Tribunal administratif N° 51783 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:51783 2e chambre Inscrit le 6 novembre 2024 Audience publique du 5 décembre 2024 Recours formé par Monsieur (A), …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 51783 du rôle et déposée le 6 novembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Maria Ana REAL GERALDO DIAS, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), né le … à … (Nigeria), de nationalité nigériane, actuellement assigné à résidence à …, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 23 octobre 2024 de le transférer vers la Suisse comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 14 novembre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Léa FAUVERTEIX, en remplacement de Maître Maria Ana REAL GERALDO DIAS, et Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 18 novembre 2024.
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Le 30 septembre 2024, Monsieur (A) introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, dans le cadre d’une recherche effectuée dans la base de données EURODAC, que Monsieur (A) avait précédemment introduit une demande de protection internationale en France, en date du 13 juin 2018, ainsi qu’en Suisse, en date du 22 août 2023.
Le 3 octobre 2024, Monsieur (A) fut entendu par un agent du ministère en vue de 1déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 15 octobre 2024, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités suisses en vue de la reprise en charge de Monsieur (A) sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par lesdites autorités par courrier électronique envoyé le 17 octobre 2024 via la plateforme Dublinet, sur base de la même disposition.
Par décision du 23 octobre 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Suisse sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 30 septembre 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judicaire du 30 septembre 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 3 octobre 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 30 septembre 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 13 juin 2018 et une demande en Suisse en date du 22 août 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 3 octobre 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités suisses en date du 15 octobre 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités suisses en date du 17 octobre 2024.
2 2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 30 septembre 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale en France en date du 13 juin 2018 et une demande en Suisse en date du 22 août 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Nigeria en février 2017 afin de vous rendre en Libye. Vous y seriez resté jusqu'en août 2017, quand vous vous seriez rendu en embarcation clandestine en Italie. Vous y auriez vécu jusqu'en janvier 2018 avant de partir en France où vous déclarez avoir vécu à … jusqu'en 2023. Après que votre demande de protection internationale aurait été refusée, vous seriez parti en Suisse. Vous y auriez vécu jusqu'au 28 septembre 2024 quand les autorités suisses vous ont émis un ordre de quitter le territoire suite au refus à votre demande de protection internationale. Vous vous seriez finalement rendu au Luxembourg où vous seriez arrivé en date du 28 septembre 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 3 octobre 2024, vous déclarez souffrir du syndrome de stress post traumatique. Vous présentez un certificat médical établi le 20 février 2018 à Lyon (France), qui confirme cette déclaration. Vous expliquez que vous suivez un traitement médicamenteux depuis votre arrivée en Europe.
3 Cependant vous n'avez pas fourni des éléments sur votre état de santé actuel ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous indiquez ne pas vouloir retourner en Suisse parce que les autorités suisses vous auraient ordonné de quitter leur territoire.
Rappelons à cet égard que la Suisse est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Soulignons en outre que la Suisse profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Suisse est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Suisse sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, dans l'hypothèse où les autorités suisses auraient effectivement rendu une décision de renvoi vers votre pays d'origine, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires suisses.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Suisse ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Suisse. Vous ne faites valoir aucun indice que la Suisse ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions suisses.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Suisse revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du 4règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Suisse, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Suisse, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avérait nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendrait en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Suisse en informant les autorités suisses conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités suisses n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 6 novembre 2024, Monsieur (A) a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 23 octobre 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose, tout d’abord, les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée en relevant plus particulièrement avoir dû fuir son pays d’origine, le Nigeria, suite à l’assassinat de ses parents par un opposant politique en 2017. Il explique que son père aurait été une personnalité importante dans son pays d’origine et qu’en 2017 ce dernier aurait remporté des élections locales en tant que représentant de la communauté locale. Comme le parti d’opposition et notamment le leader de celui-ci n’aurait pas accepté le résultat des élections, il aurait commandité l’assassinat de son père et de sa mère afin de s’emparer du pouvoir local. Le demandeur précise qu’après avoir reçu plusieurs menaces, il n’aurait pas eu d’autre choix que de quitter … et de fuir le Nigeria par peur de subir des représailles. Ce serait pour cette raison qu’il aurait trouvé refuge en Europe. Il continue en 5soulignant que face au refus opposé à sa demande de protection internationale par les autorités suisses et son obligation de quitter le territoire suisse, il n’aurait pas eu d’autre choix que de chercher à trouver refuge dans un pays voisin et ce, dans le but de s’y établir de manière définitive et d’y commencer une vie stable.
En droit, le demandeur, après avoir rappelé les fondements juridiques à la base de la décision déférée du 23 octobre 2024, et plus particulièrement les articles 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, fait valoir que suite au refus des autorités suisses de faire droit à sa demande de protection internationale, il n’aurait plus eu droit, dans cet Etat membre, au versement de subsides lui permettant de subvenir à ses besoins de première nécessité. Il craindrait, par conséquent, qu’une fois de retour en Suisse, il soit de nouveau contraint de quitter ledit territoire en raison du refus opposé à sa demande de protection internationale et de l’expiration du délai de recours lui ouvert contre ladite décision de refus, ce qui le placerait une fois de plus dans une situation précaire et incertaine après un voyage migratoire déjà difficile.
Au vu de ces considérations, il estime que le ministre aurait dû faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, lui permettant de soulever la clause de souveraineté pour des raisons humanitaires, afin d’examiner sa demande de protection internationale, même si en vertu des critères fixés par ledit règlement le Luxembourg ne serait pas le pays responsable de l’examen de ladite demande de protection internationale.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Il y a lieu de relever que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités suisses pour assurer le suivi du dossier du demandeur à la suite du rejet de sa demande de protection internationale prévoit que « 1. L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de : […] d) reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur a déposé une demande de protection internationale, laquelle a fait l’objet d’une décision de refus.
6Le tribunal constate, de prime abord, qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Suisse et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Suisse, en ce qu’il y a introduit une demande de protection internationale en date du 22 août 2023 et que les autorités suisses ont accepté sa reprise en charge le 17 octobre 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale, étant relevé que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Suisse par application du règlement Dublin III.
Ensuite, il y a lieu de rappeler que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, non invoqué par le demandeur, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ci-après dénommée « la Charte », auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1), du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
En l’espèce, le demandeur, qui ne conteste pas la compétence de principe des autorités suisses ni l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises pour connaître du traitement de sa demande de protection internationale, n’invoque pas non plus l’existence, en Suisse, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile, respectivement dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III qui entraîneraient dans son chef un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (« CEDH »), mais il considère que le ministre aurait dû appliquer la clause de souveraineté prévue à l’article 17 du règlement Dublin III, au motif qu’en Suisse, il risquerait de se retrouver totalement démuni à la suite du rejet définitif, par les autorités suisses, de sa demande de protection internationale.
En ce qui concerne l’unique moyen fondé sur l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, il y a lieu de relever que celui-ci dispose comme suite: « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
Cette faculté laissée à chaque Etat membre par l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III, de décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement Dublin III, est discrétionnaire et relève du pouvoir d’appréciation étendu des Etats membres1, mais ne constitue nullement un droit pour le demandeur, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été 1 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
7souligné dans un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») du 16 février 20172.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge3, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration4.
Le tribunal relève tout d’abord que la Suisse est tenue au respect, en tant que signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (« Convention de Genève ») et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard5.
Il doit dès lors être présumé que le traitement réservé aux demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre est conforme aux exigences de la Convention de Genève ainsi qu’à la CEDH. Cette présomption peut toutefois être renversée lorsqu’il y a lieu de craindre qu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans l’Etat membre responsable, impliquant un traitement inhumain ou dégradant. Dans cette hypothèse, il appartient d’apprécier dans chaque cas, au vu des pièces communiquées, si les conditions dans lesquelles un dossier particulier est traité par les autorités répondent à l’ensemble des garanties exigées par le respect du droit d’asile.
Tel que relevé ci-avant, le demandeur n’invoque pas l’existence, en Suisse, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile, respectivement dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III qui entraîneraient dans son chef un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 4 de la Charte et 3 de la CEDH, mais il craint de se retrouver totalement démuni dans ce pays en raison de sa qualité de demandeur de protection internationale définitivement débouté, situation dont il estime qu’elle relèverait d’un cas humanitaire ayant dû amener le ministre à appliquer la clause de souveraineté.
2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.
3 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
4 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
5 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-
493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
8Il convient, à cet égard, de relever que la CJUE a suivi le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH ») en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte6, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant7.
Il se dégage, à cet égard, d’un arrêt de la CJUE que pour relever de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine8. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant9.
Le tribunal est toutefois amené à retenir qu’en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer qu’au cours de son séjour en Suisse, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant ni qu’en cas de transfert, il serait personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits et ce, de manière durable, sans perspective d’amélioration, au point qu’il aurait fallu faire application de la clause de souveraineté.
Il n’a plus particulièrement pas soumis au tribunal des éléments suffisamment convaincants permettant de retenir qu’en sa qualité de demandeur de protection internationale débouté, il encourt un risque de se voir confronté à une limitation de facto ou en vertu de dispositions légales ou réglementaires suisses des conditions d’accueil qui serait contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte. Par ailleurs, même à supposer qu’en cas de retour du demandeur dans ledit pays, il serait confronté à une limitation de l’accès aux conditions d’accueil, une telle limitation ne constitue pas per se une violation de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, sous réserve d’une possibilité d’accès, à l’instar de toute autre personne en situation de détresse, en ce compris les nationaux, à un dispositif d’aide d’urgence.
6 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96 7 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.
8 Ibid., pt. 92.
9 Ibid., pt. 93.
9Dans la mesure où le demandeur craint concrètement qu’en sa qualité de demandeur de protection internationale définitivement débouté en Suisse, et donc a priori de migrant en situation irrégulière, il n’aurait plus droit au versement de subsides lui permettant de subvenir à ses besoins essentiels dans ce pays, la question litigieuse, en l’espèce, se pose dès lors davantage en termes d’accès à l’aide sociale d’urgence de droit commun plutôt qu’en termes d’accès au système d’accueil spécifiquement mis en place pour les besoins des demandeurs de protection internationale.
Une telle approche est également retenue par le Conseil d’Etat français10: « le bénéfice [de l’accès à tout moment à un dispositif d’hébergement d’urgence] ne peut être revendiqué par l’étranger dont la demande d’asile a été définitivement rejetée et qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement contre laquelle les voies de recours ont été épuisées qu’en cas de circonstances particulières faisant apparaître, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, une situation de détresse suffisamment grave pour faire obstacle à ce départ ».
Dans ce contexte et de manière plus générale, le tribunal relève encore que la CourEDH a considéré de manière régulière que l’article 3 de la CEDH ne saurait être interprété comme obligeant les Etats membres à garantir un droit au logement à toute personne relevant de leur juridiction. Il ne saurait pas non plus être tiré de l’article 3 de la CEDH un devoir général de fournir aux réfugiés une assistance financière pour que ceux-ci puissent maintenir un certain niveau de vie11.
La CourEDH a de même retenu qu’aucune disposition de la CEDH ne saurait être interprétée comme conférant à une personne le droit de jouir d’un niveau de vie donné ou le droit d’obtenir une aide financière de l’Etat12.
Par ailleurs, un Etat ne peut pas se voir reprocher de vouloir inciter une personne définitivement déboutée de sa demande de protection internationale et a fortiori en situation irrégulière de quitter volontairement le territoire sur lequel elle réside irrégulièrement ; le fait d’être, le cas échéant, exposée à la nécessité d’entreprendre des démarches administratives plus contraignantes pour obtenir l’assistance, telle que la mise à disposition d’un logement gratuit de l’Etat où la personne en question se maintient en dépit d’une décision de refus, respectivement de ne pouvoir bénéficier que d’une aide plus limitée, ne saurait être considéré comme impliquant ipso facto un traitement inhumain et dégradant qui serait contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH.
Il convient également de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide suisse - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents suisses - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates.
Le tribunal est dès lors amené à conclure que le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Suisse, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale déboutés ne seraient automatiquement et 10 Voir par exemple Conseil d’Etat, 4 juillet 2013, n°369750.
11 CourEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12, points 94 et 95, et les jurisprudences y citées.
12 CourEDH, 20 avril 1999, Wasilewski c. Pologne, n° 32734/96.
10systématiquement pas respectés en Suisse, ou encore que ceux-ci n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates.
Pour être tout à fait complet, le tribunal relève encore que si lors de son entretien Dublin III, le demandeur a indiqué souffrir d’un trouble de stress post-traumatique, il y a lieu de relever que dans le recours sous analyse il n’est fait aucune mention de problèmes de santé qui empêcheraient le transfert du demandeur, de sorte que le tribunal se doit de retenir que l’intéressé n’a fourni aucun élément de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé ni a fortiori les conséquences significatives et irrémédiables que le transfert pourrait entraîner sur celui-ci. A cela s’ajoute qu’il ne ressort de toute façon d’aucun élément soumis à l’appréciation du tribunal qu’en cas de besoin, le demandeur ne pourrait pas accéder en Suisse aux soins de santé le cas échéant nécessaires.
En ce qui concerne enfin l’intention déclarée du demandeur de vouloir s’établir de manière stable au Luxembourg, celle-ci est à rejeter alors qu’elle manque de pertinence en l’espèce pour ne concerner ni la compétence de principe de la Suisse en vertu des dispositions du règlement Dublin III ni les possibilités légales prémentionnées dont dispose le ministre pour ne pas procéder au transfert du concerné, cette affirmation ne permettant plus particulièrement pas de déceler des raisons pour lesquelles le ministre aurait dû faire application de l’article 17, paragraphe (1), du règlement Dublin III et se déclarer compétent pour statuer sur la demande de protection internationale de Monsieur (A).
Il y a partant lieu de conclure que les problèmes mis en avant par le demandeur ne sauraient s’analyser en des raisons humanitaires ou exceptionnelles justifiant le recours à la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que c’est à bon droit que le ministre a pris la décision de transfert litigieuse, de sorte que le recours est à rejeter pour ne pas être fondé.
En l’absence d’autres moyens, le tribunal est amené à conclure que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Alexandra Bochet, vice-président, Caroline Weyland, premier juge, 11et lu à l’audience publique du 5 décembre 2024 par le vice-président Alexandra Castegnaro en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro 12