Tribunal administratif N° 50847 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50847 chambre de vacation Inscrit le 1er août 2024 Audience publique extraordinaire du 30 août 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50847 du rôle et déposée le 1er août 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, déclarant être né le … à … (Iran) et être de nationalité iranienne, assigné à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK) sise à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 19 juillet 2024 de le transférer vers la Hongrie, comme étant l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 12 août 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Shirley FREYERMUTH, en remplacement de Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, et Madame le délégué du gouvernement Corinne WALCH en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de vacation du 28 août 2024.
Le 27 décembre 2023, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire de la police grand-ducale, section criminalité organisée, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Il s’avéra à cette occasion, que Monsieur … était titulaire d’un titre de séjour hongrois valable.
En date du 5 janvier 2024 , Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Par arrêté du 10 janvier 2024, notifié à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par « le ministre », assigna Monsieur … à résidence à la structure d’hébergement d’urgence du Kirchberg (SHUK), à partir de la notification de l’arrêté jusqu’au 8 mars 2024.
En date du 2 février 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues hongrois une demande de prise en charge de Monsieur … sur base de l’article 12 (1) ou (3) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers en date du 6 février 2024 sur le fondement de l’article 12 (1) dudit règlement.
Par arrêtés des 7 mars et 4 juin 2024, notifiés respectivement le 8 mars et 7 juin 2024, le ministre prorogea l’assignation à résidence de l’intéressé à la SHUK, respectivement jusqu’au 7 juin et 6 septembre 2024.
Par décision du 19 juillet 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Hongrie sur base de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 12 (1) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 27 décembre 2023 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 12(1) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Hongrie qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 27 décembre 2023 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 5 janvier 2024. En mains également votre carte d'étudiant hongroise, émise en date du 28 novembre 2023.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 27 décembre 2023, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac n'a révélé aucun résultat.
Il résulte cependant des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous étiez titulaire d'un permis de séjour hongrois au moment l'introduction de votre demande au Luxembourg.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 5 janvier 2024.
Sur cette base, une demande de prise en charge en vertu de l'article 12(1) du règlement DIII a été adressée aux autorités hongroises en date du 2 février 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités hongroises en date du 6 février 2024 en précisant que votre permis de séjour aux fins d'études était valable jusqu'au 31 janvier 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
L'article 12(1) du règlement DIII dispose que, si le demandeur est titulaire d'un titre de séjour en cours de validité, l'Etat membre qui l'a délivré est responsable de l'examen de la demande de protection internationale.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale, que la Hongrie vous a délivré un titre de séjour, valable jusqu'au 31 janvier 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté l'Iran en date du 7 février 2023, muni d'un visa étudiant hongrois. Vous auriez pris un vol de Téhéran à destination de Budapest (Hongrie), avec une escale à Istanbul (Turquie). Vous auriez vécu à Budapest pendant onze mois en faisant des études et vous auriez également travaillé pendant six mois. Vous déclarez avoir quitté la Hongrie parce que votre permis de séjour avait expiré et que vous n'avez pas eu les moyens de continuer vos études ou d'obtenir une autorisation de travail. Par ailleurs, vous indiquez avoir été insulté à cause de votre homosexualité.
Monsieur, vous avez mentionné que vous ne souhaitez pas retourner en Hongrie parce que vous auriez peur de vous retrouver dans un centre fermé et d'être renvoyé en Iran ce qui entraînerait des conséquences graves pour vous à cause de votre orientation sexuelle.
Lors de votre entretien Dublin Ill en date du 5 janvier 2024, vous avez indiqué que vous auriez des problèmes psychiques et que vous prendriez des médicaments à cet égard. Vous n’avez cependant fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Hongrie qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Rappelons à cet égard que la Hongrie est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Hongrie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Hongrie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. Par conséquent, la Hongrie est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Hongrie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Hongrie, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités hongroises ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes hongroises, notamment judiciaires.
Par ailleurs, permettez-moi de relever que chaque Etat membre, y compris la Hongrie en mai 2023, a rédigé en collaboration avec la Commission européenne et l’Agence de l’Union européenne pour l’Asile, un document officiel intitulé « Information on procedural elements and rights of applicants subject to Dublin transfer », dans lequel des informations reflétant à la fois les dispositions légales ainsi que leur mise en œuvre, ont été mises à la disposition de tous les Etats membres. Ensemble avec tous les autres Etats membres, la Hongrie s’est engagée à fournir des informations exactes et actualisées quant aux conditions d’accueil d’un demandeur de protection internationale faisant l’objet d’un transfert vers la Hongrie. Ce document retient que la personne qui est transférée vers la Hongrie dans le cadre du règlement Dublin III et qui exprime l’intention de poursuive sa procédure de protection internationale en Hongrie dispose d’un droit à un logement ainsi que des conditions matérielles d’accueil incluant une prise en charge médicale.
Finalement, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Hongrie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Hongrie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avère nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Hongrie en informant les autorités hongroises conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités hongroises n'ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 1er août 2024, inscrite sous le numéro 50847 du rôle, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle précitée du 19 juillet 2024.
Etant donné que l’article 35 (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28 (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation dirigé contre la décision du ministre du 19 juillet 2024, telle que déférée.
Moyens et arguments des parties A l’appui de son recours et en fait, le demandeur rappelle les faits et rétroactes de l’affaire tels que relevés ci-avant.
En droit, Monsieur … reproche au ministre une violation de la loi et des règlements communautaires, sinon une erreur manifeste d’appréciation des faits, en ce que ce serait à tort qu’il aurait conclu que la Hongrie est l’Etat responsable du traitement de sa demande de protection internationale.
Après avoir retracé son itinéraire suivi pour venir au Luxembourg, Monsieur … explique avoir quitté l’Iran en raison de son homosexualité, alors qu’il y aurait déjà été « victime d’emprisonnement ». Il ajoute ensuite qu’il craindrait, en cas de transfert vers la Hongrie, d’être renvoyé vers l’Iran, alors même qu’il y risquerait de subir des actes de persécution, sinon des traitements inhumains et dégradants, voire la peine de mort en raison de son homosexualité, de son opposition au gouvernement iranien et de son soutien « en sa qualité de sympathisant de l’Organisation des Moudjahidines du peuple iranien ». Il précise encore que les conditions d’accueil de la Hongrie ne seraient pas conformes à la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (« directive Accueil »).
Le demandeur invoque, en premier lieu, une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », ainsi que des articles 3 et 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ».
Dans ce contexte, après avoir relevé qu’en vertu de l’article 12 (1) du règlement Dublin III, il verrait sa demande de protection internationale examinée par les autorités hongroises pour s’être vu délivrer une autorisation de séjour en qualité d’étudiant en Hongrie, il explique qu’il n’aurait eu « d’autre choix que de quitter la Hongrie, alors qu’il [se serait] sent[i] déjà victime de traitements discriminatoires liés à son orientation homosexuelle en Hongrie ». Il précise encore que les autorités hongroises l’auraient informé qu’à défaut de renouvellement de son titre de séjour, il devrait retourner en Iran.
En deuxième lieu, le demandeur conclut à une violation de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III et réfute l’argumentation du ministre selon laquelle il n’existerait pas de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Hongrie.
A cet égard, il souligne qu’il y prendrait le risque d’être victime d’un traitement inhumain et dégradant et se réfère, d’une part, à un rapport de l’Asylum Information Database (« AIDA ») de 2023, intitulé « Country Report : Hungary », dont il se dégagerait notamment que l’Allemagne, les Pays-Bas et la « Swedish Migration Agency » suspendraient les transferts de demandeurs de protection internationale vers la Hongrie et, d’autre part, à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », du 13 juin 2024, Commission européenne contre Hongrie, lequel aurait confirmé l’existence de défaillances systémiques en Hongrie.
Le demandeur estime dès lors que ses craintes selon lesquelles il ne pourrait (i) « pas voir examiner sa demande de protection internationale » conformément à la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale (« directive Procédure ») et (ii) « pas bénéficier des garanties fondamentales concernant le droit à la protection en cas d’éloignement et d’expulsions au mépris » de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, seraient « sérieuses, actuelles, réelles et reconnues par la CJUE ». Il ajoute encore, qu’à la lumière de l’arrêt de la CJUE du 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, les défaillances systémiques qui existeraient en Hongrie atteindraient « un degré particulièrement élevé de gravité », justifiant qu’il ne soit pas transféré dans ce pays, ce d’autant plus que la Hongrie aurait été condamnée par la CJUE pour avoir manqué de se conformer à un arrêt du 17 décembre 2020, référencé sous le numéro C-808/18.
Il souligne ensuite qu’il ne ressortirait, d’ailleurs, pas de son dossier administratif que les autorités ministérielles luxembourgeoises auraient procédé à une quelconque vérification préalable à la prise de la décision litigieuse pour s’assurer de l’absence d’un risque dans son chef d’être exposé à un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 CEDH et de l’article 4 de la Charte. Il donne à considérer, dans ce contexte, qu’il existerait, en cas de transfert vers la Hongrie, un risque de refoulement vers son pays d’origine, sans que sa demande de protection internationale n’ait été réellement examinée par les autorités hongroises, alors même qu’il y risquerait la peine de mort en raison (i) de son orientation sexuelle, (ii) du fait d’être un opposant du régime iranien et (iii) d’être un sympathisant de l’organisation de Moudjahidines du peuple iranien.
Finalement, le demandeur reproche au ministre de ne pas avoir fait application de la clause de souveraineté inscrite à l’article 17 (1) du règlement Dublin III, alors que la Hongrie ne serait pas en mesure d’examiner sa demande de protection « en conformité avec le droit européen » et rappelle, en substance, ses développements antérieurs selon lesquels il risquerait, en cas de refoulement dans son pays d’origine, la peine de mort.
Il souligne encore, à cet égard, qu’il souffrirait de problèmes psychiques et qu’il serait suivi au Luxembourg par un docteur spécialisé en neurologie psychiatrie, lequel aurait attesté qu’il souffrirait de troubles du sommeil et de symptômes d’anxiété. A ce titre, il précise qu’en Hongrie, il aurait sollicité l’aide des autorités hongroises afin de consulter un psychologue et de se voir délivrer des médicaments, mais que « les employés [lui] [auraient] toujours [dit] de parler hongrois et non en anglais et […] fixaient des rendez-vous dans 4 mois [pour] récupérer [s]es médicaments […] ». Il fait ainsi valoir que l’absence de traitement et de suivi médical en Hongrie constituerait des traitements inhumains et dégradants, de sorte que les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte seraient violés. Il en conclut que son état de santé aurait justifié l’application de ladite clause de souveraineté et sollicite, dans ce contexte, la réformation de la décision déférée.
Le demandeur sollicite encore, au dispositif de la requête introductive d’instance, l’instauration d’une mesure d’instruction complémentaire afin de déterminer s’il y a « de sérieuses raisons de croire qu'il existe [en Hongrie] des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l 'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'État membre procédant à la détermination de l'État membre responsable poursuit l'examen des critères énoncés au chapitre III afin d'établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable […] au regard de l'article 3 §2 du règlement [Dublin III] ».
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Il fait valoir qu’en application des articles 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et 12 (1) du règlement Dublin III, les autorités hongroises seraient responsables de l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, étant donné que ce dernier se serait vu délivrer un permis de séjour par les autorités en question.
Après avoir cité l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, le délégué du gouvernement soutient que le demandeur resterait en défaut de démontrer l’existence de défaillances systémiques en Hongrie, empêchant ainsi son transfert vers ce pays. Dans ce contexte, il souligne, en substance, que le demandeur n’aurait pas eu la qualité de demandeur de protection internationale lors de son séjour en Hongrie, de même qu’il n’aurait à aucun moment fait état de problèmes particuliers qu’il aurait personnellement rencontrés en Hongrie pour y déposer une demande de protection internationale. Il explique, en substance, que le rapport de l’AIDA, les jurisprudences allemandes, la décision de la « Swedish Migration Agency » et l’arrêt de la CJUE du 13 juin 2024 ne seraient pas pertinents en l’espèce.
Il précise ensuite que le demandeur serait en défaut d’établir que ses droits, tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Hongrie. A cet égard, il se prévaut, en substance, de la même argumentation que celle développée dans le cadre de l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, tout en ajoutant, d’une part, que le demandeur n’aurait pas démontré que, de manière générale, les droits des demandeurs ou des bénéficiaires d’une protection internationale en Hongrie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés dans ce pays, et, d’autre part, que si le demandeur devait estimer que le système d’asile hongrois impliquerait un traitement inhumain et dégradant, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités hongroises, respectivement devant les instances européennes.
Le délégué du gouvernement donne encore à considérer que comme le demandeur n’aurait pas déposé une demande de protection internationale en Hongrie, les autorités hongroises n’auraient pu ni refuser, ni omettre de traiter sa demande de protection internationale. Dans ce contexte, il souligne qu’il ne serait pas démontré qu’en cas d’introduction d’une demande de protection internationale en Hongrie, les autorités hongroises méconnaîtraient son droit à l’examen de sa demande de protection internationale ou refuseraient de lui garantir une protection conformément au droit international et européen.
Quant à la crainte du demandeur de faire l’objet d’un refoulement dans son pays d’origine, le délégué du gouvernement fait plaider que la décision ministérielle déférée n’impliquerait pas un retour dans son pays d’origine, mais désignerait uniquement la Hongrie comme Etat membre responsable du traitement de sa demande d’asile.
Le demandeur n’aurait pas non plus fourni le moindre élément permettant de démontrer que les autorités hongroises ne respecteraient pas le principe de non-refoulement et indique, à cet égard, que la Hongrie serait signataire de la Charte, la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« la Convention torture »). A cela s’ajouterait que si les autorités hongroises devaient néanmoins décider de le rapatrier dans son pays d’origine, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie , il lui serait possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités hongroises, de même qu’en cas d’épuisement des voies de recours internes, il pourrait encore saisir la Cour européenne des droits de l’Homme (« CourEDH »).
Le délégué du gouvernement conclut enfin à l’absence de violation de l’article 17 (1) du règlement Dublin III. Dans ce contexte, il fait plaider, d’une part, que les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte n’auraient pas été violés et, d’autre part, que le demandeur n’aurait pas démontré que son état de santé serait à tel point grave que son transfert risquerait de le détériorer de manière significative et irrémédiable son état de santé, ni qu’il ne pourrait pas être suivi médicalement en Hongrie.
Appréciation du tribunal L’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 12 (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités hongroises pour prendre en charge Monsieur …, prévoit que « Si le demandeur est titulaire d’un titre de séjour en cours de validité, l’Etat membre qui l’a délivré est responsable de l’examen de la demande de protection internationale ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui où le demandeur bénéficie d’un titre de séjour en cours de validité.
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer le demandeur vers la Hongrie et de ne pas examiner sa demande de protection internationale, a été adoptée par le ministre en application de l’article 28 (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 12 (1) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale du demandeur serait la Hongrie en ce que ledit pays avait délivré un titre de séjour en cours de validité et que les autorités hongroises auraient expressément accepté sa prise en charge sur cette base en date du 6 février 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de transférer le demandeur vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Force est ensuite de constater que le demandeur ne conteste pas la compétence de principe de la Hongrie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais invoque, en substance, une violation des articles 3 (2), alinéa 2 et 17 (1) du règlement Dublin III, ainsi que des articles 3 de la CEDH, et 3 et 4 de la Charte.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande, sont prévues, d’une part, par l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17 (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
S’agissant d’abord du moyen du demandeur relatif à l’existence alléguée de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Hongrie et d’une possible violation de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH -, le tribunal rappelle que l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, corollaire de l’article 3 de la CEDH.
La situation visée par ledit article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la Hongrie est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. c. Secretary of State for the Home Department, C-411/10, pt. 78.
règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption - réfragable - que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20196 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause.
Le demandeur remettant en question la présomption du respect par la Hongrie de ses droits fondamentaux tels que consacrés notamment par la CEDH et la Convention de Genève, puisqu’il affirme y risquer de ne pas voir sa demande de protection internationale examinée dans le respect notamment de la directive Procédure, respectivement d’y être confronté à des conditions d’accueil non conformes à la directive Accueil et de ce fait risquer de subir dans ce pays des traitements inhumains et dégradants, voire d’être refoulé dans son pays d’origine alors même que sa vie y serait en danger, il lui incombe dès lors de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
En l’espèce, le demandeur se prévaut à cet égard, d’une part, d’un rapport de l’AIDA de 2023, intitulé « Country Report : Hungary », dont il se dégage notamment que la Hongrie connaît de sérieux problèmes quant à sa politique d’asile et, d’autre part, d’un arrêt de la CJUE du 13 juin 2024, C-123/22, Commission européenne c. Hongrie, ayant condamné la Hongrie pour le défaut d’exécution d’un arrêt du 17 décembre 2020, C-808/18, Commission européenne c. Hongrie, dans lequel la CJUE avait retenu que la Hongrie a violé le droit européen notamment mais pas uniquement en limitant l’accès à la procédure de protection internationale sur son territoire.
Il y a ensuite lieu de relever que la CourEDH a rappelé à plusieurs reprises que l’application du règlement Dublin III ne devait pas conduire à exécuter des renvois entre ses membres avec une confiance aveugle, les Etats qui effectuent un transfert vers un autre pays européen restant en effet responsables du fait que les droits fondamentaux des personnes y soient garantis. Il ressort ainsi de la jurisprudence de la CourEDH que dans certains cas, il ne 3 Ibidem, pt. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pt. 95.
6 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, C-163/17, pt. 91.
peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH ; la présomption selon laquelle les Etats membres respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant pas irréfragable7.
La CJUE, de son côté, a rappelé8 que, dans le cadre du système européen commun d’asile qui repose sur le principe de confiance mutuelle entre les Etats membres, il doit être présumé que le traitement réservé par un Etat membre aux demandeurs d’une protection internationale et aux personnes qui se sont vu accorder une protection subsidiaire est conforme aux exigences de la Charte, de la Convention de Genève ainsi que de la CEDH. Il ne peut, cependant, pas être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un Etat membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs d’une protection internationale soient traités, dans cet Etat, d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux, et notamment avec l’interdiction absolue de traitements inhumains ou dégradants.
La CJUE a, à cet égard, retenu que lorsque la situation générale est connue des autorités de l’Etat membre requérant, il n’y a pas lieu de faire peser toute la charge de la preuve sur le demandeur9.
De son côté, la CourEDH10 a fait essentiellement peser la charge de la preuve sur les autorités nationales par l’utilisation de la formule « lorsqu[e les Etats membres] ne peuvent ignorer » concernant la connaissance d’un risque de violation de l’article 4 de la Charte en raison de défaillances systémiques, formule répétée dans d’autres arrêts11, la CourEDH ayant plus particulièrement retenu qu’il appartient aux autorités de l’Etat requérant, confrontées à des informations fiables, de ne pas se contenter de présumer que le requérant recevrait un traitement conforme aux exigences de la Convention, mais au contraire de s’enquérir, au préalable, de la manière dont les autorités de l’Etat requis appliquaient la législation en matière d’asile en pratique12.
En somme, les jurisprudences de la CourEDH et de la CJUE se rejoignent pour exiger qu’un Etat membre ne procède au transfert d’un demandeur d’asile vers l’Etat membre responsable qu’après s’être assuré que l’intéressé y aura accès à une procédure d’asile réellement appropriée et qu’il ne risquera pas de subir, du fait de son transfert ou dans l’Etat responsable, des traitements inhumains ou dégradants. Ainsi, nonobstant le principe de confiance mutuelle entre Etats membres, l’Etat qui transfère ne peut pas simplement et aveuglement présumer que le demandeur de protection internationale, une fois dans le pays tiers de destination, sera traité conformément aux standards conventionnels ; le cas échéant, confronté à des informations fiables en sens contraire, il doit s’enquérir de la manière dont les autorités de ce pays appliquent effectivement la législation en matière d’asile, mais ne peut en principe ignorer les défaillances générales abondamment décrites de manière fiable.
En l’espèce, tel que relevé ci-avant, le tribunal s’est vu soumettre des éléments 7 CourEDH, 4 novembre 2014, Tarakhel v. Suisse, n° 29317/12 ; CourEDH 21 janvier 2011, M.S.S./Belgique et Grèce, n° 30696/09.
8 CJUE, 19 mars 2019, Jawo, C-163/17 et CJUE, 19 mars 2019, Ibrahim, Sharqawi e.a. et Magamadov, aff. jointes C-297/17, C-318/17, C-319/17 et C-428/17.
9 CourEDH, 21 janvier 2011, M.S.S./Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 352.
10 CJUE, 21 décembre 2011, N. S. e.a., C 411/10 et C 493/10.
11 CJUE, 19 mars 2019, Jawo, C-163/17, pt. 85.
12 CourEDH, 21 janvier 2011, M.S.S./Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 359.
susceptibles de conclure à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale en Hongrie. Il se dégage, en effet, des documents invoqués en cause, et notamment du rapport AIDA, que l’accès à la procédure de protection internationale est limité en Hongrie en ce sens que seuls trois groupes de personnes peuvent directement déposer des demandes de protection internationale sur le territoire hongrois, sans que les personnes transférées en Hongrie dans le cadre du règlement Dublin III ne fassent partie de l’un de ces groupes. Il ne peut dès lors pas être exclu que les personnes transférées vers la Hongrie dans le cadre du règlement Dublin III et surtout celles qui n’y avaient pas encore déposé de demande de protection internationale, tel que c’est le cas du demandeur, se voient refuser, une fois sur le territoire hongrois, l’accès à la procédure d’asile et aux conditions d’accueil au mépris du respect des droits fondamentaux tels que garantis notamment à travers la CEDH.
En outre, il ressort du rapport AIDA, précité, qu’au vu des difficultés rencontrées par les demandeurs de protection internationale retournant en Hongrie dans le cadre de la procédure liée au règlement Dublin III, « A transfer acceptance letter, without concrete individual assurances that a person returned under Dublin will actually be accepted in the asylum procedure in Hungary according to the Asylum Procedures Directive and be provided reception conditions according to the Reception Conditions Directive is not enough. ».
Or, au vu des conclusions tirées dans ce rapport, mis à jour au 31 décembre 2023 et dans la mesure où (i) dans le courrier du 6 février 2024, les autorités hongroises se limitent à accepter la prise en charge de Monsieur … sans assurer qu’il aura accès tant à la procédure d’asile qu’aux conditions d’accueil et (ii) le ministre n’a ni obtenu ni sollicité au préalable de telles garanties auprès desdites autorités dans le chef du demandeur, ce dernier encourt un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte en cas de retour en Hongrie.
Ce constat s’impose d’autant plus que, tel que relevé ci-avant, la Hongrie a été condamnée par la CJUE suivant l’arrêt du 13 juin 2024, précité, parce qu’elle n’avait pas pris les mesures nécessaires notamment en termes d’accès à la procédure de protection internationale, pour exécuter l’arrêt du 17 décembre 2020, Commission européenne contre Hongrie.
Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal arrive à la conclusion que le ministre a, à tort, estimé, sans enquête ou examen plus approfondi du système d’accès à la procédure d’asile et des conditions d’accueil en Hongrie, notamment des personnes transférées dans le cadre du règlement Dublin III, à l’absence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil et que la Hongrie devrait profiter à cet égard de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Sans qu’il n’y ait besoin de statuer plus en avant, il y a, en conséquence, lieu, dans le cadre du recours en réformation, d’annuler la décision déférée et de renvoyer l’affaire devant le ministre en vue d’un examen plus approfondi du système d’accès à la procédure d’asile et des conditions d’accueil en Hongrie au vu des informations discutées ci-avant.
Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare justifié, partant dans le cadre du recours en réformation, annule la décision du ministre des Affaires intérieures du 19 juillet 2024 et renvoie le dossier audit ministre en prosécution de cause ;
condamne l’Etat aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé par :
Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Michel Thai, juge, et lu à l’audience publique extraordinaire du 30 août 2024 par le vice-président, en présence du greffier Marc Warken.
s.Marc Warken s.Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 30 août 2024 Le greffier du tribunal administratif 14