable sans examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités suisses pour reprendre en charge Monsieur (A), prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale est obligé de reprendre en charge le suivi de cette demande dans l’hypothèse où le ressortissant de pays tiers ou l’apatride concerné a vu rejeter sa demande de protection internationale et a présenté une demande auprès d’un autre Etat membre.
6En l’espèce, si le demandeur conteste la compétence de principe de la Suisse au motif qu’aucune décision de refus de sa demande de protection internationale n’y aurait été prise à son égard, force est toutefois de constater qu’il ressort des éléments du dossier administratif, et plus particulièrement de la réponse du 17 juin 2024 des autorités suisses via le réseau SIRENE que Monsieur (A) y fait l’objet d’une décision de retour lui notifiée en date du 31 janvier 2024, laquelle a été prise suite à une décision de refus de sa demande de protection internationale1.
Ce constat est corroboré par le fait que, tel que relevé ci-avant, l’intéressé a fait l’objet d’un signalement dans le SIS par les autorités suisses pour le motif suivant : « Ressortissant d’un pays tiers en vue d’une décision de retour ».
A cela s’ajoute que les autorités suisses ont, en date du 7 novembre 2024, expressément accepté la reprise en charge de Monsieur (A) sur base de l’article 18, paragraphe (1), point d) du règlement Dublin III, de sorte que les contestations du demandeur relatives à la compétence de principe de la Suisse, respectivement l’incompétence de l’Etat luxembourgeois, sont à rejeter pour ne pas être fondées.
Il convient ensuite de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, désignée ci-après par « la Charte », auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, pour autant que le demandeur, en arguant qu’il serait exposé à des conditions de vie humiliantes et dégradantes en Suisse, sans aucune prise en charge par les autorités suisses, ait entendu invoquer l’existence de défaillances systémiques dans ledit Etat, le tribunal relève que l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit que :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, similaire à l’article 3 1 « Reason for the [return] decision : removal due to rejection of the application for asylum. ».
7Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, désignée ci-
après par « la CEDH ».
A cet égard, le tribunal est amené à rappeler que la Suisse est tenue au respect en tant que membre signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-
refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2.
Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Le demandeur remettant en question la présomption du respect par la Suisse de ses droits fondamentaux, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser, étant, à cet égard, relevé que sa situation est celle d’un demandeur de protection internationale débouté, de sorte que c’est sur cette toile de fond que ses contestations doivent être examinées.
Or, en l’espèce, force est de constater que le demandeur se limite à affirmer de façon péremptoire que les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Suisse seraient défaillantes, sans pour autant apporter un quelconque élément de preuve à cet égard.
Il reste, à cet égard, en défaut d’apporter la preuve que les droits des demandeurs de protection internationale en Suisse ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’ils n’auraient en Suisse aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates.
Son argumentation relative à une absence totale de prise en charge par les autorités suisses est, au contraire, contredite par le fait qu’il est, tel que cela ressort des différents rapports de police prémentionnés, en possession d’une carte d’assurance-maladie suisse (« Assura »).
Par ailleurs, et s’agissant plus particulièrement de la prétendue incapacité des autorités suisses à gérer les demandes de protection internationale dans des délais raisonnables, force est de constater que le tribunal ne s’est pas non plus vu soumettre un quelconque document probant 2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.
8relatif aux difficultés prétendument rencontrées de manière générale par les autorités suisses dans le traitement des demandes de protection internationale.
A cet égard, la simple référence faite par le demandeur à des déclarations du ministre de la Justice et de la Police suisse relatives à une « politique d’externalisation des demandes d’asile dans des pays tiers », d’ailleurs non appuyée par un quelconque document produit à l’appui de son recours, est, à défaut de tout autre élément ou circonstance, manifestement insuffisante pour conclure à l’existence actuelle de défaillances systémiques en Suisse.
A cela s’ajoute que le demandeur est resté en défaut d’invoquer une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, désignée ci-après par « la CourEDH », relative à une suspension générale des transferts vers la Suisse, voire à une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ci-après désigné par l’« UNHCR ».
Le demandeur n’a pas non plus fait état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Suisse dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile suisse qui exposerait les personnes transférées dans le cadre dudit règlement Dublin III, et en particulier les demandeurs de protection internationale déboutés, tel que Monsieur (A), à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Suisse, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays, de sorte que le moyen y afférent encourt le rejet.
Néanmoins, dans ce cadre, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu, même en l’absence de défaillances systémiques dans un Etat membre, que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable3.
Dans ce contexte, la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte4, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au 3 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
4 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 65 et 96.
9sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant5.
Il appartient dès lors au tribunal de vérifier s’il existe, dans le chef du demandeur, un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de sévérité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, tels que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé6.
Or, force est de constater qu’en l’espèce, le demandeur n’apporte pas non plus la preuve que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Suisse, respectivement qu’il risquerait personnellement d’y être exposé à des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH, alors que, tel que retenu ci-avant, sa demande de protection internationale a été traitée en Suisse, sans qu’il ne ressort d’aucun élément du dossier qu’il aurait personnellement fait l’objet d’un quelconque traitement contraire à l’article 3 de la CEDH en Suisse.
Au-delà de ce constat et concernant l’argumentation du demandeur suivant laquelle il risquerait en cas de transfert vers la Suisse, en vertu d’une « politique d’externalisation des demandes d’asile dans des pays tiers », d’être expulsé dans son pays d’origine avant que sa demande de protection internationale ne soit examinée par les autorités suisses, celle-ci est à rejeter pour défaut de pertinence, alors que, ce dernier a, tel que retenu ci-avant, déjà été débouté de sa demande de protection internationale en Suisse, de sorte qu’il ne se trouvera, en tout état de cause, pas dans la situation qu’il décrit.
Il s’ensuit que le moyen relatif à une violation de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH, pris isolément, est à rejeter.
S’agissant finalement de la crainte alléguée d’un refoulement vers la Libye, force est de relever que la décision déférée n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne a priori uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande de protection internationale, respectivement de ses suites, soit en l’espèce la Suisse, ce pays ayant, comme relevé ci-dessus, reconnu sa compétence pour reprendre en charge l’intéressé.
Il échet ensuite de rappeler que la Suisse est tenue au respect en tant que membre signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que, plus particulièrement, le respect du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés, le règlement Dublin III qualifiant d’ailleurs explicitement, en son considérant 3, les Etats membres comme pays sûrs respectant le principe de non-refoulement (« À cet égard, et sans affecter les critères de responsabilité posés par le présent règlement, les États membres, qui respectent tous le principe de non-refoulement, sont considérés comme des pays sûrs par les ressortissants de pays tiers »). Ainsi, le demandeur pourrait encore le cas échéant se prévaloir des risques prétendument encourus en Libye devant la justice suisse afin d’éviter son éloignement.
5 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.
6 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CourEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.
10Il n’appert encore pas que la mise en œuvre d’une décision définitive de refus de protection internationale et de renvoi vers le pays d’origine constituerait en soi une violation du principe de non-refoulement, le règlement Dublin III visant précisément à lutter contre les demandes d’asile multiples (« asylum shopping ») en retenant le principe de l’examen de la demande par un seul Etat membre (« one chance only ») : le règlement Dublin III cherche en effet à pallier aux mouvements secondaires des demandeurs d’asile qui souhaitent, pour différentes raisons, notamment au vu d’une jurisprudence nationale plus favorable, faire leur demande dans l’Etat membre de leur choix.
Il s’ensuit que le moyen relatif à une violation du principe de non-refoulement est également à rejeter.
Au vu de ce qui précède et en l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours sous analyse est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Au vu de l’issue du litige, la demande formulée par le demandeur de se voir octroyer une indemnité de procédure de 1.000 euros sur le fondement de l’article 33 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives est rejetée.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure de 1.000 euros, telle que formulée par le demandeur ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 17 décembre 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, premier juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 décembre 2024 Le greffier du tribunal administratif 11