Tribunal administratif N° 51848 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:51848 3e chambre Inscrit le 19 novembre 2024 Audience publique du 17 décembre 2024 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures, en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 51848 du rôle et déposée le 19 novembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Mathieu GIBELLO, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Sénégal) et être de nationalité sénégalaise, actuellement assigné à résidence à la maison retour, sise à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 4 novembre 2024 de le transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 décembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Mathieu GIBELLO et Monsieur le délégué du gouvernement Vyacheslav PEREDERIY en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 10 décembre 2024.
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Il ressort d’un rapport de la police grand-ducale, portant le numéro …, daté du 15 septembre 2024, émanant du Commissariat …, Région Sud-Ouest, qu’à la même date Monsieur (A) fit l’objet d’un contrôle de police, lors duquel il présenta une fausse carte d’identité italienne. Il en ressort encore que Monsieur (A) déclara à cette occasion être entré en Europe par bateau jusqu’en Espagne et qu’il se serait, ensuite, rendu en Italie, puis en France pour finalement se rendre au Luxembourg, de même qu’il déclara avoir l’intention de déposer une demande de protection internationale au Luxembourg.
Il ressort ensuite du dossier administratif qu’en date du 17 septembre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, désigné ci-après par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
1Le même jour, il fut entendu par un agent du Service de Police Judiciaire, Section Criminalité Organisée sur son identité et sur l'itinéraire suivi pour venir au Grand-Duché de Luxembourg.
Une recherche effectuée à cette occasion dans la base de données EURODAC révéla que Monsieur (A) avait auparavant illégalement franchi la frontière espagnole en date du 3 novembre 2023.
Par courrier du même jour du ministre des Affaires intérieures, désigné ci-après par « le ministre », Monsieur (A) fut invité de se présenter au ministère en date du 25 septembre 2024 en vue d’être entendu par un agent de la Direction générale de l'immigration en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et les mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III », entretien auquel Monsieur (A), suivant une note au dossier du 25 septembre 2024, ne se présenta, sans excuse valable, pas.
Le 27 septembre 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités espagnoles en vue de la prise en charge de Monsieur (A) sur base de l'article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces dernières en date du 24 octobre 2024 sur base du même article.
Par décision du 4 novembre 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le 6 novembre 2024, le ministre informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas sa demande de protection internationale et qu’il sera transféré vers l’Espagne, Etat membre responsable pour examiner sa demande de protection internationale, le ministre invoquant plus particulièrement les dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, cette décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 17 septembre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 13(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après «le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers l'Espagne qui est l'État membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 17 septembre 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 17 septembre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
2La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 3 novembre 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, vous avez été convoqué à un entretien Dublin III qui était prévu pour le 25 septembre 2024. Cet entretien n'a pas eu lieu, étant donné que vous ne vous êtes pas présenté au rendez-vous prévu.
Sur base des informations à notre disposition, une demande de prise en charge en vertu de l'article 13(1) du règlement DIII a été adressée aux autorités espagnoles en date du 27 septembre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 24 octobre 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un Etat membre dans lequel il est entré en venant d'un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale, conformément à l'article 13(1) du règlement DIII.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 3 novembre 2023.
3 2Selon vos déclarations auprès du Service de Police Judiciaire, vous auriez quitté votre pays d'origine en novembre 2023 en direction de l'Espagne à bord d'une embarcation clandestine. Après avoir passé environ cinq mois en Espagne, vous auriez poursuivi votre chemin en direction de l'Italie. Vous y auriez travaillé pendant deux mois et vous auriez décidé de quitter l'Italie en direction du Luxembourg. Vous déclarez être arrivé au Luxembourg en date du 10 septembre 2024.
Monsieur, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Espagne qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que l'Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que l'Espagne est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l'Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l'Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Il n'existe en outre aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
4 3 Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Or, il ne ressort d'aucun élément de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers l'Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Espagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n'ont pas été constatées. […] ».
Par arrêté séparé du 6 novembre 2024, notifié à l’intéressé à la même date, Monsieur (A) fut assigné à résidence à la maison retour pour une durée de trois mois à partir de la notification de l’arrêté en question.
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 19 novembre 2024, inscrite sous le numéro 51848 du rôle, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 4 novembre 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit à titre principal, recours qui est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a partant pas lieu de statuer sur le recours en annulation introduit à titre subsidiaire.
5 A l’appui de son recours et en fait, outre de passer en revue certains faits et rétroactes retracés ci-avant, le demandeur souligne être venu au Luxembourg « principalement » pour y déposer sa demande de protection internationale en raison de son orientation sexuelle et, « subsidiairement » pour y travailler, tel que cela ressortirait d’une attestation testimoniale d’un dénommé (B) versée en cause. Il ajoute qu’il souffrirait, par ailleurs, d’hépatite B et du Tétanos, raison pour laquelle il souhaiterait être soigné au Luxembourg.
En droit, il conclut à la réformation de la décision déférée, alors que le ministre aurait dû se déclarer compétent pour connaître de sa demande de protection internationale sur base de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III. A cet égard, il fait valoir (i) qu’il serait de bonne foi (ii) que sa demande de protection internationale serait fondée sur son orientation sexuelle, laquelle constituerait une menace pour sa sécurité dans son pays d’origine, (iii) qu’il souhaiterait trouver un travail au Luxembourg, ainsi que (iv) d’y être soigné pour les maladies dont il souffrait lesquelles constitueraient un obstacle à son transfert en Espagne. Il rajoute qu’il maîtriserait la langue française, mais ne parlerait pas l’espagnol, raison pour laquelle il aurait de meilleures chances d’intégration au Luxembourg.
Il conclut de l’ensemble de ces considérations que la décision déférée encourrait la réformation, et demande, à titre subsidiaire, qu’une suspension de son transfert soit ordonnée en raison de son état de santé.
Le délégué du gouvernement, de son côté, conclut au rejet du recours sous analyse.
A titre liminaire, le tribunal relève que le recours en réformation dans le cadre duquel il est amené à statuer en la présente matière depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juin 2021 portant modification de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, publiée au Mémorial en date du 1er juillet 2021, est l’attribution légale au juge administratif de la compétence spéciale de statuer à nouveau, en lieu et place de l’administration, sur tous les aspects d’une décision administrative querellée. Le jugement se substitue à la décision litigieuse en ce qu’il la confirme ou qu’il la réforme. Cette attribution formelle de compétence par le législateur appelle le juge de la réformation à ne pas seulement contrôler la légalité de la décision que l’administration a prise sur base d’une situation de droit et de fait telle qu’elle s’est présentée au moment où elle a été appelée à statuer, voire à refaire - indépendamment de la légalité - l’appréciation de l’administration, mais elle l’appelle encore à tenir compte des changements en fait et en droit intervenus depuis la date de la prise de la décision litigieuse et, se plaçant au jour où lui-même est appelé à statuer, à apprécier la situation juridique et à fixer les droits et obligations respectifs de l’administration et des administrés concernés1.
Il convient ensuite de relever qu’aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge.
Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
1 Trib. adm., 17 septembre 2018, n° 40026 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
6 Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la prise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour reprendre en charge Monsieur (A), prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n o 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a irrégulièrement franchi la frontière en venant d’un Etat tiers.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait l’Espagne où le demandeur avait, tel que soutenu par lui-même, irrégulièrement franchi la frontière en date du 3 novembre 2023 en venant du Sénégal, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Il convient ensuite de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la faculté d’examiner la demande de protection internationale en passant outre la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Force est de constater qu’en l’espèce, le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne par application du règlement Dublin III, ni ne formule-t-il un quelconque moyen en relation avec l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 dudit règlement, le demandeur se limitant à invoquer l’article 17, paragraphe (1) du règlement DIII, en affirmant d’une part qu’il aurait déposé une demande de protection internationale au Luxembourg en raison de son orientation sexuelle et afin d’y travailler et, d’autre part, que tant son état de santé ainsi que la probabilité d’une meilleure intégration au Luxembourg s’opposeraient à son transfert vers 7l’Espagne, pour conclure que le ministre aurait, sur base dudit article, dû se déclarer compétent pour examiner sa demande de protection internationale.
Le tribunal relève que l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
S’il est vrai que lorsqu’en application des critères du règlement Dublin III, l’Etat luxembourgeois n’est pas responsable de l’examen de la demande, il peut malgré tout décider d’examiner une demande de protection internationale en vertu de ladite clause discrétionnaire, cette possibilité relève cependant du pouvoir discrétionnaire du ministre, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres2. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée3, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu à annuler la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal. Par ailleurs, dans le cadre du contrôle d’un pouvoir discrétionnaire le tribunal est amené à sanctionner une disproportion uniquement si celle-ci est manifeste.
Or, force est de retenir que le moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III encourt le rejet, alors que les éléments produits par le demandeur à ce sujet ne permettent pas au tribunal de retenir une disproportion manifeste dans le pouvoir d’appréciation du ministre, étant souligné à cet égard que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, ainsi que dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard4. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants5.
2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
3 Voir trib. adm. 13 juillet 2016, n° 38009 du rôle, disponible sur www.jurad.etat.lu.
4 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.
5 Ibidem, point 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
8 En effet, en ce qui concerne d’abord les développements du demandeur tenant aux motifs à la base de sa demande de protection internationale, et plus précisément à son orientation sexuelle, le tribunal constate, outre l’imprécision des motifs ainsi mis en avant, que l’intéressé omet d’expliquer et a fortiori d’établir en quelle mesure ceux-ci s’opposeraient à son transfert en Espagne, de sorte que lesdits développements encourent d’ores et déjà le rejet pour défaut de pertinence, étant encore relevé que la décision déférée ne s’est pas prononcée sur le fond de la demande de protection internationale de l’intéressé, respectivement sur le bien-
fondé de celle-ci, mais désigne l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale.
Ce même constat vaut en ce qui concerne l’affirmation du demandeur selon laquelle il souhaiterait travailler et s’intégrer au Luxembourg, plutôt qu’en Espagne, alors que le tribunal ne saurait entrevoir une quelconque disproportion de la part du ministre d’avoir refusé de prendre en compte ces éléments dans le cadre de l’article 17 précité, ladite argumentation du demandeur s’apparentant en effet à un « forum shopping », comportement que le règlement Dublin III vise précisément à éviter.
En ce qui concerne finalement l’argumentation du demandeur tenant à son état de santé, le tribunal relève que celui-ci reste en défaut de verser un quelconque élément probant aux débats, tel un certificat médical, permettant au tribunal d’apprécier son état de santé ainsi que l’effet qu’aurait son transfert en Espagne sur celui-ci. En effet, l’intéressé se borne à verser son résultat d’une analyse sanguine effectuée le 8 octobre 2024, le tribunal n’étant ni institué, ni compétent pour procéder à une interprétation d’une telle analyse sérologique. Il s’ensuit que les développements du demandeur tenant à l’application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III en raison de son état de santé encourent également le rejet.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne par le biais de la communication aux autorités espagnoles des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Dans un même ordre d’idées, il convient encore de rejeter la demande de l’intéressé de voir ordonner la suspension de son transfert vers l’Espagne, alors qu’indépendamment du constat fait ci-avant que celui-ci reste en défaut d’établir que son état de santé actuel s’opposerait à un transfert en Espagne, le ministre a, dans la décision déférée, expressément informé l’intéressé que si son état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de son renvoi vers l'Espagne, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce qu’il serait à nouveau apte à être transféré.
9Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent et à défaut de tout autre moyen, il échet de retenir que c’est à bon droit que le ministre a pris la décision de transfert litigieuse, de sorte que le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
Au vu de l’issue du litige, il y a finalement lieu de rejeter la demande tendant à l’octroi d’une indemnité de procédure de 1.000.- euros, telle que formulée par le demandeur sur base de l’article 33 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.
Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond, déclare le recours non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure de 1.000.- euros telle que formulée par le demandeur ;
condamne le demandeur aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 17 décembre 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Laura Urbany, premier juge, Sibylle Schmitz, premier juge, en présence du greffier Judith Tagliaferri.
s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 décembre 2024 Le greffier du tribunal administratif 10