Tribunal administratif N° 50745 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50745 chambre de vacation Inscrit le 15 juillet 2024 Audience publique du 31 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, Luxembourg, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 28 (1), L.18.12.2015)
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50745 du rôle et déposée le 15 juillet 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Lukman ANDIC, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Liban), de nationalité libanaise, demeurant actuellement à L-1734 Luxembourg, 11, rue Carlo Hemmer, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures, erronément attribuée au ministre de l’Immigration et de l’Asile, du 26 juin 2024 de le transférer vers la Suisse comme étant l’Etat responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 25 juillet 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Nur CELIK, en remplacement de Maître Lukman ANDIC et Madame le délégué du gouvernement Linda MANIEWSKI en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique de ce jour.
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Le 21 mai 2024, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent du service de police judiciaire, section criminalité organisée, de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée à la même date par les autorités luxembourgeoises dans la base de données Eurodac révéla que Monsieur … avait auparavant introduit une demande de protection internationale en Suisse le 8 janvier 2024.
Le 23 mai 2024, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer 1 l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
En date du 24 mai 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues suisses une demande de reprise en charge de Monsieur …, basée sur l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III.
Par courrier électronique du 28 mai 2024, les autorités suisses informèrent les autorités luxembourgeoises de leur acceptation de la reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III.
Par décision du 26 juin 2024, notifiée à l’intéressé par courrier recommandé envoyé le lendemain, le ministre des Affaires intérieures, ci-après désigné par le « ministre », informa Monsieur … que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de le transférer dans les meilleurs délais vers la Suisse sur base de l’article 28 , paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« (…) Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 21 mai 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).
En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l'article 18(1)d du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 21 mai 2024 et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 23 mai 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 21 mai 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 8 janvier 2024.
Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat responsable, un entretien 2 Dublin III a été mené en date du 23 mai 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge en vertu de l'article 18(1)d du règlement DIII a été adressée aux autorités suisses en date du 24 mai 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités suisses en date du 28 mai 2024.
2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette compétence revient à un autre Etat.
Dans le cadre d'une reprise en charge, et notamment conformément à l'article 18(1), point d) du règlement DIII, l'Etat responsable de l'examen d'une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge - dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 - le ressortissant de pays tiers ou l'apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d'un autre Etat membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d'un autre Etat membre.
Un Etat n'est pas autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il résulte des recherches effectuées dans le cadre de votre demande de protection internationale que vous avez introduit une demande de protection internationale en Suisse en date du 8 janvier 2024.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Liban le 16 décembre 2023 en avion à destination de la Mauritanie, muni de votre passeport libanais. Depuis la Mauritanie, un passeur aurait organisé votre voyage avec un faux passeport tunisien. Vous auriez pris un avion à destination de la Tunisie, avec une escale à …, où vous seriez descendu de l'avion.
Vous auriez passé huit jours à l'aéroport de Paris, où vous auriez reçu l'ordre de quitter le territoire français. Vous vous seriez ensuite rendu en Suisse, où vous seriez resté du 3 janvier 2024 jusqu'au 21 mai 2024, d'abord dans un centre d'accueil pour réfugiés à …, puis chez 3 votre frère. En Suisse, vous avez introduit une demande de protection internationale qui aurait été rejetée. Vous auriez donc quitté la Suisse suite au rejet de votre demande et vous auriez pris le train pour le Luxembourg, où vous seriez arrivé le 21 mai 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 23 mai 2024, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou fait état d'autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Suisse qui est l'Etat responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, lors de votre entretien Dublin III en date du 23 mai 2024, vous avez mentionné que si vous étiez transféré en Suisse, votre vie serait terminée et vous risqueriez d'être rapatrié au Liban.
Rappelons à cet égard que la Suisse est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Soulignons en outre que la Suisse profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Suisse est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de l'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Suisse sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
En l'occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n'aurait pas fait l'objet d'une analyse juste et équitable, ni que vous n'auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires suisses.
Vous n'avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Suisse ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Dans le cadre de la procédure « Dublin », il ne revient pas aux autorités luxembourgeoises d'analyser les risques d'être soumis à des traitements inhumains au sens de l'article 3 CEDH dans votre pays d'origine, mais dans l'Etat de destination, en l'occurrence la Suisse. Vous ne faites valoir aucun indice que la Suisse ne vous offrirait pas le droit à un recours effectif conformément à l'article 13 CEDH ou que vous n'aviez ou n'auriez pas la possibilité de faire valoir vos droits quant au fond de votre demande devant les juridictions suisses.
Monsieur, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos 4 conditions d'existence en Suisse revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv.
torture.
Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l'exécution du transfert vers la Suisse, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers la Suisse, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s'avérait nécessaire, la Direction générale de l'immigration prendrait en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers la Suisse en informant les autorités suisses conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités suisses n'ont pas été constatées. (…) ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 15 juillet 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 26 juin 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours au fond contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telles que la décision litigieuse, le tribunal est compétent pour statuer sur le recours en réformation introduit en l’espèce, recours qui est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant être arrivé en Europe à l’aide d’un passeur qui aurait organisé 5 son voyage. Il précise, dans ce contexte, avoir pris l’avion en Mauritanie à destination de la Tunisie avec une escale à Paris où il aurait passé huit jours à l’aéroport avant de recevoir l’ordre de quitter le territoire français. Il se serait, par après, rendu en Suisse pour une introduire une demande de protection internationale le 8 janvier 2024, demande qui aurait été rejetée. Il critique la décision ministérielle déférée de le transférer vers la Suisse, en sollicitant du tribunal administratif une analyse plus approfondie des éléments juridiques et factuels à la base de sa demande.
En droit, le demandeur conclut, tout d’abord, à une violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, alors qu’il risquerait d’être victime en Suisse de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, Monsieur … s’emparant, dans ce contexte, de deux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », du 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10 et C-493/10, N. S. e.a., respectivement du 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland.
Sur base d’un article de presse publié sur internet le 26 novembre 2020 et intitulé « Les failles du nouveau système suisse d’asile », d’un article de presse publié sur internet le 28 octobre 2022 et intitulé « En Suisse, des lieux d’hébergement provisoires ouvrent face à la saturation des centres pour demandeurs d’asile », d’un rapport d'Amnesty International publié en mai 2021 et intitulé « Je demande que les requérants d'asile soient traités comme des êtres humains », d’un article de presse publié sur internet le 20 décembre 2023 et intitulé « Suicide d'un jeune réfugié afghan : ses amis, entre tristesse et revendications », ainsi que d’un article de presse publié sur internet le 9 janvier 2023 et intitulé « Après le suicide d’un deuxième requérant à Genève, les milieux de l’asile s’interrogent », le demandeur soutient que la situation des demandeurs d'asile serait devenue très précaire en Suisse, ce qui se matérialiserait, d’une part, par un examen sommaire des demandes de protection internationale par les autorités suisses compétentes, le rejet de sa demande de protection internationale étant, en l’espèce, intervenu à peine 72 heures après son introduction, et, d’autre part, par des conditions d’accueil défaillantes, tant au niveau des centres d’hébergement qu’au niveau de la prise en charge des problèmes de santé.
Le demandeur en conclut que la décision déférée du 26 juin 2024 serait à réformer pour violation de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
Monsieur … conclut encore à la réformation de la décision déférée du 26 juin 2024 en ce qu’il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III. A cet égard, il insiste sur les circonstances de son séjour en Suisse, qu’il qualifie de contraires à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », ainsi qu’à l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte ». Il se prévaut, dans ce contexte, de ses problèmes psychologiques pour lesquels il serait suivi au Luxembourg, prise en charge qui ne pourrait pas être assurée en Suisse en raison d’un manque de spécialistes de la santé mentale, tel que cela ressortirait de l’article de presse, précité, du 9 janvier 2023. Le demandeur en conclut que le ministre, afin d’éviter que le Luxembourg viole ses obligations relevant du droit international public, aurait dû faire usage de la clause de souveraineté prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et se déclarer compétent pour l’examen de sa demande de protection internationale.
6 Après avoir cité un arrêt C-578/16 de la CJUE du 16 février 2017 C.K.H. A.S. c.
Republika Slovenija, le demandeur conclut finalement à une violation de l’article 3 de la CEDH, s’il était transféré vers la Suisse, alors qu’il risquerait d’y être exposé à des traitements inhumains et dégradants. Il fait encore état, dans ce contexte, d’un arrêt du 5 novembre 2019, dans lequel la Cour Européenne des Droits de l'Homme, ci-après désignée par « la CourEDH, qui aurait condamné la Suisse pour violation de l'article 3 CEDH dans le contexte d’un renvoi d'un ressortissant afghan vers son pays d'origine, au motif que le tribunal administratif fédéral suisse n'avait pas procédé à un examen ex nunc suffisamment sérieux des risques que pouvait courir le ressortissant afghan suite à sa conversion, établie et non contestée en l'espèce, en cas de retour en Afghanistan Le demandeur invoque finalement une violation du principe de non-refoulement, ancré d’après lui, en particulier à l’article 3 de la CEDH, en argumentant qu’au regard de son vécu en Suisse, il y courrait le risque d’être à nouveau exposé aux mêmes conditions de vie qu’il qualifie comme étant contraires au prédit article 3 de la CEDH.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
En vertu de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise en charge ou la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Dans ce contexte, il y a lieu de relever qu’en vertu de l’article 1er de l’Accord entre la Confédération suisse et la Communauté européenne relatif aux critères et aux mécanismes permettant de déterminer l’Etat responsable de l’examen d’une demande d’asile introduite dans un Etat membre ou en Suisse du 26 octobre 2004, la Suisse met en œuvre les dispositions du règlement Dublin III dans ses relations avec les Etats membres.
L’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités suisses pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de Monsieur …, prévoit que « L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été 7 rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. […] ».
Il est constant en cause que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de l’article 18, paragraphe (1), d) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par Monsieur …, mais bien la Suisse, Etat dans lequel il a déposé une demande de protection internationale le 8 janvier 2024 et qui a accepté de le reprendre en charge le 28 mai 2024. Ainsi, c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de ne pas examiner la demande de protection internationale déposée au Luxembourg par le demandeur et de le transférer vers la Suisse.
Force est tout d’abord au tribunal de constater que le demandeur ne conteste pas cette compétence de principe des autorités suisses, et, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais soutient que son transfert violerait les articles 3, paragraphe (2) et 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ainsi que l’article 3 de la CEDH.
S’agissant ensuite de l’argumentation du demandeur quant à l’existence, en Suisse, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, le tribunal rappelle qu’en vertu de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que la Suisse est tenue au respect, en adhérant aux textes légaux communautaires et en tant que signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
8 encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile, auquel la Suisse adhère, a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres, ainsi que les Etats y adhérant, peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans son arrêt, précité, du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres et les Etats y adhérant.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne, ainsi que les Etats y adhérant sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, du règlement Dublin III requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.jurad.etat.lu.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
Dans ce contexte, le tribunal relève que s’il ressort des articles de presse et du rapport invoqués par le demandeur qu’en Suisse (i) la procédure administrative précontentieuse en matière de demandes de protection internationale a été réformée en 2019 ayant conduit à une accélération du traitement des dossiers et à une augmentation des annulations judiciaires des décisions prises dans ce contexte, (ii) les capacités d’hébergement ont dû être augmentées au détriment de la qualité de vie des demandeurs de protection internationale et que (iii) des spécialistes de la santé mentale manqueraient pour l’encadrement des demandeurs de protection internationale, il ne se dégage néanmoins pas desdits documents, ni des autres éléments de la cause que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Suisse seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.
Par ailleurs, le tribunal relève que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Suisse, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, ci-après désigné par « UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Suisse dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile suisse qui exposerait les personnes concernées à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
10 Au vu des considérations qui précèdent, le tribunal conclut que le demandeur n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Suisse, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Cependant, si les Etats sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable12.
Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte13, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.14 En l’espèce, le tribunal constate que Monsieur … ne prouve pas que, personnellement et concrètement, ses droits n’auraient pas été respectés en Suisse dans le cadre de sa demande de protection internationale en 2024. A ce titre, le tribunal constate, au contraire, qu’il ressort des déclarations du demandeur lors de son entretien auprès du ministère effectué en date du 23 mai 2024, qu’il a pu déposer une demande de protection internationale en Suisse et y exposer les motifs à la base de ladite demande, tout en ayant été logé dans un foyer15. Monsieur … n’a, par ailleurs, pas fait état de problèmes concernant, d’une part, le traitement de sa demande de protection internationale, - si ce n’est d’affirmer que sa demande aurait été rejetée endéans 3 jours - , tel qu’en l’occurrence le fait qu’il aurait été dans l’impossibilité de faire valoir l’ensemble des motifs à la base de ladite demande, respectivement de pouvoir introduire un recours à l’encontre de ladite décision de refus, et, d’autre part, ses conditions d’hébergement dans une structure d’accueil pour demandeur de protection internationale.
Quant à l’argumentation du demandeur, dans le cadre de son moyen tiré d’une violation autonome de l’article 3 de la CEDH et ayant trait au risque d’être refoulé vers le Liban par les autorités suisses, il échet de préciser que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202316, 12 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
13 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
14 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
15 Page 4 du rapport d’entretien de Monsieur … du 23 mai 2024.
16 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
11 la juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat requis, d’une violation du principe de non-
refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et en ce qui concerne les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
Par ailleurs, et en tout état de cause, la décision déférée n’implique pas un retour vers le pays d’origine de Monsieur …, mais désigne uniquement l’Etat responsable pour le traitement de sa demande de protection internationale, étant souligné que ledit Etat, en l’occurrence la Suisse, a reconnu, par courrier daté du 28 mai 2024, être compétent pour reprendre en charge le demandeur.
Le tribunal relève ensuite que le demandeur reste en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyé arbitrairement dans son pays d’origine par les autorités suisses.
Force est encore au tribunal de constater qu’il ne se dégage pas des éléments produits par le demandeur que si les autorités suisses devaient décider de l’expulser vers le Liban, alors même qu’il y serait exposé à un risque concret et grave pour sa vie, il ne lui serait pas possible de faire valoir ses droits directement auprès des autorités suisses en usant des voies de droit adéquates.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres éléments, il n’est pas établi que compte tenu de sa situation personnelle, le demandeur serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, en cas de transfert vers la Suisse, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, dans ce pays, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
Il suit des considérations qui précèdent que les moyens du demandeur ayant trait à l’existence, dans son chef, d’un risque de subir des traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, respectivement de l’article 3 de la CEDH, en cas de transfert vers la Suisse, sont à rejeter pour manquer de fondement.
S’agissant ensuite du moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette 12 disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres17, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201718.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge19, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration20.
En l’espèce, le demandeur se prévaut de problèmes psychologiques non autrement spécifiés pour lesquels il serait actuellement suivi au Luxembourg et dont la prise en charge ne pourrait pas être assurée en Suisse.
S’agissant de l’absence alléguée de prise en charge médicale en Suisse, le tribunal doit constater que le demandeur est resté en défaut de faire état d’un quelconque problème de santé qui ne pourrait pas faire l’objet d’un traitement en Suisse, voire d’un besoin de traitement médical qui ne pourrait pas lui être prodigué en Suisse. Cette conclusion n’est pas remise en cause par le certificat de la Croix-rouge luxembourgeoise du 10 juillet 2024 suivant lequel Monsieur … bénéficie d’un soutien psychologique depuis le 23 mai 2024, dans la mesure où il ne ressort pas des éléments soumis à l’analyse du tribunal que le demandeur aurait, à un moment donné, infructueusement sollicité l’aide ou l’assistance des autorités suisses en raison de son état de santé et que ledit traitement ne serait pas directement disponible en Suisse.
L’affirmation suivant laquelle le demandeur ne pourrait pas bénéficier d’une prise en charge médicale en Suisse reste dès lors à l’état de pure allégation, conclusion qui n’est pas remise en cause par l’article de presse du 9 janvier 2023 invoqué par le demandeur en ce que ledit article ne fait état que d’un manque de spécialistes de la santé mentale, sans cependant établir l’indisponibilité de toute prise en charge.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, hypothèses non établies dans le chef du demandeur qui déclaré, dans le cadre de son audition du 23 mai 2024 être en bonne santé21, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être 17 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, pt. 65.
18 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 88 et 97.
19 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
20 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n°12 et les autres références y citées.
21 Page 2 du rapport d’entretien de Monsieur … du 23 mai 2024.
13 tenu compte de l’état de santé de Monsieur … lors de l’organisation du transfert vers la Suisse par le biais de la communication aux autorités suisses des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressé exprime son consentement explicite à cet égard.
Il n’est partant pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 31 juillet 2024 par :
Paul Nourissier, vice-président, Olivier Poos, vice-président, Benoît Hupperich, juge, en présence du greffier Lejila Adrovic.
s.Lejila Adrovic s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 31 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 14