Tribunal administratif N° 50741 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50741 chambre de vacation Inscrit le 15 juillet 2024 Audience publique du 31 juillet 2024 Recours formé par Madame …, connue sous différents alias, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
___________________________________________________________________________
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50741 du rôle et déposée le 15 juillet 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Jean-François STEICHEN, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, déclarant être née le … à … (Côte d’Ivoire) et être de nationalité ivoirienne, alias Madame …, déclarant être née le …, actuellement assignée à résidence à L-…, tendant à la réformation, sinon à l’annulation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 3 juillet 2024 de la transférer vers l’Espagne comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 22 juillet 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision critiquée ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Madame le délégué du gouvernement Linda MANIEWSKI en sa plaidoirie à l’audience publique du 31 juillet 2024.
___________________________________________________________________________
Le 19 mars 2024, Madame …, alias Madame …, alias Madame « … », ci-après désignée par « Madame … », introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par le « ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Madame … fut entendue par un agent du service criminalité organisée de la police grand-ducale, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une recherche effectuée le même jour dans la base de données EURODAC révéla que les empreintes de l’intéressée avaient déjà été prélevées en Espagne le 24 octobre 2023.
Le 20 mars 2024, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres 1par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par le « règlement Dublin III ».
Le 25 mars 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues espagnols une demande de prise en charge de Madame … sur le fondement de l’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, ladite demande ayant été acceptée tacitement par les autorités espagnoles en date du 26 mai 2024 conformément à l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III.
Par décision du 3 juillet 2024, notifiée à Madame … par courrier envoyé le lendemain, le ministre informa l’intéressée que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de ne pas examiner sa demande de protection internationale et de la transférer dans les meilleurs délais vers l’Espagne sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 13, paragraphe (1) et de l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 19 mars 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »).
En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 13(1) et 22(7) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférée vers l’Espagne qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 19 mars 2024 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 20 mars 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 19 mars 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 24 octobre 2023.
Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 20 mars 2024.
Sur cette base, une demande de prise en charge sur base de l’article 13(1) du règlement DIII a été adressé aux autorités espagnoles en date du 25 mars 2024, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités espagnoles en date du 26 mai 2024, conformément à l’article 22(7) du règlement DIII.
22. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du règlement DIII, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un Etat membre dans lequel il est entré en venant d’un Etat tiers, cet Etat membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale, conformément à l’article 13(1) du règlement DIII.
La responsabilité de l’Espagne est acquise suivant l’article 22(7) du règlement DIII en ce que l’absence de réponse à l’expiration d’un délai de deux mois équivaut à l’acceptation de la requête, et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée.
Un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, il ressort des résultats du 19 mars 2024 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 24 octobre 2023.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté la Côte d’Ivoire en mai 2023 à destination du Maroc en passant par le Mali et la Mauritanie. Vous seriez restée au Maroc jusqu’en octobre 2023, avant d’embarquer sur un bateau à destination de …, en Espagne, le 17 octobre 2023. Après avoir été transférée par les autorités espagnoles en Andalousie, vous vous seriez rendue cinq mois plus tard en France, où vous auriez séjourné moins d’un jour, avant de vous rendre au Luxembourg, où vous avez déclaré être arrivée le 18 mars 2024.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 20 mars 2024, vous avez mentionné que vous auriez des problèmes psychologiques et physiques. Cependant vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l’Espagne qui est l’Etat responsable pour traiter votre demande de protection 3internationale.
Madame, vous déclarez avoir quitté l’Espagne sans introduire une demande de protection internationale à cause de la langue espagnole. Vous auriez également peur que votre famille vous retrouve en Espagne, qui est plus proche de l’Afrique que le Luxembourg.
Rappelons à cet égard que l’Espagne est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv, torture »).
Il y a également lieu de soulever que l’Espagne est liée par la Directive (UE)2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que l’Espagne profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, l’Espagne est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l’Espagne sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
Madame, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Espagne revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Espagne, d’introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités espagnoles ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes espagnoles, notamment judiciaires.
Les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l’application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même 4si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Pour l’exécution du transfert vers l’Espagne, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers l’Espagne, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transférée. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne en informant les autorités espagnoles conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités espagnoles n’ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 15 juillet 2024, inscrite sous le numéro 50741 du rôle, Madame … a fait introduire un recours tendant à la réformation, sinon à l’annulation de la décision ministérielle précitée du 3 juillet 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours principal en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Il n’y a, dès lors, pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation.
A l’appui de son recours, la demanderesse affirme avoir été contrainte de quitter son pays d’origine au motif qu’elle y aurait subi des actes de persécution et renvoie à cet égard au contenu de sa demande de protection internationale. Elle ajoute qu’elle aurait été livrée à elle-
même en Espagne et que toutes ses demandes de prise en charge, entre autres, médicales auraient été ignorées.
En droit, la demanderesse se prévaut, d’abord, d’une violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par la « CEDH », et de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par la « Charte », en faisant valoir que le seul fait que l’Etat espagnol soit lié ou partie à ces instruments juridiques, de même qu’à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ci-après désignée par la « Convention torture », à la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour 5l’octroi et le retrait de la protection internationale, ci-après la « directive Procédure », et à la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par la « directive Accueil », ne signifierait pas ipso facto que les actions ou actes posés par cet État membre dans le cadre notamment de l’accueil des demandeurs de protection internationale, seraient « en phase » avec les exigences desdits instruments juridiques. Elle conteste, dans ce contexte, l’affirmation du ministre suivant laquelle l’Etat espagnol profiterait de la confiance mutuelle découlant du droit international et du droit de l’Union européenne.
La demanderesse ajoute que l’absence de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par la « CourEDH », et de la Cour de Justice de l’Union européenne, ci-après désignée par la « CJUE », ainsi que l’absence de prise de position du Haut-Commissariat des Nations Unies, désigné ci-après par l’« UNHCR », recommandant la suspension des transferts vers l’Espagne sur base du règlement Dublin III ne prouverait pas non plus de façon certaine que l’Espagne respecterait ses obligations en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale conformément à ses obligations découlant du droit international et du droit de l’Union européenne.
Par rapport au reproche du ministre suivant lequel elle serait restée en défaut de prouver le degré de pénibilité et de gravité de ses conditions d’existence en Espagne qui seraient de nature à constituer une violation de l’article 3 de la CEDH ou encore de l’article 3 de la Convention torture, la demanderesse insiste sur la circonstance qu’elle aurait été livrée à elle-même et confrontée à la barrière linguistique alors qu’elle aurait eu besoin d’une assistance administrative effective. Elle explique que la communication représenterait un élément capital pour le demandeur d’asile qui se trouverait dans une situation de grande précarité de l’information qui serait souvent due à une méconnaissance des langues du pays d’accueil, au manque de familiarité avec le fonctionnement des institutions et à l’absence de réseau social. L’introduction d’une procédure administrative d’un national auprès des autorités administratives locales exigerait d’ailleurs un degré élevé d’alphabétisation et la maîtrise de la langue nationale. Tout en ajoutant que la façon de communiquer avec le demandeur d’asile, de l’informer, de le nommer, de le représenter et de le catégoriser pendant la phase d’accueil aurait de lourdes répercussions sur l’issue de sa procédure administrative ainsi que sur son avenir, la demanderesse affirmant, dans ce contexte, qu’elle n’aurait eu aucune connaissance ni maitrise de la langue espagnole et anglaise et qu’elle ne maîtriserait que la langue française.
Sur base de ces éléments, la demanderesse en conclut que son transfert vers l’Espagne en vue d’y introduire une « procédure administrative pénible et complexe » dans une langue dont elle n’aurait aucune notion, constituerait précisément un cas justifiant l’application par les autorités luxembourgeoises de la clause de souveraineté visée à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.
La demanderesse affirme, ensuite, qu’elle aurait eu besoin d’une prise en charge psychologique et psychiatrique au motif qu’elle aurait subi des viols répétés par son père du fait de son « lesbianisme » et qu’elle aurait également dû subir des avortements en lien avec ces viols. Or, les autorités espagnoles l’auraient laissée seule et se seraient limitées à la transférer dans une structure d’hébergement en Andalousie sans tenir compte de son état de santé, la demanderesse affirmant qu’elle suivrait actuellement un traitement psychologique approprié, de sorte que son transfert vers l’Espagne serait matériellement impossible. Elle en déduit que les autorités espagnoles n’auraient pas respecté leurs obligations découlant des articles 17, 18 et 21 de la directive Accueil, faute de lui avoir fourni, malgré ses demandes, 6une assistance médicale adéquate et effective pour répondre à sa nécessité d’avoir une prise en charge médicale urgente, contrairement aux autorités luxembourgeoises. A défaut d’une quelconque perspective de prise en charge médicale appropriée en Espagne, son transfert dans ce pays violerait les articles 3 de la CEDH, 4 de la Charte et 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III.
La demanderesse se prévaut, ensuite, d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III en reprochant au ministre d’avoir pris sa décision déférée en ayant connaissance de sa situation particulièrement vulnérable liée aux violences physiques qu’elle aurait subies dans son pays d’origine du fait de son homosexualité, lesquelles lui auraient causé de graves conséquences psychologiques.
En dernier lieu, la demanderesse invoque une violation de l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par la « Convention de Genève », au motif que les autorités luxembourgeoises ne disposeraient pas de garanties de la part des autorités espagnoles qu’elle ne fasse pas l’objet d’une décision de refoulement vers son pays d’origine, la Côte d’Ivoire. Elle se prévaut d’un arrêt de la CourEDH du 23 février 2012 dans une affaire H. J. et al. c. Italie qui aurait retenu que l’Etat qui procéderait au refoulement devrait s’assurer que le pays intermédiaire offrirait des garanties suffisantes permettant d’éviter que la personne concernée ne soit expulsée vers son pays d’origine sans une évaluation des risques qu’elle encourt.
La demanderesse cite, dans ce contexte, encore un extrait d’une note de l’UNHCR du 13 septembre 2001, référencée sous le numéro A/AC.96/951 dans laquelle l’importance du principe de non-refoulement aurait été rappelé, ainsi que d’un arrêt de la CEDH du 21 janvier 2011 dans une affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce, référencée sous le numéro 30696/09, dont la solution aurait été reprise par la CJUE dans son arrêt N.S. du 21 décembre 2011, dans lequel la CourEDH aurait conclu à une violation de l’article 3 de la CEDH par la Belgique pour avoir omis de vérifier que le demandeur d’asile ne risquait pas de subir des traitements inhumains ou dégradants dans le pays d’accueil avant de procéder à son transfert.
Sur base de tous ces éléments, la demanderesse conclut à la réformation de la décision ministérielle déférée.
Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
Il y a lieu de relever que l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 dispose que : « Si, en application du règlement (UE) n° 604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
7L’article 13, paragraphe (1) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités espagnoles pour procéder à l’examen de la demande de protection internationale de la demanderesse, prévoit que « Lorsqu’il est établi, sur la base de preuves ou d’indices tels qu’ils figurent dans les deux listes mentionnées à l’article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d’un État membre dans lequel il est entré en venant d’un État tiers, cet État membre est responsable de l’examen de la demande de protection internationale. Cette responsabilité prend fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière. ».
Il suit de cette disposition que l’Etat responsable du traitement de la demande de protection internationale est celui dont le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière en provenance d’un pays tiers, cette responsabilité prenant fin douze mois après la date du franchissement irrégulier de la frontière.
Enfin, l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III prévoit que « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois [à compter de la date de réception de la requête de prise en charge] et du délai d’un mois [lorsque l’Etat membre requérant a invoqué l’urgence] équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée. ».
Le tribunal constate de prime abord qu’il est constant en cause que la décision de transférer la demanderesse vers l’Espagne et de ne pas examiner sa demande de protection internationale a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des articles 13, paragraphe (1) et 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, au motif que l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale de la demanderesse serait l’Espagne, en ce qu’elle avait franchi irrégulièrement la frontière espagnole en date du 24 octobre 2023 et que les autorités espagnoles avaient accepté tacitement sa prise en charge le 26 mai 2024, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de la transférer vers ledit Etat membre et de ne pas examiner sa demande de protection internationale.
Force est ensuite de constater que la demanderesse ne conteste pas la compétence de principe de l’Espagne, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais invoque, en substance, l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au sens de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, ainsi que, de manière plus générale, le risque de subir des traitements inhumains et dégradants contraires aux articles 3 de la CEDH, 3 de la Convention torture, et 4 de la Charte, auquel elle serait exposée en cas de transfert vers l’Espagne, la demanderesse invoquant encore une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et 33 de la Convention de Genève.
A cet égard, le tribunal précise que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en 8poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III prévoit ce qui suit :
« Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable. ».
Force est au tribunal de constater que cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé1.
A cet égard, le tribunal relève que l’Espagne est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève, et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard2. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants3.
Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – 1 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point 92.
2 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., point 78.
3 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
9que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient à la demanderesse de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées4. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile5, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives6, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE7, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20178.
Quant à la preuve à rapporter par la demanderesse, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 20199 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine10. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant11.
4 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
5 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, point 95.
6 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
7 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
8 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
9 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 91.
10 Ibid., pt. 92.
11 Ibid., pt. 93.
10En l’espèce, le tribunal constate que la demanderesse se borne à affirmer qu’en Espagne ses droits ne seraient pas garantis, sans fournir le moindre élément de preuve à l’appui de cette simple affirmation, tel que notamment des rapports internationaux. Elle n’a, en effet, produit aucun élément probant qui permettrait de retenir, de manière générale, l’existence de défaillances systémiques en Espagne, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale et le traitement des demandes de protection internationale y seraient caractérisés par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation contraire à l’article 4 de la Charte.
Il ressort, au contraire, des déclarations de la demanderesse qu’elle a bénéficié, à son arrivée en Espagne, d’un logement dans une résidence à Fuerteventura pendant 2 semaines et ensuite dans la région de l’Andalousie pendant 5 mois avec d’autres femmes et que c’est l’intéressée elle-même qui a décidé de quitter l’Espagne pour se rendre d’abord à Paris et ensuite en Belgique, sinon au Luxembourg12. La demanderesse n’est, dès lors, ni fondée à reprocher aux autorités espagnoles de l’avoir laissée sans aucune assistance et d’avoir ignoré toutes ses démarches, ni fondée à soutenir qu’elle aurait, de ce point de vue, été livrée à elle-
même, étant relevé que la demanderesse reste en défaut de démontrer lesdites démarches, respectivement les refus qu’elle affirme avoir essuyés.
Par ailleurs, le tribunal relève que la demanderesse n’invoque aucune décision de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Espagne, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. La demanderesse ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Espagne de ressortissant ivoiriens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile espagnole qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte et 3 de la CEDH.
D’ailleurs, l’Espagne est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention torture, de la Convention de Genève, ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, est censée en appliquer les dispositions.
Au vu des considérations qui précèdent et à défaut d’un quelconque élément soumis à son appréciation, le tribunal conclut que la demanderesse n’a pas rapporté la preuve de l’existence, en Espagne, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte et 3 de la CEDH, empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers ce pays.
Le moyen fondé sur une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa (2) du règlement Dublin III, ensemble l’argumentation de la demanderesse fondée sur une violation alléguée par les autorités espagnoles des dispositions de la directive 17 (Règles générales relatives aux conditions matérielles d’accueil et aux soins de santé), 18 (Modalités des conditions matérielles d’accueil) et 21 (Principe général [quant aux personnes vulnérables]) de la directive Accueil, encourt, dès lors, le rejet.
12 Rapport d’entretien du 20 mars 2024, page 4.
11 Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.13 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte14, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.15 En l’espèce, la demanderesse se prévaut (i) du fait qu’elle ne parlerait pas espagnol, (ii) d’une crainte que sa famille puisse la retrouver plus facilement en Espagne qu’au Luxembourg, (iii) ainsi que de son état de santé pour s’opposer, dans son cas particulier, à son transfert vers l’Espagne.
Par rapport aux déclarations de la demanderesse suivant lesquelles elle ne souhaite pas retourner en Espagne pour y introduire une demande de protection internationale et la voir traiter par cet Etat membre au motif qu’elle ne parlerait pas la langue espagnole, ce qui rendrait sa tâche plus difficile, le tribunal retient que ces difficultés alléguées d’apprentissage de la langue espagnole relèvent, au contraire, de motifs de pure convenance personnelle16. Il ressort d’ailleurs expressément de l’arrêt Jawo de la CJUE daté du 19 mars 2019, précité, que le « seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’État membre requérant que dans l’État membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier État membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte »17. Dès lors, le seul fait que la demanderesse maîtriserait uniquement la langue française – une des langues officielles du Luxembourg – n’est pas de nature à s’opposer à son transfert vers l’Espagne dont elle affirme ne pas parler la langue.
Le motif soulevé par la demanderesse pour s’opposer à son transfert vers l’Espagne et portant sur sa peur alléguée d’être retrouvée par sa famille compte tenu de la proximité géographique de l’Espagne avec l’Afrique est également à rejeter, alors que le risque invoqué 13 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
14 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 65 et 96.
15 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 88.
16 Trib. adm., 19 mars 2024, n° 50078 du rôle ; trib. adm., 21 février 2024, n° 49992 du rôle, disponibles sur le site www.justice.public.lu 17 Point 97.
12doit, en l’état actuel du dossier, être considéré comme étant purement hypothétique. Cette seule crainte n’est, en effet, pas de nature à s’opposer, en tant que telle, au transfert de la demanderesse vers l’Espagne, dans la mesure où elle n’établit pas l’existence d’un risque avéré dans son chef de subir des traitements inhumains ou dégradants en Espagne. Pour le surplus, le tribunal retient que les circonstances tirées du vécu de la demanderesse dans son pays d’origine sont justement des éléments à prendre, le cas échéant, en considération dans le cadre d’une demande de protection internationale qu’il appartient à l’Espagne de traiter, tel que retenu ci-avant.
Enfin, par rapport à l’état de santé de la demanderesse, le tribunal relève que dans son arrêt, précité, du 16 février 2017, la CJUE a mis en évidence le fait, en ce qui concerne les conditions d’accueil et les soins disponibles dans l’Etat membre responsable du traitement de la demande de protection internationale, que les Etats membres liés par la directive Accueil sont tenus, y compris dans le cadre de la procédure au titre du règlement Dublin III, conformément aux articles 17 à 19 de cette directive, de fournir aux demandeurs d’asile les soins médicaux et l’assistance médicale nécessaires comportant, au minimum, les soins urgents et le traitement essentiel des maladies et des troubles mentaux graves : « Dans ces conditions, et conformément à la confiance mutuelle que s’accordent les États membres, il existe une forte présomption que les traitements médicaux offerts aux demandeurs d’asile dans les États membres seront adéquats […] ». Elle a retenu ensuite que « […] dans des circonstances dans lesquelles le transfert d’un demandeur d’asile, présentant une affection mentale ou physique particulièrement grave, entraînerait le risque réel et avéré d’une détérioration significative et irrémédiable de son état de santé, ce transfert constituerait un traitement inhumain et dégradant, au sens [de l’article 4 de la Charte]. En conséquence, dès lors qu’un demandeur d’asile produit, en particulier dans le cadre du recours effectif que lui garantit l’article 27 du règlement Dublin III, des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, les autorités de l’État membre concerné, y compris ses juridictions, ne sauraient ignorer ces éléments. Elles sont, au contraire, tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci. […] »18. Dans une telle situation, il appartiendra aux autorités concernées « […] d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne. Dans l’hypothèse où, compte tenu de la particulière gravité de l’affection du demandeur d’asile concerné, la prise desdites précautions ne suffirait pas à assurer que son transfert n’entraînera pas de risque réel d’une aggravation significative et irrémédiable de son état de santé, il incombe aux autorités de l’État membre concerné de suspendre l’exécution du transfert de l’intéressé, et ce aussi longtemps que son état ne le rend pas apte à un tel transfert […] » 19.
Ainsi, cet arrêt concerne l’hypothèse particulière suivant laquelle un demandeur de protection internationale produit des éléments objectifs, tels que des attestations médicales établies au sujet de sa personne, de nature à démontrer la gravité particulière de son état de santé et les conséquences significatives et irrémédiables que pourrait entraîner un transfert sur celui-ci, hypothèse dans laquelle les autorités de l’Etat membre procédant au transfert doivent 18 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, points 74 et 75.
19 Ibid., points 76 à 85 et point 96.
13prendre les précautions spécifiques afin de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de la personne concernée, telles que, par exemple, l’obtention, de la part de l’Etat membre responsable, de la confirmation que les soins indispensables seront disponibles à l’arrivée.20 En l’espèce, la demanderesse a indiqué lors de son entretien auprès du ministère en date du 20 mars 2024 qu’elle serait affectée psychologiquement et physiquement depuis l’âge de 15 ans au motif qu’elle aurait été violée par son père et dû avorter plusieurs fois par la suite, de même que son homosexualité ne serait pas acceptée par sa famille21.
Il ressort d’un document établi par la Croix-rouge luxembourgeoise le 9 juillet 2024, intitulé « Certificat : Attestation de suivi psychologique », que la demanderesse bénéficie d’un suivi psychologique intensif depuis le 15 avril 2024, à raison de 1 à 2 fois par semaine pour une durée indéterminée. Un « rapport médical spécialisé » établi par la « Cellule santé des DPI » de la Direction de la Santé, non daté, renseigne, quant à lui, que la demanderesse suit un traitement psychiatrique ambulatoire depuis avril 2024, qu’il existe des antécédents de problèmes de sommeil, d’apathie et d’humeur dépressive et qu’elle a été diagnostiquée d’un trouble de stress post-traumatique.
Or, à défaut d’autres éléments soumis à son appréciation, le tribunal ne saurait conclure à partir de ces seuls éléments – et sans remettre en cause la matérialité des faits hautement condamnables dont elle affirme avoir été victime – que l’état de santé de la demanderesse serait d’une gravité telle qu’il atteindrait le seuil fixé par la CJUE, en ce sens que son transfert, en tant que tel, vers l’Espagne lui ferait courir un risque réel et avéré de voir son état de santé se détériorer significativement et irrémédiablement, alors que le traitement actuellement suivi par la demanderesse consiste en un suivi psychologique et en la prise de deux médicaments qui « amélior[e]nt l’humeur » qui ont pour effet que « La patience se sent mieux avec le traitement » d’après le susdit rapport de la Direction de la Santé.
La demanderesse est également restée en défaut de verser une quelconque pièce, voire un quelconque indice concret, susceptible de laisser conclure qu’elle ne pourrait pas bénéficier en Espagne d’un traitement médical approprié.
Enfin, et même à admettre que la demanderesse ne puisse pas accéder au système de santé espagnol afin de pouvoir y bénéficier d’un soutien psychologique en tant que demandeur de protection internationale, quod non, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités espagnoles en usant des voies de droits internes, voire devant les instances européennes adéquates.
A toutes fins utiles, il convient encore de souligner que le règlement Dublin III ne s’oppose pas au transfert des personnes vulnérables, à savoir les personnes handicapées, les personnes âgées, les femmes enceintes, les mineurs et les personnes ayant été victimes d’actes de torture, de viol ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, mais prévoit dans son article 32, paragraphe (1), premier alinéa une obligation à charge de l’Etat membre procédant au transfert de transmettre à l’Etat membre responsable des informations relatives aux besoins particuliers de la personne à transférer aux seules fins de l’administration de soins ou de traitements médicaux, et avec le consentement explicite de la personne concernée, de sorte qu’en cas de besoin, il pourra être tenu compte de l’état de santé 20 Ibid., point 83.
21 Rapport d’entretien du 20 mars 2024, page 2.
14de la demanderesse lors de l’organisation du transfert vers l’Espagne par le biais de la communication aux autorités espagnoles des informations adéquates, pertinentes et raisonnables le concernant conformément aux articles 31 et 32 du règlement Dublin III, à condition que l’intéressée exprime son consentement explicite à cet égard22.
En conséquence, le moyen tiré d’une violation des articles 3 de la CEDH, 3 de la Convention torture et 4 de la Charte est à rejeter pour être non fondé.
Quant au moyen tiré d’une violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, au motif de la non-application de la clause discrétionnaire y inscrite, il y a lieu de relever que ledit article prévoit ce qui suit : « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. […] ».
A cet égard, le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres23, le caractère facultatif du recours à la disposition en question ayant encore été souligné dans l’arrêt, précité, de la CJUE du 16 février 201724.
Un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend toutefois pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge25, le juge administratif étant appelé, en matière de recours en réformation, non pas à examiner si l’administration est restée à l’intérieur de sa marge d’appréciation, une telle démarche s’imposant en matière de recours en annulation, mais à vérifier si son appréciation se couvre avec celle de l’administration et, dans la négative, à substituer sa propre décision à celle de l’administration26.
En l’espèce, la demanderesse invoque en substance, dans ce contexte, la même argumentation que celle développée à l’appui de son moyen tiré de la violation des articles 3 (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Or, dans la mesure où cette argumentation a été rejetée ci-avant et que d’autres considérations n’ont pas été mises en avant par la demanderesse sous cet aspect pour infirmer le constat afférent du tribunal, celui-ci conclut qu’il n’est pas établi que le ministre se serait mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, en ne faisant pas usage de la clause discrétionnaire prévue à l’article 17, paragraphe (1), précité, du règlement Dublin III, de sorte que le moyen afférent encourt le rejet.
En ce qui concerne, en dernier lieu, la crainte d’un refoulement vers la Cote d’Ivoire, force est d’abord de souligner que suivant un arrêt de la CJUE du 30 novembre 202327, la 22 Ibidem.
23 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.
24 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, points 88 et 97.
25 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 60 et les autres références y citées.
26 Cour adm., 23 novembre 2010, n° 26851C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en réformation, n° 12 et les autres références y citées.
27 CJUE, 30 novembre 2023, affaires jointes C-228/21, C-254/21, C-297/21, C-315/21 et C-328/21.
15juridiction de l’Etat membre requérant, saisie d’un recours contre une décision de transfert, ne peut examiner s’il existe un risque, dans l’Etat membre requis, d’une violation du principe de non-refoulement auquel le demandeur de protection internationale serait soumis à la suite de son transfert vers cet Etat membre, ou par suite de celui-ci, lorsque, tel que c’est le cas en l’espèce, cette juridiction ne constate pas l’existence, dans l’Etat membre requis, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale. Des divergences d’opinion entre les autorités et les juridictions de l’Etat membre requérant, d’une part, et celles de l’Etat membre requis, d’autre part, en ce qui concerne l’interprétation des conditions matérielles de la protection internationale n’établissent pas l’existence de défaillances systémiques.
En tout état de cause, et au-delà du constat que le tribunal n’a pas retenu l’existence de défaillances systémiques en Espagne, le tribunal constate, d’une part, que la décision entreprise n’implique pas un retour au pays d’origine, mais désigne uniquement l’Etat membre responsable pour le traitement de la demande d’asile, soit en l’espèce l’Espagne, et, d’autre part, que la demanderesse est restée en défaut d’étayer concrètement l’existence, dans son chef, d’un risque d’être renvoyée arbitrairement en Côte d’Ivoire par les autorités espagnoles.
L’argumentation ayant trait à une violation du principe de non-refoulement est, au vu des développements faits ci-avant, à rejeter pour ne pas être fondée.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, le recours est à rejeter pour être non fondé.
Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours principal en réformation en la forme ;
au fond le dit non justifié, partant en déboute ;
dit qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le recours subsidiaire en annulation ;
condamne la demanderesse aux frais et dépens de l’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 31 juillet 2024 par :
Paul Nourissier, vice-président, Olivier Poos, vice-président, Benoît Hupperich, juge, en présence du greffier Lejila Adrovic.
s.Lejila Adrovic s.Paul Nourissier Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 31 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 16