Tribunal administratif Numéro 48204 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:48204 1re chambre Inscrit le 23 novembre 2022 Audience publique du 10 juillet 2024 Recours formé par Madame A, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers
___________________________________________________________________________
JUGEMENT
Vu la requête inscrite sous le numéro 48204 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 23 novembre 2022 par Maître Ibtihal El Bouyousfi, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame A, née le … à … (Syrie), de nationalité syrienne, demeurant à L-…, tendant à l’annulation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 16 mai 2022 portant refus de faire droit à sa demande de regroupement familial en faveur de sa mère, Madame B, et de la décision confirmative de refus du même ministre du 22 août 2022 prise sur recours gracieux ;
Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 23 février 2023 ;
Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions attaquées ;
Le juge-rapporteur entendu en son rapport et Monsieur le délégué du gouvernement Laurent Thyes en sa plaidoirie à l’audience publique du 13 mai 2024.
En date du 29 décembre 2020, Madame A introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, dénommée ci-après « la loi du 18 décembre 2015 ».
Par décision du 15 octobre 2021, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », accorda à Madame A le statut conféré par la protection subsidiaire au sens de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015, ainsi qu’une autorisation de séjour valable jusqu’au 14 octobre 2026.
Par courrier de son litismandataire du 15 avril 2022, réceptionné le 20 avril 2022, Madame A introduisit auprès du service compétent du ministère une demande de regroupement familial pour sa mère, Madame B, de nationalité syrienne.
Par décision du 16 mai 2022, le ministre s’adressa au litismandataire de Madame A dans les termes suivants :
« […] J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 20 avril 2022.
Je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
Tout d'abord, je tiens à vous rappeler que conformément à l'article 69, paragraphe (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration, une demande de regroupement familial doit être introduite dans un délai de six mois afin que le regroupant ne doit pas remplir les conditions prévues à l'article 69, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 précitée.
Or, le statut de réfugié a été notifiée en date du 15 octobre 2021 à votre mandante et votre demande de regroupement familial m'est parvenue en date du 20 avril 2022, donc après ce délai des six mois suivant la notification du statut.
Votre mandante devrait donc remplir toutes les conditions fixées à l'article 69, paragraphe (1) de la loi du 29 août 2008 précitée.
Quoi qu'il en soit, conformément à l'article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l'immigration « l'entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu'ils sont à sa charge et qu'ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leurs pays d'origine ».
Or, il n'est pas prouvé que Madame B est à charge de sa fille, qu'elle est privée du soutien familial dans son pays d'origine ou de résidence et qu'elle ne peut pas subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Je donne à considérer que selon votre mandante, elle aurait six frères et six soeurs, dont une résiderait auprès de la mère en Iraq.
Par ailleurs, Madame B ne remplit aucune condition afin de bénéficier d'une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l'article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
L'autorisation de séjour lui est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée.[…] ».
Suite à un courrier électronique du litismandataire de Madame A du 19 mai 2022, le ministre émit une décision rectificative en date du 8 juin 2022, libellée comme suit :
« […] En me référant à votre courrier du 19 mai 2022, je tiens à vous informer que la décision ministérielle du 16 mai 2022 contient en effet une erreur alors que la demande de regroupement familial a bien été introduite endéans un délai de six mois après la notification du statut de réfugié à votre mandante conformément à l’article 69, paragraphe (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration. Veuillez donc ne pas la considérer en ce qui concerne le paragraphe relatif à cet article.
Néanmoins, je suis au regret de vous informer que je ne suis pas en mesure de faire droit à votre requête.
2 Conformément à l’article 70 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration « l’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine ».
Or, il n’est pas prouvé que Madame B est à charge de sa fille, qu’elle est privée du soutien familial dans son pays d’origine ou de résidence et qu’elle ne peut pas subvenir à ses besoins par ses propres moyens. Je donne à considérer que selon votre mandante, elle aurait six frères et six sœurs, dont une résiderait auprès de la mère en Iraq.
Par ailleurs, Madame B ne remplit aucune condition afin de bénéficier d’une autorisation de séjour dont les catégories sont fixées à l’article 38 de la loi du 29 août 2008 précitée.
L’autorisation de séjour lui est en conséquence refusée conformément aux articles 75 et 101, paragraphe (1), point 1. de la loi du 29 août 2008 précitée. […] ».
Par un courrier de son litismandataire du 16 août 2022, réceptionné le lendemain, Madame A fit introduire un recours gracieux contre la décision précitée du 16 mai 2022, auquel le ministre refusa de faire droit par décision du 22 août 2022, libellée comme suit :
« […] J'accuse bonne réception de votre courrier reprenant l'objet sous rubrique qui m'est parvenu en date du 17 août 2022.
Tout d'abord, je me permets de vous informer que la décision ministérielle du 16 mai 2022 contenait en effet une erreur alors que la demande de regroupement familial a bien été introduite endéans un délai de six mois après la notification du statut de réfugié à votre mandante. Cette erreur a déjà été rectifiée à la suite de votre courriel du 19 mai 2022 par courrier ministériel du 8 juin 2022 qui vous a été remis par courrier recommandé en date du 9 juin 2022.
Néanmoins, je suis au regret de vous informer qu'à défaut d'éléments pertinents nouveaux, je ne peux que confirmer ma décision du 8 juin 2022 dans son intégralité. […] ».
Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 23 novembre 2022, Madame A a fait introduire un recours tendant à l’annulation des décisions ministérielles susvisées des 16 mai et 22 août 2022.
Dans la mesure où ni la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après désignée par « la loi du 29 août 2008 », ni aucune autre disposition légale n’instaure un recours au fond en la présente matière, seul un recours en annulation a pu être introduit en l’espèce, de sorte que le tribunal est compétent pour connaître du recours en annulation introduit contre les décisions des 16 mai et 22 août 2022, telles que déférées.
Le recours est, par ailleurs, recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.
Prétentions des parties 3 A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse rappelle en substance les faits et rétroactes tels qu’exposés ci-dessus.
En droit, elle invoque en premier lieu une erreur manifeste d’appréciation de sa situation particulière en tant que bénéficiaire d’une protection internationale, en ce que ce statut entraînerait une interprétation moins restrictive des critères prévus à l’article 70 (5) a) de la loi du 29 août 2008.
Elle explique que sa mère résiderait actuellement dans la ville d’… au Kurdistan irakien, ville qui ferait régulièrement l’objet d’attaques armées, ce qui engendrerait une impossibilité dans le chef de la sœur de Madame A, habitant également à Erbil, de visiter leur mère sans se mettre en danger, de sorte que Madame B serait à la charge exclusive de la demanderesse.
Cette dépendance de Madame B envers sa fille se caractériserait par le fait que la demanderesse aurait laissé tous ses biens de valeurs auprès de sa mère lors de son départ vers le Luxembourg et qu’elle lui enverrait régulièrement de l’argent via « Western Union ». Il s’ensuivrait que sa mère serait matériellement et émotionnellement dépendante d’elle, en ce qu’elle serait la seule personne qui entretiendrait des liens affectifs forts avec sa mère, et qu’elle serait privée de soutien familial dans son pays d’origine.
La demanderesse s’appuie encore sur la « conclusion n° 24 (XXXII) de 1981 du Comité exécutif du HCR », ci-après dénommé « ExCom », sur la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial, sur l’arrêt n° C-
519/18 du 12 décembre 2019 de la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après « la CJUE », ainsi que sur l’arrêt n° 2260/10 du 10 juillet 2014 de la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après « la CourEDH », pour soutenir qu’au vu de la situation particulière des bénéficiaires d’une protection internationale, la condition instaurée par l’article 70 (5) a) de la loi du 29 août 2008, exigeant que le regroupé soit à charge du regroupant, devrait être allégée. Le soutien familial requis ne devrait pas être considéré comme exclusivement matériel et les conditions du regroupement familial devraient être plus favorables pour les personnes bénéficiant d’une protection internationale.
En deuxième lieu, la demanderesse invoque une violation de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après dénommée « la CEDH », alors que le lien familial entre elle et sa mère serait intact, effectif et concret.
Le rejet de la demande de regroupement familial ne serait pas proportionnel au but poursuivi, étant donné qu’elle aurait dû quitter son pays d’origine au vu de la situation sécuritaire y régnant, de sorte qu’elle souffrirait de la séparation avec sa mère. Au vu des circonstances de l’espèce, la famille se trouverait face à des obstacles insurmontables pour mener une vie familiale dans un autre pays que le Luxembourg et la demanderesse soutient que cette vulnérabilité particulière aurait dû être prise en compte lors de la prise de décision.
Le délégué du gouvernement conclut au rejet du recours en tous ses moyens.
Appréciation du tribunal A titre liminaire, force est au tribunal de rappeler que lorsqu’il est saisi d’un recours en annulation, il a le droit et l’obligation d’examiner l’existence et l’exactitude des faits matériels qui sont à la base de la décision attaquée, de vérifier si les motifs dûment établis sont de nature à motiver légalement la décision attaquée et de contrôler si cette décision n’est pas entachée de nullité pour incompétence, excès ou détournement de pouvoir ou pour violation de la loi ou des formes destinées à protéger des intérêts privés1.
Conformément à l’article 69 de la loi du 29 août 2008 « (1) Le ressortissant de pays tiers qui est titulaire d’un titre de séjour d’une durée de validité d’au moins un an et qui a une perspective fondée d’obtenir un droit de séjour de longue durée peut demander le regroupement familial des membres de sa famille définis à l’article 70, s’il remplit les conditions suivantes :
1. il rapporte la preuve qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et ceux des membres de sa famille qui sont à sa charge, sans recourir au système d’aide sociale, conformément aux conditions et modalités prévues par règlement grand-ducal ;
2. il dispose d’un logement approprié pour recevoir le ou les membres de sa famille ;
3. il dispose de la couverture d’une assurance maladie pour lui-même et pour les membres de sa famille.
(2) Sans préjudice du paragraphe (1) du présent article, pour le regroupement familial des membres de famille visés à l’article 70, paragraphe (5) le regroupant doit séjourner depuis au moins douze mois sur le territoire luxembourgeois.
(3) Le bénéficiaire d’une protection internationale peut demander le regroupement des membres de sa famille définis à l’article 70. Les conditions du paragraphe (1) qui précède, ne doivent être remplies que si la demande de regroupement familial est introduite après un délai de six mois suivant l’octroi d’une protection internationale ».
Il ressort du prédit article que le bénéficiaire d’une protection internationale dispose de conditions moins restrictives s’il demande le regroupement familial dans les six mois de l’obtention de son statut. Dans le cas contraire, il doit remplir cumulativement les conditions visées au premier paragraphe de l’article 69 précité.
Dans la mesure où il n’est pas contesté que la demande de regroupement familial dans le chef de Madame B a été introduite dans les six mois de l’obtention du statut de protection internationale de Madame A, il échet de constater que cette dernière ne doit pas remplir les conditions prévues à l’article 69 (1) de la loi du 29 août 2008 pour demander le regroupement familial avec les membres de sa famille.
L’article 70 de cette même loi, qui définit les membres de la famille susceptibles de rejoindre un bénéficiaire d’une protection internationale dans le cadre du regroupement familial, est libellé comme suit : « (1) Sans préjudice des conditions fixées à l’article 69 dans le chef du regroupant, et sous condition qu’ils ne représentent pas un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la santé publique, l’entrée et le séjour est autorisé aux membres de famille ressortissants de pays tiers suivants:
1 Cour adm., 4 mars 1997, n° 9517C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Recours en annulation, n° 39 et les autres références y citées.
a) le conjoint du regroupant;
b) le partenaire avec lequel le ressortissant de pays tiers a contracté un partenariat enregistré conforme aux conditions de fond et de forme prévues par la loi modifiée du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats;
c) les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, du regroupant et/ou de son conjoint ou partenaire, tel que défini au point b) qui précède, à condition d’en avoir le droit de garde et la charge, et en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord.
(2) Les personnes visées aux points a) et b) du paragraphe (1) qui précède, doivent être âgées de plus de dix-huit ans lors de la demande de regroupement familial.
(3) Le regroupement familial d’un conjoint n’est pas autorisé en cas de mariage polygame, si le regroupant a déjà un autre conjoint vivant avec lui au Grand-Duché de Luxembourg.
(4) Le ministre autorise l’entrée et le séjour aux fins du regroupement familial aux ascendants directs au premier degré du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, sans que soient appliquées les conditions fixées au paragraphe (5), point a) du présent article.
(5) L’entrée et le séjour peuvent être autorisés par le ministre:
a) aux ascendants en ligne directe au premier degré du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont à sa charge et qu’ils sont privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine;
b) aux enfants majeurs célibataires du regroupant ou de son conjoint ou partenaire visé au paragraphe (1), point b) qui précède, lorsqu’ils sont objectivement dans l’incapacité de subvenir à leurs propres besoins en raison de leur état de santé;
c) au tuteur légal ou tout autre membre de la famille du mineur non accompagné, bénéficiaire d’une protection internationale, lorsque celui-ci n’a pas d’ascendants directs ou que ceux-ci ne peuvent être retrouvés. […] ».
Le tribunal constate qu’il n’est pas contesté que Madame B est la mère de la demanderesse, de sorte à être un ascendant en ligne directe au sens de l’article 70 (5) a) de la loi du 29 août 2008 précité.
L’article 70 (5) de la loi du 29 août 2008 donne au ministre une compétence discrétionnaire lui permettant d’accorder le droit au regroupement familial aux personnes y visées. Ce regroupement familial étant considéré par le législateur comme étant exceptionnel, il laisse au ministre un pouvoir d’appréciation s’exerçant au cas par cas2. Néanmoins, si le ministre dispose d’un tel pouvoir discrétionnaire, celui-ci reste soumis au contrôle du tribunal administratif dans les limites du recours en annulation dont il est saisi, en ce qu’il est appelé à vérifier, d’après les pièces et éléments du dossier administratif, si les faits sur lesquels s’est fondée l’administration sont matériellement établis à l’exclusion de tout doute et s’ils sont de nature à justifier la décision ministérielle, de même qu’il peut examiner le caractère proportionnel de la mesure prise par rapport aux faits établis, en ce sens qu’au cas où une 2 Doc. parl., n° 5802 à la base de la loi du 29 août 2008, commentaire des articles, p. 75.
disproportion devait être retenue par le tribunal administratif, celle-ci laisserait entrevoir un usage excessif du pouvoir par l’autorité qui a pris la décision3.
Au-delà de ce constat tenant au pouvoir d’appréciation du ministre, il se dégage de l’article 70 (5) a) de la loi du 29 août 2008 que l’octroi d’une autorisation de séjour sur le fondement de cette disposition est subordonné aux conditions cumulatives selon lesquelles les ascendants désireux de rejoindre le regroupant doivent, d’une part, être à charge de ce dernier et, d’autre part, être privés du soutien familial nécessaire dans leur pays d’origine, le respect de ces deux conditions étant en l’espèce contesté par la partie étatique.
En ce qui concerne la question de savoir si la mère de la demanderesse est à sa charge, l’article 70 (5) de la loi du 29 août 2008 se limite à imposer l’exigence suivant laquelle les ascendants y visés soient « à charge » du regroupant, sans autrement préciser la portée exacte de cette notion, plus particulièrement quant au degré de dépendance requis. Cependant, l’article 12 de la loi du 29 août 2008, visant le regroupement familial des membres de la famille d’un ressortissant communautaire, reprend la même notion d’ascendant à charge telle qu’inscrite à l’article 70 (5) de la même loi, de sorte qu’il y a lieu de se référer à la volonté du législateur exprimée par rapport à cet article dans les travaux parlementaires afférents, où les auteurs de la loi ont relevé qu’on entend par « être à charge », « le fait pour le membre de la famille d’un ressortissant communautaire établi dans un autre Etat membre au sens de l’article 43 CE, de nécessiter le soutien matériel de ce ressortissant ou de son conjoint afin de subvenir à ses besoins essentiels dans l’Etat d’origine ou de provenance de ce membre de la famille au moment où il demande à rejoindre ledit ressortissant […]. La preuve de la nécessité d’un soutien matériel peut être faite par tout moyen approprié, alors que le seul engagement de prendre en charge ce même membre de la famille, émanant du ressortissant communautaire ou de son conjoint, peut ne pas être regardé comme établissant l’existence d’une situation de dépendance réelle de celui-ci (CJCE du 9 janvier 2007, affaire C-1-
05). »4.
Il ressort de la volonté du législateur, précitée, concernant l’article 12 de la loi du 29 août 2008, que la notion d’être « à charge » est à entendre en ce sens que le membre de la famille désireux de bénéficier d’un regroupement familial doit nécessiter le soutien matériel du regroupant à un tel point que le soutien matériel fourni est nécessaire pour subvenir aux besoins essentiels dans le pays d’origine de l’intéressé, respectivement que l’absence de ce soutien aurait pour conséquence de priver le membre de la famille des moyens pour subvenir à ses besoins essentiels, ce qui n’est en l’espèce pas établi par la demanderesse.
En effet, le tribunal constate que Madame A n’établit pas qu’au moment de l’introduction de sa demande de regroupement familial, sa mère se serait personnellement trouvée dans un lien de dépendance financière à l’égard d’elle à un tel point que sans ce soutien matériel, elle ne pourrait pas subvenir à ses besoins essentiels dans son pays d’origine. Elle reste en défaut de rapporter concrètement et matériellement la preuve que par le passé, elle aurait fait parvenir à sa mère le soutien matériel nécessaire pour lui permettre de subvenir à ses besoins en Iraq.
A cet égard, le tribunal relève d’abord, qu’ont été soumises à son appréciation, deux copies de transferts d’argent au bénéfice de Madame B, à savoir :
3 Trib. adm. 20 décembre 2018, n° 40562 du rôle, confirmé par Cour adm. 2 avril 2019, n° 42291C, Pas. adm.
2023, V° Etrangers, n° 567.
4 Doc. parl., n° 5802 à la base de la loi du 29 août 2008, commentaire des articles, p.61.
- (i) un transfert « Western Union » du 4 mai 2022 portant sur le montant net (sans frais) de 200 euros et - (ii) un transfert « Western Union » du 3 septembre 2022 portant sur le montant net de 186 euros.
Dans la mesure où les copies des deux transferts d’argent ont été jointes à la demande de regroupement familial du 15 avril 2022, il échet de constater que la date indiquée sur le dernier de ces transferts, à savoir le 3 septembre 2022, est manifestement entachée d’une erreur matérielle, de sorte que le tribunal part du principe qu’il devrait s’agir d’un transfert daté au 3 septembre 2021.
En tout état de cause, si les pièces justificatives de deux versements d’argent établissent certes l’existence d’un certain soutien financier dans le chef de Madame B, ces pièces sont toutefois, en l’espèce, insuffisantes pour considérer que Madame B se trouve à charge de sa fille au sens des dispositions légales précitées.
Il s’y ajoute qu’aucune pièce n’est versée en cause par la demanderesse qui établirait l’absence de moyens financiers propres de sa mère ou encore l’absence de bénéfice de sa part d’une quelconque aide financière dans son pays d’origine. Elle reste, en effet, particulièrement vague quant aux conditions de vie concrètes de Madame B depuis le départ de sa fille, voire quant à sa situation patrimoniale. La seule affirmation selon laquelle elle se retrouverait seule et démunie en Iraq en raison plus particulièrement de la situation politique et économique y régnant n’est, en tout état de cause, pas suffisante, cette situation, aussi difficile qu’elle puisse l’être, ne dispensant, en effet, pas la demanderesse de prouver que sans son aide, Madame B ne pourrait pas subvenir à ses besoins essentiels dans son pays d’origine.
Cette conclusion n’est pas énervée par l’argument de la demanderesse consistant à soutenir que la notion d’être « à charge » serait à interpréter de manière plus large en raison de sa situation particulière en tant que bénéficiaire d’une protection internationale, dans la mesure où, s’il est certes exact que la motivation d’une décision de refus d’une demande de regroupement familial ne devrait pas être fondée sur la seule absence de documents officiels, éventuellement difficiles à fournir par un bénéficiaire d’une protection internationale, il n’en reste pas moins qu’il est de jurisprudence qu’une demande de regroupement familial n’est justifiée que si la preuve de l’existence d’une situation de dépendance économique effective vis-à-vis du regroupant est rapportée et que la charge de la preuve appartient principalement au demandeur du regroupement5.
Au vu des considérations qui précèdent, et à défaut pour la demanderesse de rapporter des preuves circonstanciées, il ne saurait, en l’état actuel d’instruction du dossier, être reproché au ministre d’avoir retenu que Madame B n’est pas à considérer comme étant « à charge » de sa fille au sens de la loi.
L’une des deux conditions cumulatives de l’article 70, précité, ne se trouvant partant pas remplie en l’espèce, il devient surabondant d’examiner la condition quant à la privation 5 Trib. adm., 27 janvier 2020, n° 41955 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 350 et les autres références y citées.
de Madame B de tout soutien familial dans son pays d’origine. Ainsi, le ministre a, a priori, pu à bon droit refuser le regroupement familial.
La demanderesse invoque toutefois encore une violation par les décisions déférées de l’article 8 de la CEDH, dont les termes sont les suivants : « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. ».
S’il est de principe, en droit international, que les Etats ont le pouvoir souverain de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers, il n’en reste pas moins que les Etats qui ont ratifié la CEDH ont accepté de limiter le libre exercice de cette prérogative dans la mesure des dispositions de la Convention.
L’étendue de l’obligation des Etats contractants d’admettre des non nationaux sur leur territoire dépend de la situation concrète des intéressés mise en balance avec le droit de l’Etat à contrôler l’immigration.
A cet égard, il convient de relever qu’en matière d’immigration, le droit au regroupement familial consacré par l’article 8 de la CEDH est reconnu s’il existe des attaches suffisamment fortes avec l’Etat dans lequel le noyau familial entend s’installer, consistant soit en des obstacles rendant difficile de quitter ledit Etat d’accueil ou s’il existe des obstacles rendant difficile de rester ou de s’installer dans l’Etat d’origine. Cependant, l’article 8 de la CEDH ne saurait s’interpréter comme comportant pour un Etat contractant l’obligation générale de respecter le choix par les membres d’une famille de leur domicile commun et d’accepter l’installation d’un membre non national d’une famille dans le pays. En effet, l’article 8 de la CEDH ne garantit pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer une vie familiale et il faut des raisons convaincantes pour qu’un droit de séjour puisse être fondé sur cette disposition6.
Concernant plus particulièrement l’hypothèse de personnes adultes désireuses de venir rejoindre un membre de leur famille dans le pays d’accueil, elles ne sauraient être admises au bénéfice de la protection de l’article 8 de la CEDH que lorsqu’il existe des éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine7.
Or, le tribunal est amené à relever que la demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve de nature à démontrer l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que les liens affectifs normaux qui caractérisent les relations d’une personne adulte avec sa famille d’origine, alors qu’elle s’est limitée à affirmer que le lien familial entre elle-même et sa mère serait intact, effectif et concret, sans fournir d’autres explications à cet égard, et 6 Cour adm., 24 juin 2008, n° 24242C du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 533 et les autres références y citées.
7 Trib. adm., 27 mars 2006, n° 20921 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 505 et les autres références y citées.
encore moins des justificatifs démontrant plus particulièrement l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, étant rappelé que le tribunal vient de retenir qu’elle n’a pas démontré que sa mère serait à sa charge.
Force est ainsi au tribunal de constater que la demanderesse est restée en défaut d’apporter des éléments de preuve circonstanciés quant à l’existence d’une vie familiale effective avec sa mère avant et après son arrivée au Grand-Duché de Luxembourg. Si la demanderesse affirme certes qu’elle aurait actuellement des liens forts avec sa mère qui serait à sa charge, elle reste toutefois en défaut, tel que l’a retenu le tribunal ci-avant, de rapporter concrètement et matériellement la preuve de la dépendance matérielle et émotionnelle de cette dernière à son égard.
Dès lors, la demanderesse ne saurait utilement se prévaloir de la protection de l’article 8 de la CEDH, de sorte que le moyen afférent est à rejeter.
Au vu des développements qui précèdent, le recours en annulation est partant à rejeter pour n’être fondé dans aucun de ses moyens.
Par ces motifs, le tribunal administratif, première chambre, statuant contradictoirement ;
reçoit le recours en annulation en la forme ;
au fond, le déclare non justifié, partant en déboute ;
condamne la demanderesse aux frais et dépens.
Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 10 juillet 2024 par :
Daniel Weber, vice-président, Michèle Stoffel, vice-président, Michel Thai, juge, en présence du greffier Luana Poiani.
s. Luana Poiani s. Daniel Weber Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 10 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 10