Tribunal administratif N°50669 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:50669 chambre de vacation Inscrit le 1er juillet 2024 Audience publique du 24 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre des Affaires intérieures en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)
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JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 50669 du rôle et déposée le 1er juillet 2024 au greffe du tribunal administratif par Maître Max LENERS, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Cameroun), de nationalité camerounaise, actuellement assigné à résidence à …, sise à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre des Affaires intérieures du 14 juin 2024 de le transférer vers la Belgique comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de sa demande de protection internationale ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 10 juillet 2024 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment la décision entreprise ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport, et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul REITER en sa plaidoirie à l’audience publique de ce jour.
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Le 3 mai 2024, Monsieur … introduisit auprès du ministère des Affaires intérieures, direction générale de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, désignée ci-après par la « loi du 18 décembre 2015 ».
Le même jour, Monsieur … fut entendu par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section …, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.
Une vérification faite à cette occasion dans les bases de données du Centre de coopération policière et douanière (CCPD) révéla, d’une part, que Monsieur … avait introduit une demande de protection internationale en Belgique en date du 2 octobre 2016, demande qui fut déclarée non fondée le 25 février 2020 et, d’autre part, qu’une décision de retour avait été prise à son encontre le 13 janvier 2021.
Une recherche effectuée à la même date dans la base de données EURODAC révéla, par ailleurs, que l’intéressé avait précédemment introduit trois demandes de protection 1internationale, à savoir une en Italie en date du 29 décembre 2015 et deux en Belgique en date des 12 octobre 2016 et 19 mars 2019.
Le 7 mai 2024 Monsieur … fut entendu par un agent du ministère en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».
Le 14 mai 2024, les autorités luxembourgeoises adressèrent à leurs homologues belges une demande de reprise en charge de Monsieur … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point b) du règlement Dublin III, demande qui fut acceptée par ces derniers par courrier électronique du 23 mai 2024 sur base de l’article 18, paragraphe (1), point c) du même règlement.
Par décision du 14 juin 2024, notifiée à l’intéressé en mains propres le 17 juin 2024, le ministre informa Monsieur … du fait que le Grand-Duché de Luxembourg avait pris la décision de le transférer dans les meilleurs délais vers la Belgique sur base de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et des dispositions de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, ladite décision étant libellée comme suit :
« […] Vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 3 mai 2024 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l’article 28(1) de la loi précitée et des dispositions de l’article 18(1)c du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n’examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transféré vers la Belgique qui est l’Etat membre responsable pour traiter cette demande.
Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s’appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.
En mains le rapport de Police Judiciaire du 3 mai 2024 et le rapport d’entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 7 mai 2024.
1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 3 mai 2024, vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg.
La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 29 décembre 2015 et deux demandes de protection internationale en Belgique en date des 12 octobre 2016 et 19 mars 2019.
2Afin de faciliter le processus de détermination de l’Etat responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 7 mai 2024.
Sur cette base, une demande de reprise en charge sur base de l’article 18(1)b du règlement DIII a été adressée aux autorités belges en date du 14 mai 2024, demande qui fut acceptée par lesdites autorités belges en date du 23 mai 2024, conformément à l’article 18(1)c du Règlement DIII.
2. Quant aux bases légales En tant qu’Etat membre de l’Union européenne, l’Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l’Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.
S’il ressort de cet examen qu’un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction générale de l’immigration rend une décision de transfert après que l’Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.
Aux termes de l’article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n’est pas responsable pour le traitement d’une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.
Dans le cadre d’une reprise en charge, et notamment conformément à l’article 18(1), point c) du règlement DIII, l’Etat responsable de l’examen d’une demande de protection internationale en vertu du règlement est tenu de reprendre en charge, dans les conditions prévues aux art. 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui a présenté une demande dans un autre Etat membre ou se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre.
Par ailleurs, un Etat n’est pas autorisé à transférer un demandeur vers l’Etat normalement responsable lorsqu’il existe des preuves ou indices avérés qu’un demandeur risquerait dans son cas particulier d’être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») ou 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte UE »).
3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l’espèce, la comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale en Italie en date du 29 décembre 2015 et deux demandes en Belgique en date des 12 octobre 2016 et 19 mars 2019.
Selon vos déclarations, vous auriez quitté le Cameroun aux alentours du 15 septembre 2013, traversant successivement le Niger, le Nigeria, et l’Algérie. Ensuite vous auriez tenté d’entrer au Maroc, sans succès, alors vous seriez retourné en Algérie. En 2015, 3vous auriez atteint la Libye, où vous déclarez avoir embarqué sur un bateau clandestin en direction de l’Italie.
Arrivé en Italie, vous avez introduit une demande de protection internationale, qui aurait été rejetée quelques mois plus tard. Vous déclarez alors avoir quitté l’Italie pour vous rendre en Belgique, où vous avez introduit une demande de protection internationale en date du 12 octobre 2016. Malgré une réponse défavorable, vous déclarez être resté en Belgique, travaillant au noir pour subvenir à vos besoins.
Après deux années, vous avez introduit une nouvelle demande de protection internationale à Bruxelles le 19 mars 2019. Vous affirmez n’avoir jamais reçu de réponse en raison des restrictions liées à la pandémie de COVID-19 et de la fermeture des bureaux d’immigration. Vous seriez alors resté en Belgique jusqu’au 3 mai 2024, date à laquelle vous avez pris un train en direction du Luxembourg.
Lors de votre entretien Dublin III en date du 7 mai 2024, vous avez mentionné souffrir de douleurs dentaires, de douleurs aux chevilles, ainsi que de problèmes de santé mentale.
Cependant, vous n’avez fourni aucun élément concret sur votre état de santé ou fait état d’autres problèmes généraux empêchant un transfert vers la Belgique qui est l’Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous déclarez ne pas vouloir retourner en Italie ou en Belgique en raison des souffrances que vous y avez endurées.
Rappelons à cet égard que la Belgique est liée à la Charte UE, et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).
Il y a également lieu de soulever que la Belgique est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).
Soulignons en outre que la Belgique profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu’elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière.
Par conséquent, la Belgique est présumée respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l’article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l’interdiction des mauvais traitements ancrée à l’article 3 CEDH et à l’article 3 Conv. torture.
Par ailleurs, il n’existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu’il n’existe aucune recommandation de l’UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers la Belgique sur base du règlement (UE) n° 604/2013.
4En l’occurrence, vous ne rapportez pas la preuve que votre demande de protection internationale n’aurait pas fait l’objet d’une analyse juste et équitable, ni que vous n’auriez pas les moyens de faire valoir vos droits, notamment devant les autorités judiciaires belges.
Vous n’avez fourni aucun élément susceptible de démontrer que la Belgique ne respecterait pas le principe de non-refoulement à votre égard et faillirait à ses obligations internationales en vous renvoyant dans un pays où votre vie, votre intégrité corporelle ou votre liberté seraient sérieusement menacées.
Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Il n’existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l’article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l’examen au fond de votre demande de protection internationale.
Il convient encore de souligner qu’en vertu de l’article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d’un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d’un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l’application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.
Il ne ressort pas de l’ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l’article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.
Monsieur, vous n’avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d’existence en Belgique revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu’elles seraient constitutives d’un traitement contraire à l’article 3 CEDH ou encore à l’article 3 Conv. torture.
Pour l’exécution du transfert vers la Belgique, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l’objet d’une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.
Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l’exécution de votre renvoi vers la Belgique, l’exécution du transfert serait suspendue jusqu’à ce que vous seriez à nouveau apte à être transféré. Par ailleurs, si cela s’avère nécessaire, la Direction générale de l’immigration prendra en compte votre état de santé lors de l’organisation du transfert vers la Belgique en informant les autorités belges conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.
5D’autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités françaises n’ont pas été constatées. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 1er juillet 2024, Monsieur … a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle, précitée, du 14 juin 2024.
Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, le tribunal est compétent pour connaître du recours en réformation sous analyse, lequel est encore recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
A l’appui de son recours, le demandeur expose les faits et rétroactes gisant à la base de la décision déférée, en expliquant plus particulièrement avoir quitté son pays d’origine, le Cameroun, en date du 15 septembre 2013 et, après avoir traversé le Niger, le Nigeria et l’Algérie, être arrivé à bord d’une embarcation clandestine en Italie. Après le refus de la demande de protection internationale qu’il y aurait introduite, il aurait quitté l’Italie et se serait rendu en Belgique, où il aurait introduit une autre demande de protection internationale, laquelle aurait toutefois été déclarée non fondée le 12 octobre 2016. Malgré ce refus des autorités belges, il serait néanmoins resté en Belgique et y aurait travaillé au noir pour subvenir à ses besoins. Le 19 mars 2019, il aurait introduit une nouvelle demande de protection internationale dans ce même pays, demande qui n’aurait toutefois jamais connu de réponse. Il aurait fini par prendre le train pour se rendre au Luxembourg où il aurait introduit une itérative demande de protection internationale en date du 3 mai 2024.
En droit, et après avoir cité un extrait d’un arrêt du 21 décembre 2011, N. S. c.
Secretary of State for the Home Department, et M. E. et autres c. Refugee Applications Commissioner et Minister for Justice, Equality and Law Reform, rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », le demandeur conclut à une violation, par la décision déférée, de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, au motif qu’un transfert vers la Belgique l’exposerait à un risque de subir des traitements inhumains ou dégradants au sens des articles 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après désignée par « la Charte », et 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH ».
Sur base de la considération que la présomption selon laquelle les Etats-membres respectent, dans le cadre des transferts de demandeurs de protection internationale en vertu du règlement Dublin III, les droits fondamentaux desdites personnes, serait réfragable, tel que confirmé par la doctrine, ainsi que par la jurisprudence de la CJUE, le demandeur fait, tout d’abord, valoir ne pas contester la compétence de principe des autorités belges, mais s’opposer à son transfert, alors que celui-ci entraînerait, dans son chef, un risque réel et avéré de subir des traitements inhumains ou dégradants. Il explique, dans ce contexte, risquer de ne pas disposer de logement en cas de transfert vers la Belgique, alors même que le fait de disposer d’un logement, respectivement d’un hébergement serait une condition importante non seulement pour sa vie privée, mais également pour le traitement humain.
Dans ce cadre, Monsieur … fait valoir que le principe relatif à l’importance du logement serait souligné par la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par « la directive Accueil », laquelle prévoirait que les 6dispositions contenues dans son l’article 17 fixant les « normes pour l’accueil des demandeurs qui suffisent à leur garantir un niveau de vie digne et des conditions de vie comparables dans tous les Etats membres » y compris un droit au logement prévu à l’article 2, point g) de ladite directive, seraient obligatoires et immédiates dès l’introduction d’une demande de protection internationale. Le demandeur en conclut, jurisprudence de la CJUE et doctrine à l’appui, qu’il n’existerait pas de « période initiale » au cours de laquelle des conditions d’accueil moins favorables seraient admissibles. Par ailleurs, les modalités des conditions matérielles d’accueil seraient précisées à l’article 18 de la directive Accueil, ainsi que par la jurisprudence de la CJUE, surtout dans le contexte de l’article 20, paragraphe (4) de ladite directive.
Il se réfère encore, à cet égard, à un rapport de l’« Asylum Information Database » (« AIDA ») de 2023, intitulé « Country Report : Belgium », ainsi qu’à une lettre de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe envoyée au secrétaire d’Etat belge à l’asile et à la migration en date du 13 décembre 2022, à deux articles de presse des 3 août et 26 octobre 20231, à une lettre de quatre rapporteurs spéciaux des Nations Unies adressée au gouvernement belge en date du 30 mars 2023, ainsi qu’à une déclaration et à une campagne de l’organisation non gouvernementale « Amnesty International » des mois d’octobre et de décembre 2023, pour en conclure que l’accès à l’hébergement et au logement ne serait, en Belgique, pas donné pour une grande partie des demandeurs de protection internationale et plus particulièrement ceux de sexe masculins, arrivant seuls.
Le demandeur explique ensuite que dans la mesure où la directive Accueil serait également applicable en Belgique, le ministre pourrait argumenter qu’il devrait, en cas de refus d’hébergement des autorités belges, se retourner vers les autorités judiciaires dudit pays afin de « forcer » l’Etat belge à l’héberger, de sorte que le risque d’un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 4 de la Charte dans son chef ne serait que minime. Or, l’Etat belge n’appliquerait pas toujours les ordonnances de référé lui enjoignant d’héberger en urgence les demandeurs de protection internationale sans ressources, et ce en violation de l’article 6, paragraphe (1) de la CEDH, le demandeur s’appuyant à cet égard de nouveau sur le prédit rapport AIDA, ainsi que sur un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après désignée par « la CourEDH », n°49255/22, CAMARA c. Belgique du 18 juillet 2023.
Finalement, le demandeur, en se référant à un arrêt n° 29217/12, Tarakhel c. Suisse rendu le 4 novembre 2014 par la CourEDH, reproche au ministre de ne pas avoir recherché, lors de la prise de la décision litigieuse, auprès des autorités belges des garanties individuelles afin que l’accès à ses besoins les plus élémentaires soit assuré, tel qu’il lui aurait incombé au regard de l’article 3 de la CEDH et de se retrancher derrière le fait que la Belgique serait liée à la Charte et à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés.
Le demandeur conclut qu’en cas de transfert vers la Belgique, il serait exposé à un risque réel et avéré de subir un traitement inhumain et dégradant au sens des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte et qu’il y aurait lieu de constater que les conditions d’applications de l’article 3 du Règlement Dublin III serait remplies, de sorte que la décision litigieuse serait à réformer.
1 Associated Press, « Belgium asylum shelters will no longer take in single men in order to make room for families ».
The Brussels Time, « Human rights institutions sound the alarm on asylum seekers’ rights in Belgium ».
7Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.
A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le tribunal n’est pas tenu par l’ordre des moyens, tel que présenté par le demandeur, mais détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.
Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 : « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu’un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu’à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».
Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte la prise, respectivement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
L’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, sur base duquel les autorités belges ont accepté la reprise en charge du demandeur prévoit que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25 et 29 le ressortissant de pays tiers ou l’apatride qui a retiré sa demande en cours d’examen et qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre Etat membre […] ».
Le tribunal constate, dans ce contexte, qu’en l’espèce, la décision ministérielle déférée est motivée par les considérations que Monsieur … a déposé deux demandes de protection internationale en Belgique, à savoir en date des 12 octobre 2016 et 19 mars 2019 et que les autorités belges ont accepté de les reprendre en charge le 23 mai 2024 sur base du prédit article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, constat non énervé par le demandeur, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de le transférer vers la Belgique et de ne pas examiner sa demande de protection internationale introduite au Luxembourg.
Il y a ensuite lieu de relever que le demandeur ne conteste ni cette compétence de principe des autorités belges ni, par conséquent, l’incompétence de principe des autorités luxembourgeoises, mais soutient, en substance, que son transfert serait contraire à l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III, ainsi qu’aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte - similaire à l’article 3 de la CEDH - auquel cas le ministre ne peut pas transférer l’intéressé dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, 8paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre de ce faire, ce dernier article n’ayant pas été invoqué par le demandeur.
L’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III dispose que : « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable. ».
L’application de cette disposition par un Etat membre qui a priori n’est pas compétent, présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile, respectivement dans les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans l’Etat membre en principe compétent et qui entraînent, dans le chef de l’intéressé, un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH.
Cette disposition impose dès lors à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, respectivement de l’article 3 de la CEDH.
La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé2.
A cet égard, le tribunal relève que la Belgique est tenue au respect, en tant que membre de l’Union européenne et signataire de ces conventions, des droits et libertés prévus par la CEDH, le Pacte international des droits civils et politiques ou la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés. Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard3. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le 2 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 92.
3 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform., 9législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants4. Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable –que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées5. Dans un arrêt du 16 février 2017, la CJUE a, d’ailleurs, expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile6, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.
Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que suivant la jurisprudence des juridictions administratives7, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE8, des défaillances systémiques au sens de l’article 3, précité, requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 20179.
Quant à la preuve à rapporter par le demandeur, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201910 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, précité, du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à point 78.
4 Ibidem, point. 79 ; voir également : trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur ww.jurad.etat.lu.
5 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.
6 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pt. 95.
7 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur: www.jurad.etat.lu.
8 CJUE, 10 décembre 2013, C-394/12, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, point 62.
9 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16.
10 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
91.
10ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine11. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant12.
Le demandeur remettant en question la présomption du respect par la Belgique des droits fondamentaux, puisqu’il affirme y risquer des traitements inhumains et dégradants, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.
Le tribunal est toutefois amené à retenir qu’en l’espèce, le demandeur reste en défaut de démontrer qu’en cas de retour en Belgique, il risquerait d’encourir un quelconque traitement inhumain ou dégradant au sens des dispositions internationales précitées, respectivement dans le sens retenu par la CJUE, nécessitant, tel que retenu ci-avant, des actes devant revêtir un certain seuil de gravité et entraînant des souffrances physiques ou psychologiques intenses.
En effet, quant à la crainte du demandeur d’être confronté à des défaillances systémiques graves en Belgique qui résulteraient des conditions d’accueil dans ledit pays, Monsieur … dénonçant, à cet égard, plus particulièrement l’absence d’hébergements en faveur des demandeurs de protection internationale, il échet d’abord de constater qu’il ressort certes des documents invoqués par le demandeur, tels qu’énumérés ci-avant, que les autorités belges connaissent depuis un certain temps de sérieux problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, ce qui implique que ceux-ci risquent de se voir confrontés à des difficultés plus ou moins importantes suivant le cas de figure dans lequel ils se trouvent au niveau de l’accès à l’hébergement.
Force est toutefois de constater qu’il ressort également des développements non contestés de la partie étatique que certaines de ces pièces, lesquelles datent de 2023 et même de 202213, ont entretemps été actualisées, dont notamment le rapport AIDA, lequel a été actualisé en mai 2024, de sorte à refléter une situation plus récente et actuelle que celle décrite dans ledit rapport dans sa version de 2023 et dont se prévaut le demandeur. Il convient à cet égard de noter qu’il ressort du rapport AIDA actualisé que si les demandeurs de protection internationale qui ne se sont pas vus attribuer un logement en raison de la pénurie de logements pour demandeurs de protection internationale régnant en Belgique, sont certes inscrits sur des listes d’attente, il en ressort toutefois également que les autorités belges font des efforts constants pour remédier à cette situation, en utilisant notamment d’autres structures pour loger les demandeurs de protection internationale, telles que des maisons de jeunes, par exemple.
Ces efforts de la part des autorités belges ressortent encore d’un jugement du tribunal de céans du 10 juillet 2023, inscrit sous le numéro 49060 du rôle, dans lequel le tribunal a noté ce qui suit :
11 Ibid., pt. 92.
12 Ibid., pt. 93.
13 Lettre du Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe adressée au secrétaire d’Etat belge.
11« […] [I]l se dégage des pièces […] déposées par le délégué du gouvernement, et notamment d’un article publié le 6 juin 2023 sur le site internet « www.rtbf.be », intitulé « Crise de l’accueil : la liste d’attente est de 2.100 personnes », que le nombre de personnes inscrites sur la liste d’attente d’une place d’accueil est passé de 3.000 à 2.100 en l’espace de trois semaines, qu’un dispositif d’accueil d’urgence a été mis en place par la Région bruxelloises, que les services de l’accueil veillent à attribuer une place en fonction d’un ordre chronologique, c’est-à-dire en commençant par les personnes qui attendent depuis plus longtemps, et qu’un ajustement du budget de 2023 en matière d’asile à hauteur de plus de 900 millions d’euros vient d’être approuvé, afin de répondre à la crise, ce montant étant qualifié d’historique par les auteurs de l’article en question, » le tribunal y ayant encore retenu que la Belgique avait connu une baisse récente et significative du nombre de personnes inscrites sur la liste d’attente d’une place d’accueil et que différentes démarches avaient été entreprises par les autorités belges pour faire face aux problèmes rencontrés par elles en matière d’accueil des demandeurs d’asile.
Dans un jugement plus récent datant, quant à lui, du 7 février 2024, inscrit sous le numéro 49986 du rôle, le tribunal a par ailleurs noté, au vu des pièces à sa disposition dont un article publié le 14 décembre 2023 sur le site internet « www.amnesty.be », intitulé « Belgique – Des demandeurs et demandeuses d’asile privés d’hébergement » dont se prévaut également le demandeur, que les autorités belges continuent à ouvrir de nouveaux centres d’accueil, que les personnes qui avaient été laissées sans logement en Belgique ont finalement réussi à avoir un hébergement, certes après plusieurs mois d’attente, et que les demandeurs d’asile sans ressources sont soutenus par des ONG, des activistes et d’autres organisations belges, même si les capacités de ces dernières sont limitées. Le jugement du 7 février 2024 précité a encore retenu que la déclaration du Secrétaire d’Etat belge du 29 août 2023, suivant laquelle l’Etat belge avait décidé de suspendre temporairement l’accueil des hommes seuls, décision également invoquée par le demandeur, n’est, selon ses propres termes, que temporaire et ne permet, dès lors, pas à elle seule de retenir, de manière générale et à l’heure où il avait été appelé à statuer, l’existence, en Belgique, de défaillances systémiques, conclusion qui s’impose également en l’espèce.
Dans ce contexte c’est encore à juste titre que le délégué du gouvernement, en se référant au prédit jugement du 10 juillet 2023, fait plaider que la situation au Luxembourg n’est guère mieux, le tribunal y ayant en effet retenu que le 1er juin 2023, le réseau d’accueil pour demandeurs d’asile en Belgique avait une capacité de 33.917 places, dont 31.851 places étaient occupées, ce qui équivaut à un taux d’occupation de 94 %, taux qui, selon la pièce intitulée « Bilan de l’année 2022 en matière d’asile, d’immigration et d’accueil », qui avait été versée par la partie étatique, est inférieur à celui qui a été observé en 2022 pour les structures d’hébergement luxembourgeoises, à savoir 94,9 %.
Il convient, par ailleurs, de souligner que si le demandeur devait estimer que le système d’aide belge - que ce soit celui offert aux demandeurs de protection internationale ou celui accessible à tous les résidents belges - était à tel point avilissant qu’il impliquerait per se un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 4 de la Charte, respectivement à l’article 3 de la CEDH, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits directement auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates, respectivement devant les instances européennes compétentes ; il en va de même si le demandeur devait estimer que le système belge n’était pas conforme aux normes européennes ; dans ce cas, il lui appartiendrait de faire valoir ses droits sur base de la directive Accueil directement auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates.
12 Ce constat n’est pas énervé par les développements du demandeur relatifs au fait que la Belgique n’aurait pas, dans certains cas, donné suite à des ordonnances de référé lui enjoignant « d’héberger en urgence les demandeurs de protection internationale sans ressources » et ce en violation de l’article 6 de la CEDH, alors qu’il reste en défaut d’alléguer et a fortiori d’établir qu’il aurait fait ou risquerait de faire l’objet d’une telle ordonnance de référé non respectée par l’Etat belge, notamment au regard des récents efforts précités des autorités belges en vue d’augmenter significativement leurs capacités d’accueil.
Le tribunal est dès lors amené à conclure que le demandeur n’apporte pas la preuve que, dans son cas précis, ses droits tels que consacrés par les articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, ne seraient pas garantis en cas de retour en Belgique, ni que, de manière générale, les droits des demandeurs d’une protection internationale ayant retiré leur demande de protection internationale ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés aux Belgique, ou encore que ceux-ci n’y auraient aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates.
A cet égard, le tribunal relève encore que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers la Belgique, voire une demande en ce sens de la part du Haut-Commissariat des Nations Unies, désigné ci-après par « le UNHCR ». Le demandeur ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers la Belgique dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile belge qui l’exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.
Dans ces circonstances, le tribunal retient que le moyen tiré d’une violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III encourt le rejet.
Cependant, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable.14 Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte15, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de 14 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n° 29217/12; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
15 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, n° C-578/16, pts. 65 et 96.
13son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant.16 En l’espèce, le tribunal constate qu’il ne ressort pas des éléments soumis à son appréciation qu’au cours du séjour du demandeur en Belgique, ses conditions d’existence dans ce pays aient atteint un degré de pénibilité et de gravité tel qu’elles puissent être qualifiées de traitement inhumain et dégradant.
Il ne ressort en effet pas des déclarations faites par le demandeur lors de son entretien Dublin III qu’il se serait retrouvé sans hébergement en Belgique, le demandeur s’étant contenté d’affirmer que suite au refus de sa première demande de protection internationale, il serait resté dans ce même pays pour y travailler au noir et ce afin de subvenir à ses besoins.
Par ailleurs, Monsieur … n’a pas non plus fourni des éléments concrets et individuels dont il se dégagerait que nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence de preuve de l’existence, de manière générale, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3 (2) du règlement Dublin III, il serait, en cas de transfert vers ce pays, personnellement exposé au risque que ses besoins existentiels minimaux ne soient pas satisfaits, et ce de manière durable, sans perspective d’amélioration, le tribunal renvoyant, sur ce dernier point, aux développements faits ci-avant quant (i) à la baisse du nombre de personnes inscrites sur la liste d’attente d’une place d’accueil, (ii) aux démarches entreprises par les autorités belges pour faire face aux problèmes rencontrés par elles en matière d’accueil des demandeurs de protection internationale, (iii) au caractère temporaire de la décision des autorités belges de suspendre l’accès aux conditions d’accueil pour les hommes seuls et (iv) à l’aide pouvant être fournie par des ONG, des activistes et d’autres organisations belges.
En tout état de cause, le tribunal rappelle que le demandeur a retiré sa demande de protection internationale introduite en Belgique, les autorités belges ayant en effet, tel que relevé ci-avant accepté sa reprise en charge sur base de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III, précité, disposition visant le retrait par le ressortissant de pays tiers d’une demande de protection internationale introduite dans un Etat membre.
Or, la directive Accueil prévoit explicitement la faculté de « limiter les possibilités d’abus du système d’accueil en précisant les circonstances dans lesquelles le bénéfice des conditions matérielles d’accueil pour les demandeurs peut être limité ou retiré, tout en garantissant un niveau de vie digne à tous les demandeurs »17. L’article 20 de cette directive prévoit, pour sa part, explicitement la possibilité pour les Etats membres notamment de limiter, voire de retirer, le bénéfice des conditions matérielles d’accueil, notamment lorsqu’un demandeur « a) abandonne le lieu de résidence fixé par l’autorité compétente sans en avoir informé ladite autorité ou, si une autorisation est nécessaire à cet effet, sans l’avoir obtenue » ou encore « c) a introduit une demande ultérieure telle que définie à l’article 2, point q), de la directive 2013/32/UE », c’est-à-dire une nouvelle demande de protection internationale « présentée après qu’une décision finale a été prise sur une demande antérieure, y compris le cas dans lequel le demandeur a explicitement retiré sa demande et le cas dans lequel l’autorité responsable de la détermination a rejeté une demande à la suite de son retrait implicite, conformément à l’article 28, paragraphe 1 ».
16 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, affaire C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, pt.
88.
17 Considérant 25.
14 De même, si le 11ème considérant du règlement Dublin III prévoit explicitement que la directive Accueil est applicable aux demandeurs d’asile soumis à une procédure Dublin, il admet également explicitement l’application des limitations figurant dans cette même directive Accueil.
Etant donné que le demandeur a retiré sa dernière demande de protection internationale déposée en Belgique, tel que relevé ci-avant, il devra, dans ces conditions, soit y être considéré comme un migrant en situation irrégulière, à défaut d’y introduire une nouvelle demande de protection internationale, et, partant comme sortant du champ d’application de la Convention de Genève, soit, dans l’hypothèse de l’introduction d’une nouvelle demande, comme un demandeur ayant formulé une demande ultérieure au sens de la législation européenne, de sorte à pouvoir, théoriquement, se voir opposer la limitation, voire le retrait de l’accès aux conditions matérielles d’accueil.
Le tribunal relève encore que la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à l’accueil des demandeurs de protection internationale et de protection temporaire, législation régissant les conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale au Luxembourg, s’applique à tout ressortissant d’un pays tiers ou tout apatride ayant présenté une demande de protection internationale sur laquelle aucune décision finale n’a encore été prise, de sorte à exclure les demandeurs ayant formulé une « demande ultérieure », tandis que l’article 22 de la même loi permet au directeur de l’Office national de l’accueil de limiter ou de retirer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil lorsque le demandeur a notamment déjà introduit une demande de protection internationale au Grand-Duché de Luxembourg.
Dès lors, le fait même de limiter ou de restreindre totalement ou partiellement l’accès aux conditions matérielles d’accueil à des migrants ayant introduit une demande ultérieure après avoir essuyé un premier refus définitif à leur demande de protection internationale, respectivement après avoir retiré leur demande de protection internationale antérieure, est autorisé tant par la législation européenne que, à titre de mise en perspective, par la législation nationale luxembourgeoise.
Ainsi, même à admettre que la Belgique ait adopté une politique visant à restreindre l’accès au système d’accueil aux personnes ayant explicitement retiré leur demande de protection internationale, tels que Monsieur …, une telle politique ne peut pas per se être constitutive d’une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte.
Outre le fait que le demandeur n’a, ainsi, pas établi que, dans son cas précis, ses droits ne seraient pas garantis en cas de retour en Belgique, il n’a pas non plus prouvé que, de manière générale, les droits des demandeurs de protection internationale transférés en Belgique sur le fondement de l’article 18, paragraphe (1), point c) du règlement Dublin III ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore que ceux-ci n’auraient en Belgique aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités belges en usant des voies de droit adéquates.
Dans ces circonstances et dans la mesure où le demandeur n’a pas fait état d’autres éléments dont il se dégagerait que compte tenu de sa situation personnelle, il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, nonobstant le constat fait ci-avant de l’absence, en Belgique, de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs au sens de l’article 3, 15paragraphe (2) du règlement Dublin III, le tribunal retient que le moyen tiré de la violation desdits articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte pris isolément encourt également le rejet.
Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent que le recours en réformation est à rejeter pour n’être fondé en aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, chambre de vacation, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en réformation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne le demandeur aux frais et dépens d’instance.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 24 juillet 2024 par :
Thessy Kuborn, premier vice-président, Olivier Poos, vice-président, Laura Urbany, premier juge, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.
s. Paulo Aniceto Lopes s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 24 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 16