Tribunal administratif N° 51397 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:51397 5e chambre Inscrit le 25 septembre 2024 Audience publique du 25 octobre 2024 Recours formé par Monsieur (A) et consorts, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 51397 du rôle et déposée le 25 septembre 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur (A), déclarant être né le … à … (Turquie), et de son épouse Madame (A1), déclarant être née le … à … (Turquie), agissant en leurs noms personnels ainsi qu’au nom et pour le compte de leurs enfants mineurs, (A2), né le … à … (Turquie), (A3), né le … à … (Turquie), (A4), né le … à … (Turquie), (A3), née le … à … (Turquie), (A5), née en … à … (Turquie), et (A6), né le … à … (Turquie), déclarant tous être de nationalité turque, demeurant ensemble à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au « ministre de l’Immigration et de l’Asile », du 11 septembre 2024 par laquelle les autorités luxembourgeoises ont pris la décision de les transférer vers la Croatie, comme étant l’Etat responsable pour connaître de leur demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 4 octobre 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en sa plaidoirie à l’audience publique du 16 octobre 2024, Maître Lukman ANDIC ne s’étant ni présenté, ni excusé.
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Le 25 juillet 2024, Monsieur (A) et son épouse Madame (A1) introduisirent, en leur nom personnel et au nom de leurs enfants mineurs, (A2), (A3), (A4), (A3), (A5) et (A6), ci-après désignés par « les consorts (A) », auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », des demandes de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur (A) fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur leur identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la basede données EURODAC révéla que Monsieur (A) et son épouse Madame (A1) avaient auparavant introduit une demande de protection internationale en Croatie le 18 juillet 2024.
Le 5 août 2024, Monsieur (A) et son épouse Madame (A1) furent entendus séparément par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de leur demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
En date du 6 août 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues croates une demande de reprise en charge de Monsieur (A), ainsi qu’une demande similaire concernant son épouse, Madame (A1), accompagnée de leurs enfants mineurs, toutes deux basées sur l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demandes qui furent acceptées par les autorités croates pour Monsieur (A) et Madame (A1), en date du 19 août 2024, sur base de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, et pour leurs enfants mineurs, en date du 27 août 2024, sur base de l’article 20, paragraphe (3) du règlement Dublin III.
Par décision du 11 septembre 2024, notifiée aux intéressés par lettre recommandée expédiée le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après dénommé « le ministre », informa les consorts (A) que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner leurs demandes de protection internationale et de les transférer dans les meilleurs délais vers la Croatie sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 25 juillet 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection Internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).
En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 20(5) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers la Croatie qui est l’Etat membre tenu de vous reprendre en charge.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 25 juillet 2024 et les rapports d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 5 août 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 25 juillet 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg. Madame, Monsieur, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé qu’en date du 18 juillet 2024 vous avez tous les deux traversé de manière irrégulière la frontière croate et que vous y avez introduit le même jour une 2 demande de protection internationale.
Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat membre responsable, des entretiens Dublin III ont été menés en date du 5 août 2024.
Sur cette base, deux demandes de reprise en charge sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII ont été adressées aux autorités croates en date du 6 août 2024, demandes qui furent acceptées par lesdites autorités croates en date du 19 août 2024, sur base de l’article 20(5) du règlement DIII.
2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est tenu d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 20(5) du règlement DIII, l’Etat auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29, et en vue d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale - de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre Etat membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre Etat membre pendant le processus de détermination de l’Etat membre responsable.
Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert Madame, Monsieur, il ressort en l’espèce des résultats du 25 juillet 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac qu’en date du 18 juillet 2024 vous avez tous les deux traversé de manière irrégulière la frontière croate et que vous y avez introduit le même jour une demande de protection internationale.
3 Selon vos déclarations, Madame, Monsieur, vous auriez quitté la Turquie en avion pour vous rendre en Bosnie le … juillet 2024. Après plusieurs tentatives, vous seriez arrivés en Croatie et vous auriez été interceptés par la police croate, qui vous aurait donné des coups de matraques.
Ensuite, vous auriez été placé en détention pendant trois jours. Vos enfants auraient mal supporté la rétention. Vous auriez introduit une demande de protection internationale pour être libérés du Centre de rétention. Quelques jours après votre libération, vous auriez embarqué avec vos six enfants à bord d’un camion en traversant l’Italie et l’Allemagne avant de vous rendre au Luxembourg en date du 23 juillet 2024.
Monsieur, lors de votre entretien Dublin III vous n’avez pas fait mention d’éventuelles particularités sur votre état de santé. Vous indiquez que vos enfants n’iraient pas bien et qu’un de vos enfants serait handicapé, Vous remettez un document non traduit à l’appui de cette déclaration.
Madame, lors de votre entretien Dublin III en date du 5 août 2024, vous avez mentionné que vous auriez des maux de tête et que votre jambe gauche serait gonflée à cause de vos douleurs de dos. Cependant, vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Croatie qui est l’Etat tenu de vous reprendre en charge en vue d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la Croatie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Croatie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Croatie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Croatie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Croatie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires croates.
4 Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Croatie ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Madame, Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Croatie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv.
torture.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection Internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l’exécution du transfert vers la Croatie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Croatie, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Croatie en informant les autorités croates conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités croates n’ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 25 septembre 2024, les consorts (A) ont fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 11 septembre 2024.
1) Quant à la compétence du tribunal et à la recevabilité du recours Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
2) Quant au fond Arguments et moyens des parties A l’appui de leur recours, les demandeurs exposent les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant être arrivés en Europe pour se rendre au Luxembourg mais qu’en transitant par la Croatie ils auraient été obligés d’y introduire une demande de protection internationale le 18 juillet 2024. En juillet 2024, ils se seraient rendus en train au Luxembourg où ils auraient introduit une demande de protection internationale. Ils précisent ne pas être d’accord avec la motivation avancée dans la décision ministérielle litigieuse et en conséquence souhaiter que le tribunal de céans procède à un examen beaucoup plus approfondi en fait et en droit.
En droit, les demandeurs se prévalent (i) d’une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, (ii) d’une violation de l’article 17 du même règlement, ainsi que (iii) d’une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH ».
S’agissant, en premier lieu, de la violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, les demandeurs reprochent au ministre d’avoir commis une erreur manifeste d’appréciation de leur situation particulière, tant au regard des conditions matérielles d’accueil que des défaillances systémiques dans la procédure d’asile, ainsi que de s’être abstenu de procéder à un examen rigoureux et approfondi de la situation prévalant en Croatie. Ils soulignent le caractère réfragable de la présomption de respect des droits fondamentaux par les Etats membres, en se fondant sur les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10 et C-493/10, N. S.
e.a., ainsi que du 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland. Les demandeurs insistent sur le fait qu’en Croatie, ils seraient exposés à un risque de subir des violences policières, en se référant au rapport de l’« Organisation suisse d’aide aux réfugiés » (« OSAR ») du 13 septembre 2022, intitulé « Violences policières en Bulgarie et en Croatie : conséquences pour les transferts Dublin ». Tout en s’emparant d’un rapport de l’« Asylum Information Database », ci-après désignée par « le rapport AIDA 2021 », ils ajoutent que la durée de rétention en Croatie pourrait atteindre trois mois, ce qui constituerait, selon eux, un traitement inhumain et dégradant, notamment en raison du handicap lourd de l’un de leurs enfants mineurs, nécessitant une « prise en charge sanitaire ». Les demandeurs renvoient à cet égard à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après désignée par « la CourEDH », du 18 novembre 2021 et à un jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 4 janvier 2024, lequel aurait annulé une décision de transfert vers la Croatie au motif que les autorités croates n’auraient pas été en mesure garantir un examen effectif de la demande d’asile en question. A l’appui de leur argumentation, les demandeurs se réfèrent également à un article de presse daté du 30 juin 2023, intitulé « Violence et dysfonctionnements dans le système d’asile croate », ainsi qu’à un rapport de l’organisation « Human Rights Watch », publié le 3 mai 2023, faisant état de manquements aux droits des enfants, de risque de refoulement et de violences policières. Ils décrivent par ailleurs, à travers le rapport d’entretien de Monsieur (A), les mauvaistraitements qu’ils auraient subis de la part des autorités croates. Les demandeurs citent également un jugement rendu par le tribunal administratif de Braunschweig du 24 mai 2022, dont il ressortirait que les personnes renvoyées en Croatie en vertu du règlement Dublin III pourraient être également victimes de « violence[s] perpétrée[s] et encouragée[s] par l’Etat croate », ainsi qu’un jugement rendu par le tribunal administratif du 5 mai 2023, inscrit sous le numéro 48780 du rôle, qui aurait annulé une décision ministérielle de transfert d’une famille avec des enfants mineurs vers la Croatie. Enfin, se référant à la jurisprudence de la CJUE, les demandeurs soutiennent que les Etats membres devraient renoncer à un transfert vers l’Etat responsable de la demande lorsque des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et dans les conditions d’accueil seraient avérées, et qu’il n’incomberait pas au demandeur de prouver le risque de traitement dégradant. Ils contestent donc l’affirmation du ministre selon laquelle l’Etat croate bénéficierait de la confiance mutuelle.
En ce qui concerne, en second lieu, la violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, les demandeurs se réfèrent au rapport médical établi en Turquie le 8 février 2024, lequel soulignerait la nécessité pour leur enfant mineur, (A5), en situation d’handicap, de bénéficier de soins adaptés (« réhabilitation pour supporter les motrices cérébrales/support tôt intervention requise, physiothérapie, ergothérapie, nécessité de réhabilitation thérapie de conversation/ nécessité de réhabilitation »). Ils s’emparent, également, dans ce contexte, de l’arrêt de la CJUE, du 16 février 2017, affaire C-578/16, pour soutenir qu’il serait possible de s’opposer à un transfert en présence de graves problèmes médicaux. Les demandeurs insistent sur le fait qu’un transfert vers la Croatie les exposerait à des traitements inhumains et dégradants, ainsi qu’à des conditions « difficilement acceptables » pour les mineurs, en raison des défaillances notoires dans les conditions matérielles d’accueil en Croatie. Ils concluent que le ministre devrait examiner leurs demandes sur le fond pour des « raisons humanitaires ou exceptionnelles ».
En dernier lieu, en ce qui concerne la violation de l’article 3 de la CEDH, les demandeurs affirment qu’il existerait un risque réel et sérieux, dans leur chef, d’être exposés à des traitements inhumains et dégradants en cas de transfert vers la Croatie. Ils s’appuient, à cet égard, sur un jugement du tribunal du district de La Haye du 13 avril 2022, qui aurait suspendu les transferts vers la Croatie sur le fondement de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée « la Charte », et de l’article 3 de la CEDH en raison des risques d’expulsion, sur un arrêt de la CourEDH, affaire 84523/17, Daraibou v. Croatie, du 17 janvier 2023, sur le rapport annuel 2022/2023 d’« Amnesty International » sur la Croatie, sur l’arrêt de la CJUE, du 16 février 2017, affaire C-578/16, précité, ainsi que sur un jugement du tribunal administratif fédéral de Suisse du 6 janvier 2022.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours sous analyse pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Appréciation du tribunal En présence de plusieurs moyens invoqués, le tribunal n’est pas lié par l’ordre dans lequel ils lui ont été soumis et détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
L’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis 7 accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités croates en l’espèce, prévoit que « l’Etat membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite pour la première fois est tenu, dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29, et en vue d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale, de reprendre en charge le demandeur qui se trouve dans un autre Etat membre sans titre de séjour ou qui y introduit une demande de protection internationale après avoir retiré sa première demande présentée dans un autre Etat membre pendant le processus de détermination de l’Etat membre responsable.
Cette obligation cesse lorsque l’État membre auquel il est demandé d’achever le processus de détermination de l’État membre responsable peut établir que le demandeur a quitté entre-temps le territoire des États membres pendant une période d’au moins trois mois ou a obtenu un titre de séjour d’un autre État membre.
Toute demande introduite après la période d’absence visée au deuxième alinéa est considérée comme une nouvelle demande donnant lieu à une nouvelle procédure de détermination de l’État membre responsable. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dans lequel le demandeur a introduit en premier une demande de protection internationale, malgré le fait que ladite demande soit par la suite considérée comme ayant été retirée, à moins qu’il ne soit établi que le demandeur a entretemps quitté le territoire des Etat membres pendant une période d’au moins trois mois ou a obtenu un titre de séjour d’un autre Etat membre.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer les consorts (A) vers la Croatie et de ne pas examiner leur demande de protection internationale a été prise par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, ainsi que de l’article 20, paragraphe (5) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat tenu d’achever le processus de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen de leur demande de protection internationale serait la Croatie, en ce (i) qu’ils avaient franchi irrégulièrement la frontière croate en date du 18 juillet 2024, (ii) qu’ils ont introduit une demande de protection internationale en Croatie à la même date et (iii) que les autorités croates ont accepté de les reprendre en charge, le 19 août 2024 pour Monsieur (A) et Madame (A1), et le 27 août 2024 pour leurs enfants mineurs, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer les intéressés vers ledit Etat et de ne pas examiner leur demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Force est de constater que les demandeurs ne contestent pas la compétence de principe des autorités croates, respectivement l’incompétence de principe des autoritésluxembourgeoises, mais invoquent l’existence, en Croatie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi que, de manière plus générale, le risque d’y subir des traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, les demandeurs invoquant encore une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte – corollaire à l’article 3 CEDH –, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
Concernant l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, celui-ci dispose que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la Croatie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par « la Convention contre la torture », ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point 92.commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par les demandeurs, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre 2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Idem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n°34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 91. responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
En l’espèce, le tribunal constate que s’il ressort du rapport publié par l’OSAR le 13 septembre 2022 invoqué par les demandeurs que les autorités croates connaissent certes des problèmes quant à leur politique actuelle d’asile, dans la mesure où il est fait référence à la situation de certains demandeurs d’asile qui n’ont pas eu accès à la procédure d’asile, qui ont fait l’objet de refoulement (« pushbacks ») à la frontière croate et qui ont été victimes d’actes de violence de la part des forces de l’ordre, il en ressort cependant que les actes y décrits concernent essentiellement des migrants interceptés après avoir traversé la frontière entre la Bosnie-
Herzégovine, respectivement la Serbie et la Croatie, ce qui n’est cependant pas une situation dans laquelle les demandeurs risqueront de se retrouver en cas d’exécution de la décision déférée, étant donné qu’ils feront l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de leur prise en charge par les autorités croates. Le tribunal relève encore, à cet égard, que malgré son intitulé ayant trait à la situation des personnes transférées dans le cadre de l’application du règlement Dublin III en Croatie, le rapport de l’OSAR du 13 septembre 2022 ne mentionne pas le sort réservé auxdites personnes en relation avec les violences policières à la frontière croate.
Il en va de même de l’article de l’organisation « Human Rights Watch », intitulé « Croatie : Refoulements réguliers et violents à la frontière – L’UE ferme les yeux sur la brutalité routinière envers les migrants et les demandeurs d’asile », du 3 mai 2023 dont se prévalent les demandeurs pour établir l’existence de refoulements systématiques à la frontière croate et des violences policières perpétrées à cette occasion par les autorités croates, incidents dont ils n’ont toutefois eux-mêmes pas eu à connaître et qu’ils ne risquent pas non plus de connaître, les demandeurs étant placé dans une situation différente, en ce qu’ils feront, tel que relevé ci-avant, l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III, suite à l’acceptation expresse de leur reprise en charge par les autorités croates.
Si les demandeurs soutiennent que les personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III risqueraient, elles aussi, de faire l’objet de « pushbacks », ce risque n’est néanmoins pas suffisamment établi par les pièces versées en cause.
A cet égard, le tribunal relève, tout d’abord, qu’il ressort d’un extrait du rapport de l’AIDA 2021 - non versé par les demandeurs, mais auquel le tribunal a pu avoir accès - qu’en principe, les personnes transférées vers la Croatie dans le cadre du règlement Dublin III n’y rencontrent pas d’obstacles pour accéder tant à la procédure d’asile qu’au système d’accueil et 10 Idem, point 92.
11 Idem, point 93.aux conditions matérielles d’accueil.12 A cela s’ajoute qu’il ressort du rapport d’entretien des demandeurs auprès du ministère que les autorités croates n’ont pas refusé aux demandeurs l’accès à la procédure d’asile, mais que ceux-ci ont quitté la Croatie seulement 3 jours après le dépôt de leurs demandes de protection internationale13.
Ensuite, s’il est certes exact qu’aux termes du rapport de « Solidarité sans frontières » du 5 décembre 2022, « […] [i]l n’y a[urait] pas lieu de penser que les personnes renvoyées selon les Accords Dublin échapperaient aux violences et pushbacks perpétrées et encouragées par l’Etat croate […] », il n’en reste pas moins que ni ledit rapport, ni les autres pièces versées en cause ne documentent une pratique systématique et avérée de « pushbacks » de personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III de la part des autorités croates.
Au contraire, il ressort du dernier rapport de l’AIDA du 10 juillet 2024, établi pour l’année 2023, intitulé « Country Report : Croatia », ci-après désigné par « le rapport AIDA 2024 » - cité avec son lien hypertexte dans le mémoire en réponse du délégué du gouvernement -, qu’en principe, les personnes transférées vers la Croatie dans le cadre du règlement Dublin III n’y rencontrent pas d’obstacles pour accéder à la procédure d’asile14.
A cet égard, force est encore de constater, tel que relevé à juste titre par le délégué du gouvernement, que le rapport AIDA 2024, contrairement au rapport AIDA 2021, ne fait plus référence aux placements au centre de rétention de demandeurs de protection internationale ayant quitté la Croatie sans attendre l’issue de leur demande de protection internationale, mais indique que seuls les demandeurs de protection internationale qui avaient reçu un arrêt d’expulsion ont été placés en rétention au cours de l’année 202315, ces éléments actualisés de la situation en Croatie n’ayant par ailleurs pas été remis en cause par le litismandataire des demandeurs.
En tout état de cause et même si certaines des pratiques des autorités croates relatées dans les pièces versées en cause sont inacceptables, il n’en reste pas moins que ces mêmes pièces ne sont pas suffisantes pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Croatie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale y seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 4 de la Charte.
En ce qui concerne les décisions de juridictions étrangères invoquées par le demandeur, à savoir un jugement du tribunal administratif de Braunschweig du 24 mai 2022 et de Strasbourg du 4 janvier 2024, outre le fait que le tribunal n’est pas lié par des jurisprudences émanant de juridictions d’autres pays, il se doit tout d’abord de rejoindre la partie étatique dans son constat que le jugement du 24 mars 2022 visait la Slovénie. Concernant le jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 4 janvier 2024 ayant retenu que les autorités croates ne seraient 12 AIDA, « Country Report : Croatia », publié le 31 décembre 2021, page 52.
13 Rapport d’entretien de Monsieur (A) du 5 août 2024, page 5.
14 AIDA, « Country Report : Croatia », publié le 10 juillet 2024, page 57.
15 Idem, page 114, “In practice in the course of 2023 applicants were usually detained when they requested international protection after having been issued with a deportation order."pas en mesure de garantir un examen effectif des demandes de protection internationale concernées dans cette affaire, force est de constater que celui-ci se réfère au rapport AIDA établi pour l’année 202216, autrement dit sur une base d’informations qui ne reflètent plus nécessairement la situation telle qu’elle existe actuellement en Croatie, étant précisé dans ce contexte, tel que relevé par la partie étatique, que le même tribunal a confirmé 2 jours avant, à savoir le 2 janvier 2024, une décision de transfert dans le cadre du règlement Dublin III vers la Croatie17 et que d’autres jugements de tribunaux administratifs français postérieurs au jugement précité du 4 janvier 2024 ont également conclu à l’absence de défaillances systémiques en Croatie.
En ce qui concerne le jugement du tribunal administratif du 5 mai 2023, inscrit sous le numéro 48780 du rôle, invoqué par les demandeurs, force est de constater que celui-ci n’a pas annulé la décision de transfert au motif que la Croatie connaîtrait des défaillances systémiques conformément à l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin, mais il a retenu, au regard de la situation individuelle des demandeurs de protection internationale en l’espèce, que leur transfert risquerait de violer les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Par ailleurs, le tribunal relève que les demandeurs n’invoquent aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Croatie ni aucune jurisprudence de la CourEDH visant plus spécifiquement les enfants mineurs, voire une demande en ce sens de la part de l’agence des Nations unies pour les réfugiés, ci-après dénommée « l’UNHCR ». Les demandeurs ne font pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Croatie de ressortissants turques dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile croate qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte, étant rappelé que la Croatie est signataire de la Charte, de la CEDH, de la Convention contre la torture, de la Convention de Genève ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que les demandeurs n’ont pas rapporté la preuve de l’existence, en Croatie, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3, paragraphe 2, alinéa 2 du règlement Dublin III et de l’article 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable18.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de 16 Tribunal administratif de Strasbourg du 4 janvier 2024, n°2308857, point 8.
17 Tribunal administratif de Strasbourg, 2 janvier 2024, n°2307972.
18 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte19, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant20.
En l’espèce, les demandeurs concluent à une violation isolée de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, aux motifs (i) que le transfert en Croatie de leurs enfants mineurs, âgés à l’heure actuelle de 16, 14, 12, 10, 7 et 3 ans, un de leurs enfants souffrant par ailleurs – de manière non contestée – d’un « handicap », et (ii) qu’eux-mêmes et leurs enfants encourraient, en cas de transfert en Croatie, un risque de traitement inhumain et dégradant à l’instar de leur vécu lors de leur précédent séjour en Croatie, à savoir notamment de subir des violences policières et d’être enfermés.
Or, le tribunal constate qu’il ne ressort pas des éléments soumis à son appréciation qu’au cours du séjour des demandeurs en Croatie, leurs conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
Au contraire, il ressort du dossier administratif qu’un document a été remis aux demandeurs par les autorités croates afin de leur permettre de se rendre dans un foyer pour demandeurs de protection internationale : « (…) nach dem Gefängnis bekam wir ein Dokument um in ein Flüchtlingsheim zugehen »21, mais que ceux-ci ont toutefois décidé de quitter la Croatie pour l’Allemagne.
Si les demandeurs soutiennent encore avoir fait l’objet d’actes de violences constitutifs de traitements inhumains et dégradants de la part des forces de l’ordre croates lors de leur arrivée en Croatie, force est au tribunal de constater, tel que retenu ci-avant, que les demandeurs restent en défaut d’établir un risque de subir des violences policières à leur égard en cas de retour en Croatie, l’ensemble des rapports versés en cause faisant état de telles violences uniquement dans le cadre de « pushbacks » à la frontière croate, situation dans laquelle ne se retrouveront, tel que relevé ci-avant, pas les demandeurs en cas de transfert dans le cadre de l’application du règlement Dublin III.
Quant au risque d’être enfermé dans un centre de rétention en cas de retour en Croatie, le tribunal constate que dans l’arrêt du 18 novembre 2021, affaire « M.H. et autres contre Croatie » (requêtes nos 15670/18 et 43115/18) auquel se sont référés les demandeurs, la CourEDH a retenu, par rapport à un centre de rétention en Croatie, que « […] en fonction des circonstances de l’affaire en cause, la rétention d’enfants dans un établissement présentant des aspects carcéraux – où les conditions matérielles sont satisfaisantes mais où le niveau de surveillance policière est élevé et où il n’y a pas d’activités pour structurer le quotidien des enfants – ne sont peut-être pas suffisantes pour atteindre le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 dans le cas d’un enfermement de brève durée. En revanche, au-delà d’une brève période, cet environnement a nécessairement sur les enfants des conséquences néfastes, dépassant le seuil de gravité précité. La Cour rappelle que l’écoulement du temps revêt 19 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.
20 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.
21 Rapport d’entretien de Madame (A1) du 5 août 2024, page 4.à cet égard une importance primordiale au regard de l’application de l’article 3 de la Convention (A.B. et autres c. France, § 114, et R.R. et autres c. Hongrie, § 64, tous deux précités). » et que « 203. En conséquence, au vu du grand nombre d’enfants concernés, dont certains étaient très jeunes, de la vulnérabilité particulière des enfants liée à des événements antérieurs douloureux, et de la durée de leur rétention dans les conditions décrites ci-dessus, qui a excédé la durée la plus courte possible car les autorités internes n’ont pas agi avec la diligence requise (paragraphes 254 et 257 ci-dessous), la Cour juge que la situation a soumis les enfants requérants à un traitement qui dépassait le seuil de gravité requis pour que l’article 3 de la Convention trouve à s’appliquer. », étant relevé que la durée de rétention en cause dans ledit arrêt a été de deux mois et demi.
Il s’ensuit qu’il échet de vérifier si les enfants mineurs de Madame et de Monsieur (A) risquent de se retrouver dans un tel centre de rétention en cas de transfert en Croatie, ainsi que, le cas échéant, si la durée de cette rétention risque de dépasser une certaine durée.
Dans ce contexte, le tribunal relève qu’en l’espèce, les autorités croates, tout en acceptant la reprise en charge des demandeurs par courriers des 19 et 27 août 2024, se sont basées sur l’article 20, paragraphe (5), respectivement sur l’article 20, paragraphe (3) du règlement Dublin III précité, de sorte que les autorités croates sont susceptibles de considérer la demande de protection internationale déposée par les demandeurs en Croatie comme implicitement retirée, ces dernières ayant quitté la Croatie sans attendre l’issue de leur demande de protection internationale en Croatie.
Or, tel que relevé ci-avant, s’il ressortait du rapport AIDA 2021 que « In practice applicants are usually detained where they requested international protection after having been issued a deportation order and situations where they have left or attempted to leave Croatia before completion of the procedure for international protection »22, le rapport AIDA 2024 ne fait toutefois plus référence aux placements en centre de rétention de demandeurs de protection internationale ayant quitté la Croatie sans attendre l’issue de leur demande de protection internationale, mais indique que seuls les demandeurs qui avaient reçu un arrêté d’expulsion ont été placé en rétention au cours de l’année 202323, de sorte qu’à défaut d’autres éléments soumis à l’appréciation du tribunal et de prise de position du litismandataire des demandeurs à cet égard, le tribunal est amené à conclure à une insuffisance d’éléments tangibles permettant de démontrer que les demandeurs risqueraient d’être enfermés dans un centre de rétention en cas de retour en Croatie.
S’agissant ensuite de l’argumentation des demandeurs ayant trait à une nécessaire prise en considération de l’état de santé de leur enfant mineur (A5), le tribunal relève que dans son arrêt, précité, du 16 février 2017, la CJUE a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive 2013/33 sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats […] ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le 22 Rapport AIDA 2021, page 105.
23 Rapport AIDA 2024, page 114: « In practice in the course of 2023 applicants were usually detained when they requested international protection after having been issued with a deportation order. ».transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] »24. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] »25.
Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière dans laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourraient entraîner un transfert sur celui-
ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée26.
Or, force est de constater, qu’en l’espèce, il ne ressort d’aucune pièce soumis par les demandeurs à l’appréciation du tribunal (i) qu’un transfert de l’enfant (A5) vers la Croatie pourrait avoir des conséquences significatives et irrémédiables sur son état de santé, respectivement que son état de santé s’opposerait à son transfert vers la Croatie et (ii) que l’enfant en question ne serait pas en mesure d’obtenir les soins nécessaires à son arrivée dans ce pays.
Si les demandeurs versent certes en cause la traduction en langue française d’un « rapport d’autosuffisance personnel » du 8 février 2024 concernant l’enfant (A5), aux termes duquel celle-ci nécessiterait une « réhabilitation pour supporter les motricités cérébrales », ainsi que des séances de « physiothérapie, ergothérapie », de même qu’une « thérapie de conversation », tout en indiquant quant au point « 5 - Domaine de système nerveux », « marche indépendante », ce document, ni aucun autre document versé en cause ne permet au tribunal d’apprécier la nature exacte et la gravité de l’état de santé de l’enfant (A5), ni que son état de santé nécessiterait un traitement ou suivi médical spécifique qui, en cas d’interruption, serait de nature à impacter son état de santé de manière irrémédiable et significative.
24 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.
25 Idem, points 76 à 85 et point 96.
26 Idem, point 83.De plus, ni Madame, ni Monsieur (A) n’ont fait état lors de leur entretien Dublin III auprès de la direction de l’Immigration en date du 5 août 2024 de la nécessité pour leur enfant (A5) de bénéficier d’un suivi médical spécifique. Il ressort au contraire du dossier administratif que l’état de santé de celle-ci n’a pas empêché son parcours migratoire jusqu’au Luxembourg.
Par ailleurs, les demandeurs restent en défaut d’alléguer et a fortiori de verser une quelconque pièce, susceptible de laisser conclure qu’ils ne pourraient pas bénéficier en Croatie des soins médicaux dont ils pourraient avoir besoin. A cet égard, force est de constater, tel que relevé à juste titre par la partie gouvernementale, qu’il ressort du rapport AIDA 2024 que « Applicants accommodated in the Reception Centre are provided with three meals a day and pregnant women, babies and children under the age of 16 are provided with an afternoon snack. Upon recommendation of the doctor, separate accommodation would be provided to those with special reception needs. If needed, they would be provided with appropriate health care related to their specific health condition. ».
Ainsi, les demandeurs n’ont pas fourni d’éléments objectifs qui seraient de nature à démontrer la gravité particulière de l’état de santé de l’enfant (A5) et a fortiori les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner le transfert sur lui.
Il résulte des considérations qui précèdent que les demandeurs n’ont pas démontré que, dans leur cas précis, leurs droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Croatie.
Dans ce contexte le tribunal rappelle que la Croatie est signataire de la Charte, de la CEDH, de la Convention contre la torture et de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions. Il convient, par ailleurs, de souligner que si les demandeurs devaient estimer que le système d’aide croate est à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il leur appartiendrait de faire valoir leurs droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes adéquates. Il en va de même si les demandeurs devaient estimer que le système d’accueil croate ne serait pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il appartiendrait au demandeur de faire valoir ses droits directement auprès des autorités croates en usant des voies de droit adéquates.
Il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32 (1), alinéa 1er une obligation à la charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé du demandeur lors de l’organisation du transfert vers la Croatie par le biais de la communication aux autorités croates des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Au vu des développements qui précèdent, c’est à tort que les demandeurs ont conclu à une violation isolée des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, au motif que le ministre n’aurait pas tenu compte des problèmes de santé de leur enfant (A5).
Il suit des considérations qui précèdent que l’argumentation des demandeurs ayant trait à l’existence, dans leur chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert en Croatie.
Au vu des considérations qui précèdent, il n’est pas établi que compte tenu de leur situation personnelle, les demandeurs et leurs enfants mineurs seraient exposés à un risque réel de subir personnellement et concrètement des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert en Croatie, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, le tribunal relève que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. (…) ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres27, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans un arrêt de la CJUE du 16 février 201728.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge29, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration.
En l’espèce, force est de constater que les demandeurs ont, en substance, conclu à une violation de l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, au motif que le ministre aurait dû tenir compte de l’état de santé de leur enfant mineur « handicapé » et au motif que le ministre aurait dû prendre en compte la minorité de leurs enfants qui seraient « mis dans des conditions difficilement acceptables du fait des failles notées dans les conditions matérielles d’accueil » en Croatie.
Or, cette argumentation vient d’être rejetée ci-avant, le tribunal ayant plus particulièrement retenu qu’un transfert des demandeurs en Croatie n’est pas de nature à les exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains et dégradants, alors que, d’une part, la preuve de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, n’a pas été rapportée en l’espèce et, d’autre part, les demandeurs n’ont pas non plus établi que compte tenu de leur situation personnelle, en ce compris l’état de santé de 27 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
28 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.
29 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.leur enfant (A5), un transfert en Croatie les exposerait à un tel risque, nonobstant le constat de l’absence de défaillances systémiques, au sens de cette dernière disposition du règlement Dublin III.
Dans ces circonstances et en l’absence d’autres éléments, le tribunal conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est, à défaut d’autres moyens, à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne les demandeurs aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 25 octobre 2024 par :
Carine REINESCH, premier juge , Benoît HUPPERICH, premier juge, Nicolas GRIEHSER SCHWERZSTEIN, juge, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Carine REINESCH Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 25 octobre 2024 Le greffier du tribunal administratif 19