Tribunal administratif N° 49639 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49639 5e chambre Inscrit le 31 octobre 2023 Audience publique du 4 octobre 2024 Recours formé par Madame (A), …, contre une décision du ministre de la Justice en matière de nationalité
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 49639 du rôle et déposée le 31 octobre 2023 au greffe du tribunal administratif, par Maître Hanan GANA-MOUDACHE, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame (A), demeurant à L-…, tendant principalement à la réformation et subsidiairement à l’annulation de la décision du ministre de la Justice du 28 août 2023, confirmant la décision du 26 juin 2023 portant refus de la dispenser de la production du certificat de réussite de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 18 janvier 2024 ;
Vu le mémoire en réplique de Maître Hanan GANA-MOUDACHE déposé au greffe du tribunal administratif le 19 février 2024 pour compte de Madame (A), préqualifiée ;
Vu le mémoire en duplique du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 20 février 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Maître Pierre-Alain HORN en remplacement de Maître Hanan GANA-MOUDACHE, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Luc REDING en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 24 avril 2024.
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Par courrier daté du 11 octobre 2022, Madame (A) s’adressa au ministre de la Justice, ci-après désigné par « le ministre », afin de solliciter une dispense de produire les certificats d’évaluation de la langue luxembourgeoise dans le cadre d’une demande de naturalisation au motif qu’elle aurait « des problèmes psychiques qui font que [ses] efforts d’apprentissage de la langue luxembourgeoise restent vains malgré [son] profond désir d’y parvenir » en y annexant un certificat médical du Docteur (B), médecin spécialisé en psychiatrie, ci-après désigné par « le Dr. (B) », daté du 4 octobre 2022 et libellé comme suit :
«[…] Je soussigné Dr (B) certifie par la présente avoir examiné sur le plan psychiatrique et surtout noopsychique (pris en charge par mes soins depuis le 15 août 2022) Madame (A) née le … habitant à L-… et avoir constaté les symptômes et les troubles suivants :
- Dame de de … ans, originaire de l'Iran et d'un cercle socio-culturel originaire très différent duquel où il vit actuellement en tant que «displaced person».
- Troubles mnésiques (mémoire de fixation et de la mémoire courte, facultés de concentration) qui conditionnent des difficultés d'apprentissage manifestes - Beaucoup de symptômes d'un Accès Dépressif Majeur et d'un PTSD chronifiés exprimés (angoisses, humeur dépressive, ruminations pathologiques, inquiétudes permanentes, insomnies majeures …) - Niveau d'éducation : universitaire, anglophone C'est donc bien pour des problèmes de santé psychiatrique que Madame (A) est incapable de participer actuellement aux cours et épreuves de langue française/luxembourgeoise prévus dans le cadre des démarches pour l'acquisition de la nationalité luxembourgeoise. […] ».
Par courrier du 14 février 2023, le ministre informa Madame (A) qu’elle était invitée à participer à une expertise médicale par devant le Docteur (C), médecin spécialiste en neuropsychiatrie et expert judicaire, ci-après désigné par « le Dr. (C) », ainsi qu’à une autre expertise médicale par devant le Docteur (D), médecin spécialiste en psychiatrie, ci-après désigné par « le Dr. (D) », conformément à l’article 15, paragraphe 5 de la loi modifiée du 8 mars 2017 sur la nationalité luxembourgeoise, désignée ci-après par « la loi du 8 mars 2017 », afin de vérifier si l’intéressé était apte ou non « à apprendre la langue luxembourgeoise ; à participer à l’examen d’évaluation de cette langue. ».
En date du 17 mars 2023, le Dr. (C) émit un rapport d’expertise sur Madame (A) dans lequel il arriva à la conclusion que « […] [o]n ne trouve pas de problèmes cognitifs, la personne examinée renseigne très précisément sur son cas, elle parle beaucoup, de façon très détaillée et d’une manière envahissante.
Elle dit qu’elle va faire son master au Luxembourg, la perte de son pays est toujours à l’avant-plan de son raisonnement, sa relation avec son mari divorcé reste ambivalente.
Vu son niveau intellectuel et sa formation universitaire, elle devait quand-même être capable de poursuivre les cours de langue française, qu’elle a étudié pendant 5 années. Ceci devait permettre de relancer sa vie, d’avoir des contacts et de sortir de son isolement.
Les symptômes revus n’empêchent, à mon avis, pas la possibilité de reprendre les cours de français et peut-être plus tard les cours de luxembourgeois en vue d’acquérir la nationalité luxembourgeoise.
2 Il y a certes une pathologie ou un problème de personnalité, les implications sont cependant pas suffisantes pour définir une dispense pour les cours et l’examen d’évaluation. ».
En date du 27 avril 2023, le Dr. (D) émit un rapport d’expertise sur Madame (A) dans lequel il précise que « […] [a]ufgrund der gesicherten Diagnosen und der Schwere der vorliegende Symptomatik empfehle ich Frau A von der Pflicht der luxemburgischen Sprache und einem Certificat fuer die franzoesische Sprache zu befreien, wobei sie nach seiner Besserung durch eine angemessene Behandlung sich weiterhin der Aneignung der franzoesischen Sprache widmen wird. […] ».
Par décision du 26 juin 2023, notifiée à l’intéressée par courrier recommandé avec accusé de réception remis le 28 juin 2023, le ministre refusa de faire droit à sa demande de dispense, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Par la présente, je me permets de vous informer des résultats de votre demande en dispense de participation à l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise, organisé dans le cadre de la procédure d'acquisition de la nationalité luxembourgeoise.
Aux termes de l'article 15, paragraphe 5 de la loi modifiée du 8 mars 2017 sur la nationalité luxembourgeoise, « le ministre peut dispenser le demandeur de l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise lorsque son état de santé physique ou psychique le met dans l'impossibilité d'apprendre cette langue ».
Par un certificat médical établi le 4 octobre 2022, le Dr (B), médecin spécialiste en psychiatrie, atteste que : « C'est donc bien pour des problèmes de santé psychiatrique que Madame (A) est incapable de participer actuellement aux cours et épreuves de langue française/ luxembourgeoise prévus dans le cadre des démarches pour l'acquisition de la nationalité luxembourgeoise. » En date du 17 mars 2023, le Dr (C), médecin spécialiste en neuropsychiatrie et expert judiciaire, certifie que : «On ne trouve pas de problèmes cognitifs, la personne examinée renseigne très précisement sur son cas, elle parle beaucoup, de façon très détaillée et d'une manière envahissante. Elle dit qu'elle va faire son master au Luxembourg, la perte de son pays est toujours à l'avant-plan de son raisonnement, sa relation avec son mari divorcé reste ambivalente. Vu son niveau intellectuel et sa formation universitaire, elle devait quand-même être capable de poursuivre les cours de langue française, qu'elle a étudiée pendant 5 années.
Ceci devait permettre de relancer sa vie, d’avoir des contacts et de sortir de son isolement. Les symptômes revus n’empêchent, à mon avis, pas la possibilité de reprendre les cours de français et peut-être plus tard les cours de luxembourgeois en vue d’aquérir la nationalité luxembourgeoise. Il y a certes une pathologie ou un problème de personnalité, les implications ne sont cependant pas suffisantes pour définir une dispense pour les cours et l’examen d’évaluation. » En date du 27 avril 2023, le Dr (D), médecin spécialiste en psychiatrie, diagnostique un épisode dépressif sévère sans symptômes psychotiques (F32.2) et certifie que : « Aufgrund der gesichterten Diagnosen und der Schwere der vorliegenden Symptomatik empfehle ich Frau A von der Pflicht der luxemburgischen Sprache und einem Zertifikat für die französische Sprache zu befreien, wobei sie nach seiner Besserung durch eine angemessene Behandlung sich weiterhin der Aneignung der französischen Sprache widmen wird. » 3 Vu les divergences de vues entre le Dr (C) et le Dr (D), une incapacité de participer à des cours de luxembourgeois et à l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise n'est pas établie d'un point de vue médical.
Dans ces circonstances, je ne suis pas en mesure de vous accorder la dispense sollicitée.
Une demande d'acquisition de la nationalité luxembourgeoise ne pourra être actée par l'officier de l'état civil que sur production du certificat de réussite de l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise.
Toutefois, vous avez la possibilité d'adresser une demande motivée au directeur de l'Institut national des langues afin de bénéficier d'un « aménagement raisonnable » de l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise sur base de l'article 15, paragraphe 4 de la loi modifiée du 8 mars 2017 sur la nationalité luxembourgeoise, qui prévoit les mesures suivantes:
• l'aménagement de la salle de classe et/ou de la place du candidat ;
• une salle séparée pour les épreuves ;
• une présentation adaptée des questionnaires ;
• une majoration du temps lors des épreuves ;
• des pauses supplémentaires lors des épreuves ;
• la délocalisation des épreuves hors de l'école, à domicile ou dans une institution ;
• le recours à des aides technologiques et humaines, permettant de compenser des déficiences particulières. […] ».
Par décision du 28 août 2023 prise sur recours gracieux introduit en date 24 juillet 2023 par Madame (A), le ministre confirma sa décision de refus datée du 26 juin 2023 en ces termes :
« […] Par la présente, j'accuse bonne réception de votre courrier qui nous est parvenu le 24 juillet 2023 et qui est à considérer comme recours gracieux contre la décision ministérielle du 26 juin 2023 portant refus de dispense de production du certificat de réussite de l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise.
Je me permets de vous rappeler les résultats de l'expertise médicale faite par le Docteur (C) qui a constaté l'absence de problèmes cognitifs, votre niveau intellectuel et votre formation universitaire.
À défaut d'incapacité médicale d'apprendre la langue luxembourgeoise, je suis obligée de confirmer ma décision initiale du 26 juin 2023.
Pour acquérir la nationalité luxembourgeoise, vous devez produire le certificat de réussite de l'examen d'évaluation de la langue luxembourgeoise. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 31 octobre 2023 Madame (A) a fait introduire principalement un recours en réformation, sinon subsidiairement, un recours en annulation contre la décision précitée du ministre du 28 août 2023 confirmant la décision du 26 juin 2023 du même ministre.
I) Quant à la compétence du tribunal et à la recevabilité du recours Aucun recours au fond n’étant prévu contre les décisions du ministre refusant de faire droit, dans le cadre d’une demande de naturalisation, à une demande de dispense de participation à l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise sur base de l’article 15, paragraphe (5) de la loi du 8 mars 2017, le tribunal n’est pas compétent pour connaître du recours principal en réformation dirigé à l’encontre de la décision déférée.
Le tribunal est, en revanche, compétent pour connaître du recours subsidiaire en annulation dirigé contre la décision critiquée.
Le tribunal relève que le recours sous examen n’est introduit que contre la décision confirmative du 28 août 2023, rendue à la suite d’un recours gracieux, et non point contre la décision initiale du 26 juin 2023. A cet égard, il convient de rappeler qu’une décision, sur recours gracieux, purement confirmative d’une décision initiale, tire son existence de cette dernière et, dès lors, les deux doivent être considérées comme formant un seul tout. Il s’ensuit qu’un recours introduit en temps utile contre la seule décision confirmative est valable1.
Le recours subsidiaire en annulation est dès lors à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
II) Quant au fond Arguments et moyens des parties A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse reprend, en substance, les faits et rétroactes exposés ci-avant, tout en précisant qu’elle serait arrivée au Grand-Duché de Luxembourg depuis l’Iran en 2018.
Elle ajoute qu’elle souffrirait de graves problèmes de santé psychique, notamment de dépressions, qui entraveraient ses capacités cognitives et rendraient impossible l’apprentissage du luxembourgeois.
En droit, la demanderesse soutient sur base de l’article 2 paragraphe (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif que la décision litigieuse devrait encourir l’annulation en ce qu’elle serait affectée des vices « [d’]incompétence, [d’]excès et [de] détournement de pouvoir, [de] violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés ».
S’agissant des causes d’illégalité externe susceptibles d’affecter la décision déférée, la demanderesse s’en remet à prudence de justice.
En ce qui concerne les causes d’illégalité interne, la demanderesse se prévaut, en premier lieu, d’un détournement de pouvoir, au motif que le ministre aurait rejeté la demande de dispense sans prendre en considération les conclusions contradictoires de trois examens 1 Trib. adm. 21 avril 1997, n°9459 du rôle, confirmé par Cour adm., 23 octobre 1997, n°10040C du rôle, Pas. adm.
2023, V° Procédure contentieuse, n°279 et les autres références y citéesmédicaux. Elle affirme, à cet égard, que l’expertise médicale du Dr. (C) datée du 17 mars 2023 ne saurait infirmer les avis médicaux du Dr. (B) et du Dr. (D), alors que ces derniers démontreraient à suffisance ses limitations cognitives et son état de santé psychique qui la placeraient « dans l’impossibilité absolue » d’assister à des cours d’apprentissage de langue luxembourgeoise, tandis que l’expertise du Dr. (C) ne constituerait qu’« un avis appuyé par aucun élément objectif et matériel ». En cas de doute le ministre aurait dû solliciter l’avis d’un quatrième médecin spécialisé afin de disposer d’éléments objectifs et complets pour prendre sa décision finale. La demanderesse ajoute qu’il serait contraire à l’intérêt général que le ministre rejette systématiquement toutes les demandes de dispenses des administrés au seul motif que les avis qu’il aurait expressément sollicités divergent.
La demanderesse se prévaut, en second lieu, de la violation des articles 14 et 15 de la loi du 8 mars 2017, en arguant que le ministre aurait confirmé, en date du 28 août 2023, sa décision initiale du 26 juin 2023 sans exposer de motifs, rendant ainsi impossible tout contrôle d’appréciation et exposant l’administré au risque d’une décision arbitraire à son encontre.
La demanderesse reproche, en troisième lieu, au ministre d’avoir commis une erreur « manifeste » d’appréciation des faits, qu’elle estime équivaloir à un excès de pouvoir, en ne reconnaissant pas que son incapacité absolue à apprendre une langue, due à son état de santé psychique, dépasserait de simples difficultés d’apprentissage.
Elle fait valoir, dans ce contexte, que la décision litigieuse serait non seulement contraire à la légitime confiance des administrés mais également contraire à toute notion d’équité. Elle affirme que les avis contraires des trois médecins précités ne devraient pas mener à un refus de la part du ministre.
La demanderesse soutient enfin que la décision serait contraire au principe de proportionnalité, en raison d’une « disproportion manifeste » entre les motifs invoqués et la décision prise par le ministre, ce qui démontrerait que « la [m]inistre n’a en réalité pas examiné en profondeur le fond du dossier ».
Dans son mémoire en réplique, la demanderesse indique maintenir intégralement ses arguments développés dans sa requête introductive tout en entendant prendre position par rapport aux développements du délégué du gouvernement.
En ce qui concerne le cadre légal et la jurisprudence applicable, la demanderesse se réfère à l’article 15, paragraphe (5) de la loi du 8 mars 2017, aux travaux parlementaires afférents, notamment au rapport de la Commission juridique de la Chambre des Députés ainsi qu’à la jurisprudence administrative. Elle soutient que le ministre pourrait dispenser un candidat à la naturalisation de l’examen de langue luxembourgeoise à la stricte condition que son état de santé physique ou psychique, attesté par des raisons médicales, rendrait impossible l’apprentissage de la langue luxembourgeoise, et non simplement plus difficile.
En ce qui concerne le refus du ministre d’ordonner une quatrième expertise médicale, la demanderesse soutient, toujours en se référant à l’article 15, paragraphe (5) de la même loi, qu’en cas de divergence entre les avis des médecins spécialistes quant à son état de santé et sa capacité à apprendre la langue luxembourgeoise, le principe de légalité impliquerait qu’une nouvelle expertise médicale soit ordonnée.
Appréciation du tribunal 6 Avant tout autre progrès en cause, il y a lieu de souligner qu’en l’espèce, le tribunal est saisi de l’examen de la légalité de la seule décision ministérielle de refus de dispenser la demanderesse, dans le cadre de sa procédure de naturalisation, de la participation à l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise, tel que prévu à l’article 15 de la loi du 8 mars 2017, et non pas d’une éventuelle décision de refus de naturalisation, de sorte qu’il lui appartient uniquement de vérifier si la demanderesse remplit les conditions légales afin de prétendre à une telle dispense.
Il convient de souligner que le tribunal n’est pas lié par l’ordre des moyens dans lequel ils lui ont été soumis et qu’il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile qui s’en dégagent.
En ce qui concerne la légalité externe de la décision déférée, le tribunal relève, d’abord que, bien que la demanderesse déclare se référer à prudence de justice et ne pas vouloir invoquer de moyen plus soutenu en ce qui concerne la légalité externe de la décision déférée, elle invoque néanmoins un moyen tiré précisément de la légalité externe de ladite décision, en invoquant une insuffisance de motivation. Ce moyen s’analyse, en effet, comme un moyen tiré de la légalité externe, contrairement aux développements de la demanderesse, et est donc à analyser dans ce contexte et préalablement aux moyens de légalité interne, l’analyse des moyens de légalité externe devant toujours précéder celle des moyens de légalité interne.
En l’espèce, il est constant en cause que la demanderesse a sollicité une dispense auprès du ministre par courrier daté du 11 octobre 2022, réceptionné par le ministère de la Justice le 13 octobre 2022, et l’analyse de la décision déférée révèle que le ministre a indiqué, en ce qui concerne la situation concrète de la demanderesse, qu’aucune impossibilité d’apprendre la langue luxembourgeoise n’avait été établie à son égard, motif justifiant son refus d’accorder une dispense de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise.
Force est, par ailleurs, au tribunal de constater que le ministre a précisé dans la décision déférée, d’une part, les circonstances de fait à la base de sa décision, en prenant position par rapport aux certificats médicaux lui soumis par la demanderesse, et d’autre part, la cause juridique sur laquelle repose sa décision, en se référant à la décision initiale du 26 juin 2023.
Dès lors que ces deux décisions forment un ensemble indivisible et que la décision initiale du 26 juin 2023, à laquelle la décision déférée, purement confirmative, renvoie, indique tant les circonstances de fait que la cause juridique, en se référant à l’article 15, paragraphe 5 de la loi du 8 mars 2017 et aux aménagements prévus par l’article 15, paragraphe 4 de la même loi, le moyen tiré d’un défaut de motivation ou d’indication des motifs est à rejeter.
En ce qui concerne ensuite les moyens tirés de la légalité interne de la décision déférée, il échet d’abord d’analyser le moyen de la demanderesse tiré d’une violation de l’article 15 de la loi du 8 mars 2017, de même que celui tiré d’un excès ou détournement de pouvoir du ministre au motif qu’il aurait, à tort, refusé de lui accorder une dispense de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise. Il y a lieu de relever tout d’abord, que l’article 14 de la loi du 8 mars 2017 énumère les conditions cumulatives que doit remplir une personne majeure pour acquérir la nationalité luxembourgeoise par voie de naturalisation, ledit article étant libellé comme suit :
« (1) La naturalisation est ouverte au majeur, à condition :
7 1° d’avoir une résidence habituelle au Grand-Duché de Luxembourg et de s’y trouver en séjour régulier depuis au moins cinq années, dont la première année de résidence précédant immédiatement la déclaration de naturalisation ininterrompue ;
2° d’avoir une connaissance de la langue luxembourgeoise, documentée par le certificat de réussite de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise ; les dispositions de l’article 15 sont applicables ; et 3° d’avoir participé au cours « Vivre ensemble au Grand-Duché de Luxembourg » ou réussi l’examen sanctionnant ce cours ; les dispositions de l’article 16 sont applicables.
(2) Le ministre refuse la naturalisation :
1° lorsque le candidat ne remplit pas les conditions visées au paragraphe qui précède ;
[…]. ».
Il se dégage dudit article qu’un demandeur de naturalisation se voit refuser sa demande de naturalisation s’il ne remplit pas les conditions cumulatives prévues en son paragraphe (1), à savoir notamment d’avoir une connaissance de la langue luxembourgeoise qui doit être documentée par le certificat de réussite de l’examen d’évaluation de cette même langue, tel qu’il est réglementé par l’article 15 de la loi du 8 mars 2017.
Aux termes de l’article 15 de la loi du 8 mars 2017 : « (1) L’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise comprend :
1° l’épreuve d’expression orale portant sur le niveau A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues ;
2° l’épreuve de compréhension de l’oral portant sur le niveau B1 du Cadre européen commun de référence pour les langues.
(2) Le candidat doit participer à l’épreuve d’expression orale et à l’épreuve de compréhension de l’oral. […] (4) Sur demande motivée du candidat, le directeur de l’Institut national des langues décide ou, en cas de besoin, adapte ou suspend, les aménagements raisonnables suivants :
1° l’aménagement de la salle de classe et/ou de la place du candidat ;
2° une salle séparée pour les épreuves ;
3° une présentation adaptée des questionnaires ;
4° une majoration du temps lors des épreuves ;
5° des pauses supplémentaires lors des épreuves ;
6° la délocalisation des épreuves hors de l’école, à domicile ou dans une institution ;
7° le recours à des aides technologiques et humaines, permettant de compenser des déficiences particulières.
Le directeur peut solliciter l’avis de la Commission des aménagements raisonnables, créée par la loi modifiée du 15 juillet 2011 visant l’accès aux qualifications scolaires et professionnelles des élèves à besoins éducatifs particuliers.
(5) Sur demande motivée, le ministre peut dispenser le demandeur de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise lorsque son état de santé physique ou psychique le met dans l’impossibilité d’apprendre cette langue.
8 Un certificat émanant d’un médecin spécialiste doit être joint à la demande.
Le demandeur peut être entendu par le délégué du ministre.
En cas de doute, le ministre peut ordonner une expertise médicale. ».
Cet article 15 prévoit les conditions de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise et octroie, sur demande motivée de l’intéressé, au ministre la faculté, et non l’obligation, d’accorder une dispense dudit examen, à condition qu’il soit établi que son état de santé physique ou psychique rende impossible l’apprentissage de cette langue.
Concernant la notion d’état de santé physique ou psychique mettant la personne majeure souhaitant acquérir la nationalité luxembourgeoise par voie de naturalisation dans l’impossibilité d’apprendre la langue luxembourgeoise, il se dégage des travaux préparatoires2 de la loi du 8 mars 2017 et plus particulièrement du commentaire de l’article 15 de la loi du 8 mars 2017, précité, que le seul cas visé par la possibilité de dispense est celui où l’état de santé physique ou psychique du candidat le met réellement dans l’impossibilité d’apprendre la langue luxembourgeoise. Il se dégage encore du commentaire dudit article qu’il a été dans l’intention du législateur d’ériger la dispense prévue à l’article 15, paragraphe (5) de la loi du 8 mars 2017 en une mesure exceptionnelle dont le dispositif devra être appliqué de manière restrictive, de sorte qu’en utilisant plus particulièrement le terme d’« impossibilité », le législateur a nécessairement entendu écarter les simples difficultés d’apprentissage d’une langue, tout en érigeant l’impossibilité matérielle tirée de problèmes de santé physique ou psychique en condition exclusive pour pouvoir bénéficier d’une dispense.
Cette conclusion se trouve d’ailleurs confortée par le fait que l’article 15 de la loi du 8 mars 2017 prévoit justement en son paragraphe (4), la possibilité pour les personnes ne pouvant pas se prévaloir d’une impossibilité de nature médicale d’apprendre la langue luxembourgeoise, mais rencontrant uniquement des difficultés rendant l’apprentissage d’une langue, plus laborieuse, de demander des aménagements raisonnables non seulement pour ce qui est des conditions de participation à l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise.
Le tribunal relève ensuite qu’en matière de dispense de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise, il ressort des termes clairs et non équivoques, de l’article 15, paragraphe (5) de la loi du 8 mars 2017, que la compétence du ministre n’est pas liée, mais qu’il dispose d’un pouvoir discrétionnaire en ce qu’il « peut » dispenser le demandeur desdits examens. Il ressort, d’ailleurs, des travaux parlementaires ayant abouti à la loi du 8 mars 2017 que « les certificats médicaux auront seulement une valeur consultative. Le pouvoir décisionnel appartiendra au Ministre de la Justice, qui disposera d’un pouvoir d’appréciation »3. A ces fins, le ministre détient encore un pouvoir discrétionnaire en ce qu’il dispose de la faculté d’ordonner une expertise médicale avant de prendre sa décision, sans en avoir l’obligation.
Si, dès lors, le ministre dispose d’un pouvoir discrétionnaire, cela n’implique toutefois pas que son appréciation échappe au contrôle du juge administratif. En effet, saisi d’un recours en annulation, le juge administratif est amené à et est appelé à vérifier, d’un côté, si, au niveau de la décision administrative querellée, les éléments de droit pertinents ont été appliqués et, 2 Projet de loi du 8 mars 2017, commentaires des articles, ad article 15, pages 36.
3 Idem.d’un autre côté, si la matérialité des faits sur lesquels l’autorité de décision s’est basée est établie. Au niveau de l’application du droit aux éléments de fait, le juge de l’annulation vérifie encore s’il n’en est résulté aucune erreur d’appréciation se résolvant en dépassement de la marge d’appréciation de l’auteur de la décision querellée. Le contrôle de la légalité à exercer par le juge de l’annulation n’est pas incompatible avec le pouvoir d’appréciation de l’auteur de la décision qui dispose d’une marge d’appréciation. Ce n’est que si cette marge a été dépassée que la décision prise encourt l’annulation pour erreur d’appréciation. Ce dépassement peut notamment consister dans une disproportion dans l’application de la règle de droit aux éléments de fait. Le contrôle de la légalité du juge de l’annulation s’analyse alors en contrôle de proportionnalité4.
En l’espèce, il appartient dès lors au tribunal de vérifier si le ministre n’a, en l’espèce, pas dépassé sa marge d’appréciation en refusant, sur base des éléments lui soumis, d’accorder à la demanderesse la dispense sollicitée, en ce compris les deux certificats médicaux et une expertise neuropsychiatrique à l’appui de la demande de dispense litigieuse.
Concernant le certificat médical du Dr. (B), médecin spécialiste en psychiatrie, du 4 octobre 2022 soumis au ministre par la demanderesse, il atteste que la demanderesse serait «[…] incapable de participer actuellement aux cours et épreuves de langue francaise/luxembourgeoise prévus dans le cadre des démarches pour l’acquisition de la nationalité luxembourgeoise.[…] ».
Dans le même sens, le certificat médical du Dr. (D), médecin spécialiste en psychiatrie-
psychothérapie, du 27 avril 2023 conclut que « […] [a]ufgrund der gesicherten Diagnosen und der Schwere der vorliegenden Symptomatik empfehle ich Frau A von der Pflicht der luxemburgischen Sprache und einem Zertifikat für die franzoesische Sprache zu befreien, wobei sie nach seiner Besserung durch eine angemessene Behandlung sich weiterhin der Aneignung der französischen Sprache widmen wird. […] ».
L’expertise neuropsychiatrique du Dr. (C), médecin spécialiste en neuropsychiatrie, du 17 mars 2023, atteste, quant à elle, que « […] [l]es symptômes revus n’empêchent, à mon avis, pas la possibilité de reprendre les cours de français et peut-être plus tard les cours de luxembourgeois en vue d’acquérir la nationalité luxembourgeoise.
Il y a certes une pathologie ou un problème de personnalité, les implications ne sont cependant pas suffisantes pour définir une dispense pour les cours et l’examen d’évaluation.
[…] ».
Force est au tribunal de constater que les conclusions tirées des deux certificats médicaux ainsi que de l’expertise neuropsychiatrique sont concordantes, en ce sens qu’aucun de ces documents ne conclut que la demanderesse présente au moment de la demande de dispense litigieuse des problèmes de santé qui seraient de nature à empêcher tout apprentissage de la langue luxembourgeoise de façon définitive et irrémédiable. Les éléments soumis à l’appréciation du tribunal révèlent, au contraire, le caractère réversible, sinon temporaire de ces problèmes de santé. Ainsi, le certificat du Dr. (B) indique que la demanderesse est «[…] incapable de participer actuellement aux cours et épreuves de langue […] », ce que confirme le certificat du Dr. (D) : « […] nach seiner Besserung durch eine angemessene 4 Cour adm., 9 novembre 2010, n° 26886C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 40 et les autres références y citées.Behandlung sich weiterhin der Aneignung der französischen Sprache widmen wird. […] ».
Enfin, ce constat est corroboré par l’expertise neuropsychiatrique du Dr. (C) selon laquelle « […] [l]es symptômes revus n’empêchent, à mon avis, pas la possibilité de reprendre les cours de français et peut-être plus tard les cours de luxembourgeois en vue d’acquérir la nationalité luxembourgeoise. […] ».
Or, dans la mesure où il est dans l’intention du législateur, telle que le tribunal vient de la préciser, de soumettre en principe l’acquisition de la nationalité à la réussite à l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise et d’ériger la dispense audit examen en mesure exceptionnelle dont le dispositif devra être appliqué de manière restrictive, le tribunal retient, au vu des éléments soumis par la demanderesse au ministre, que les difficultés d’apprentissage de la langue luxembourgeoise rencontrées par la demanderesse ont un caractère essentiellement temporaire. En effet, aucun des certificats médicaux - qui ne revêtent d’ailleurs qu’une valeur consultative - ne laisse entendre que les difficultés de la demanderesse seraient irréversibles et donc insurmontables, de sorte que les difficultés rencontrées par la demanderesse ne peuvent lui rendre impossible à terme l’apprentissage de la langue luxembourgeoise. Il s’ensuit qu’il ne peut pas être reproché audit ministre d’avoir considéré les informations fournies par lesdits certificats et par l’expertise neuropsychiatrique comme insuffisantes ou contradictoires pour faire état d’une impossibilité absolue d’apprendre la langue luxembourgeoise ou contradictoires et, partant, d’avoir refusé d’accorder une dispense des cours ou examens au sens de l’article 15, paragraphe (5) de la loi du 8 mars 2017.
Dès lors, l’argumentation de la demanderesse selon laquelle le ministre aurait dû solliciter l’avis d’un quatrième médecin avant de prendre sa décision finale encourt le rejet.
Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de retenir que le ministre a fait une juste application des articles 14 et 15 de la loi du 8 mars 2017, de sorte à n’avoir commis ni détournement de pouvoir, ni de violation du principe de proportionnalité, ni encore d’erreur manifeste d’appréciation des faits lui soumis, en refusant d’accorder à la demanderesse la dispense sollicitée de l’examen d’évaluation de la langue luxembourgeoise sur base du constat qu’elle n’établirait pas l’existence de problèmes de santé lui rendant impossible l’apprentissage de la langue luxembourgeoise.
S’agissant en dernier lieu du moyen tiré d’une violation du principe de légitime confiance des administrés, respectivement de la remise en question de la notion d’équité, soulevé par la demanderesse en ce que les avis des trois médecins susmentionnés ne devraient pas mener à un refus de la part du ministre, il échet de relever que le principe général de la confiance légitime s’apparente au principe de la sécurité juridique et a été consacré tant par la jurisprudence communautaire en tant que principe du droit communautaire5, que par la jurisprudence nationale en tant que principe général du droit. Ce principe général du droit tend à ce que les règles juridiques ainsi que l’activité administrative soient empreintes de clarté et de prévisibilité, de manière à ce qu’un administré puisse s’attendre à un comportement cohérent et constant de la part de l’administration dans l’application d’un même texte de l’ordonnancement juridique par rapport à une même situation administrative qui est la sienne.
En vertu de ce principe, l’administré peut exiger de l’autorité administrative qu’elle se conforme à une attitude qu’elle a suivie dans le passé, ce principe garantissant la protection de l’administré contre les changements brusques et imprévisibles de l’attitude de l’administration.
D’une manière générale, un administré ne peut toutefois prétendre au respect d’un droit acquis 5 CJUE 5 juin 1973, aff. 81/72, Commission c/ Conseilque si, au-delà de ses expectatives, justifiées ou non, l’autorité administrative a créé à son profit une situation administrative acquise et réellement reconnu ou créé un droit subjectif dans son chef. Ce n’est qu’à cette condition que peut naître dans le chef d’un administré la confiance légitime que l’administration respectera la situation par elle créée, les deux notions de droits acquis et de légitime confiance étant voisines6.
En l’espèce, force est au tribunal de constater que la demanderesse est restée en défaut d’apporter la preuve que le ministère de la Justice aurait créé à son profit une quelconque situation administrative acquise ou réellement reconnue dans son chef, qu’il aurait été tenu de respecter, ou créé un droit subjectif dans son chef, qu’il serait tenu de respecter. De plus et en tout état de cause, tel que retenu ci-avant, les conclusions des certificats médicaux ne sont pas contradictoires en tout point mais, au contraire, essentiellement concordantes, et constatent que la demanderesse souffre certes de problèmes de santé temporaires ou passagers entraînant des difficultés d’apprentissage de la langue luxembourgeoise mais que celles-ci ne sont pas irréversibles, de sorte à ne pas rendre à terme l’apprentissage du luxembourgeois impossible.
Le ministre n’a, ainsi, commis aucune violation du principe de légitime confiance des administrés, ni remis en question la notion d’équité, en justifiant son refus de la dispense sollicitée sur base de son interprétation des conclusions des certificats médicaux versés en cause. Il s’ensuit que le moyen afférent soulevé par la demanderesse est à rejeter.
Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et à défaut de tout autre moyen soulevé par la demanderesse, il y a lieu de conclure que le ministre a valablement pu refuser d’accorder à la demanderesse la dispense prévue à l’article 15, paragraphe (5) de la loi du 8 mars 2017 et que le recours est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
III) Indemnité du litige Au vu de l’issue du litige, il y a lieu de rejeter la demande en allocation d’une indemnité de procédure d’un montant de 1.000 euros telle que sollicitée par la demanderesse sur base de l’article 33 de la loi modifiée du 21 juin 1999 portant règlement de procédure devant les juridictions administratives.
Par ces motifs, le tribunal administratif, cinquième chambre, statuant contradictoirement ;
se déclare incompétent pour connaître du recours principal en réformation ;
reçoit le recours subsidiaire en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
rejette la demande en allocation d’une indemnité de procédure telle que formulée par la demanderesse ;
condamne la demanderesse aux frais et dépens de l’instance.
6 Trib. adm., 13 mai 2024, n°46828 du rôle, www. jurad.etat.luAinsi jugé et prononcé à l’audience publique du 4 octobre 2024 par :
Françoise EBERHARD, premier vice-président, Benoît HUPPERICH, premier juge, Nicolas GRIEHSER SCHWERZSTEIN, juge, en présence du greffier Lejila ADROVIC.
s.Lejila ADROVIC s.Françoise EBERHARD Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 octobre 2024 Le greffier du tribunal administratif 13