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08/07/2024 | LUXEMBOURG | N°49121

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 08 juillet 2024, 49121


Tribunal administratif N° 49121 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49121 2e chambre Inscrit le 4 juillet 2023 Audience publique du 8 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, sans adresse connue, contre des décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection temporaire et de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49121 du rôle et déposée le 4 juillet 2023 au greffe du tribunal administratif par Maîtr

e Aminatou Koné, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembo...

Tribunal administratif N° 49121 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:49121 2e chambre Inscrit le 4 juillet 2023 Audience publique du 8 juillet 2024 Recours formé par Monsieur …, sans adresse connue, contre des décisions du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection temporaire et de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 49121 du rôle et déposée le 4 juillet 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Aminatou Koné, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Ethiopie), de nationalité érythréenne, ayant élu domicile en l’étude de Maître Aminatou Koné, préqualifiée, sise à L-1611 Luxembourg, 1, avenue de la Gare, tendant à l’annulation 1) d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 10 novembre 2022 portant refus de sa demande en obtention d’une protection temporaire, et 2) d’une décision du même ministre, datée du même jour, ayant constaté son séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois et lui ayant ordonné de quitter ledit territoire dans un délai de 30 jours ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 29 août 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions déférées ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Aminatou Koné et Monsieur le délégué du gouvernement Jean-Paul Reiter en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 11 mars 2024.

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Le 3 novembre 2022, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection temporaire au sens la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection subsidiaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 », suite à la décision d’exécution (UE) 2022/382 du Conseil de l’Union européenne du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’article 5 de la directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire, ci-après désignée par « la décision du Conseil du 4 mars 2022 ».

Ses déclarations sur son identité furent actées par un agent de la police grand-ducale, section …, dans un rapport du même jour.

Toujours le même jour, il remplit un questionnaire en relation avec sa demande de protection temporaire.

Par décision du 10 novembre 2022, notifiée à l’intéressé en mains propres le même jour, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa Monsieur … du rejet de sa demande de protection temporaire en les termes suivants :

« […] J’ai l’honneur de me référer à votre demande en obtention d’une protection temporaire que vous avez introduite le 3 novembre 2022.

Le Conseil de l’Union européenne a décidé en date du 4 mars 2022 de déclencher le mécanisme de la protection temporaire afin de permettre aux ressortissants ukrainiens et aux personnes bénéficiant d’une protection internationale ou d’une protection nationale équivalente en Ukraine ainsi qu’à leurs membres de famille de s’établir temporairement au sein de l’Union européenne en raison de l’invasion militaire russe en Ukraine. Les ressortissants de pays tiers qui peuvent établir qu’ils étaient en séjour régulier en Ukraine au 24 février 2022 sur base d’un titre de séjour permanent ou temporaire en cours de validité et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays d’origine dans des conditions sûres et durables peuvent également bénéficier d’une protection temporaire.

Je suis cependant dans l’obligation de porter à votre connaissance que je ne suis pas en mesure de réserver une suite favorable à votre demande.

Il ressort des documents que vous m’avez remis le 3 novembre 2022 que vous disposez d’un titre de séjour temporaire pour étudier en Ukraine émis le 1er novembre 2019 et valable jusqu’au 30 juillet 2023.

Je tiens à signaler que votre passeport a été envoyé aux autorités compétentes afin d’en faire vérifier l’authenticité.

L’analyse effectuée a permis de conclure que certains tampons contenus dans votre passeport sont faux. En effet, les trois tampons polonais de la page 19 se sont avérés être des faux si bien que le document est à considérer dans l’ensemble comme étant falsifié.

Il convient dès lors de conclure que vous avez sciemment manipulé votre passeport afin de tenter d’établir que vous auriez quitté l’Ukraine pour la Pologne le 27 février 2022, ce qui n’est manifestement pas le cas.

Suivant les inscriptions dans votre passeport vous avez quitté l’Ukraine pour la dernière fois le 10 septembre 2021 afin de vous rendre à Varna en Bulgarie. Vous n’avez ainsi pas établi que vous vous trouviez en Ukraine au moment du début du conflit de sorte que vous ne tombez pas sous le champ d’application des textes précités.

Monsieur, vous invoquez par ailleurs que vous seriez recherché ou dans le collimateur des autorités érythréennes et que vous auriez été emprisonné à plusieurs reprises dans votre pays d’origine en raison de vos activités professionnelles antérieures.

Or, selon vos propres dires, vous auriez sollicité et obtenu, après votre fuite au Soudan, un nouveau passeport auprès de l’ambassade de l’Erythrée à Khartoum en décembre 2018. Il est dès lors incontestable que vous n’hésitez pas à entrer en contact avec les autorités de votre pays d’origine et de solliciter leur aide.

2 Il convient dès lors de conclure que votre comportement ne correspond pas à celui d’une personne qui craint réellement d’être persécutée ou de subir des atteintes graves par ses propres autorités. Le fait que les autorités érythréennes vous ont délivré un nouveau passeport témoigne d’ailleurs le fait qu’elles sont tout à fait disposées à vous aider.

Vous ne remplissez dès lors pas les conditions d’éligibilité relatives aux personnes auxquelles s’applique la protection temporaire telles que retenues par l’article 2 de la décision d’exécution 2022/382 du Conseil de l’Union européenne du 4 mars 2022. […] ».

Le même jour, le ministre prit encore à l’encontre de l’intéressé un arrêté sur base des articles 100 et 109 à 115 de la loi modifiée du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après désignée par « la loi du 29 août 2008 », notifié à l’intéressé également en mains propres le 10 novembre 2022, pour déclarer son séjour irrégulier, tout en lui ordonnant de quitter le territoire luxembourgeois dans un délai de 30 jours, ledit arrêté étant fondé sur les motifs et considérations suivants :

« […] Vu les articles 100 et 109 à 115 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration ;

Vu la demande de protection temporaire de l’intéressé du 3 novembre 2022 ;

Vu le refus de la demande de protection temporaire de l’intéressé du 10 novembre 2022, lui notifié en mains propres le même jour ;

Considérant que l’intéressé est en possession d’un passeport en cours de validité manipulé ;

Considérant que l’intéressé n’est pas en possession d’un visa en cours de validité ;

Considérant que l’intéressé ne justifie pas l’objet et les conditions du séjour envisagé ;

Considérant que l’intéressé ne justifie pas de ressources personnelles suffisantes, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans le pays d’origine ou le transit vers un pays tiers dans lequel son admission est garantie ;

Considérant que l’intéressé n’est ni en possession d’une autorisation de séjour valable, ni d’une autorisation de travail […] ».

Par deux courriers séparés datés du 10 février 2022 de son litismandataire, réceptionnés le 13 février 2023 par le ministère, Monsieur … fit introduire un recours gracieux contre les décisions précitées.

Par décision du 4 avril 2023, notifiée par lettre recommandée envoyée au litismandataire de Monsieur … le même jour, le ministre confirma sa décision de refus de lui octroyer la protection temporaire et celle lui ordonnant de quitter le territoire.

Par requête déposée le 4 juillet 2023, Monsieur … a fait introduire un recours en annulation à l’encontre des décisions ministérielles susvisées des 10 novembre 2022.

Etant donné qu’aucune disposition légale ne prévoit de recours au fond contre les décisions refusant l’octroi d’une protection temporaire ou celles ordonnant de quitter le territoire, seul un recours en annulation a pu être introduit en l’espèce.

Le tribunal est, partant, compétent pour connaître du recours en annulation sous examen.

A titre liminaire, le tribunal est amené à préciser que, bien que les deux décisions ministérielles initiales du 10 novembre 2022 soient basées sur des législations distinctes, celle refusant l’octroi d’une protection temporaire sur la loi du 18 décembre 2015 et celle déclarant irrégulier le séjour du demandeur et lui ordonnant de quitter le territoire sur la loi du 29 août 2008, il a été admis que le demandeur peut attaquer par une même requête deux décisions intimement liées entre elles1, ce qui est le cas en l’espèce, dans la mesure où le ministre déduit le séjour irrégulier de Monsieur … sur le territoire luxembourgeois de son refus de lui octroyer une protection temporaire.

Il échet dès lors de déclarer le recours en annulation recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

1) Quant au volet du recours visant le refus ministériel d’octroi d’une protection temporaire En fait, le demandeur explique qu’en 1999, il aurait été obligé de quitter l’Ethiopie pour se rendre en Erythrée, son pays d’origine, en raison du conflit gouvernemental entre ces deux pays. Après avoir terminé ses études secondaires, il aurait effectué son service militaire et il aurait passé un examen d’entrée, qu’il aurait réussi en 2011. Il précise qu’en Erythrée, la particularité du système serait que les études militaires étaient combinées avec les études universitaires. Il explique avoir obtenu un diplôme d’études supérieures et, en 2015, avoir obtenu un poste au sein du … en tant que … (…). En octobre 2016, dans le cadre de ses tâches, il aurait eu, ainsi que son équipe, à réaliser une recherche sur le sujet suivant : « Délinquance juvénile, étude de cas en Erythrée » au sein du département de …. Ils auraient soumis leurs recherches à des officiers supérieurs et suite à la publication de leur article, ils auraient été convoqués par l’administration du … à cause de la ligne éditoriale de l’article sur la délinquance juvénile dans le pays. Des membres de cette administration les auraient retenus durant presqu’une heure, sans que leurs familles respectives ne soient informées du lieu où ils se seraient trouvés. Ils auraient ensuite été emprisonnés jusqu’en 2018, avant de réussir à s’échapper. Le demandeur indique encore que durant cette période, la seule option qu’il aurait eue pour quitter l’Erythrée aurait été de passer par la frontière soudanaise. Il aurait ainsi fait son périple avec d’autres migrants et serait ensuite arrivé à Khartoum, au Soudan. A cette période, il n’aurait plus eu de passeport et les ambassades érythréennes auraient cessé de délivrer des passeports à leurs ressortissants. Etant donné que les autorités soudanaises auraient arrêté les personnes n’ayant pas de documents d’identité et ne pouvant pas s’adresser aux autorités de son pays d’origine au risque de se faire arrêter, il soutient ne pas avoir eu d’autre choix que celui de passer par un intermédiaire pour obtenir un nouveau passeport érythréen.

En octobre 2019, grâce à d’excellents résultats, il aurait eu l’opportunité de se rendre en Ukraine et il aurait obtenu un permis de résidence temporaire ukrainien valable jusqu’au 30 juillet 2023. Il aurait rejoint une … au sein de … de Kiev et aurait publié un article sur le thème « …». Avant que la guerre n’éclate avec la Russie, il aurait été sur le point de rejoindre … et de préparer un doctorat au sein d’une université ukrainienne. Le 27 février 2022, il aurait fui l’Ukraine et serait arrivé au Luxembourg, où il aurait introduit une demande de protection temporaire le 3 novembre 2022.

En droit, et après avoir cité l’article 2 de la décision du Conseil du 4 mars 2022, le demandeur estime, tout d’abord, qu’il remplirait la première condition dudit article, étant 1 Trib. adm., 15 décembre 2004, n° 18044 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Proc. contentieuse, n° 391 (2e volet) et les autres références y citées. donné qu’il aurait disposé d’un permis de résidence temporaire ukrainien valable. Il précise, à ce propos, qu’il se serait trouvé sur le territoire ukrainien avant le début du conflit et qu’il l’aurait quitté le 27 février 2022. A cet égard, il fait valoir que les tampons polonais apposés sur son passeport ne seraient pas faux et que ledit document n’aurait pas été manipulé. Il explique qu’il aurait été dans l’obligation de passer par la Pologne pour fuir l’Ukraine et qu’arrivé à la frontière, il aurait été confronté, comme de nombreux autres migrants, aux contrôles des autorités polonaises, qui auraient tamponné son passeport le 27 février 2022.

En ce qui concerne la deuxième condition posée au prédit article 2, le demandeur fait valoir qu’il ne serait pas en mesure de rentrer dans son pays d’origine dans des conditions sûres et durables. En effet, il serait recherché par les autorités de son pays d’origine et n’aurait pas pu solliciter directement et personnellement un passeport auprès desdites autorités. Il estime qu’au vu des faits subis en Erythrée avant son départ et du fait qu’il y serait recherché, il ne serait pas en mesure d’y retourner, alors qu’il aurait des craintes sérieuses d’être de nouveau persécuté.

Il en conclut que la décision lui refusant l’octroi d’une protection temporaire serait, pour ces motifs, à annuler.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours en tous ses moyens.

Le tribunal relève que la notion de « protection temporaire » est définie par l’article 2 r) de la loi du 18 décembre 2015 comme « […] une procédure de caractère exceptionnel assurant, en cas d’afflux massif ou d’afflux massif imminent de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine, une protection immédiate et temporaire à ces personnes, notamment si le système d’asile risque également de ne pouvoir traiter cet afflux sans provoquer d’effets contraires à son bon fonctionnement, dans l’intérêt des personnes concernées et celui des autres personnes demandant une protection. […] ».

L’article 69 de la même loi dispose que « Le régime de protection temporaire est déclenché par une décision du Conseil de l’Union européenne prise dans les conditions définies par les articles 4 à 6 de la directive 2001/55/CE du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les Etats membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil. » Il est constant en cause que dans sa décision d’exécution n° 2022/382 du 4 mars 2022, le Conseil de l’Union européenne, après avoir constaté l’existence d’un afflux massif dans l’Union européenne de personnes déplacées qui ont dû quitter l’Ukraine en raison d’un conflit armé, a précisé les catégories de personnes pouvant bénéficier de la protection temporaire dans son deuxième article, dont les termes sont les suivants :

« […] 1. La présente décision s’applique aux catégories suivantes de personnes déplacées d’Ukraine le 24 février 2022 ou après cette date, à la suite de l’invasion militaire par les forces armées russes qui a commencé à cette date :

a) les ressortissants ukrainiens résidant en Ukraine avant le 24 février 2022;

5 b) les apatrides, et les ressortissants de pays tiers autres que l’Ukraine, qui ont bénéficié d’une protection internationale ou d’une protection nationale équivalente en Ukraine avant le 24 février 2022; et, c) les membres de la famille des personnes visées aux points a) et b).

2. Les États membres appliquent la présente décision ou une protection adéquate en vertu de leur droit national à l’égard des apatrides, et des ressortissants de pays tiers autres que l’Ukraine, qui peuvent établir qu’ils étaient en séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022 sur la base d’un titre de séjour permanent en cours de validité délivré conformément au droit ukrainien, et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays ou leur région d’origine dans des conditions sûres et durables.

3. Conformément à l’article 7 de la directive 2001/55/CE, les États membres peuvent également appliquer la présente décision à d’autres personnes, y compris aux apatrides et aux ressortissants de pays tiers autres que l’Ukraine, qui étaient en séjour régulier en Ukraine et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays ou région d’origine dans des conditions sûres et durables. […] ».

Il ressort de l’article 2 de la décision du Conseil du 4 mars 2022, et plus particulièrement de son troisième paragraphe, que les Etats membres peuvent étendre l’octroi d’une protection temporaire aux apatrides et aux ressortissants de pays tiers qui étaient en séjour régulier en Ukraine, sans y disposer d’un titre de séjour permanent en cours de validité, et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays ou région d’origine dans des conditions sûres et durables.

Tel qu’indiqué par le délégué du gouvernement dans ses écrits contentieux, le gouvernement luxembourgeois a pris, le 18 mars 2022, la décision d’appliquer l’article 2 (3) de la décision du Conseil du 4 mars 2022 aux demandeurs de protection temporaire ressortissants de pays tiers en séjour régulier en Ukraine.

Ainsi, il se dégage de ces développements que, pour bénéficier d’une protection temporaire, le ressortissant de pays tiers doit démontrer (i) qu’il était en séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022, à titre permanent ou temporaire, et (ii) qu’il n’est pas en mesure de rentrer dans son pays d’origine dans des conditions sûres et durables.

Dans sa prédite décision du 4 mars 2022, le Conseil de l’Union européenne a également indiqué, en son considérant 12, que « […] Les personnes souhaitant bénéficier de la protection [temporaire] devraient être en mesure de prouver qu’elles remplissent ces critères d’éligibilité en présentant les documents pertinents aux autorités compétentes de l’Etat membre concerné. » et que dans l’hypothèse contraire, il appartenait à cet Etat de les « réorienter vers la procédure appropriée ».

S’il ressort des pièces versées en cause que Monsieur … disposait d’un titre de séjour temporaire ukrainien, valable du 1er novembre 2019 au 30 juillet 2023, force est néanmoins de constater qu’il n’apporte pas la preuve d’un séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022.

En effet, il ressort de l’expertise de l’unité de la police de l’aéroport du 4 novembre 2022 que « Le passeport érythréen correspond aux descriptions actuellement disponibles. En 6 ce qui concerne le document en soi, aucune irrégularité ne fut constatée cependant les trois (3) tampons polonais apposés sur la page 19 sont faux.

D’abord ils ne correspondent pas exactement aux dimensions prescrites c-à-d 43 x 30 mm, les bordures ne sont pas interrompues à deux endroits, les pictogrammes sont de très mauvaise qualité et la date ainsi que le code de sécurité ne sont pas apposés en couleur rouge.

En plus une requête fut transmise aux autorités polonaises qui confirmèrent que le code de sécurité fut 03 pendant la période en question au lieu de 53. […] ».

Le procès-verbal du service de police judiciaire, section …, n° … du 29 décembre 2022 renseigne également que « […] Selon son passeport, le dernier cachet de sortie d’Ukraine date du 10.09.2021 et il serait entré en Bulgarie par avion. Selon son passeport, et en excluant les trois faux cachets polonais, son dernier cachet officiel est un cachet d’entrée en Roumanie, daté du 22 septembre 2021. Il convient de noter que le passeport ne contient pas de cachet de sortie d’Ukraine datant de 2022.

Étant donné qu’… a déposé sa demande de protection internationale en prétextant avoir fui la guerre en Ukraine, il a probablement fait falsifier le cachet ou l’a lui-même falsifié pour donner l’impression qu’il avait quitté l’Ukraine pour la Pologne, alors qu’en réalité il se trouvait ailleurs. […] ».

Le tribunal rejoint dès lors la partie étatique dans son constat suivant lequel les inscriptions dans le passeport de Monsieur … démontrent qu’il a quitté l’Ukraine pour la dernière fois en date du 10 septembre 2021, de sorte qu’il ne séjournait pas dans ledit pays en février 2022.

Par ailleurs, hormis le fait que le demandeur conteste les prédites constatations en affirmant uniquement qu’il n’aurait pas manipulé son passeport, force est de constater que l’absence de séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022 est confortée par le fait qu’il n’apporte aucun élément prouvant qu’il s’y trouvait effectivement, étant relevé dans ce contexte qu’un seul certificat de résidence établi en Ukraine en date du 26 novembre 2019 n’est pas suffisant.

Partant, c’est à bon droit que le ministre a conclu que Monsieur … ne résidait pas en Ukraine avant le 24 février 2022, et qu’en conséquence la condition visée à l’article 2 (2) et (3) de la prédite décision du Conseil de l’Union européenne n’est pas remplie.

Au vu des développements qui précèdent, le tribunal est amené à retenir que le ministre pouvait également refuser, à bon droit, l’octroi d’une protection temporaire à Monsieur …, de sorte que le recours en annulation contre la décision lui refusant ladite protection encourt le rejet pour être non fondé, sans qu’il ne soit nécessaire de vérifier si la deuxième condition ayant trait à l’existence d’un retour dans son pays d’origine dans des conditions sûres et durables est remplie, un tel examen devenant surabondant.

2) Quant au volet du recours visant la décision de retour et l’ordre de quitter le territoire A l’appui de son recours, le demandeur conclut, à titre principal, à l’annulation de l’ordre de quitter le territoire prononcé à son égard en conséquence de l’annulation de la décision ministérielle du 10 novembre 2022 lui refusant l’octroi d’une protection temporaire.

A titre subsidiaire, il estime que ledit ordre de quitter le territoire serait contraire à l’article 129 de la loi du 29 août 2008, dans la mesure où il ne pourrait retourner dans son pays d’origine, alors qu’il aurait de sérieuses craintes d’être persécuté et d’être soumis à des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », et qu’un retour en Ukraine lui serait impossible en raison de la guerre.

Le délégué du gouvernement conclut, quant à lui, au rejet du recours pour ne pas être fondé.

Le tribunal relève que l’article 100 (1) de la loi du 29 août 2008, dans sa version applicable au moment de la prise des décisions litigieuses, prévoyant les conditions dans lesquelles une décision de retour peut être prise, dispose que :

« […] Est considéré comme séjour irrégulier sur le territoire donnant lieu à une décision de retour, la présence d’un ressortissant de pays tiers:

a) qui ne remplit pas ou plus les conditions fixées à l’article 34;

b) qui se maintient sur le territoire au-delà de la durée de validité de son visa ou, s’il n’est pas soumis à l’obligation du visa, au-delà de la durée de trois mois à compter de son entrée sur le territoire;

c) qui n’est pas en possession d’une autorisation de séjour valable pour une durée supérieure à trois mois ou d’une autorisation de travail si cette dernière est requise;

d) qui relève de l’article 117. […] ».

Force est au tribunal de constater que ledit article 100 prévoit des critères alternatifs permettant de conclure au caractère irrégulier du séjour d’un étranger, de sorte qu’il suffit que le ressortissant de pays tiers en question tombe dans l’une des hypothèses visées auxdits points a), b), c) et d), pour que le ministre puisse déclarer irrégulier son séjour.

Aux termes de l’article 34 de la loi du 29 août 2008, dans sa version applicable au moment de la prise des décisions litigieuses, « (1) Pour entrer sur le territoire du Grand-Duché de Luxembourg et pour le quitter, le ressortissant de pays tiers doit être muni d’un document de voyage valable et le cas échéant du visa requis, tels que prévus par les conventions internationales et la réglementation communautaire.

(2) Il a le droit d’entrer sur le territoire et d’y séjourner pour une période allant jusqu’à trois mois sur une période de six mois, s’il remplit les conditions suivantes:

1. être en possession d’un passeport en cours de validité et d’un visa en cours de validité si celui-ci est requis;

2. ne pas faire l’objet d’un signalement aux fins de non-admission sur base de l’article 96 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen du 14 juin 1985 et être signalé à cette fin dans le Système d’Information Schengen (SIS);

3. ne pas faire l’objet d’une décision d’interdiction d’entrée sur le territoire;

4. ne pas être considéré comme constituant une menace pour l’ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique ou les relations internationales du Grand-Duché de Luxembourg ou de l’un des Etats parties à une convention internationale relative au franchissement des frontières extérieures, liant le Grand-Duché de Luxembourg ;

5. justifier l’objet et les conditions du séjour envisagé, et justifier de ressources personnelles suffisantes, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans le pays d’origine ou le transit vers un pays tiers dans lequel son admission est garantie, 8 ou justifier de la possibilité d’acquérir légalement ces moyens et disposer d’une assurance maladie couvrant tous les risques sur le territoire. Un règlement grand-

ducal définit les ressources exigées et précise les conditions et les modalités selon lesquelles la preuve peut être rapportée.

(3) Si le ressortissant de pays tiers déclare vouloir séjourner sur le territoire pour une période allant jusqu’à trois mois dans le cadre d’une visite familiale ou privée, la preuve du caractère suffisant des ressources personnelles peut être rapportée par la production d’une attestation de prise en charge ou par des lettres de garantie émises par un institut bancaire. ».

Or, étant donné (i) que le ministre a décidé de ne pas octroyer la protection temporaire à Monsieur … et qu’il est arrivé à la conclusion, notamment de ce fait, que le demandeur était en séjour irrégulier sur le territoire luxembourgeois et (ii) que le demandeur ne conteste pas qu’il ne remplit pas les conditions de l’article 34 de la loi du 29 août 2008, le tribunal est amené à retenir que le ministre pouvait a priori valablement déclarer irrégulier le séjour du demandeur et prononcer à son encontre un ordre de quitter le territoire endéans un délai de 30 jours à compter de la notification de l’arrêté en question, conformément à l’article 111 de la loi du 29 août 2008, dans sa version applicable au moment de la prise des décisions litigieuses, prévoyant que :

« (1) Les décisions de refus visées aux articles 100, 101 et 102, déclarant illégal le séjour d’un étranger, sont assorties d’une obligation de quitter le territoire pour l’étranger qui s’y trouve, comportant l’indication du délai imparti pour quitter volontairement le territoire, ainsi que le pays à destination duquel l’étranger sera renvoyé en cas d’exécution d’office.

(2) Sauf en cas d’urgence dûment motivée, l’étranger dispose d’un délai de trente jours à compter de la notification de la décision de retour pour satisfaire volontairement à l’obligation qui lui a été faite de quitter le territoire et il peut solliciter à cet effet un dispositif d’aide au retour. Si nécessaire, le ministre peut accorder un délai de départ volontaire supérieur à trente jours en tenant compte des circonstances. […] ».

Il ressort de cette disposition que l’ordre de quitter le territoire est la conséquence automatique de la prise d’une décision déclarant irrégulier le séjour d’un ressortissant de pays tiers sur le territoire luxembourgeois, sans que le ministre ne dispose à cet égard d’un pouvoir d’appréciation, celui-ci étant ainsi investi d’une compétence liée.

Etant donné que le tribunal vient de retenir que c’est à bon droit que le ministre a déclaré irrégulier le séjour du demandeur sur le territoire luxembourgeois, il a a priori valablement pu assortir cette décision d’un ordre de quitter le territoire.

Concernant le moyen du demandeur relatif à l’article 129 de la loi du 29 août 2008, celui-ci dispose que « L'étranger ne peut être éloigné ou expulsé à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont gravement menacées ou s'il y est exposé à des traitements contraires à l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ou à des traitements au sens des articles 1er et 3 de la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Il convient de rappeler que si l’article 3 de la CEDH, auquel il est renvoyé dans le prédit article, proscrit la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, encore faut-il que le risque de subir des souffrances mentales ou physiques présente une certaine intensité.

En effet, si une mesure d’éloignement relève de la CEDH dans la mesure où son exécution risquerait de porter atteinte aux droits inscrits à l’article 3, ce n’est cependant pas la nature de la mesure d’éloignement qui pose un problème de conformité à la CEDH, spécialement à son article 3, mais ce sont les effets de la mesure en ce qu’elle est susceptible de porter atteinte aux droits que l’article 3 garantit à toute personne. C’est l’effectivité de la protection requise par l’article 3 qui interdit aux Etats parties à la CEDH d’accomplir un acte qui aurait pour résultat direct d’exposer quelqu’un à des mauvais traitements prohibés. S’il n’existe pas, dans l’absolu, un droit à ne pas être éloigné, il existe un droit à ne pas être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, de sorte qu’il existe a fortiori un droit à ne pas être éloigné quand une mesure aurait pour conséquence d’exposer à la torture ou à une peine ou des traitements inhumains ou dégradants. Cependant, dans ce type d’affaires, la Cour européenne des droits de l’Homme, ci-après désignée par « la CourEDH », soumet à un examen rigoureux toutes les circonstances de l’affaire, notamment la situation personnelle du requérant dans l’Etat qui est en train de mettre en œuvre la mesure d’éloignement. La CourEDH recherche donc s’il existait un risque réel que le renvoi du requérant soit contraire aux règles de l’article 3 de la CEDH. Pour cela, la Cour évalue ce risque notamment à la lumière des éléments dont elle dispose au moment où elle examine l’affaire et des informations les plus récentes concernant la situation personnelle du requérant.

Le tribunal procède donc à la même analyse de l’affaire sous examen.

Or, en ce qui concerne précisément les risques prétendument encourus en cas de retour en Erythrée, le tribunal est amené à suivre le raisonnement de la partie étatique selon lequel le demandeur ne démontre pas risquer des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH s’il était amené à retourner dans son pays d’origine. En effet, il ressort des éléments du dossier administratif et plus particulièrement du rapport de police du 3 novembre 2022 que Monsieur … a affirmé avoir fui son pays d’origine en novembre 2018 après avoir été emprisonné de novembre 2016 à avril 2018, avoir réussi à s’échapper de prison, puis s’être fait de nouveau arrêter et emprisonner d’avril 2018 à octobre 2018 et s’être de nouveau évadé. Dans ce contexte, si le demandeur affirme être dans le collimateur des autorités érythréennes, il s’est tout de même adressé à ces dernières pour obtenir un passeport le 7 décembre 2018. S’il soutient à ce propos qu’il serait passé par un intermédiaire pour l’obtention dudit document, force est de constater (i) qu’il n’explique pas les raisons pour lesquelles les autorités érythréennes auraient fourni un passeport à un fugitif même dans l’hypothèse où il aurait fait appel à un intermédiaire, et (ii) qu’il ne conteste pas le fait que sa propre signature figure sur le passeport, ce qui signifie qu’il est allé a priori récupérer lui-même ledit document, le demandeur ne fournissant aucune explication à ce propos.

Au vu de ce qui précède et compte tenu du seuil élevé fixé par l’article 3 de la CEDH2, le tribunal n’estime pas qu’il existe un risque suffisamment réel pour que le renvoi du demandeur dans son pays d’origine soit dans ces circonstances incompatibles avec l’article 3 de la CEDH, de sorte que le moyen tiré d’une violation de l’article 129 de la loi du 29 août 2008 et, par extension de l’article 3 de la CEDH, encourt le rejet.

2 CourEDH, arrêt Lorsé et autres c/ Pays-Bas, 4 février 2003, point 59.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, et en l’absence d’autres moyens, le recours en annulation visant la décision de retour et l’ordre de quitter le territoire est à rejeter pour être non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en annulation contre la décision ministérielle du 10 novembre 2022 portant refus d’une protection temporaire en la forme ;

au fond, le dit non justifié, partant en déboute ;

reçoit le recours en annulation contre la décision ministérielle du 10 novembre 2022 portant ordre de quitter le territoire en la forme ;

au fond, le dit non justifié, partant en déboute ;

condamne le demandeur aux frais et dépens.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, juge, et lu à l’audience publique du 8 juillet 2024 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.

s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 8 juillet 2024 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 49121
Date de la décision : 08/07/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 16/07/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-07-08;49121 ?

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