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03/06/2024 | LUXEMBOURG | N°47514

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 03 juin 2024, 47514


Tribunal administratif N° 47514 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47514 2e chambre Inscrit le 3 juin 2022 Audience publique du 3 juin 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47514 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 3 juin 2022 par Maître Marcel Marigo, avocat à la Cour, inscrit au tableau

de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Guinée), de natio...

Tribunal administratif N° 47514 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2024:47514 2e chambre Inscrit le 3 juin 2022 Audience publique du 3 juin 2024 Recours formé par Monsieur …, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de police des étrangers

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 47514 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 3 juin 2022 par Maître Marcel Marigo, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Guinée), de nationalité guinéenne, demeurant à L-…, tendant, aux termes de son dispositif, à l’annulation, sinon à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 18 mars 2022 confirmant la décision ministérielle du 1er février 2022 portant refus d’accorder une autorisation de séjour pour motifs humanitaires, une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié, ainsi qu’un report à l’éloignement dans le chef de Monsieur … ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 20 octobre 2022 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision déférée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Marcel Marigo et Madame le délégué du gouvernement Charline Radermecker en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 15 janvier 2024.

En date du 14 octobre 2020, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande de protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 », qui fut refusée par décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile, désigné ci-après par « le ministre », prise dans le cadre d’une procédure accélérée en date du 11 mars 2021.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 29 mars 2021, inscrite sous le numéro 45828 du rôle, Monsieur … fit introduire un recours contre la décision ministérielle du 11 mars 2021, dont il fut débouté par un jugement du tribunal administratif du 22 avril 2021.

Le 9 juin 2021, Monsieur … introduisit une deuxième demande de protection internationale, qui fut déclarée irrecevable par le ministre en date du 1er juillet 2021 sur base de l’article 28 (2) d) de la loi du 18 décembre 2015.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 21 juillet 2021, inscrite sous le numéro 46278 du rôle, Monsieur … fit introduire un recours contre la prédite décision ministérielle du 1er juillet 2021, que le tribunal administratif déclara irrecevable par jugement du 11 août 2021.

Le 16 novembre 2021, Monsieur … introduisit par le biais de son litismandataire auprès du ministre (i) une demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité sur base de l’article 78 (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, ci-après désignée par la « loi du 29 août 2008 », (ii) une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié sur base de l’article 42 de la même loi et (iii) un report à l’éloignement sur base de l’article 125bis de la même loi.

Par décision du 1er février 2022, le ministre refusa de faire droit aux demandes formulées par Monsieur …, ladite décision étant libellée comme suit :

« […] J’ai l’honneur de me référer à votre courrier du 16 novembre 2021 par lequel vous sollicitez pour le compte de votre mandant « (…) à titre principal, une demande en obtention d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires en vertu de l’article 78, paragraphe (3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, à titre subsidiaire, d’une demande en obtention d’un titre de séjour pour activité salariée sur base de l’article 42 de la même loi, et à titre plus subsidiaire, d’une demande en obtention d’un sursis à l’éloignement sur base de l’article 125 bis, paragraphe (1) et (3) de la loi préqualifiée ».

Il y a lieu de rappeler que votre mandant a été définitivement débouté de sa première demande de protection internationale, déposée en date du 14 octobre 2020, par jugement du Tribunal administratif en date du 22 avril 2021 et qu’il est dans l’obligation de quitter le territoire luxembourgeois. Il y a lieu de soulever que le Tribunal administratif a émis des forts doutes quant à la sincérité de votre mandant. Une deuxième demande de protection internationale a été déclarée irrecevable en date du 6 juillet 2021. Il y a également lieu de souligner que votre mandant est connu par les autorités italiennes et françaises où il a vécu pendant plusieurs années avant de se rendre au Luxembourg.

a) quant à la demande principale en obtention d’une autorisation de séjour sur base de l’article 78(3) de la loi modifiée du 29 août 2008 Vous invoquez notamment les raisons pour lesquelles votre mandant aurait quitté son pays d’origine et les risques encourus en cas de retour. Vous soulevez également son état de santé, ainsi que le fait qu’il aurait commencé une formation en septembre 2021 auprès de l’Université populaire et qu’il pourrait commencer un apprentissage.

Une demande en obtention d’une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité doit être déclarée irrecevable en vertu de l’article 78(3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration si elle se base sur des motifs invoqués au cours d’une demande antérieure qui a été rejetée par le ministre.

Force est de constater que raisons de départ de la Guinée et les soi-disant risques en cas de retour ont déjà été toisés et rejetés dans le cadre des demandes de protection internationale de votre mandant et votre demande est donc irrecevable sur ces points.

2 Les raisons de santé ou le fait que votre mandant suit une formation depuis septembre 2021 et qu’il aurait l’éventualité de commencer un apprentissage ne sauraient suffire pour être considérés comme un motif humanitaire d’une exceptionnelle gravité tel que prévu à l’article 78(3) de la loi modifiée du 29 août 2008 justifiant une autorisation de séjour au Luxembourg.

Par conséquent, une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité est également refusée à votre mandant conformément à l’article 101, paragraphe (1), point 1. de la loi modifiée du 29 août 2008 précitée.

b) quant à la demande subsidiaire en obtention d’une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié sur base de l’article 42 de la loi modifiée du 29 août 2008 Je suis au regret de vous informer que la demande en faveur de votre mandant est irrecevable. En effet, conformément à l’article 39, paragraphe (1) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, « La demande en obtention d’une autorisation de séjour […] doit être introduite par le ressortissant d’un pays tiers auprès du ministre et doit être favorablement avisée avant son entrée sur le territoire. La demande doit sous peine d’irrecevabilité être introduite avant l’entrée sur le territoire du ressortissant d’un pays tiers. » c) Quant à la demande subsidiaire en obtention d’un report à l’éloignement sur base de l’article 125 bis de la loi modifiée du 29 août 2008 Quant à votre demande subsidiaire en obtention d’un report à l’éloignement, je ne suis malheureusement pas en mesure de donner une suite favorable à votre demande étant donné que votre mandant ne remplit pas les conditions à l’article 125 bis de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration. Votre mandant reste dans l’obligation de quitter le territoire luxembourgeois. […] ».

Par courrier du 10 mars 2022, l’association … sollicita l’octroi d’une autorisation de séjour dans le chef de Monsieur … au motif qu’il aurait conclu un contrat d’apprentissage avec l’entreprise … SARL.

Par décision du 18 mars 2022, expédiée à l’intéressé par lettre recommandée en date du 21 mars 2022, le ministre confirma sa décision du 1er février 2022, dans les termes suivants :

« […] J’ai l’honneur de me référer à votre courrier du 10 mars 2022 par lequel vous sollicitez une autorisation de séjour pour le compte de l’intéressé.

Par décision ministérielle du 1er février 2022 une autorisation de séjour sur base de l’article 78(3) de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration et un report à l’éloignement au sens de l’article 125 bis de la même loi ont été refusés à Monsieur … alias …. De même, une autorisation de séjour sur base de l’article 42 de la loi citée a été déclarée irrecevable.

Le fait que l’intéressé a signé un apprentissage en date du 26 novembre 2021 n’a pas d’incidence quant à la décision ministérielle du 1er février 2022 qui reste maintenue dans son intégralité. […] ».

En date du 25 mars 2022, Monsieur … fut convoqué à un entretien pour le 7 avril 2022en vue de l’organisation de son retour, entretien lors duquel il refusa de retourner volontairement dans son pays d’origine.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif en date du 3 juin 2022, Monsieur … a fait introduire un recours tendant, aux termes de son dispositif, à l’annulation, sinon à la réformation de la décision du ministre du 18 mars 2022 portant confirmation de la décision ministérielle du 1er février 2022.

Quand bien même une partie a formulé un recours en annulation à titre principal et un recours en réformation à titre subsidiaire, le tribunal a l’obligation d’examiner en premier lieu la possibilité d’exercer un recours en réformation contre la décision critiquée, alors qu’en vertu de l’article 2 (1) de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif, un recours en annulation n’est possible qu’à l’égard des décisions non susceptibles d’un autre recours d’après les lois et règlements.

Aucune disposition légale n’instaurant de recours au fond en matière d’autorisations de séjour, le tribunal doit se déclarer incompétent pour connaître du recours subsidiaire en réformation introduit contre ladite décision.

Il est cependant compétent pour connaître du recours principal en annulation, qui est à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

Avant tout autre progrès en cause, si le recours est certes dirigé contre la seule décision ministérielle confirmative, il est néanmoins de jurisprudence qu’une décision, sur recours gracieux, purement confirmative d’une décision initiale, tire son existence de cette dernière et que les deux doivent, dès lors, être considérées comme formant un seul tout1 et que le fait de diriger un recours contentieux contre la seule décision confirmative, prise sur recours gracieux, entraîne nécessairement que le recours est également dirigé contre la décision initiale2. Ainsi, le recours dirigé contre la seule décision du 18 mars 2022 portant confirmation de la décision ministérielle initiale du 1er février 2022, suite au recours gracieux introduit le 10 mars 2022, doit être considéré comme dirigé également contre cette décision initiale.

A l’appui de son recours et en fait, Monsieur … explique avoir quitté son pays d’origine alors qu’il aurait été mineur. Il affirme avoir été violé par son oncle et avoir été éloigné de sa mère pour être soumis à des pratiques qui auraient visé à mettre fin à son homosexualité. Il précise qu’il n’aurait plus revu sa mère et que celle-ci serait décédée pendant qu’il était au Luxembourg, de sorte qu’il n’aurait plus aucune famille ni attaches sociales en Guinée. Par ailleurs, son état de santé serait très préoccupant et il aurait, à cet égard, subi une opération pour atténuer l’intensité des douleurs liées à ses hémorroïdes, qu’il estime être la conséquence directe des viols qu’il aurait subis. Livré à lui-même lors de son voyage, il indique qu’il aurait toutefois réussi à se rendre en Europe pour y déposer une demande de protection internationale, le demandeur reprenant ensuite les rétroactes tels que présentés ci-avant.

En droit, concernant sa demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, le demandeur réitère, après avoir cité l’article 78 (3) de la loi du 29 août 2008, le fait qu’il aurait été violé par son oncle en Guinée, qu’il n’aurait plus aucune 1 Trib. adm., 21 avril 1997, n° 9459 du rôle, conf. par Cour adm., 23 octobre 1997, n° 10040C du rôle, Pas. adm.

2023, V° Procédure contentieuse, n° 279 et les autres références y citées.

2 Trib. adm., 13 avril 2016, n° 35531 du rôle, Pas. adm. 2023, V° Procédure contentieuse, n° 279 et les autres références y citées.attache avec ce pays depuis le décès de sa mère, et qu’il se serait fait opérer pour atténuer la douleur causée par ses hémorroïdes, lesquelles seraient la conséquence directe des viols subis.

Il ajoute qu’il ne constituerait pas de menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques et qu’il se serait constamment investi dans la vie active depuis son arrivée au Grand-

Duché de Luxembourg, et ce, malgré son état de santé fragile. Il précise, à cet effet, qu’il se serait inscrit à une formation professionnelle auprès de l’Université populaire en date du 1er septembre 2021 pour devenir … et … et que la société à responsabilité limitée … SARL aurait soumis une offre et une déclaration de poste d’apprentissage à l’Agence pour le développement de l’emploi (ADEM) en indiquant avoir porté son choix sur lui. Il estime, dès lors, qu’il présenterait « a priori » toutes les garanties nécessaires pour ne pas constituer, même dans le futur, une quelconque menace pour l’Etat. Il ajoute encore qu’indépendamment de son passé douloureux ainsi que de la fragilité de son état de santé, un retour dans son pays d’origine l’exposerait à « toute sorte » de traitements inhumains et dégradants, et ce, en raison de son orientation sexuelle, qui serait attestée par la consultation avec la psychologue et psychothérapeute, Madame …, du 7 avril 2021 et de celle de l’éducateur, Monsieur …, du 11 juillet 2021. Il soutient également qu’il aurait quitté son pays d’origine à l’âge de … ans et qu’il aurait vécu pendant plusieurs années une vie normale dans la société luxembourgeoise qui lui aurait fait confiance en lui accordant au moins la possibilité de participer à la vie socio-

économique du pays mais surtout en lui accordant la possibilité de vivre son homosexualité en toute liberté. Il en conclut que les conditions d’octroi d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires seraient remplies dans son chef et que la décision ministérielle du 18 mars 2022 encourrait l’annulation.

En ce qui concerne sa demande d’autorisation de séjour pour activité salariée, le demandeur, après avoir cité l’article 42 de la loi du 29 août 2008, fait valoir que le poste d’apprentissage tel que déclaré vacant auprès de l’ADEM constituerait une activité professionnelle de nature à servir les intérêts économiques du pays. Il estime que, bien que l’activité d’apprentissage ne soit pas énumérée parmi celles visées expressément par l’article 3 de la loi du 29 août 2008, il pourrait néanmoins fonder sa demande d’autorisation de séjour pour activité salariée sur base de l’article 42 de la même loi. Il en conclut que l’offre et la déclaration du poste d’apprentissage lui permettraient de remplir les conditions de l’octroi d’une demande d’autorisation de séjour pour activité salariée dans son chef, de sorte que la décision ministérielle litigieuse encourrait l’annulation.

Enfin, concernant sa demande de report à l’éloignement, Monsieur … s’empare de l’article 125bis (1) et (3) de la loi du 29 août 2008 pour soutenir qu’il serait susceptible d’être éloigné vers son pays d’origine, la Guinée, dans lequel la situation politique se caractériserait par des violations manifestes et récurrentes des droits de l’Homme, ce qui rendrait impossible son éloignement vers ledit pays, dans la mesure où cet éloignement l’exposerait à des traitements inhumains et dégradants, qui menaceraient directement son intégrité physique. La situation politique et sécuritaire actuelle, ainsi que la constante violation des droits fondamentaux de l’Homme par les autorités guinéennes constitueraient, dès lors, des éléments réels et objectifs de nature à rendre matériellement impossible son éloignement vers son pays d’origine, le demandeur se référant, dans ce contexte, à un rapport de l’année 2020 d’Amnesty International qui exposerait le cas d’un détenu ayant eu des blessures infligées en détention qui « incit[er]aient fortement à penser qu’on l’avait brûlé au fer chaud ou au moyen d’un objet similaire ». Monsieur … ajoute que l’arrivée des militaires au pouvoir aurait empiré la situation, que son pays d’origine serait en crise profonde, que la population en souffrirait quotidiennement, que les arrestations arbitraires se multiplieraient et que des individus disparaîtraient sans laisser de trace. Il estime qu’au vu des faits et actes de violences qui seraientdécrits dans le prédit rapport annuel d’Amnesty International, il serait impossible de procéder à son éloignement vers la Guinée « au risque de l’exposer aux conséquences néfastes d’un régime dictatorial » et conclut à l’annulation de la décision ministérielle.

Le délégué du gouvernement, quant à lui, conclut au rejet du recours pour être non fondé. En ce qui concerne le refus d’une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, il soutient que l’article 78 (3) de la loi du 29 août 2008 permettrait de déclarer irrecevable une telle demande si les motifs à la base de celle-ci ont déjà été analysés et toisés dans le cadre d’une demande de protection internationale qui aurait été définitivement rejetée, ce qui serait le cas en l’espèce. Il ajoute que, dans l’hypothèse où ladite demande d’autorisation de séjour de Monsieur … serait recevable, il y aurait lieu de vérifier si les faits invoqués sont, d’une part, suffisamment crédibles et s’ils sont, d’autre part, de nature à léser de manière gravissime des droits fondamentaux de l’Homme, ce que le demandeur manquerait de prouver. Il ajoute que même à supposer ses affirmations concernant son homosexualité comme avérées et même en retenant que la situation des droits humains en Guinée est critiquable, les motifs invoqués par le demandeur ne rempliraient pas les conditions pour qu’il se voit accorder une autorisation de séjour pour raisons humanitaires d’une exceptionnelle gravité.

En ce qui concerne le refus d’une autorisation de séjour en qualité de travailleur salarié, le délégué du gouvernement soutient qu’au vu de la présence de Monsieur … sur le territoire luxembourgeois, sa demande devrait être déclarée irrecevable.

Enfin, quant au report à l’éloignement, après avoir précisé que les articles 125bis et 129 de la loi du 29 août 2008 ouvriraient la possibilité d’un report à l’éloignement lorsque le ressortissant de pays tiers justifie être (i) dans l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de sa volonté ou (ii) dans l’impossibilité de regagner son pays d’origine, ou de se rendre dans aucun autre pays parce que sa vie ou sa liberté y seraient gravement menacées ou qu’il y serait exposé à des traitements contraires notamment à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après désignée par « la CEDH », le délégué du gouvernement affirme que Monsieur … serait en défaut de démontrer l’existence d’un quelconque élément factuel voire matériel lié au Luxembourg rendant impossible son départ de ce pays vers la Guinée. Il ajoute que, dans la mesure où les faits invoqués par le demandeur seraient les mêmes que ceux avancés dans le cadre de sa précédente demande de protection internationale et qu’aucun risque de traitements inhumains et dégradants n’y aurait été retenu, il ne pourrait pas bénéficier d’un report à l’éloignement.

Il convient de préciser que le tribunal n’est pas lié par l’ordre des moyens dans lequel ils lui ont été soumis et qu’il détient la faculté de les toiser suivant une bonne administration de la justice et l’effet utile s’en dégageant.

En premier lieu, quant à la demande d’autorisation de séjour à titre de travailleur salarié, force est d’abord de constater qu’en l’occurrence la décision ministérielle du 1er février 2022, confirmée par la décision du 18 mars 2022, est basée sur le constat suivant lequel la demande introduite par Monsieur … en date du 16 novembre 2021 serait irrecevable au sens de l’article 39 (1) de la loi du 29 août 2008 qui dispose que : « La demande en obtention d’une autorisation de séjour visée à l’article 38, point 1 […] doit être introduite par le ressortissant d’un pays tiers auprès du ministre et doit être favorablement avisée avant son entrée sur le territoire. La demande doit sous peine d’irrecevabilité être introduite avant l’entrée sur le territoire du 6 ressortissant d’un pays tiers […] », l’article 38, point 1), y cité visant notamment l’autorisation de séjour à titre de travailleur salarié, catégorie de séjour visée par le demandeur.

Il échet de souligner d’une manière générale que si l’exigence imposée par l’article 39 de la loi du 29 août 2008 peut sembler éventuellement inopportune dans certains cas d’espèce, compte tenu des antécédents d’un demandeur et notamment de son entrée régulière au Luxembourg, il n’en demeure pas moins que ledit article reflète la volonté du législateur d’établir le principe selon lequel le ressortissant de pays tiers qui a l’intention de séjourner sur le territoire luxembourgeois pour une durée supérieure à trois mois doit disposer d’une autorisation de séjour avant son entrée au Grand-Duché de Luxembourg, un ressortissant de pays tiers qui se trouve déjà sur le territoire ne pouvant que dans certains cas exceptionnels, indiqués aux deuxième et troisième paragraphes de cet article, visant notamment respectivement les ressortissants de pays tiers séjournant régulièrement sur le territoire luxembourgeois pour une période allant jusqu’à trois mois et le bénéficiaire d’une autorisation de séjour supérieure à trois mois, solliciter une autorisation de séjour, le souci du législateur ayant précisément été d’éviter que le ministre soit placé devant le fait accompli3.

En l’espèce, il est constant en cause (i) que le demandeur se trouvait déjà au Luxembourg au moment où il a présenté sa demande en obtention d’une autorisation de séjour en tant que travailleur salarié et (ii) qu’il s’y trouvait en séjour irrégulier, dans la mesure où il était dans l’obligation de quitter le territoire luxembourgeois depuis la confirmation définitive par jugement du tribunal administratif du 22 avril 2021 de la décision ministérielle du 11 mars 2021 ayant rejeté sa première demande de protection internationale et prononcé à son encontre un ordre de quitter le territoire dans un délai de trente jours à partir de la date à laquelle la décision serait devenue définitive.

Au vu de ces considérations, le tribunal est amené à constater que le ministre pouvait déclarer irrecevable la demande de Monsieur … tendant à se voir octroyer une autorisation de séjour à titre de travailleur salarié, de sorte que le recours dirigé contre ce volet de la décision ministérielle encourt le rejet pour être non fondé.

En deuxième lieu, en ce qui concerne le recours contre le refus de report à l’éloignement, l’article 125bis de la loi du 29 août 2008, dans sa version applicable en l’espèce, dispose que : « (1) Si l’étranger justifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de sa volonté ou s’il ne peut ni regagner son pays d’origine, ni se rendre dans aucun autre pays conformément à l’article 129, le ministre peut reporter l’éloignement de l’étranger pour une durée déterminée selon les circonstances propres à chaque cas et jusqu’à ce qu’existe une perspective raisonnable d’exécution de son obligation.

L’étranger peut se maintenir provisoirement sur le territoire, sans y être autorisé à séjourner.

[…] (3) Le ministre peut accorder au bénéficiaire de la décision de report qui le demande, une autorisation d’occupation temporaire pour la durée du report de l’éloignement. L’octroi de l’autorisation d’occupation temporaire est soumis aux conditions de l’article 42.

L’autorisation d’occupation temporaire est valable pour un employeur déterminé et pour une seule profession. Elle est retirée lorsque son bénéficiaire travaille auprès d’un employeur ou dans une profession autres que ceux prévus dans son autorisation ou lorsque son bénéficiaire 3 Trib. adm., 28 avril 2010, n° 26201 du rôle, confirmé par Cour adm., 28 juillet 2010, n° 26955C du rôle, Pas.

adm. 2023, V° Etrangers, n° 368.a eu recours, dans une intention frauduleuse, à des pratiques malhonnêtes ou à des déclarations inexactes pour l’obtenir ».

Il s’ensuit que le ministre peut reporter l’éloignement de l’étranger pour une durée déterminée selon les circonstances si l’étranger justifie être dans l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de sa volonté ou encore s’il ne peut ni regagner son pays d’origine ni se rendre dans un autre pays conformément à l’article 129 de la loi du 29 août 2008, dont le contenu est le suivant : « L’étranger ne peut être éloigné ou expulsé à destination d’un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont gravement menacées ou s’il y est exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ou à des traitements au sens des articles 1er et 3 de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

L’article 129 précité s’oppose ainsi à ce qu’un étranger soit éloigné ou expulsé à destination d’un pays s’il est établi que sa vie ou sa liberté y sont gravement menacées ou s’il y est exposé à des traitements contraires notamment à l’article 3 de la CEDH.

Partant, une lecture combinée des articles 125bis et 129 de la loi du 29 août 2008 amène le tribunal à retenir qu’au cas où le ressortissant de pays tiers réussit à établir qu’il risque sa vie ou sa liberté dans le pays à destination duquel il sera éloigné ou qu’il y sera exposé à des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, le ministre est dans l’obligation de reporter l’éloignement, nonobstant le libellé de l’article 125bis qui exprime par l’utilisation du mot « peut » l’existence d’une simple faculté dans le chef du ministre4.

Quant au premier cas de figure défini par l’article 125bis de la loi du 29 août 2008 relatif à l’impossibilité de quitter le territoire pour des raisons indépendantes de la volonté de la personne concernée, il se dégage clairement de cette disposition légale que le facteur matériel à la base de pareille impossibilité doit être lié au séjour au Luxembourg et non pas à un éloignement vers un autre pays, cet aspect étant couvert par l’article 129 de la loi du 29 août 20085. Il échet encore de préciser que la preuve de cette impossibilité obéit aux règles de preuve de droit commun, ce qui implique que pour pouvoir octroyer un report à l’éloignement, le ministre doit vérifier l’existence de pareilles circonstances indépendantes de la volonté du demandeur. L’application du droit commun entraîne encore qu’en cas de contestation de l’existence de ces circonstances, il appartient à celui qui en revendique l’existence, en l’occurrence au demandeur, d’en établir l’existence et il appartient en définitive au juge de décider si, eu égard aux éléments produits devant lui, de telles circonstances existent6.

Or, en l’espèce, le demandeur, en se prévalant, en substance, d’un risque de subir en cas de retour dans son pays d’origine, de mauvais traitements contraires à l’article 3 de la CEDH en raison de la situation politique et sécuritaire qui règnerait dans son pays d’origine, reste en défaut de démontrer l’existence d’un élément factuel rendant impossible son départ du Luxembourg, de manière à ne pas pouvoir invoquer ce cas de figure à son profit.

Quant au second cas de figure défini par l’article 125bis de la loi du 29 août 2008, et plus particulièrement la crainte du demandeur d’être exposé à un risque pour sa vie ou sa liberté, ainsi qu’à des traitements contraires aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte des 4 Trib. adm., 14 novembre 2012, n° 29750, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 798 et les autres références y citées.

5 Cour adm., 7 mars 2018, n° 40864C du rôle, disponible sous www.jurad.etat.lu.

6 Trib. adm., 20 février 2013, n° 29861, Pas. adm. 2023, V° Etrangers, n° 797 et les autres références y citées.droits fondamentaux de l’Union européenne, en cas de retour en Guinée, force est de constater que le demandeur invoque, à cet effet, la situation sécuritaire dans son pays d’origine en se basant sur un seul rapport d’Amnesty International relatant la situation d’un détenu guinéen, et en versant une résolution du Parlement européen « sur Guinée Conakry, notamment la violence contre les manifestants (2020/2551(RSP)) », sans faire le moindre rapprochement avec sa situation personnelle, de sorte à rester en défaut de démontrer qu’il risquerait de faire l’objet de tels traitements en cas de retour dans son pays d’origine.

Le moyen ayant trait à la violation de l’article 125bis (1) de la loi du 29 août 2008 est dès lors à rejeter, ce qui entraîne nécessairement le rejet du moyen tendant à la violation de l’article 125bis (3) prévoyant la possibilité pour le ministre d’accorder une autorisation d’occupation temporaire au bénéficiaire d’une décision de report à l’éloignement.

Il s’ensuit, au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, que le recours dirigé contre le volet de la décision ministérielle refusant le report à l’éloignement encourt également le rejet pour être non fondé.

Finalement, en ce qui concerne la demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, l’article 78 (3) de la loi du 29 août 2008, tel que rédigé au moment de la prise de la décision ministérielle litigieuse, prévoyait que : « […] A condition que leur présence ne constitue pas de menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, le ministre peut accorder une autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité au ressortissant de pays tiers. La demande est irrecevable si elle se base sur des motifs invoqués au cours d’une demande antérieure qui a été rejetée par le ministre. En cas d’octroi d’une autorisation de séjour telle que visée ci-

dessus, une décision de retour prise antérieurement est annulée. […] ».

Cette disposition permet au ministre, sauf dans l’hypothèse où l’intéressé constitue une menace pour l’ordre public, la santé ou la sécurité publiques, d’accorder un droit de séjour s’il estime que le ressortissant du pays tiers a fait état de motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité. Aux termes de cette même disposition, la demande est irrecevable si elle se base sur des motifs invoqués au cours d’une demande antérieure ayant été rejetée par le ministre.

Force est de constater qu’en l’espèce, le ministre n’a pas analysé certains des motifs invoqués par Monsieur … à la base de sa demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité, à savoir le fait qu’il serait homosexuel et qu’il aurait été violé par son oncle dans son pays d’origine, mais a déclaré ladite demande irrecevable concernant ces points précis pour avoir déjà été toisés et rejetés dans le cadre de ses demandes de protection internationale.

Il convient à cet égard de relever que si l’article 78 (3) de la loi du 29 août 2008 prévoit l’irrecevabilité d’une demande d’autorisation de séjour pour des motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité « si elle se base sur des motifs invoqués au cours d’une demande antérieure qui a été rejetée par le ministre. », selon la jurisprudence, cette hypothèse d’irrecevabilité est celle d’une demande reposant tant sur les mêmes faits que sur la même base légale qu’une demande antérieure qui a été rejetée par le ministre, de sorte à ne pas viser les décisions de rejet d’une demande de protection internationale adoptée sur base de la loi du 18 décembre 2015, lesquelles sont prises non seulement dans le cadre d’une autre loi, mais aussi par une autre autorité, à savoir « [l]e ministre ayant l’asile dans ses attributions ».

Il suit des considérations qui précèdent que c’est à tort que le ministre a déclaré irrecevable la demande de Monsieur … en ce qu’elle repose sur des motifs ayant déjà été toisés et rejetés dans le cadre de ses demandes de protection internationale.

Quant aux conséquences à tirer de cette conclusion, le tribunal relève qu’il est certes exact que le ministre a procédé à une analyse au fond de la demande de Monsieur … reposant sur les raisons de santé, la formation suivie par ce dernier depuis septembre 2021 et l’éventualité pour lui de commencer un apprentissage, en retenant que ces considérations ne suffiraient pas pour être considérées comme un motif humanitaire d’une exceptionnelle gravité.

Cependant, par le fait d’avoir déclaré, à tort, irrecevable sa demande d’autorisation de séjour fondée sur son homosexualité et les viols commis par son oncle qu’il aurait subis dans son pays d’origine, en retenant que ces faits avaient été invoqués à la base de sa deuxième demande de protection internationale et qu’ils avaient fait l’objet d’un rejet définitif, le ministre a indument écarté ces éléments de son analyse, de sorte à rendre cette dernière incomplète. S’il est certes exact que, dans le cadre de la présente procédure, le délégué du gouvernement a fourni une motivation à cet égard, il n’en reste pas moins qu’une motivation complémentaire fournie en cours de procédure contentieuse ne saurait dépasser le cadre de ce qui a été concrètement décidé par l’autorité compétente. D’ailleurs, le tribunal note à ce propos que la deuxième demande de protection internationale de Monsieur …, lors de laquelle il avait invoqué les prédits motifs n’avait pas fait l’objet d’une analyse au fond, mais avait été déclarée irrecevable par décision ministérielle du 1er juillet 2021, le ministre lui ayant plus particulièrement reproché que les motifs invoqués à la base de sa deuxième demande de protection internationale avaient déjà existé au moment du dépôt de sa première demande, sans que Monsieur … ne s’en soit prévalu.

Partant, le volet de la décision déférée en ce qu’elle déclare irrecevable la demande de Monsieur … tendant à l’obtention d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité encourt l’annulation et nécessite le renvoi devant l’autorité compétente afin que ladite demande puisse faire l’objet d’une analyse au fond complète à un stade précontentieux.

Au vu de tout ce qui précède, le recours en annulation est à déclarer fondé seulement en ce qu’il est dirigé contre le volet de la décision déclarant irrecevable la demande de Monsieur … tendant à l’obtention d’une autorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité et il est à rejeter pour le surplus.

Au vu de l’issue du litige, il y a lieu de faire masse des frais et dépens de l’instance et de les imputer pour un tiers à l’Etat et pour deux tiers au demandeur.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant contradictoirement ;

se déclare incompétent pour connaître du recours subsidiaire en réformation ;

reçoit en la forme le recours principal en annulation ;

au fond, le déclare partiellement justifié ;

partant annule la décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 18 mars 2022 dans la seule mesure où le ministre a déclaré irrecevable la demande en obtention d’uneautorisation de séjour pour motifs humanitaires d’une exceptionnelle gravité et renvoie l’affaire devant le ministre actuellement compétent en prosécution de cause ;

pour le surplus, déclare le recours en annulation non fondé, partant en déboute ;

fait masse des frais et dépens de l’instance et les impose pour deux tiers au demandeur et pour un tiers à l’Etat.

Ainsi jugé par :

Alexandra Castegnaro, vice-président, Annemarie Theis, premier juge, Caroline Weyland, juge, et lu à l’audience publique du 3 juin 2024 par le vice-président, en présence du greffier Paulo Aniceto Lopes.

s. Paulo Aniceto Lopes s. Alexandra Castegnaro Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 4 juin 2024 Le greffier du tribunal administratif 11


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 47514
Date de la décision : 03/06/2024

Origine de la décision
Date de l'import : 15/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2024-06-03;47514 ?

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